«Fidelio, l’odysée d’Alice» : le cinéma par vibrations

fidelio-l-odyssee-d-aliceFidelio ou l’Odyssée d’Alice de Lucie Borleteau, avec Ariane Labed, Melvil Poupaud et Anders Danielsen Lie. Sortie le 24 décembre | Durée: 1h37.

Où vogue-t-elle, la belle et frêle et forte Alice, à bord du Fidelio? Ce n’est pas une passagère, sur ce porte-container bleu et rouge qui semble parfois un monstre, et parfois un jouet. Mécanicienne douée, elle assure la maintenance des énormes machines qui font avancer le navire, répare les grosses avaries et bricoles les branchements quand le matériel ne suit pas. Elle assure, Alice.

Elle assure avec les turbines et les alternateurs, et aussi avec les gars du bord, société masculine des marins depuis la nuit des temps, machisme ordinaire, blagues de cul sans méchanceté, mais quand même elle est canon, et il fait chaud, et les trajets en mer sont si longs. Elle sait faire avec, et contre quand il faut.

C’est avec elle-même qu’elle est moins assurée. Les tuyauteries du désir, les câbles des émotions, l’inextricable machinerie des sentiments sont plus incertains, surtout lorsque, laissant à terre son amoureux dessinateur, elle retrouve à bord, sans d’abord l’avoir voulu, son ex-grand amour devenu capitaine de ce Fidelio bientôt bon pour la casse.

Pilotant d’une main très sûre la trajectoire de ce premier film, la réalisatrice Lucie Borleteau réussit à faire jouer ensemble les «matières» hétérogènes et les espaces sans commune mesure, la claustrophobie de la vie à bord et l’immensité des horizons de la marine marchande, la jungle technique, bruyante et sale, de la salle des machines, les espaces intimes, les codes à la fois factices et nécessaires de la famille réelle, à terre, et de la famille de facto, à bord, la menace d’un énorme bloc de ferraille et la tension de la pointe d’un sein tourmenté par la pulsion de vie elle-même. (…)

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“Run”, épopée hallucinée

RunRun de Philippe Lacôte. Avec Abdoul Karim Konaté, Isaach de Bankolé, Reine Sali Coulibaly, Alexandre Desane, Adelaïde Ouattara. 1h42. Sortie le 17 décembre.

Il marche. Il vise. Il énonce une phrase sibylline où il est question d’un éléphant, il tire. Il court.

Il s’appelle comme ça: Run. Il vient de tuer le premier ministre de Côte d’Ivoire.

C’est le début du film, mais presque la fin de l’histoire. Quelle histoire ? Celle du garçon de la campagne venu dans la grande ville avec ce surnom. Celle de ce pays vaste et complexe, qu’une guerre civile a ravagé. Run n’est pas un personnage, c’est un héro, au sens de l’épopée. Et c’est bien ainsi que le filme Philippe Lacôte, que l’incarne l’impressionnant Abdoul Karim Konaté. Run, le film, n’est pas non plus un récit ni une chronique : c’est une traversée hallucinée dans la réalité et l’imaginaire d’un pays travaillé par des forces archaïques et des tensions très modernes. Très vite le premier long métrage du réalisateur ivoirien ouvre grandes les portes d’une circulation entre passé et présent, réalité et surnaturel, description et incantation.

Run aura plusieurs vies, sans les avoir choisies. Comme dans les romans picaresques il est balloté au fil de rencontres qui décident de son sort, jusqu’à ce qu’à nouveau, il se mette à courir. Membre novice d’une société secrète, assistant d’une ogresse rieuse, petite frappe membre des Jeunes Patriotes (la milice de l’ex-président Gbagbo), nouveau riche arrogant, combattant révolutionnaire, il passe sans le vouloir d’une situation à une autre, et c’est tout un paysage, à la fois mental, politique et très concret qui devient sensible.

Lacôte filme remarquablement les corps et les visages, et tout aussi attentivement les paysages. Dans la forêt tropicale comme dans la luxuriance de la ville, la présence des lieux, à l’occasion aussi des rituels et des chansons, engendre une matière très riche, très physique, qui confère à pratiquement chaque séquence une puissance singulière. Cette force est aussi ce qui fait que la construction non linéaire du film rend plus apte à percevoir, de manière intuitive, une réalité compliquée, et dont il est exclu de prétendre donner toutes les clés.

Créatif, sensuel, étrange, Run est donc également une manière de prendre en charge une actualité toujours à vif. Jailli sans crier gare (il a été montré à Cannes sans attirer grande attention), c’est, ou plutôt ce devrait être une manière d’événement. Il y a quelque chose de scandaleux dans la quasi-indifférence qui accompagne sa sortie, noyée dans la déferlante de films qui s’embouteillent plus que jamais en cette fin d’année.

Sans compter que la large reconnaissance, ô combien méritée, de Timbuktu une semaine plus tôt vient encore aggraver ce peu d’attention – personne ne le dira comme ça, mais on voit bien que un film africain ça va, deux de suite faudrait quand même pas exagérer…  Au milieu de difficultés immenses, il émerge pourtant de nouveaux signes prometteurs du cinéma africain (et il n’est pas indifférent que Lacôte soit aussi le producteur d’un autre film remarquable, Le Djassa a pris feu de Lonesome Solo).  Run en offre un signal particulièrement clair, qui appelle une et même des suites.

 

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“Au revoir l’été”: l’arme de la douceur

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Au revoir l’été de Kôji Fukada, avec Fumi Nikaidô, Mayu Tsuruta, Taiga, Kanji Furutachi. Durée: 2h06. Sortie le 17 décembre. 

Ce film est un miracle. Un miracle qui risque fort de passer inaperçu, précisément pour les raisons qui le rendent miraculeux : sa finesse, la délicatesse de touche avec laquelle est composée ce qui se donne pour une chronique estivale dans un village japonais d’aujourd’hui (ce qu’est effectivement le film), mais qui laisse affleurer les duretés du monde actuel, à la fois de manière très située et éveillant des échos universels.

L’arrivée dans une petite ville rurale d’une femme, Mikie, et d’une jeune fille, Sakuko, le déploiement des relations avec les autres habitants, la mise en place de jeux de séduction ou de défiance, marquent d’emblée par l’élégance des plans, souvent fixes, et  la fluidité des rythmes. Ni spectaculaire ni surdramatisée (du côté de la peur, du comique ou de quelque autre ressort accrocheur), une foule de sensations et de significations vibre pourtant dans les gestes simples de l’installation dans la maison, qui fut la maison de famille de l’ainée, dans des rencontres et des promenades à la plage ou dans les rues.

Une certaine langueur, liée à l’atmosphère et à l’état psychique des protagonistes, semble baigner le film, elle permet une présence sensible inhabituelle des objets, des textures, des lumières. Sans rien de très original, l’univers où évoluent les protagonistes devient étonnamment présent, et ce que font les personnages acquiert peu à peu une intensité d’autant plus singulière qu’elle ne s’appuie sur aucun événement renversant, aucune rupture ou astuce de scénario.

Mikie est la tante de Sakuko, elles passent l’été dans la maison qu’occupe à présent une autre tante, absente. Mikie vient terminer un travail de traduction, Sakuko préparer ses examens d’entrée à l’université. Tandis que Mikie renoue plus ou moins avec un ancien amoureux, qui tient un hôtel, Sakuko se lie avec un jeune homme timide employé dans ce même hôtel. Conversations, visites, balades à vélo, réunions de voisinage, rendez-vous au café, tout semble d’abord aussi gracieux qu’anodin.

La manière dont Fukada, sans se départir de son ton à la fois attentif et distancié, organise le déploiement progressif de la perception de la corruption, de la prostitution, des effets de Fukushima, des rapports brutaux dans une société qui paraît si policée … est d’autant plus troublante. On pourrait invoquer les grands maîtres japonais d’un cinéma de la nuance, et des violences tapies dans le quotidien, Yasujiro Ozu et Mikio Naruse. Pourtant Kôji Fukada ne filme pas comme eux, et son cinéma est très contemporain. Mais il est vrai qu’il retrouve à sa façon la capacité de rendre sensible les effets et les parts d’ombre des rituels de la vie courante, l’indissoluble mélange de grâce et d’hypocrisie des conventions sociales. Figure marquante d’une génération de jeunes cinéastes indépendants, dont Nami Iguchi (Sex Is No Laughing Matter), Tetsuya Mariko (Ninifuni) ou Katsuya Tomita (Saudade) sont d’autres remarquables représentants, explorant à nouveau avec ce troisième long métrage des espaces à l’écart des autoroutes du film de genre, Fukada fraye une voie singulière, sensible et inquiète, où la douceur est une arme redoutable.

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“Eau argentée”, poétique de la terreur

eauargenteeEau argentée de Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxaet. 1h43. Sortie le 17 décembre.

En mai 2011, alors que les affrontements embrasaient son pays, la Syrie, Ossama Mohammed quittait Damas. Il venait à Cannes présenter un court métrage, L’Adolescent et la botte, et témoigner de la terreur exercée par la soldatesque de Bachar el-Assad contre son peuple alors désarmé, et qui réclamait un terme à des décennies d’oppression totale.

Ossama Mohammed n’est jamais retourné en Syrie. Depuis Paris, il a entrepris un travail de cinéaste à partir d’éléments qu’il avait apportés avec lui, d’enregistrements postés sur YouTube, puis d’une correspondance –textes et vidéos– avec une jeune réalisatrice de Homs assiégée. Elle se prénomme Simav, ce qui en kurde signifie «eau argentée». La deuxième partie du film est surtout composée de plans tournés par Simav et des échanges par chat entre Ossama et elle.

Eau argentée jaillit des images le plus souvent tournées à la DV ou avec un téléphone portable, des mots des habitants de Derra et de Homs, de ceux de conversations du réalisateur avec des personnes rencontrées sur place, et aussi de sa voix off depuis Paris où il distille également, caméra en main, un léger contre-point à la déferlante venue de là-bas.

Déferlante de terreur, de sang et de douleur. Déferlante inédite, quand bien même on a vu beaucoup de ces images, ou d’autres comparables. Ce n’est pas tant l’effet d’accumulation, au lieu du fractionnement des posts YouTube, ou des «sujets» télé qui fait la différence, c’est la construction d’une écoute, d’une attention, d’une intelligence qui sans cesse déploie le sens de ce qui est ici montré.

Puisqu’au milieu de tout cela, il y a, au-delà de l’empathie poignante, «du» sens. Certainement pas «un» sens, mais des stratégies, des choix, de la part de toutes les personnes impliquées. Parmi ces personnes se trouvent aussi celles qui sont dans le camp du pouvoir et qui, sur ordre ou par gloriole personnelle, filment et mettent en ligne les atrocités qu’elles commettent.

 Il apparaît qu’il existe bien un choix stratégique des dirigeants de faire filmer au téléphone portable (comme ceux d’en face) les séances de torture dans les commissariats et de les diffuser. Les séides de Bachar El-Assad utilisent eux aussi les réseaux sociaux pour répandre la terreur, y compris en rendant perceptible la jouissance du flic de base d’enregistrer les coups et les humiliations qu’infligent ses collègues, jusqu’à cette séquence où le troufion met en scène son officier: «Allez-y lieutenant, cognez-le sur la tête, avec le pied c’est mieux, l’autre à côté aussi», dit la voix off qui tient l’iPhone tandis qu’on voit la rangers qui shoote dans un visage, ajoutant sur le mur blanc une longue trace de sang supplémentaire.

Des multiples intelligences que recèle Eau argentée, la compréhension in situ des puissances contradictoire des images n’est pas la moindre. (…)

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« Qu’Allah bénisse la France » : contre « La Haine » et la fatalité

ac6896407-1Qu’Allah bénisse la France d’Abd El Malik, avec Marc Zonga, Larouci Didi, Mickaël Nagenraft, Matteo Falkone, Sabrina Ouazani, Mireille Perrier. Durée : 1h36. Sortie le 10 décembre.

Dès les premiers plans, noir et blanc soigneusement travaillé captant comme à la volée des scènes dans une cité de banlieue, l’affaire semble entendue. Le film d’Abd Al Malik prend modèle sur La Haine  de Mathieu Kassovitz. Plus tard, on lira dans le dossier de presse que le réalisateur revendique cette référence, rendant un hommage appuyé à son ainé. Or, apparemment sans le savoir, Qu’Allah bénisse la France  fait exactement le contraire du film de Kassovitz.

A l’opposé de la machine efficace et malhonnête qui, d’emblée, décidait de l’issue de l’enchainement d’événements agencés pour produire un maximum d’effets, au mépris de la réalité des quartiers et de ses propres personnages, le nouveau film ne cesse de suivre les méandres possibles, les embranchements ouverts d’un écheveau de relations autour de son personnage principal.

Non que le réalisateur ignore ce qu’il doit advenir à celui-ci, puisqu’il s’agit de nul autre que de lui-même. Non même qu’il doive dissimuler à tout prix au spectateur ce qui va arriver puisque le jeune homme issu du Neuhoff, quartier « difficile » de Strasbourg et devenu un rappeur reconnu, a raconté sa trajectoire dans un livre déjà intitulé Qu’Allah bénisse la France ! (Editions Albin Michel). Pour passer à la mise en scène, il semble qu’il lui a été utile de se référer au « film de banlieue » le plus connu – et ses producteurs ont voulu qu’il recoure au même chef opérateur, Pierre Aïm. Dont acte. Son film est pourtant une réussite pour des raisons qui ne tiennent qu’à lui-même, et qui se situent aux antipodes de son réputé modèle.

Abd Al Malik a trouvé en Marc Zinga un alter ego impressionnant de présence et de tonus, mais aussi, qualité indispensable, d’opacité. Il a trouvé ou retrouvé entre les barres de son quartier natal un sens de l’espace et de la vitesse qui vient peut-être d’une longue pratique des lieux, mais il y montre une capacité à jouer de l’organisation visuelle de ces espaces qui dénotent un authentique cinéaste, tandis l’usage rythmique des vitesses vient possiblement de sa pratique de musicien.

Surtout, brossant avec un mélange de précision documentaire, de liberté stylistique et de lyrisme l’image complexe d’un espace social composite, où cohabitent, s’allient et s’affrontent des personnalités, des pratiques, des visions du monde très différentes, bref rompant avec cette uniformisation mi-terrifiante mi-fascinante de « la » banlieue » et de ceux qui y vivent (le péché capital de La Haine), il a réussi un film remarquablement ouvert.

Le lycéen Régis devenu Abd Al Malik est lui-même à l’intersection de multiples voies, et il ne choisira pas toujours le même type de solutions, études sérieuses, musique, diverses formes de délinquance, attachements à des amitiés de jeunesse qu’il est aussi nécessaire de ne pas trahir que de ne pas s’y laisser enfermer, rapports à l’islam, aux attachements culturels, communautaires, religieux, mariage. Qu’Allah bénisse la France regorge de scènes fortes, certaines s’inscrivent avec talent dans les passages obligés du genre, d’autres y dérogent totalement.

Sa construction ne cesse de déjouer tout fatalisme (cette horrible petite machine scandée chez Kassovitz par le gadget « jusque là tout va bien », qui a déjà décidé, pour les spectateurs et pour les personnages, de la fatalité du destin). Sans doute parce qu’il l’a vécue (sans en faire une règle : des cinéastes ont su approcher de manière ouverte des situations qui n’ont pas été les leurs, et Abd Al Malik a bien raison de citer comme autre référence Rocco et ses frères),  sa manière d’aborder cette histoire reste en permanence, pour les protagonistes comme pour ceux qui y assistent, une expérience des possibles – dans ce qu’ils ont de plus angoissants comme de plus prometteurs.

Avec une verve réjouissante dans la caractérisation des personnages qui entourent le jeune homme, et le recours à de multiples régimes de langage loin de s’exclure entre eux, ce qui a l’avantage de les « défolkloriser », le cinéaste compositeur-interprète de Gibraltar trouve également des ressources dramatiques sans doute inspirées du rap, de ses usages de la répétition, de la variation, de la bifurcation dans les mots, de glissements de sens qui affirment et interrogent à la fois.

Spectacle prenant et très beau refus des assignations à résidences (y compris dans les cages de la fiction), Qu’Allah bénisse la France est un exemple lumineux de la manière dont la mise en scène peut participer de représentations de gens qui, contre les clichés, peuvent écrire leur propre histoire, individuellement et collectivement.

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“Timbuktu”, la danse de la folie

ob_a40617_captureTimbuktu d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara, Kettly Noël.| Durée:1h37. Sortie le 10 décembre.

La gazelle, silencieuse et affolée. Le drapeau noir du djihad. Les vaches tranquilles près du lac au milieu du désert, un enfant. La ville et ses maisons de terre surmontées de paraboles. La violence du son des balles qui déchiquètent les statues.

Il y a une histoire, qui sera contée. Il y a une situation, qui sera décrite. Il y a une multiplicité de gens, de peuples, de langues. Il y a un monde composite, disjoint semble-t-il et qui pourtant est un seul ensemble.

La famille de bergers dans la tente sur la dune et la famille de pêcheurs sur la rive, c’est comme sorti d’un récit biblique, et c’est une scène de western, et c’est maintenant aussi. Maintenant, cette époque contemporaine où on tue à coups de pierres ceux qui n’ont pas officialisé leur amour devant le bon prêtre, ce Moyen-Âge de 4X4 et de kalach tenues par des jeunes gars paumés, qui s’engueulent ferme sur les mérites comparés de Zidane et de Messi.

Abderrahmane Sissako est comme… comment dire? Comme un danseur aveugle qui danserait toutes ses perceptions. Son film est sa danse.

«Aveugle» pas parce qu’il ne voit pas, évidemment, mais parce qu’il va au-delà, parce qu’il capte les vibrations, les intensités, les souffles. Il sait comment les islamistes ont pris les villes du Nord Mali, il sait ce qu’ils ont fait, et c’est là, à l’écran. Mais pas comme le décrirait un journaliste, un documentariste ou même un romancier, plutôt comme le modulerait un chanteur à bouche fermée ou un poète mystique.

Abderrahmane Sissako sait aussi ce qu’il y avait avant l’attaque des djihadistes, et comment cela continue, après la venue de soldats français qui les ont délogés, après les déplacements suivants, dans l’histoire, dans l’espace, dans l’actualité. Timbuktu n’est pas une chronique, c’est un récit mythologique. Et c’est ainsi, ainsi seulement, qu’il prend en charge l’acuité du présent.

Cela semble tout simple, une succession de saynètes disposées autour du fil conducteur d’un drame à la fois singulier et exemplaire, qui frappe la famille d’éleveurs située par le scénario au centre de l’écheveau de situations toutes reliées  –exemplaire, du moins, d’un état de violence à la fois barbare et bavarde, dans les mots d’une pseudo-justice comme dans les coups de fouets ou de feu. Mais non. Aucune figure ici n’est simple, pas même celle des assassins– surtout pas elles. Miroir paroxystique, de toute sa rage et de tout son rire, Zabou la folle créole parée d’oripeaux princiers et d’un coq altier tient tête aux fous d’Allah.

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Pourquoi un film réalisé par un Français représente la Chine aux Oscars?

lepromeneurdoiseauLe Promeneur d’oiseau de Philippe Muyl, qui représente la Chine aux Oscars

Depuis une décennie, chaque année voit une augmentation du nombre de pays candidats à l’Oscar du meilleur film étranger –en version originale: Foreign Language Academy Award. C’est en effet la langue qui compte, tous les films en anglais étant, eux, éligibles à toutes les autres catégories, quelque soit leur origine. Pour la cérémonie de 2014, le nombre de 76 candidats représentait en record, balayé cette année avec 83 impétrants. Courant décembre, le comité ad hoc qui, au sein de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences (AMPAS), s’occupe de cette partie très singulière de la compétition, devrait rendre publique une première liste, de 9 titres, parmi lesquels seront ensuite sélectionnés les cinq finalistes, annoncés en janvier.

L’AMPAS a toujours eu du mal à intervenir dans la catégorie Foreign Language, loin des préoccupations hollywoodocentrées qui pilotent l’ensemble de ses activités. Cela a souvent donné lieu par le passé à des choix marqués par un décalage incompréhensible avec ce que les amateurs de cinéma du monde entier considéraient comme des grands films, et à des manipulations grâce à des intermédiaires capables d’influencer les votants. Tout cela a été en partie amélioré au cours des dernières années grâce à des modifications du règlement, et notamment l’ajout de ce comité spécialisé, habilité notamment à ajouter à la liste des finalistes des films considérés comme majeurs qui auraient été oubliés par la procédure normale.

Cette évolution explique en partie la hausse du nombre de candidats, qui reflète aussi, et surtout, le nombre croissant de pays où existe et se développe un cinéma ambitieux, qui ne se destine pas uniquement à la distraction locale mais à une reconnaissance plus large. Ce phénomène est directement lié à la gigantesque multiplication du nombre de festivals, qui offrent désormais une visibilité à d’innombrables films de multiples origines, en dehors des circuits commerciaux classiques –qui tendent, eux, à être de plus en plus saturés par les produits hollywoodiens.

D’où, à nouveau, le besoin de signes de distinction forts pour se frayer une place –et peu de signes sont aussi forts qu’une nomination comme finaliste aux Oscars, sans parler de la conquête de la statuette elle-même.

Une récente enquête du journal corporatif de Hollywood, Variety, a mis en évidence le rôle décisif des festivals internationaux dans la désignation des candidats par les différents pays. Le Festival de Cannes est de loin celui qui pèse le plus, suivi à bonne distance par Berlin et Venise. Le poids de ces festivals se retrouve de manière accrue dans les listes de finalistes, et celles des lauréats.

Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans la liste des 83 films de cette année, où on trouve par exemple une première candidature mauritanienne, celle de Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, un des plus beaux films de la compétition cannoise (sortie en France le 10 décembre). Aux côtés du représentant français, le beau Saint Laurent de Bertrand Bonello, Timbuktu, produit par Sylvie Pialat, est un des 12 films étrangers mais massivement coproduits en France à concourir à l’Oscar.

De manière inattendue, on trouve aussi parmi ces candidats un film qui n’a pas eu, lui, les honneurs des grands festivals internationaux. Il s’agit du candidat présenté par la Chine, qui s’est pourtant à nouveau distinguée cette année dans l’arène internationale, notamment grâce à l’Ours d’or à Berlin de Black Coal de Diao Yinan, qui semblait faire un candidat idéal.

Mais plutôt que ce film noir, les autorités chinoises ont préféré présenter une charmante bluette entre un grand père et sa petite fille pris dans des tribulations à travers quelques uns des plus beaux paysages du pays, et découvrant les joies de la vie simple à la campagne. Le Promeneur d’oiseau ressemble davantage aux films officiels que produisait la Chine il y a une vingtaine d’année, mais sa principale singularité est d’être signée d’un Français, Philippe Muyl. Bénéficiant du récent accord de coproduction signé entre la France et la Chine, celui-ci a en effet réalisé ce qui est fait le remake d’un de ses propres films, Le Papillon (2002), avec Michel Serrault. Comme quoi la bien-pensance est sans frontière. Le film, récemment sorti en DVD édité par UGC, se regarde d’ailleurs sans déplaisir, agréable promenade sentimentale et touristique dans des paysages exotiques autour d’un scénario sans malice.

Il reste que le choix par les autorités chinoises d’une réalisation signée d’un étranger est un camouflet violent envers l’ensemble des cinéastes du pays. Dans un environnement aussi nationaliste que la Chine, et une culture où faire perdre a face est un acte grave, l’explication la plus plausible est qu’il s’agit d’une réaction du pouvoir au geste de protestation très vigoureux des cinéastes contre la censure dans leur pays, censure qui s’est significativement renforcée récemment.

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«White God», et un chien vivant après elle

doghomeWhite God de Kornél Mundruczó avec Zsófia Psotta, Sàndor Zsótér, Lili Monori.  Durée: 1h59 | Sortie le 3 décembre.

Un chien qui court dans la ville, c’est beau. Du moins lorsque c’est Kornél Mundruczó qui le filme.

Très tôt, cette sensation visuelle, plastique, dynamique, s’impose comme une évidence. Evidence à la fois nécessaire et suffisante à l’existence de ce White God au titre incompréhensible –sinon l’assonance God/Dog suggérant un sens plus vaste, voire métaphysique, à cette histoire centrée sur une adolescente et son gros chien, exclu par la famille et la société, dressé pour tuer et qui revient en Spartacus canin. Mais rien de commun avec le White Dog de Samuel Fuller.

Sens plus vaste? Métaphysique? A l’issue de la projection, les diverses significations de l’histoire de la jeune Lili, larguée par sa mère chez un père qui ne sait que faire d’elle en compagnie du gros chien qui a toute sa tendresse n’est assurément pas ce qui importe le plus.

La parabole sur le racisme et la xénophobie, sujet d’une sinistre actualité dans la Hongrie d’aujourd’hui comme dans les pays environnants, est sans doute le thème du film, mais une fois acté ce que signifie, littéralement et métaphoriquement, la traque systématique des chiens par les autorités soutenues par la majorité de la population, il est clair que la puissance du film réside ailleurs, aussi légitime soit ce thème.

De même ni la question du fossé des générations, ni le classique roman d’apprentissage de l’existence par une jeune fille n’auront grande importance. Et à peine davantage ce qui se trame d’un peu mystérieux, d’un peu complexe dans ce qui semble être la seule activité régulière de Lili, la pratique de la musique dans un orchestre, microcosme où s’affrontent et s’associent discipline de fer, élan passionné et quête de l’harmonie.

Car c’est bien du côté des sens, et des sensations, que se joue la véritable réussite de ce film. Kornél Mundruczó possède un sens puissant et attentif du cadre, du rythme, de la distance. Il filme aussi bien le visage et le corps, singulièrement peu classiques, de la jeune interprète de Lili, Zsófia Psotta, que la course solitaire d’un grand clébard dans les rues, ou une meute de chiens transformés en armée rebelle mettant la ville à sac. Filmant Budapest à hauteur de labrador, il redécouvre les humains avec une acuité impressionnante. L’énergie semble couler comme un fleuve aux multiples bras dans la ville transformée successivement en prison à ciel ouvert, en terrain de recherche, en lieu onirique, en champ de bataille. (…)

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