A Touch of Zen de King Hu avec Hsu Feng, Chun Shih, Roy Chiao, Ying Bai. Durée: 3h. 1971 | Sortie (réédition) : 29 juillet 2015
Il y eut un avant, et il y eut un après. Cela s’est fait en deux temps. Le premier temps est spectaculaire, foudroyant. Au début des année 70, un jeune homme natif de Hong Kong devient la première superstar mondiale non-occidentale –et est encore, 40 ans plus tard, toujours l’unique superstar mondiale non-occidentale: en quatre films, Bruce Lee fait déferler sur la planète la passion du kung-fu. Sa manière de jouer et de combattre s’accompagne de nouvelles manières de filmer, de monter, d’utiliser le son, qui changent le cinéma d’action partout dans le monde en même temps que des adolescents s’identifient à lui, de Buenos Aires à Oslo et de Téhéran à Vancouver.
Le second temps, plus discret, est pratiquement synchrone. Le Festival de Cannes présente, et récompense, en 1975 son premier film d’arts martiaux chinois, arrivé sur la Croisette grâce à l’infatigable découvreur de talents Pierre Rissient. Le film s’intitule Xia Nu («la guerrière chevaleresque»), rebaptisé pour l’Occident A Touch of Zen. C’est un chef-d’œuvre.
C’est même, mais pratiquement personne ne le sait à l’époque, le chef-d’œuvre de King Hu, qui est lui-même à ce moment le plus grand artiste d’un genre pourtant prolifique depuis un demi-siècle, le wuxia pian. C’est-à-dire le «film de sabre», inspiré d’un genre littéraire chinois très riche, les romans de chevalerie, et l’autre grande veine du cinéma chinois d’arts martiaux, distincte du «kung fu» où les combats se font à mains nues.
On ne découvrira que plus tard, au début des années 80 (en France grâce à quelques pionniers, Jean-Pierre Dionnet, Olivier Assayas, Charles Tesson…) la richesse déjà considérable du genre, où le même King Hu s’était déjà illustré avec un film majeur, L’Hirondelle d’or (1966) suivi de l’impressionnant Dragon Inn (1967) dont la réédition est annoncée pour le 12 août.
L’Hirondelle d’or, qui innovait en faisant d’une femme le personnage principal (comme ce sera souvent le cas chez King Hu) avait été un tel succès que son auteur avait alors quitté la Shaw Brothers, le trust qui contrôlait d’une main de fer la totalité du cinéma hongkongais, pour s’établir en indépendant à Taïwan. Si Dragon Inn fut un succès, l’ambition très supérieure de A Touch of Zen se solda par un échec sur ses marchés habituels asiatiques, avant que la reconnaissance cannoise lui offre une nouvelle chance. A Taïwan, King Hu devait signer ensuite plusieurs autres très grands films, L’Auberge du printemps (1974), Raining in the Mountain (1979), All the King’s Men (1983).
Il n’est évidemment nul besoin de savoir tout ce qui se précède pour apprécier la beauté de A Touch of Zen, aujourd’hui réédité en salle à l’occasion d’une restauration-transfert en numérique haut de gamme. Mais outre l’éventuel frisson de découvrir un film qui a joué un rôle historique, en prendre conscience amène à regarder le film de King Hu avec, outre le plaisir immédiat qu’il procure, une interrogation très stimulante.
Celle-ci porte sur ce qui était nouveau, sur ce que nous n’avions jamais vu au cinéma avant, et qui a infusé de mille manière les films réalisés depuis, y compris de nombreux films n’ayant rien à voir avec la Chine, ni avec les arts martiaux. (…)
Des Apaches de Nassim Amaouche, avec Nassim Amaouche, Laetitia Casta, Djemel Barek, Alexis Clergeon, André Dussolier. Durée : 1h37. Sortie le 22 juillet.
Le titre le suggère à sa façon, avec ce mot qui d’emblée mobilise plusieurs mythologies, plusieurs systèmes de référence, de Geronimo aux fortifs et de Casque d’or à La Flèche brisée. Le deuxième film de Nassim Amaouche, après le remarquable et remarqué Adieu Gary en 2008, joue – et gagne – sur de multiples tableaux. Sa richesse tient pour beaucoup à sa manière de circuler ainsi entre des cadres et des genres, sans s’y laisser enfermer, sans non plus se livrer à des pirouettes gratuites ou à des volte-face inutiles.
C’est à un étrange cheminement que convie Des Apaches, qui s’ouvre sur la lecture en voix off d’un texte peu connu de Karl Marx faisant l’éloge de l’organisation sociale traditionnelle berbère (extrait de Lettres d’Alger et de la Côte d’ Azur, édité par Le Temps des cerises), selon lui version archaïque mais accomplie du socialisme.
Ce qui mène… droit à Barbès, aujourd’hui. Là s’enclenche un mouvement qui va circuler entre drame identitaire et film noir dans un Paris contemporain filmé avec une précision d’ethnologue, pour mieux y suggérer des ouvertures de fiction, voire de fantastique.
Il est très rare qu’une écriture de scénario serve à ce point la mise en scène, par l’organisation subtile des informations peu à peu données au spectateur, la définition des personnages, et leurs relations, le moment du récit dans lequel on se situe. A nouveau il ne s’agit pas là de manipulation, mais de création des conditions d’une compréhension plus profonde, plus ample que ce que produirait un énonce plus linéaire – et d’autant mieux que, s’il accepte les règles du jeu, le spectateur en tire un plaisir certain.
Samir, paria parmi les siens, vivant à l’écart de la communauté dont il est issu, croise aux obsèques de sa mère un homme qu’il ne connaît pas : son père. S’enclenche alors une histoire complexe, entre générations, entre systèmes de vie, entre capacités à exprimer ses sentiments et à affronter son passé.
Encore cette histoire n’est qu’un des fils dramatiques, tendus par les obligations du droit coutumier kabyle, toujours en vigueur chez les bistrotiers « arabes » (!!) entre Goutte d’or et Belleville. Un père absent, une mère très belle qui travaille la nuit laissant seul son garçon… une autre histoire, la même histoire redoublée, avant ? Après ? En même temps ?
Loin d’affaiblir le film, cette incertitude lui donne une épaisseur et une humanité, qui trouvent écho dans la manière d’exister des protagonistes. Autour de Samir, le père, l’enfant, la femme, le conseil de la communauté flanqué de l’étonnant consigliere joué par Dussolier s’amusant beaucoup à rappeler Robert Duval dans Le Parrain : aucun ne se résume à sa « fonction dramatique », chacun a sa part d’incertitude – ce qu’on pourrait appeler sa liberté (de personnage de fiction).
Entre chiens perdus sans repères affectifs et loups des affaires et de la tradition, dans le secret des conciliabules entre familles pas moins mafieuses qu’ailleurs, éclats de violence, tentatives de tendresse, notations documentaires, Nassim Amaouche tisse une architecture délicate et tendue de mystère et d’émotion. Un beau travail de l’image privilégiant les ambiances sombres et un usage ciselé de la voix off participent de ce déploiement en clairs obscurs, et de cette circulation entre psychologie, règlements de compte et méditations sur la nature et la solidité des liens nombreux et différents qui relient les vivants entre eux, et aux morts.
Tenant lui-même le rôle de Samir, le réalisateur instille une présence aux aguets, parfois presque fantomatique, visage opaque, corps qui pourrait disparaître au détour d’un couloir. Nassim Amaouche ne devait pas jouer le rôle principal, que les circonstances l’aient amené à le faire donne à sa présence une sorte de retrait, polarisé par une volonté tendue à l’extrême et un manque d’assurance, qui sont la meilleure chose qui pouvait arriver au film.
Partant de l’extrême opposé, la visibilité maximale d’une vedette de l’écran et des médias, Laetitia Casta accomplit avec une grande élégance le chemin en sens inverse, laissant monter les parts d’ombre, se banalisant sans rien perdre de sa séduction.
Toujours en mouvement, celui de son récit mais aussi des perceptions que le spectateur en a, Des Apaches bouge entre polar, mélodrame, chronique réaliste et thriller psychologique, jusqu’à inventer sa propre issue, à nouveau en juste déplacement par rapports aux habitudes et conventions.
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Trois jours dans la fournaise avignonnaise à mi-juillet ne permettent en aucun cas de porter un jugement d’ensemble sur la 69e édition du Festival d’Avignon (4-25 juillet), ses quarante entrées au programme officiel, les centaines de spectacles du off et les innombrables manifestations adjacentes, débats et rencontres, qui, ensemble, font la plus grande foire du spectacle vivant au monde. De la dizaine d’éléments auxquels on aura eu accès, un peu par choix, un peu par hasard, quatre temps forts, très forts.
D’abord à la fois un coup de cœur et un coup de fureur. Il est inadmissible, honteux, dégueulasse qu’ait été à ce point ignoré, en France et en Europe, la commémoration du massacre de Srebrenica. Vingt ans après l’assassinat de masse, Srebrenica devait être présent, mis en évidence au cours des célébrations du 14-Juillet, commémoré par des œuvres d’art et des programmes culturels, historiques, universitaires. Il n’en a rien été, tout comme aucun dignitaire français de rang important ne s’est déplacé en Bosnie. Si le sommeil de la mémoire engendre des monstres, nous nous préparons de terribles lendemains.
Il est à l’honneur du Festival d’Avignon de faire exception à cette règle sinistre de l’amnésie du génocide perpétré sur le sol européen il y a vingt ans. Même si on ne peut pas dire que l’installation Hope ait bénéficié de toute l’attention qu’elle méritait – l’absence de couverture de cette œuvre par les médias confirmant le refoulé sinistre qui pèse désormais sur les guerres des Balkans. Et puis des victimes musulmanes…Conçue par le grand dramaturge de Sarajevo Haris Pasovic, Hope est pourtant une réponse d’une force et d’une dignité impressionnantes. Comme toute installation, il est difficile d’en rendre les effets, qui tiennent à l’assemblage dans l’espace d’éléments très hétérogènes. Dans un bâtiment fermé, le visiteur se trouve immédiatement face à face avec une femme âgée, debout dans un halo de lumière au milieu d’un espace sombre. Elle porte un foulard sur la tête et serre contre sa poitrine un cadre où figurent les photos d’hommes de différents âges.
Hope. L’espoir? L’espoir du retour des hommes emmenés par les miliciens serbes il y a vingt ans? Quel espoir? Il y a bien longtemps, Léo Ferré disait que dans désespoir il y a espoir –dans un désespoir dynamique, assumé, armé, vivait l’espoir d’un monde à inventer. Aujourd’hui, ici, en Europe, c’est l’inverse. Dans Hope, il y a le désespoir. On le prend en plein visage. Cette femme, l’actrice la plus célèbre de Bosnie, Irena Mulamuhic, immobile et silencieuse, se tient chaque jour six heures debout dans cette ombre, dans ce halo, dans ce désespoir de la mémoire et du présent.
a suite de l’installation comporte les photos aériennes de certaines des dizaines de fosses communes identifiées, et un film magnifique et terrible qui montre simplement les lieux où ont été retrouvé les corps, ou les fragments humains, depuis vingt ans: espaces bucoliques, ensoleillés, charmeurs, espaces où vivent et travaillent des villageois, écoles communales qui furent transformés en centre de détention et de torture et sont aujourd’hui à nouveaux des écoles, baraquements aux murs couverts de graffiti racistes inscrits par ces militaires néerlandais qui les occupaient et livrèrent à la mort les populations civiles qu’ils avaient la mission, et les moyens, de protéger.
Ce film, dont Haris Pasovic annonce une version plus longue, s’inspire avec intelligence de la réflexion construite autour de Shoah de Claude Lanzmann sur les possibilités d’invoquer une horreur qui continue de hanter le présent. Il devrait prochainement être montré aussi indépendamment de l’installation telle qu’elle est présentée, à Avignon, dans le bâtiment de l’Espace Louis Pasteur.
De ce bâtiment, on vit sortir Leila Shahid bouleversée, l’ancienne représentante des Palestiniens en Europe remerciant avec émotion le dramaturge bosnien d’avoir su faire ce dont les Palestiniens avaient été incapables après Sabra et Chatila. Puisque Hope, clairement, dans son inscription très précise dans les faits qui se sont produits en juillets 1995 à Srebrenica, mobilise aussi la mémoire des crimes de masse perpétrés, ailleurs, et depuis.
Avec Shakespeare, on est évidemment encore à proximité des tragédies de l’histoire et des enjeux de représentation. Avoir la chance de découvrir, deux soirs de suite, le Richard III mis en scène par Thomas Ostermeier et Antonio e Cleopatra de Tiago Rodrigues en témoignaient admirablement, comme ils attestaient de l’étendue des registres théâtraux capables de prendre en charge le legs artistique, historique et politique du Barde. Au plus juste du travail qui est celui d’un grand festival. (…)
Les Nuits blanches du facteur d’Andreï Kontchalovski. Avec Aleksey Tryapitsyn, Irina Ermolova, Timur Bondarenko, Viktor Kolobov. Durée: 1h41. Sortie: le 15 juillet.
Au début, on n’est pas très sûr. Est-ce un documentaire ou une fiction, cette chronique d’un village russe au bord d’un lac, chronique centrée sur les travaux et les jours d’un facteur d’abord ni très séduisant ni très intéressant? Et, documentaire ou fiction, au nom de quoi sommes-nous requis de passer une centaine de minute à regarder «ça»? Ces gens-là? Ce monde-là qui, comme on dit, ne nous regarde pas, avec lequel nous n’avons rien à faire?
Ce sont de très bonnes questions. Patiemment, le film se charge d’y répondre. Lyokha, le facteur qui apporte aussi de la nourriture ou du carburant aux habitants disséminés autour du lac, répond. Irina, la jeune femme revenue de la ville et dont Lyokha s’éprend, répond. Et Timur, le fils d’Irina, âgé d’une dizaine d’année, et les autres habitants et le lac lui-même, les bois, les marais et le ciel répondent. Ils ne font rien de spécial, pourtant. Mais leur manière d’exister, la qualité du regard, la précision de l’écoute du film font apparaître les beautés, les angoisses, les joies, les complexités qui, partout, composent ce microcosme.
Ici, la mise en scène est comme un travail de sourcier, qui rendrait perceptible des richesses enfouies et qui sans elle demeureraient invisibles. Un long mouvement de caméra parcourant l’intérieur d’une ferme peinte en bleu et vert –ce qu’on voit semble d’abord anecdotique et puis davantage advient, devient sensible, se laisse deviner. De même en accompagnant la fabrication de gâteaux, ou lors de la traversée du lac comme un miroir surréel. Des situations ordinaires, des petits gestes affectueux, grognons ou routiniers, et c’est un envol d’émotions à chaque plan, comme marcher dans un champ fait naître un bouquet de bestioles. (…)
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Bends de Flora Lau, avec Carina Lau, Chen Kun. Durée : 1h35. Sortie le 15 juillet.
Deux histoires. Qui font une histoire. C’est le film, et c’est le monde d’où il est issu, et qu’il raconte. L’histoire de Fai et l’histoire d’Anna. L’histoire de la Chine et l’histoire de Hong Kong. Le premier film de la réalisatrice hongkongaise, c’est une de ses forces et sa principale limite, est construit sur un principe de fer : la symétrie inégale.
Il y a donc l’histoire de Fai, cet homme jeune qui chaque matin quitte sa femme enceinte et sa fille pour passer la frontière avec Hong Kong, où il travaille comme chauffeur de la riche épouse d’un homme d’affaires. Fai a un problème : s’il ne parvient pas à trouver les autorisations et les financements pour que sa femme accouche à Hong Kong, il subira une très lourde amende pour avoir enfreint la Loi de l’enfant unique, toujours en vigueur en République populaire de Chine.
Il y a l’histoire d’Anna, cette femme riche et belle, plus très jeune, qui consacre son existence au shopping et aux réunions avec d’autres dames de la bonne société hongkongaise, où elle se rend dans la Mercedes conduite par Fai. Anna a un problème : son mari a disparu, ses cartes de crédit ne fonctionnent plus, les meubles de prix et les objets d’art qui décoraient son appartement disparaissent pendant son absence.
Fai ne parle pas à Anna, sa patronne, de son problème. Anna ne parle pas à Fai, son employé, de son problème. Les deux problèmes, celui de la femme riche dont le monde s’effondre, celui de l’homme pauvre pour qui les difficultés s’accumulent, s’aggravent. La bureaucratie d’un côté, l’affairisme effréné de l’autre, sont les gouffres qui menacent d’engloutir ces vies. Bends sinue entre ces gouffres, porté par l’hypothèse de possibles nouvelles vies – ici une naissance, là une renaissance.
Cette symétrie, où il est aisé, et judicieux, de lire une parabole sur les relations entre la Chine et Hong Kong, se joue sur une ligne tendue, en équilibre entre ce qui pourrait aussi bien être un scénario de comédie qu’un mélodrame. Bends ne sera vraiment ni l’un ni l’autre, inventant un espace et un ton où réalisme et onirisme se mêlent, avec une heureuse retenue.
A ce que la construction narrative pouvait avoir de mécanique, la mise en scène répond par une douceur feutrée, qui fait place à l’étrange et à l’humour, même si la situation ne prête pas à rire. Il en va de même avec le stratagème inventé par Fai pour essayer de réunir les fonds nécessaires, et qui pourrait tourner au gag comme au drame. Cette ambiguïté colore de nuances inattendues le voile de tristesse qui semble s’étende sur ces existences.
A cette finesse dans la définition des situations et la manière de la filmer s’ajoutent deux renforts de choix, et qui sont deux noms liés à Wong Kar-wai : l’actrice Carina Lau et le chef opérateur Christopher Doyle. Vedette de dizaines de films mais mémorable surtout lorsqu’elle fut révélée par Nos Années sauvages (1991), retrouvée dans Les Cendres du temps et 2046, l’interprète d’Anna est remarquable de présence à la fois hautaine, humaine et blessée.
Le film doit également beaucoup aux images de Chris Doyle, très différentes de celles qu’il inventait naguère par Wong Kar-wai, mais qui par leurs cadrages découpant l’espace selon des angles inattendus, déstabilisent elles aussi manière ce que la construction dramatique pouvait avoir de trop systématique, sans en altérer l’ambiance à la fois tendue et délicate, réaliste et romanesque.
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Le vigoureux interventionnisme de Vincent Bolloré, patron de la maison-mère Vivendi, vis-à-vis de Canal + a beaucoup attiré l’attention ces derniers jours: l’agitation suscitée par la menace sur les Guignols, la refonte annoncée du Grand Journal, l’éviction de Rodolphe Belmer, directeur général de C+, et l’annonce du départ de son président Bertrand Meheut en ont scandé la chronique. L’ensemble des ces initiatives s’inscrit dans un contexte plus vaste.
Mercredi 24 juin, Vivendi annonçait sa montée au capital du principal opérateur italien de télécom, Telecom Italia, à hauteur 15%, devenant ainsi l’actionnaire majoritaire. Au passage, la société française récupère aussi le contrôle d’un opérateur de téléphone mobile brésilien, TIM Brasil. Cette opération est estimée à 1,4 milliard d’euros par Les Echos. Les observateurs financiers européens évaluent –plutôt de manière favorable– les bénéfices que le groupe de Vincent Bolloré est susceptible de tirer de ce retour dans les télécom après s’y être massivement désengagé, en vendant notamment SFR. Mais l’enjeu le plus significatif pourrait bien être ailleurs. (…)
Hill of Freedom de Hong Sang-soo, avec Ryô Kaze, Moon So-ri, Seo Young-hwa, Kim Eui-sung. Durée: 1h06 | Sortie le 8 juillet.
Une jeune femme coréenne, Kwon, reçoit une lettre de plusieurs pages. La lettre est écrite par Mori, un jeune homme japonais qu’elle a rencontré quelques temps auparavant à Séoul. Il lui écrit, en anglais, qu’elle est la personne qui désormais compte le plus pour lui, quels que soient ses sentiments à elle il est essentiel pour lui de la revoir. Kwon fait tomber la lettre, les feuillets se mélangent. Elle continue de lire. Nous voyons ce qu’elle lit.
Nous voyons une succession de scènes, dans la guest house où Mori est descendu, et au café à proximité où il prend ses habitudes en attendant le retour de Kwon. Le café a un nom japonais qui signifie «la colline de la liberté». Il est tenu par une jeune femme, Youngsun, qui n’est pas indifférente à Mori, effectivement charmant quoiqu’un peu à côté de ses Nike. Mori ne se déplace pas sans un livre intitulé Temps.
Hill of Freedom est le nouveau film de Hong Sang-soo. C’est une pure merveille, d’une extrême simplicité, et d’une passionnante complexité. En à peine plus d’une heure, la succession des séquences, chacune consacrée à un moment, une situation, un état émotionnel, est admirable de délicatesse et de précision, d’évidence et de profondeur.
La voix off accompagne le plus souvent, elle semble redoubler exactement ce qu’on voit, en fait elle ne cesse de creuser d’infimes écarts, vers plus d’intimité ou plus d’abstraction, vers ce qui serait commun à tous au-delà de ce qui advient aux personnages, ou au contraire vers ce qui se joue plus secrètement dans ce qui est montré.
C’est d’une douceur envoûtante, avec un amour des personnages et un respect pour les sentiments parfois désordonnés ou maladroits des humains qui est une rareté dans le cinéma (dans le monde) cynique d’aujourd’hui. Aucun angélisme pourtant, et le film ne manque pas de rappeler qu’en certaines circonstances, il faut aussi se battre, foutre son poing dans la gueule des salauds, quitte à prendre des coups, comme en témoignera à un moment le visage de Mori. (…)
Microbe et Gasoil de Michel Gondry, avec Ange Dargent, Théophile Baquet, Audrey Tautou. Durée : 1h43. Sortie le 8 juillet.
Quoiqu’on pense de chacun de ses films en particulier, il y a quelque chose de réjouissant dans la diversité des modes d’approche du cinéma de Michel Gondry. Après le très inventif, attentif et réussi Conversation animée avec Noam Chomsky qui succédait au calamiteux Ecume des jours, revoici le réalisateur reparti sur le chemin d’un scénario original aux confins de plusieurs des thématiques qui lui tiennent à cœur, l’enfance, le bricolage farfelu et le low-tech, le jeu avec le langage.
Il y a en fait deux films dans Microbe et Gasoil. Le premier accompagne la rencontre de deux lycéens, affublés par leurs condisciples des surnoms qui font le titre du film, et qui servent à les ostraciser. Daniel est un blond aux cheveux dans le cou, d’apparence un peu enfantine pour son âge, un peu frêle, que les autres font exprès de prendre pour une fille. Il dessine, il écrit, en plus maintenant il est amoureux. Théo est plus grand, plus mûr, il sait des tas de choses inattendues. C’est aussi un fils de pauvre dans ce lycée chic et réactionnaire de Versailles. Daniel et Théo sont deux originaux dans un environnement scolaire et générationnel très conformiste.
Même si le film est situé aujourd’hui, on en devine sans mal la dimension autobiographique, Gondry a sûrement pas mal ressemblé à Daniel, et vécu certains de ses tourments scolaires et familiaux, avec maman allumée mystico-baba rigoriste angoissée, grand frère punk pas cool et amours enfantines pas vraiment paradisiaques. La succession des scènes tient remarquablement sur le fil entre chronique préadolescente et invention farfelue de situations, réussite qui doit beaucoup à un rapport très singulier aux mots – à plusieurs rapports singuliers, même. La fantaisie fait ici un très joyeux ménage avec une attention précise, documentaire et chaleureuse à la fois, où on retrouve l’œil du réalisateur de L’épine dans le cœur.
Entre deux tribulations familiale, sentimentale ou scolaire, M&G se lancent dans l’ambitieuse entreprise de fabriquer une voiture, assemblage d’un sommier en guise de châssis, de roues de récup, d’un moteur de tondeuse et d’une carrosserie qui, après quelques hypothèses délirantes, prend l’apparence guère plus raisonnable d’une petite maison en bois.
La deuxième partie de Microbe et Gasoil est consacrée au voyage qu’entreprennent les deux garçons, un peu fugue, un peu balade imaginaire, de Versailles au Morvan. La verve s’essouffle un peu, et Gondry entreprend de donner du carburant à son odyssée à coups de situations oniriques, de rebondissements dont l’étrangeté apparaît pour le coup un peu forcée, sans rapport avec l’histoire et ses personnages.
On quitte alors le territoire proche de Be Kind, Rewind de réjouissante mémoire avec ses bidouillages inspirés et généreux, dans un esprit qui est aussi celui de la non moins réjouissante Usine Des Films Amateurs inventée par le réalisateur et qui, après des déboires, va trouver un port d’attache du côté de
Roubaix[1].
Le film se transporte du côté du fantastique assez artificiel qui alourdissait Eternal Sushine of the Spotless Mind et La Science de rêves. Toute l’énergie affectueuse de la première partie ne se perd pas tandis que Microbe et Gasoil font des rencontres improbables, vivent des rebondissements sans queue ni tête, mais disons que ça tend à s’effilocher. Au point que c’est avec un certain soulagement qu’on voit les aventuriers arriver au bout de leur périple, bout qu’on se gardera évidemment de révéler.
Il reste cette intéressante ligne de faille qui traverse le cinéma de Gondry, intéressante parce qu’elle peut être très ténue – c’est le cas ici. Il s’agit du partage, presqu’impossible à définir de manière stable entre invention – poétique, ludique, fantaisiste – à partir et avec le réel, et fabrication ex nihilo, en force, comme acte de pouvoir sur les choses, et sur les esprits des spectateurs, d’artefacts « imaginaires », fabuleux, d’un fantastique relève plus delà revendication du geste du « créateur » que de la transformation du monde tel qu’il est pour le rendre un peu plus vivable. Michel Gondry a choisi de ne pas choisir, c’est bien sûr son droit, mais on peut aussi préférer une approche à l’autre.
[1] Créée pour le Centre Pompidou début 2011, L’Usine des Films Amateurs devait être installée de manière pérenne à Aubervilliers, mais un changement de municipalité a détruit le projet au dernier moment. Le dispositif a depuis circulé dans le monde entier, il est attendu en octobre prochain à La Condition publique à Roubaix, dans le cadre de Renaissance 2015 lille3000.
Le Prince de Hombourg de Marco Bellocchio, avec Andrea Di Stefano, Barbora Bobulova, Toni Bertorelli. Durée : 1h25. Sortie : 1er Juillet.
Festival International du film de La Rochelle (26 juin-5 juillet) : Hou, Assayas, Bellocchio, Visconti, e tutti gli altri…
La beauté, d’abord. Palpitante, mystérieuse. Ce serait comme si tout ce que la grande peinture classique a fait de mieux, de Rembrandt à Goya, nourrissait les plans, un par un. Ni citation ni imitation, mais une force plastique comme un ouragan calme, une profondeur habitée de mystère, d’angoisse, de tristesse et d’espoir. Il y a presque 20 ans, Bellocchio adaptait la pièce éponyme de Kleist, vertige des incertitudes du réel et de la prégnance des songes, des images, des représentations. Le Prince de Hombourg est une sorte d’anti-Antigone, où les limites de la loi et de l’émotion, de la pulsion, du désir, se reconfigurent sans cesse.
Le prince a vaincu mais désobéi, il est à demi fou, c’est à dire amoureux, et habité d’images – une sorte d’artiste impossible, quand tout lui impose d’être seigneur de guerre. La lune commande en lui d’étranges absences – lunatique serait le meilleur diagnostic, plutôt que bêtement somnambule comme il est dit souvent. C’est magnifique et troublant.
On ne sait pas, on ne sait plus pourquoi ce film de 1997 n’est pas sorti à l’époque. Il est sorti désormais, il faut aller le voir, 20 ans ou presque, ça ne change rien pour un tel film. Le Prince de Hombourg était aussi un des joyaux présentés dans le cadre du Festival de La Rochelle. Programme si pléthorique qu’on ne peut sérieusement prétendre ici l’évoquer tout entier. Mais programme dominé par trois rétrospectives majeures, dédiées à trois des plus grands cinéastes contemporains, Marco Bellocchio donc, Hou Hsiao-hsien et Olivier Assayas.
Trois artistes en activité, toujours d’une extraordinaire créativité – après l’admirable La Belle Endormie un attend Sangue de mi sangue à Venise, The Assassin fut pour beaucoup le sommet du dernier festival de Cannes, Sils Maria était le plus beau film de l’an dernier, un nouveau est en préparation. Ces trois cinéastes incarnent trois « sentiments du cinéma » parfaitement singuliers, et dont subitement on se plaisait à découvrir des assonances, repérables dans le cas Hou-Assayas (le second a réalisé le portrait filmé du premier), plus secrètes pour les autres, mais pourtant : l’attention à l’histoire et aux arts, l’inscription dans la culture longue et le quotidien, l’audace des formes, et des plongées dans les affects. Une radicalité sans effet de manche, plus profonde et plus féconde que bien des « gestes » suraffichés.
Il faudrait en fait ajouter un quatrième nom, également mis à l’honneur à La Rochelle, celui de Luchino Visconti. Visconti est mort et statufié, Visconti est consacré « grand classique »… Visconti, un prince lui aussi, ne sera jamais un classique. Il est aussi fou qu’Arthur de Hombourg, il est aussi dingue que Bellocchio, Assayas et Hou, et en recherche de formes, de failles, de gouffres. Marco B. et Olivier A. connaissent son œuvre sur le bout des doigts, il est douteux que HHH ait vu aucun de ses films. N’importe : un festival, c’est aussi le montage ensauvagé de ces échos qu’aucune histoire de l’art férue de scientificité ne validerait, que seule l’expérience des projections suggère – pour chacun à sa façon. Et tant mieux si votre voisin n’est pas d’accord.
Il y a des chances qu’en ce cas, vous ayez l’occasion d’en débattre avec lui. C’était d’ailleurs, comme chaque année, une autre des vertus de ce festival, le nombre impressionnant des spectateurs de tous âges, leur engagement pour les films, leur curiosité, leur désir de discuter – il n’y avait qu’à écouter les innombrables conversations dans les longues files d’attente (tout le monde fait la queue ensemble à La Rochelle).
C’est ainsi que se construit cette idée très joyeuse d’un cinéma au présent : présent de cette diversité des publics, et présent des œuvres même tournées il y a plusieurs décennies, mais éprouvées dans ce temps d’aujourd’hui, avec les yeux et les esprits, les inquiétudes et les questions actuelles. Et bien sûr échos entre les œuvres composant les rétrospectives et les films nouveaux, généreusement programmés également : 47 avant-premières.
Aucun programmateur ne peut prévoir l’assemblage que fera chaque spectateur à partir d’une offre si diverse. Un tout petit exemple, au hasard ( ?), l’enchainement fortuit, et parfaitement riche de sens et de suggestions, de deux nouveautés dont on ne savait rien – Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Periot, Amnesia de Barbet Schroeder – et de la revoyure des Damnés de Luchino Visconti, 45 ans après sa réalisation. Trois fragments d’une histoire allemande, d’une histoire de mémoire, de violence et d’inconscient, trois échos d’une inquiétude qui peut changer de lieux et de formes, mais ne cesse de travailler. En sortant, on pouvait aussi ouvrir son journal, les résonances ne s’éteindraient pas.
lire le billetVictoria de Sebastian Schipper. avec Laia Costa, Frederik Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit, Max Mauff. Durée: 2h14. Sortie: le 1er juillet 2015
Difficile d’échapper à la publicité envahissante qui vante l’exploit technique et les effets psychotropes de Victoria. Cette publicité n’est pas mensongère: il s’agit bien du tournage d’un long métrage en un seul plan et il engendre bien cet effet où se mêle hypnose et surchauffe. Pourtant, cet accent mis sur la performance est finalement assez peu nécessaire pour dire les véritables qualités du film; il est même en partie à contre-sens.
Victoria raconte en 2h14 ce qui est supposé être la vie durant 2h14 de ses protagonistes, la jeune Espagnole récemment installée à Berlin qui donne son nom au film et quatre jeunes «vrais Berlinois» qui l’ont branchée à la sortie d’une boîte techno. Dérive alcoolisée, substances diverses, drague, confidences, défis émaillent d’abord cette traversée nocturne de la capitale allemande, avant que le film ne bascule dans le thriller avec la rencontre de gangsters menaçants, une attaque de banque à l’arrache et une fuite à rebondissements. D’une Mephisto Waltz de Liszt à un braquage sanglant, de la nuit urbaine bravée joyeusement à vélo et avec force bières à une cavale hallucinée, Victoria procède par embardées surprenantes et pourtant cohérentes.
Le sentiment de vertige, d’excès de vitalité mêlée à la peur du lendemain qui anime le film, et lui donne son énergie, tient assurément à l’emploi du plan séquence et à l’improvisation des scènes par les acteurs, tous excellents. Que ces plans-séquences soient de fait un seul plan a un intérêt majeur du point de vue des conditions de tournage (il a fallu aux interprètes et aux techniciens se lancer d’un coup dans la totalité de l’expérience, ce qui évidemment a eu des effets sur ce qu’ils ont fait) mais n’a finalement pas tant d’importance pour le spectateur.
On connaît des films eux aussi en plans séquences, en plusieurs plans séquences, qui ont atteint voire dépassé ce sentiment d’intensité extrême, de vie en train de brûler d’un coup au cours d’une dérive dont les personnages pas plus que les interprètes ne connaissent le développement. John Cassavetes a été un grand praticien du genre, Husbands offrant sans doute l’exemple en l’occurrence le plus pertinent.
Pour le spectateur, c’est-à-dire aussi pour la narration, que l’histoire se déroule véritablement en 2h14 n’a pas tant d’importance, au cinéma la question de la continuité –temporelle, spatiale, émotionnelle– se joue ailleurs que dans la continuité technique, matérielle du filmage. Elle se joue dans la mise en scène.
On en avait la démonstration dans un autre film qui affichait la revendication du temps réel, Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda, censé se passer exactement durant les 90 minutes de la durée du film –ce qui est factuellement faux, on ne voit pas Cléo monter et descendre ses escalier et autres moments comparables, mais vrai du point de vue dramatique. (…)