The Look of Silence de Joshua Oppenheimer et Anonyme. Durée : 1h43. Sortie Paris le 23 septembre. Sortie nationale le 30 septembre.
Il y a eu un journaliste nommé Teddy Yates. Il a fait un reportage pour une grande chaine américaine, NBC. Dans la bonne humeur, il s’entretenait avec un paysan sympathique de la réussite d’une vaste entreprise de salubrité publique : le massacre, alors en cours, de centaines de milliers d’hommes et de femmes. C’était en 1965, il y a juste 50 ans. C’était en Indonésie. Dans le reste du monde, tout le monde ou presque se fichait de l’Indonésie. Ceux qui ont perpétré cette tuerie de masse sont toujours au pouvoir dans ce pays.
Ils cachent vaguement le tsunami de tortures et meurtres qu’ils ont fait déferler sur le pays. Si on insiste un peu, les puissants menacent : laissez tomber, ou on pourrait recommencer. Les exécutants de base, eux, sont plutôt fiers de ce qu’ils ont fait. Ils étaient au centre du précédent film de Joshua Oppenheimer et Anonyme. The Act of Killing avait à sa sortie en 2013 fait grosse impression en réunissant les témoignages des bourreaux. Des bourreaux qui rejouaient volontiers devant leur caméra leur crime, leur folie sadique. D’autres bourreaux, de rang plus élevé, assumaient et revendiquaient la mort d’innombrables paysans, avocats, professeurs, artisans, syndicalistes, étudiants, et entretenaient soigneusement la mémoire de leurs actes, tels que eux seuls ont le droit de les décrire.
« C’est ici l’endroit » dit l’un des vieux tortionnaires. Ils sont deux compères, débonnaires, ils s’amusent à mimer comment ils ont éviscéré un adolescent, coupé les seins d’une femme, coupé le sexe d’un jeune homme avant de le noyer. Ils sont sur le sentier qui mène à cette rivière du Serpent, dans la province d’Aceh au Nord de Sumatra. Une vieille femme a dit : non non, il ne s’est rien passé à Aceh. Je n’ai rien vu…
Oui, c’est ici l’endroit, invisiblement habité de milliers de cadavres suppliciés par des milices encadrés par l’armée régulière, sous le contrôle direct des Etats-Unis – et des grandes films, Goodyear et ses plantations d‘hévéa au premier chef. Tout est là, invisible et intensément présent dans le paysage, dès lors que faisant son travail, le cinéma vient le rendre perceptible. “C’est ici l’endroit”: on songe au Ja, das ist das Platz (“oui c’est le lieu”), les premiers mots de Simon Srebnik, qui ouvrent Shoah.
Les auteurs – le film est cosigné par Oppenheimer et Anonyme, désignation prudente d’un Indonésien (les trois quarts des noms du générique sont aussi remplacés par “Anonyme”) – les auteurs du film invente un nouveau dispositif pour prendre en charge une horreur dont la monstrusoité semble défier le représentation. Elle est différente des réponses de Lanzmann, de Rithy Panh à propos des Khmers rouges, ou de The Act of Killing. Parce que cette fois, il y a quelqu’un en face, quelqu’un qui regarde ces témoignages obscènes.
Un homme regarde sur un téléviseur des scènes de The Act of Killing où les bourreaux détaillent leurs crimes, s’en vantent, en font des chansons et des blagues. Il s’appelle Adi. Il est le jeune frère de celui qui a été torturé, châtré et assassiné, et qui s’appelait Ramli. Adi a des parents très âgés, des parents qui lui ont donné naissance après la mort de leur premier fils, seule réponse à leur portée aux destructeurs de vie. Adi parle avec sa mère, admirable vieille femme que porte une inextinguible colère, il s’occupe de son père, bébé centenaire quasi-aveugle qui marmonne des chansons d’amour. Il a une femme et deux enfants, il joue avec eux, tente de les éduquer en résistant à la propagande qui, à l’école, héroïse les tortionnaires et déverse des tombereaux de haine sur les victimes.
Surtout, hasard sans doute, pertinente métaphore assurément, Adi est ophtalmo itinérant. Il parcourt les villages, examine les yeux, fait passer des tests, prescrit de nouveaux verres de lunettes. Chemin faisant, il interroge les uns et les autres sur le passé, ce qu’ils ont fait, comment ils le vivent. Ce spécialiste du regard aide, vraiment, y compris les assassins de son frère, à retrouver une meilleure vision, tout en affrontant leur cécité volontaire sur ce qu’ils ont fait, ou sur la nature de ce qu’il admettent, voire revendiquent avoir fait.
Et ce que le film déroule en accompagnant Adi dans ses visites à travers la campagne, jusque chez un oncle dont il découvre qu’il fut aussi complice des tueurs, comme aux côtés d’un des rares survivants de la boucherie, est infiniment troublant en même temps que bouleversant. Troublant, l’éventail des méthodes dont chacun use pour s’arranger avec son passé, dès lors qu’avec une douceur obstinée Adi rappelle les faits, montre des preuves.Troublant, le processus qui fait que depuis un demi-siècle vivent en voisins ceux dont les familles ont été exterminées et ceux qui les ont tués.
Et bouleversante, cette quête qui se situe dans un contexte où les assassins sont à la tête du pays, des régions, des villages, dans la police, à l’école, etc. Qu’il s’agisse de l’Allemagne nazie, du Rwanda, du Cambodge, de la Bosnie, du Chili, du Brésil, de l’Argentine…, les films et documents de témoignages ont toujours été pour l’essentiel produits après la défaite des meurtriers de masse. Avec malgré tout, même de manière très ténue, même à l’extrême limite de la conscience, l’idée dont nous avons tous tant besoin qu’au bout de tant d’horreurs le mal finit par être vaincu. Là, non.