“Le Caravage”, un monde de cheval

cavalierLe Caravage d’Alain Cavalier. Avec Bartabas. Durée: 1h10. Sortie le 28 octobre 2015.

Il semble au début que ce soit une géométrie assez simple, un triangle ABC. A(lain Cavalier) filme B(artabas) faisant faire des exercices à son C(heval). Mais la figure est un peut plus compliquée, il y a un C’, Caravage. C’est le nom du cheval, mais justement, du coup, ce n’est plus “un” cheval, plus seulement.

La géométrie dans l’espace, dans l’espace des petits matins aux écuries et au manège du Fort d’Aubervilliers, ne disparaîtra pas. Elle se complexifiera et s’enrichira. Et il apparaîtra bientôt que c’est tout autant de l’algèbre, de l’amour, et de la mythologie. Algèbre d’une équation équestre qui semble associer trois valeurs (A, B, C), trois êtres de grande valeur.

Mais c’est une équation à une inconnue. Élémentaire? Oui, au sens où il s’agit bien des éléments, de la matière, de ce qui précède et excède le langage, le savoir, l’imagerie. Mais aussi vertigineux, abyssal. L’inconnu est au centre, il est dans l’écart en C et C’, il est dans cet être qui conquiert et occupe peu à peu tout l’espace, physique et mental. «Le» cheval, Caravage.

Alain le filmeur est arrivé avec sa petite caméra, il a dit “bonjour”, on ne l’entendra plus, presque jusqu’à la fin. Bartabas le cavalier, et maître des lieux (le Fort Zingaro), est arrivé aussi. Chacun, le filmeur, le cavalier, fait ce qu’il a à faire, et où il excelle. Et cela engendre, dans le film, la montée en puissance d’un être de plus en plus présent, masse de 800 kilos, couleurs étonnante et changeante, œil, bouche, cuisse, encolure, crinière. Une être fantastique et très réel.

On n’entend presque pas la voix de Cavalier, on ne voit presque pas le visage du cavalier, tout se focalise sur la présence du Caravage. Et par lui, c’est un monde qui devient visible. Telle une divinité antique, il est servi, nourri, pansé, bouchonné par un groupe de très jeunes filles, vestales d’un culte précis, à la fois technique et très physique –y compris, forcément, dans les dimensions sensuelles de cette relation étrange, rituel répondant à des exigences qui suscitent, dans l’air froid de l’aube, les vapeurs et les bruits sourds et puissants, leur part d’onirisme et de fantasme. (…)

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“La Glace et le Ciel”: y a-t-il une écologie des images?

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La Glace et le Ciel, le nouveau film de Luc Jacquet, le réalisateur de La Marche de l’empereur, est un portrait-hommage au scientifique Claude Lorius. Les travaux de ce grand spécialiste de l’Antarctique sur les couches profondes de la glace ont contribué à la représentation de l’évolution du climat sur des durées très longues. Si Lorius n’est pas le seul savant à avoir travaillé sur ces questions devenues stratégiques(1), et même fatales pour des millions de personnes, ses recherches ont joué un rôle important dans la prise de conscience, au moins de la communauté scientifique à l’époque (les années 1980), de la gravité de la situation et de l’ampleur des évolutions.

Aujourd’hui âgé de 83 ans, Claude Lorius raconte les principales étapes de sa carrière, illustrée par des archives, ou des scènes tournées pour les besoins de la cause. C’est un hommage à un savant, et à une forme de recherche associant exigence scientifique et esprit d’aventure dans des conditions physiques et psychologiques extrêmes.

En attendant la COP21

Mais la sortie du film s’inscrit aussi dans le contexte de la préparation de la COP21, et de la montée en puissance des manifestations concernant les questions d’environnement à la veille d’une conférence internationale sur le climat présentée comme pouvant être décisive, et qui suscite de multiples formes de mobilisation –scientifique, politique et diplomatique, militante et associative, médiatique, etc.

Si les avis divergent sur la capacité de la Conférence de Paris à mettre en place les mesures d’urgence pour réduire les effets catastrophiques de la détérioration de l’environnement, il n’existe heureusement plus guère de voix pour mettre en doute sa réalité, et ses causes.

Le modèle de développement des sociétés depuis le début du XIe siècle mais avec une aggravation foudroyante au milieu du XXe ont déclenché ce basculement mortifère, pour une part déjà irréversible, basculement qui a mené les scientifiques à considérer que la planète est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, caractérisée par la prééminence du poids des actions humaine sur l’ensemble de la terre.

Manipulation du non-humain

Cet ensemble complexe de phénomènes dont la traduction la plus lisible (et la plus chiffrable) concerne les émissions de dioxyde de carbone, repose sur une attitude de prédation, d’emprise utilitariste par les hommes sur le monde, de manipulation sans scrupule des composants non-humains par les humains pour en tirer avantage, au nom d’un supposé droit de prédation sur un environnement artificiellement clivé par des conceptions binaires, séparant «l’homme» de «la nature», conceptions dominatrices aux effets ravageurs.

Le récent ouvrage de Bruno Latour, Face à Gaïa (Editions de La Découverte), synthétise les processus intellectuels, politiques et scientifiques qui ont conduit à ces conceptions, et en explicite les conséquences, potentiellement mortelles à des échelles inédites.

Un film OGM

Or, que fait Luc Jacquet racontant l’histoire d’un savant qui, malgré de très nombreuses résistances, a contribué à la preuve scientifique et à la prise de conscience de cette réalité? Il fait, avec son matériau à lui, Jacquet, c’est-à-dire avec les images et les sons, exactement ce qui a été fait avec les matériaux dont les humains se sont emparés depuis deux siècles. (…)

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«Seul sur Mars», check-list pour un vol (plus ou moins) habité

Seulsurmars5Seul sur Mars de Ridley Scott, avec Matt Damon, Chiwetel Eliofor, Jessica Chastain, Jeff Daniels. Durée : 2h21. Sortie le 21 octobre.

Deux modèles étendent leur ombre, ombre de taille très inégale, sur ce séjour martien. L’un relève du réflexe pavlovien des grands studios hollywoodiens (décliner dès que possible une formule qui a marché), l’autre de l’inscription dans une longue tradition culturelle (adapter à un contexte contemporain un récit fondateur et largement connu, conçu dans un tout autre contexte). Le nouveau film de Ridley Scott s’inscrit donc en orbite croisée autour de Gravity et de Robinson Crusoé.

Du second, il conserve un peu du côté matériel, technique, quotidien. Dès lors que l’astronaute et botaniste Mark Watney est laissé pour mort sur la planète rouge par l’équipage dont il faisait partie, contraint de fuir devant une tempête, la description des techniques de survie, le bricolage créatif fournissent les meilleures scènes du film.

On y retrouve le plaisir principal du roman de Defoe (ou de L’Ile mystérieuse de Jules Verne), une histoire de garçon plutôt, de boyscout avec son Manuel des Castors Juniors et seulement un canif et trois allumettes dans la poche pour réanimer un monde vivable. Le visage, le corps et le jeu à la fois enfantin et viril, sans aucune sophistication, de Matt Damon conviennent parfaitement à la tâche.

Mais, pas plus que Gravity de surfaite mémoire, Seul sur Mars n’ose tenir le pari de la solitude. Du moins, immense avantage sur son prédecesseur, les retours sur terre destinés à meubler ne sont plus dévolus au crétinisme familialiste. Le contrepoint terrestre de l’aventure se joue entièrement chez les responsables de la Nasa, et ceux auxquels ils doivent rendre des compte (et demander de l’argent): les politiques et le public.

Bien que mise en œuvre de manière singulièrement naïve, pour ne pas dire bébête, la tension entre action et émission d’information fabrique le véritable et intéressant ressort du film.

Coté terre, la question est dédoublée en «on fait quoi?» (une nouvelle fusée? un vol cargo pour envoyer de la nourriture? une alliance avec les Chinois? le changement de trajectoire de l’équipage sur le chemin du retour?) et «on dit quoi?», «on raconte quoi?» (aux dirigeants, aux publics –traités ouvertement comme une masse de veaux– aux partenaires mi-ennemis mi-alliés de l’étranger, et à Mark Watney himself, bloqué à mille miles de toute terre habitée, mais relié par un fil de com).

Cette double question est symétrique de celle qui se pose au personnage principal, elle aussi divisée entre «je fais quoi?» (pour faire pousser des patates sur Mars et traverser un désert rouge plus vaste que toute l’œuvre de Michelangelo Antonioni) et «je sais quoi?». Et ça, ça fait un scénario qui tourne, la mécanique de Seul sur Mars.

Scénario intéressant, aussi, par sa manière de jouer sur une autre limite. Le titre est lourd de malentendu. Assurément Watney est seul sur sa planète, pas de Vendredi en perspective, ni d’E.T., ni expérience de l’«autre» ni utopie d’un monde plus grand et plus riche que ce que nous en savons. (…)

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« Censored Voices » : que reste-t-il des voix de jadis ?

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Censored Voices de Mor Loushy.  Durée : 1h14. Sortie le 21 octobre.

 

En juin 1967, parmi les soldats israéliens qui participent à la Guerre des Six Jours se trouve un jeune homme qui deviendra un des grands écrivains des années 90-2000, Amos Oz. Au sortir de ce combat victorieux, loin de partager l’euphorie de ses compatriotes, il ressent un trouble partagé par nombre de ses camarades de combat. Avec son ami l’éditeur Avraham Shapira, il enregistre alors des témoignages de plusieurs autres jeunes hommes de retour du front. Ces enregistrements sont censurés par l’Etat juif, et restent inédits jusqu’à ce qu’une jeune réalisatrice, Mor Loushy, obtienne les fameuses bandes. Son film en donne à écouter de nombreux extraits, tandis qu’on voit des images d’archives de l’époque, et des visages d’aujourd’hui d’homme ayant été en âge de combattre à l’époque dans les rangs de Tsahal – certains sont ceux qu’on entend, pas tous.

Le sens général de ces témoignages est que les soldats israéliens ne sont pas, n’ont jamais été cette armée morale que la propagande a voulu accréditer. Et qu’ils l’ont découvert à l’occasion de conflit, alors qu’eux-mêmes partageaient cette illusion, et se voulaient exemplaires.

Plus encore que les témoignages sur le meurtre en très grand nombre de civils désarmés ou de soldats qui se rendent, c’est la prise de conscience par des jeunes gens imprégnés de l’idée d’une supériorité éthique et qui découvre le caractère parfaitement inévitable de la multiplication des atrocités, inévitable et effective dès la fondation d’Israël pour les plus lucides, qui marque en écoutant ces témoignages.

Les images d’archives de l’époque occupent un statut complexe. Elles sont souvent intéressantes, fréquemment peu connues, documentant l’offensive éclair des chars marqués de l’étoile de David à travers le Sinaï jusqu’au Canal de Suez, la prise de la vieille ville de Jérusalem, l’expulsion brutale des Palestiniens et la destruction des maisons, la joie de la population israélienne.

Ces images « montrent », mais montrent de manière singulière, travaillées qu’elles sont par les témoignages qui se déroulent en voix off. Le procédé est parfois discutable (ce n’est pas la bande son de cette bande image), parfois impressionnant (le plus souvent quand s’ouvre un écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, par exemple la liesse populaire et le doute douloureux des témoins). Et une véritable émotion survient devant les visages silencieux de ces hommes âgés, écoutant les voix de ces jeunes hommes qu’ils furent il y a 45 ans, comme si c’était, au-delà du rappel de faits et de sentiments, la présence d’un monde fantôme qui ainsi se manifestait.

Monde fantôme qui fut lui-même un fantasme, « l’idéal sioniste » solidaire et progressiste dans le déni de la prévarication violente sur laquelle il reposait, mais qui eut son imaginaire et sa pensée, aujourd’hui passés par pertes et profits de l’histoire et de la real politik.

On retrouve ici ce qui avait fait le cœur, intéressant mais limité, de Danse avec Bachir d’Ari Folman, qui n’était pas un film sur la guerre israélienne au Liban et notamment les massacres de Sabra et Chatila commandités par Ariel Sharon, mais sur le trauma pour des juifs israéliens de la découverte que loin d’être de l’ordre du Bien, l’existence d’Israël repose nécessairement sur l’accomplissement ininterrompu de crimes et  autres actes de violence.

La réalisatrice revendique (dans le dossier de presse) l’espoir que l’accès enfin donné à ces voix longtemps bâillonnées remettra en question la bonne conscience sur laquelle s’est construite la domination juive sur les territoires occupés et en particulier Jérusalem. Mais c’est hélas l’impression exactement inverse qui émane de son film : celle qu’aujourd’hui, rien de tout cela ne fait plus problème pour grand monde.

La grande historienne du cinéma et des archives filmées Sylvie Lindeperg parle d’ « histoire palimpseste », les images sédimentant des couches successives marquées de sens différents, mais aussi devenant le support de ce qui continue de s’accumuler, pour bous qui les voyons, après qu’elles aient été réalisées. Cette approche est extrêmement éclairante pour Censored Voices, où se superposent les mémoires archaïque, ancienne et récente de l’histoire d’Israël, et les tr æaces de ce qui s’est passé entre 1967 et aujourd’hui. Elle est aussi profondément déprimante : a contrario de la bonne volonté de Mor Loushy et Amos Oz, il n’est que trop évident que cette accumulation travaille essentiellement à produire de l’opacité.

A l’ère d’une adhésion massive en Israël aux politiques répressives et expansionnistes, et d’une accoutumance du reste du monde à cette situation, tant qu’elle n’a pas trop d’effets collatéraux au dehors, c’est-à-dire en Occident, les « Voix censurées » n’ont plus grande raison de l’être en effet. Elles sont devenues incompréhensibles.

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« Une jeunesse allemande » : ils les avaient tant aimés, la révolution et le cinéma

jeunesse-allemandeUne jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot. Durée : 1h33. Sortie le 14 octobre.

Constat à première vue plutôt étrange : au cours des années 1960, tous ceux qui allaient composer la Fraction armée rouge en Allemagne, ceux que la police et les médias appelleront « la Bande à Baader », ont eu une relation forte avec le cinéma. A chacun de ces jeunes gens, d’abord séparément, l’utilisation de la caméra et la création d’images sont apparues comme un projet désirable, et un outil révolutionnaire capable de transformer la société.

Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe et Holger Meins ont tous eu affaire d’une manière ou d’une autre avec cette pratique. Ils ont écrit sur des films, joué dans des films, réfléchi au cinéma et aux images, réalisé des films, Meins étant celui qui aura eu la relation la plus systématique, à l’intérieur puis en marge de la célèbre DFFB, l’école de cinéma de Berlin, où ont aussi étudié nombre des meilleurs jeunes cinéastes allemands, de Farocki et Bitomski à Petzold et Schanelec.

Cinéaste travaillant depuis 10 ans à partir de documents d’archives recomposés pour produire une interrogation politique et poétique, Jean-Gabriel Périot passe cette fois au format du long métrage en composant un récit du passage à l’action armée de quelques représentants de la jeunesse allemande révoltée des années 60, jusqu’à leur mort en prison le 18 octobre 1977.

Film de montage historique, Une jeunesse allemande ne dissimule ni la générosité des motivations de départ, ni les vertiges propres au passage à la guérilla urbaine, ni l’impasse d’une tentative de soulèvement révolutionnaire dans une société qui n’y est nullement prête, et l’absurdité sanglante d’y persévérer.

Une jeunesse allemande est donc est très bon récit documentaire à la fois d’une situation historique précise, celle qu’a connu l’Allemagne des années 60 et 70, et d’un problème politique spécifique, celui de l’action violente organisée dans un pays développé et démocratique – la démocratie n’ayant bien sûr jamais empêché un Etat et ses représentants de se livrer à des actes totalement anti-démocratiques lorsque ses intérêts essentiels lui paraissaient menacés.

Il est aussi un questionnement au présent, questionnement sur ce qui nous relie encore, ou pas, aujourd’hui, à ce qui s’est joué alors, miroir à facettes pour refléter les formes actuelles de la violence politique, la montée des pratiques de contrôle autoritaire dans les pays occidentaux, le piège en abime de l’utilisation du mot « terroriste » par les autorités et les médias, par-delà les décennies et la diversité des situations.

Mais Une jeunesse allemande bénéficie de cette dimension supplémentaire : la relation de ses protagonistes au cinéma, qui travaille plus ou moins secrètement tout le film, et au sein de celui-ci récuse implicitement la place du cinéma comme simple outil pour raconter ce qui s’est passé. Que le travail avec les images ait été perçu comme moyen de comprendre le monde et de le transformer demeure en effet une question d’actualité, un demi-siècle après la montée de la contestation en RFA, 40 ans après le climax sinistre des années 76-77.

Cette question, Périot en la constatant chez ses personnages, se la pose aussi à lui-même et à sa propre pratique. Et peu à peu, une autre histoire se tresse à celles, déjà riches et complexes, que prenait explicitement en charge Une jeunesse allemande.  Sous le signe explicite de Jean-Luc Godard, avec qui s’ouvre le film, le cinéma aura bien été perçu par de nombreux jeunes gens engagés dans une volonté de faire advenir un monde moins injuste comme une arme révolutionnaire.

Un des effets, indirect mais nullement anodin, de ce rapport au cinéma, aux images, à la mise en scène, concerne la pratique de l’action violente, qui vise d’abord à « faire image », à traduire sur un mode spectaculaire la possibilité de secouer, voire de détruire, le système dominant. Avoir réfléchi et pratiqué la mise en scène de cinéma aura fait partie de l’arsenal de la Fraction armée rouge.

Mais symétriquement, en accompagnant l’impasse sanglante dans laquelle s’enferment les jeunes gens animés par leur volonté d’en découdre avec le vieux monde, le film prend aussi en charge l’incapacité du cinéma à produire de manière efficace des effets de transformation essentiels.

Il le fait sans illusion mais sans cynisme, sans complaisance ni pour ceux qui sont allés au bout d’une logique sans issue, ni pour ceux qui les ont traqués et écrasés.  Cette histoire, celle d’une jeunesse qui ne fut pas qu’allemande mais aussi états-unienne, française, italienne, japonaise…, même avec chaque fois des contextes particuliers, et des modalités de passages à l’acte eux aussi singuliers, cette histoire est également celle d’un moment de l’histoire du cinéma, d’une promesse non tenue dont il aura été porteur.

Et c’est ce dont, faisant pendant à Godard à la fin du film de Périot, un autre immense cinéaste, Rainer Werner Fassbinder, semble porter le deuil avec son inoubliable contribution au film collectif L’Allemagne en automne. On le voit réagir avec désespoir, impuissance, désarroi, interroger et critiquer son compagnon et sa mère face à cette situation de toutes parts inacceptable.

Cette séquence célèbre, mais qui trouve ici une force nouvelle, est une des plus justes transcriptions de la fin d’une époque. Et de la crise à laquelle Jean-Luc Godard, à nouveau, répondra trois ans plus tard par son « Sauve qui peut la vie ».

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Le chemin de “Fatima”

fatimaFATIMA de Philippe Faucon, avec Soria Zeroual, Zita Hanrot, Kenza Noah Aïche. Durée : 1h19. Sortie le 7 octobre

Au début, il y a ce qu’on pourrait appeler un programme, et il se repère fort bien: le film sera la chronique de l’existence de trois femmes arabes, une mère et ses deux filles. Fatima, la mère (Soria Zeroual), ne sait ni lire ni écrire le français, elle fait des ménages et élève Nesrine (Zita Hanrot), qui commence des études de médecine, et Souad (Kenza Noah Aïche), adolescente révoltée. Cela se passe en France, aujourd’hui.

 De ce point de départ, Philippe Faucon fait un chemin, un beau chemin. Même s’il advient de multiples péripéties au cours du film, celles-ci sont toujours comme un développement possible, logique, organique, dudit point de départ. Et sans cesse, minute après minute, le film est émouvant et stimulant.

Ainsi s’installe une forme particulièrement efficace de suspense, un suspense qui ne tiendrait pas au surgissement d’on ne sait quel gadget de scénario, rebondissement dramatique fabriqué pour faire peur, rire ou pleurer. La peur, le rire, les larmes sont là, non pas en plus, par un artifice de mauvais cinéma, mais comme ils sont là dans la vie.

Ce suspense consiste à devoir en permanence déjouer deux menaces symétriques: l’ajout d’artifices qui couleraient le sens même de ce projet, et la difficulté à rendre intéressant un quotidien qui n’a guère de relief particulier, n’est ni proche de celui de la plupart des spectateurs, ni exotique pour autant.

Ce suspense porte le film tout entier, avec une force étrange et qui ne se dément pas. La raison est simple. Tout suspense tient à la connaissance d’une menace. Mais ici, la menace pèse à la fois sur les personnages et sur le film lui-même.

Ce suspense consiste à devoir en permanence déjouer deux menaces symétriques: l’ajout d’artifices qui couleraient le sens même de ce projet, et la difficulté à rendre intéressant un quotidien qui n’a guère de relief particulier, n’est ni proche de celui de la plupart des spectateurs, ni exotique pour autant.

Elles sont en danger, ces trois femmes. Quoiqu’il arrive à Fatima, Nesrine et Souad, ce ne pourra être qu’un péril, puisque chacune vit sur une sorte de ligne de crête, au bord d’un gouffre: à la limite de ses capacités –matérielle et affective– de mère pour la première, en tension extrême pour réussir sa première année de médecine pour la deuxième, sur la frange de la délinquance pour la troisième. (…)

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Chantal Akerman est morte

akerman_uneChantal Akerman est morte.

Elle avait 65 ans. Elle s’est tuée. La mort, de toute façon, était là depuis le début, était là avant elle.

Depuis le début: le premier court métrage, manifeste burlesque et autarcique, où elle se faisait exploser dans sa cuisine bruxelloise – Saute ma ville, en 1968 bien sûr.

Avant elle: même dans les rires, rauques comme sa voix magnifique de fumeuse folle, même dans l’éclat renversant de ses yeux verts que nul n’oubliera s’il les a vus ne serait-ce qu’une fois, jamais l’ombre maléfique de la Shoah n’a été absente.

Ni dans l’endiablée comédie musicale (Golden Eighties, 1986), ni dans l’adaptation de Proust (La Captive, 2000) ou de Conrad (La Folie Almayer), ni lorsqu’elle réalisait un documentaire sur la troupe de Pina Bausch (Un jour Pina a demandé, 1983), ni dans la pure rage transmuée en pure beauté contre les racistes américains (Sud, 1999).

Cela qui avait broyé sa famille et étendu à l’infini un voile de terreur inhumaine sur le monde, elle ne l’oubliait jamais. C’était lourd, très lourd. Pas question ici d’expliquer son suicide, de trouver des causes à son geste. Juste de rappeler, parce que toute son œuvre en témoigne, combien elle aura longuement cheminé avec la mort présente à ses côtés.

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Une femme qui fait du cinéma

Elle était toute petite, Chantal. C’était ce qui frappait immédiatement, avec la voix et le regard. Elle était, elle avait longtemps été d’une incroyable énergie. Une flamme, une lame. Ce qu’on voyait aussi tout de suite bien sûr, c’est qu’elle était une femme.

Une femme qui fait du cinéma, au début des années 70, ce n’était guère courant, en France –et encore moins ailleurs. Il y avait Agnès Varda, Duras qui s’y mettait, et puis… ? Dès Je, tu, il, elle en 1974, et surtout l’année suivante le geste ample et puissant de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, avec Delphine Seyrig à la perfection de son art, elle fait exister avec une force inédite un regard de femme sur les écrans.

maxresdefaultIl y a un avant et un après Jeanne Dielman, 3h20 de la vie d’une femme déployaient la transfiguration d’une chronique au ras de la table de cuisine en poème tragique du désespoir contemporain, avec une justesse cruelle et attentive dont on cherche en vain d’autres exemples. Un avant et un après dans l’histoire du cinéma, et dans l’histoire du féminisme, et de la manière dont des œuvres d’art y auront pris leur part.

La liberté new-yorkaise

Je, tu, il, elle et Jeanne Dielman, Chantal Akerman ne les auraient jamais faits, non plus qu’une part majeure de son œuvre encore à venir, si elle n’était allée à New York au début des années 70. Figure naturelle d’une génération issue de la Nouvelle Vague, la génération de Philippe Garrel, de Jacques Doillon, de Rainer Fassbinder, de Werner Schrœter, elle était une figure majeure du cinéma européen. Elle était à sa place dans l’espèce de généalogie qu’aura esquissée la collection pour Arte «Tous les garçons et les filles» pour laquelle elle avait tourné Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1994), s’inscrivant entre André Téchiné, Claire Denis et Olivier Assayas, comme dans le beau portrait de sa génération de cinéastes tourné par Philippe Garrel, Les Ministères de l’art (1989).

Européenne, héritière de la mémoire des camps et de la lumière de la Nouvelle Vague, Chantal Akerman découvrit à New York une autre rupture. Dans l’obscurité de l’Anthology Film Archive créé par Jonas Mekas et dans la lumière du rayonnement de la Factory de Warhol, elle aura été irradiée de cette liberté dite expérimentale, qui vient de Michael Snow, de Kenneth Anger, de Stan Brakhage. Ce qu’elle en fera n’appartient qu’à elle. (…)

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Le génie du cinéma Lumière en 114 films de 50 secondes

freres-lumiereLe plus surprenant est sans doute que cela n’existait pas. Qu’il ait fallu attendre tout ce temps, y compris tout ce temps depuis l’invention de la VHS puis du DVD, pour disposer enfin d’un ensemble significatif de films Lumière dans de bonnes conditions. Certes, il y a YouTube, mais ça ne se compare pas. Ça aide à se faire une idée, mais ce ne sont pas les films. Parce qu’avant même de revenir brièvement sur l’importance, à de multiples titres, de l’ensemble de productions Lumière et de l’échantillon aujourd’hui publié, il faut dire et redire que ce sont des films magnifiques.

C’est même incroyable que Louis et Auguste, et les opérateurs qu’ils engagent très vite, aient d’emblée trouvé tant de ressources plastiques, tant de pouvoir d’évocation, de rêve, de comique, de révélation, d’inquiétude, de séduction, en posant un peu partout leur boite en bois et cuivre, et en tournant la manivelle pendant cinquante secondes. Incroyable, sauf à considérer, sans minimiser leurs talents et leur sensibilité, que cette puissance-là est d’abord celle du cinéma lui-même, telle que la met en œuvre l’invention des Lumière –et nul avant eux, ni Edison à New York, ni les frères Skladanowsky à Berlin, ni Marey à Paris, quels que soient leur rôle éminent dans l’invention des appareils de prise de vue et de monstration.

À la différence de ce qu’ont subi la plupart des films de l’époque du muet, les films réalisés sous la marque Lumière ont été remarquablement préservés. Béatrice de Pastre, directrice des Archives françaises du film, donne le chiffre de 1.422 «vues» réalisées sous la bannière des industriels lyonnais. Le DVD aujourd’hui édité par l’Institut Lumière en propose un choix de 114, remarquablement restaurés, et offrant un survol aussi complet que possible des principaux aspects de la production de la firme du quartier Monplaisir.

Beauté mystérieuse

Cent-quatorze vues, cela fait exactement 1h31 de projection, la durée d’un long métrage. Et, sous le titre Lumière!, c’est bien ainsi que l’ensemble a été conçu par Thierry Fremaux, le directeur de l’Institut Lumière de Lyon, qui est situé dans les locaux mêmes –Château Lumière et hangar du Premier film– où officièrent les frères au nom prédestiné. Locaux eux aussi amplement restaurés bien sûr. Cent-quatorze vues qui font un film, qui chante la naissance de l’idée même de cinéma.

Depuis vingt-cinq ans qu’il dirige l’Institut, Fremaux s’est fait une spécialité de montrer, sur place et partout dans le monde, des vues Lumière qu’il commente en direct. Mélange d’érudition et de talent de bateleur mis en œuvre à nouveau sur la bande son (en option) du DVD. C’est instructif, et souvent amusant. Mais on aimerait conseiller de commencer par regarder (avec ou sans la musique de Saint-Saëns, également en option), les films, au moins quelques-uns d’entre eux, sans le commentaire.

La richesse des images, leur étrangeté, la multiplicité de leurs sens possibles sont telles qu’il y a là une véritable magie, que malgré toute sa pertinence et sa bonne humeur, le commentaire ne peut que réduire – a fortiori lorsqu’il emploie des formules telles que «le vrai sujet du film, c’est…». Il sera temps ensuite, à cinquante secondes le film, ce n’est pas difficile, de le revoir avec les explications[1].

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La sortie de l’usine Lumière, L’Arrivée d’un train entrant en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé, Le Repas de bébé, Bataille de boules de neige, les «classiques» sont bien là, et d’autres moins connus, voire inconnus sauf des spécialistes. Et, toujours, cette beauté lumineuse, mystérieuse.

Vocabulaire de l’imprévu

Au fil des vues, classées thématiquement en dix chapitres, on suit de manière particulièrement claire l’invention, réfléchie ou fortuite, d’un grand nombre des éléments de ce qui deviendra le vocabulaire du cinéma, mouvements d’appareil, choix de cadrage, jeu entre documentaire et fiction, trucages, effets de montage, vues aériennes, animation, couleur –les Lumière ont aussi fait d’importantes avancées sur le son, et sur le relief, qui ne figurent pas dans le DVD mais sont mentionnés ailleurs.

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D’emblée, les puissances d’enregistrement du cinéma font une place importante à l’impondérable, à ce qui advient «en plus», depuis le mouvement des feuilles dans un arbre jusqu’à un véritable accident, de la grimace d’un figurant qui tout à coup prend un sens ou une force imprévus aux effets de dégagements de fumée et de vapeur. Impossible à prévoir, ce qui advient sur le visage de la petite fille qui nourrit un chat fonde ce que Bazin nommera le cinéma de la cruauté, avec une violence étrange, d’autant plus étrange que quotidienne.

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