Mateo Falcone d’Eric Vuillard, avec Hugo de Lipowski, Florian Cadiou, Thierry Levaret, Pierre Moure. 1h05. Sortie le 26 novembre 2014.
Il arrive qu’un bon écrivain tourne aussi des films –et qu’un bon cinéaste publie des livres. Il est sans exemple que sortent à la même saison un des meilleurs romans de l’année et un film tout à fait remarquable, portant la même signature, celle d’Eric Vuillard. Quoi qu’en aient décidé les jurys des prix littéraires, Tristesse de la terre (Actes Sud) est assurément un des plus beaux livres parus cet automne. Et Mateo Falcone est une des seules propositions de cinéma véritablement mémorables en ce dernier trimestre surpeuplé de films prévisibles et oubliables.
Vuillard n’a pas les deux pieds dans le même sabot. L’an dernier, il se signalait en publiant simultanément deux ouvrages aussi remarquables l’un que l’autre, Congo et La Bataille d’Occident (également chez Actes Sud). Le doublé de cette année est lui seulement apparent, Mateo Falcone ayant été tourné en 2008. Mais le film (1h05) partage avec les livres leur concision et une ambition comparable, même s’il semble que ce soit par un biais artistique différent.
Alors que les trois ouvrages sont des créations constituées d’éléments factuels très précis centrés autour d’un événement politique de première magnitude (la colonisation, la Première Guerre mondiale, le génocide des Amérindiens), le film est une adaptation de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée et s’inscrit immédiatement sur un horizon mythologique, dégagé de tout ancrage temporel ou géographique particulier.
C’est pourtant bien la même quête, esthétique et politique, qui les anime: (…)
Mercuriales de Virgil Vernier, avec Ana Neborac, Philippine Stindel. 1h44. Sortie le 26 novembre.
Elles sont deux tours, Levant et Ponant, les usagers du périphérique parisien connaissent bien leur faux air de World Trade Center. « Les Mercuriales » est écrit sur chacune. Elles sont deux filles, Lisa et Joane. Une vient d’Europe centrale, l’autre de la banlieue. Travaillant dans les tours comme hôtesses d’accueil, les deux filles deviennent amies. On voit un peu de l’organisation intérieure des tours, la sécurité, les coins cachés et essentiels. On voit un peu le fonctionnement intime des filles, leurs angoisses, leurs pulsions, les angles secrets de deux sœurs d’élection, si semblables et si différentes.
« Mercuriales », ce mot qui veut dire plein de choses (une assemblée, une mauvaise herbe, une réprimande), s’inscrit sur le ciel de Bagnolet, et sur celui de l’Olympe, invocation mythologique abstraite qui, comme tous les choix de mise en scène, n’affirme rien, n’énonce rien, mais suscite une sorte vibration intérieure à la captation de réalités triviales.
Virgil Vernier semble déambuler presqu’au hasard, il suit un jeune vigile, se laisse attirer par cette jeune femme qui exhibe ses seins refaits, suit une trajectoire, en croise une autre. D’autres figures apparaissent autour de Lisa et Joana, la colloc black et sa petite fille dont les deux amies s’occupent, un fiancé pour la colloc, un Gaulois passé musulman rigoriste… D’autres lieux (boite de nuit, maison abandonnée, cour de HLM, échangeur, mairie…), d’autres états (euphorie, fureur, déprime, espoir…). Où a lieu cette scène de bacchanale grotesque, archaïque, filmée avec une vieille caméra vidéo ? Quel est le site de ces scènes de spectacle pornographie ? Dans quelle contrée ces soldats armés de mitraillette patrouillent-ils parmi les enfants et les ménagères ? La réponse est la même, évidente : dans Mercuriales.
Extrêmement réaliste mais porté par une sorte de légèreté poétique, de fluidité sensible qui dérive de scène en scène, Mercuriales construit un univers, à la fois microcosme entre ces deux filles élancées comme des tours, impeccablement design elles aussi, et monde immense, monde d’aujourd’hui approché dans la tonalité d’un conte sans âge. «Cette histoire se passe en des temps reculés, des temps de violence. Partout à travers l’Europe une sorte de guerre se propageait. Dans une ville il y avait 2 filles qui vivaient…» entend-on à plusieurs reprises.
La violence et le territoire comme longitude et latitude de cette humanité, de cette féminité, de cet assemblage de joie, de vide et frayeur.
Virgil Vernier, dont c’est le sixième long métrage, devient de plus en plus visible dans le paysage du jeune cinéma français. Après le documentaire Commissariat (2009) et le moyen métrage Orléans (2012). Révélé grâce à la sélection ACID au dernier Festival de Cannes, Mercuriales impose la singularité de son regard, de son approche d’un monde réel considéré comme seule question qui vaille, d’autant mieux qu’il est perçu grâce aux puissances de fantastique qu’il recèle.
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A Cappella de Lee Sujin, avec Chun Woo-hee, Lee Youg-lan. 1h52. Sortie le 19 novembre.
Il est assez rare de nos jours de rencontrer un film sans en rien savoir. Entre systèmes de repérage (genre, thème, vedettes, nom du réalisateur…) et prolifération de discours d’accompagnement (publicité, critique, buzz…), la quasi-totalité des films arrivent accompagnés d’un cortège d’indices plus ou moins fiables. Or, voici que ce premier film d’un réalisateur coréen surgit parmi les 20 (20 !) nouvelles sorties de ce mercredi 19 novembre sans aucun éléments d’identification a priori.
Surtout, pour autant que des esprits assez aventureux prendraient le risque d’aller à sa rencontre, A Cappella ne fera rien pour clarifier les choses, ne présentera pas ses papiers, entretiendra durant près d’une heure une féconde incertitude sur les raisons d’agir de ses protagonistes, et la tonalité d’ensemble de l’œuvre.
Loin d’être un obstacle, cette incertitude se révèle au contraire une richesse, porteuse d’intensité, de curiosité, de capacité à s’intéresser à de multiples registres, de la comédie adolescente au drame de société, de la chronique quotidienne à l’interrogation sur les notions de vérité, de culpabilité et de puissance.
Finalement le récit livrera davantage d’éléments d’explication et inscrira le film dans ce qui est bien une sorte de genre, particulièrement nourri en Asie, le film de collège sous le signe de la cruauté des rapports entre adolescents et du renoncement des adultes, genre dont relevait récemment La Frappe de Yoon Sung-yun, également venu de Corée mais situé cette fois cette fois côté garçons.
Cadré par cette thématique, le film n’y perd rien en émotion et en complexité, grâce à un sens de la narration non linéaire et de la mise en scène privilégiant la présence charnelle et l’inscription des corps dans des ambiances toujours très sensorielles. Déplacée, manipulée, à la fois volontaire et toujours prête à l’esquive, la jeune Gong-ju, interprétée avec intensité et complexité par Chun Woo-hee (révélée par l’admirable Mother de Bong Joon-ho) existe au-delà du fait divers sinistre qui marque son destin. De même les figures qui l’entourent (le prof qui l’emmène dans une autre école, la mère de celui-ci chez qui elle loge, la nouvelle copine de lycée, le garçon victime de harcèlements violents, la mère de Gon-ju, son père, etc.), sont toujours à la fois dessinés avec précision et habités de dimensions qui dépassent l’anecdote ou la seule nécessité dramatique.
Lee Sujin possède ce talent peu commun de savoir donner une présence, un potentiel affectif et narratif, à quiconque apparaît devant sa caméra. Assurément A Cappella raconte à la fois l’histoire d’une jeune fille et un état pas franchement exaltant de la société coréenne. Surtout, il réussit à engendrer un monde à la fois cohérent et complexe, un monde d’émotions, d’énergies et de rapports de force que la mise en scène rend perceptible de multiples manières, au service, si on veut, de ce qu’il raconte, mais jamais asservi par un sujet ou un thème, vibrant de multiples harmoniques qui l’excède et ne le rende que plus réel, et plus émouvant. Un monde où le sexe, la musique, la famille, l’éducation, la natation, nourrissent autant de branches qui se renforcent réciproquement.
Ainsi, ayant fini par expliciter son thème central et la clé dramaturgique qui organise la succession de situations, A Cappella dépasse son propre sujet, s’épanouit selon plusieurs lignes de force à la fois, devient universel tout en restant physiquement ancré dans sa réalité. Et c’est fort bien ainsi.
lire le billetVers Madrid- The Burning Bright (Un film d’in/actualité) de Sylvain George. 1h46. Sortie le 5 novembre.
Nécessaire sera la beauté étincelante du noir et blanc et nécessaires seront les détours loin de la Puerta del Sol. En mai 2011, mai et septembre 2012, Sylvain George est allé à Madrid filmer trois temps forts du mouvement des Indignados. Dans la lumière éclatante des assemblées et l’obscurité de la répression, il a promené sa caméra, parfois comme une caresse affectueuse, parfois comme un coup porté pour se défendre. Cinéaste à la rencontre d’un mouvement de protestation à l’ampleur et aux formes inattendues, il compose à partir des images recueillies sur place, et parfois ailleurs, une sorte poème visuel tendu par deux interrogations distinctes.
Distinctes mais nullement étrangères l’une à l’autre. Dans le droit fil de certaines réalisations précédentes du même auteur, mais avec cette fois le défi, et aussi la ressource, de prendre en charge un événement à la fois de grande ampleur et circonscrit, il s’agit en effet d’inventer de nouvelles réponses de cinéma, de nouveaux usages du cadre, de la lumière, du son, du montage qui fassent rendent justice aux êtres et aux actes qu’ils montrent.
Et il s’agit, dans le même élan, de remettre en jeu – en mouvement, en question – les possibilités d’un rejet de l’organisation sociale dominante par des pratiques nouvelles. C’est faire violence au film de séparer ces deux lignes de force qu’il ne cesse au contraire de tresser ensemble, mais cela seul permet de mettre en évidence ce qui anime de l’intérieur cet étrange objet à la fois très formel et très précis sur les faits, et lui donne sa puissance particulière.
La quête d’une forme passe aussi bien par ce noir et blanc qui inscrit le quotidien des manifs sur un horizon épique, parfois amplifié par des contre-plongées qui héroïsent les quidams croisés sur la place occupée. Elle passe par l’attention soutenue aux détails de la vie des milliers de personnes, leur manière de parler, de bouger, d’organiser le tout-venant de leur existence soudain déplacée hors de chez, ors de leur maison, de leur espace habituel, de leurs pratiques usuelles, aussi bien que l’émergence de cercles de réflexion et de propositions sur des thèmes plus généraux. Elle amalgame le poème visuel proche de l’abstraction à la chronique attentive des jours et des nuits de l’action collective et à la plongée – physiquement dangereuse – dans le tourbillon des tabassages policiers.
Cette quête appelle cette manière de tisser ensemble l’ici et maintenant du mouvement et ses à-côtés, ses horizons, ses hors champs – la ville, la situation d’un autre, immigré maghrébin sans papier, aussi et plus exploité que ceux qui protestent, dont cette protestation n’est pas l’affaire, et encore la nature, les rythmes du monde, ce monde où ont lieu ces événements et qui n’en a cure sinon comme mémoire archéologique d’une souffrance au long cours, que suggère un chant de la Guerre d’Espagne sur des images champêtres teintées de rouge.
Le questionnement sur la nature et la dynamique du mouvement, questionnement que par facilité on dira plus directement politique, fait dans le champ du cinéma directement écho au grand film ayant mis en scène l’espérance révolutionnaire qui a traversé le 20e siècle, et sa défaite, Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker. On y songe d’autant plus volontiers que les mains, motif central du film de Marker composé de deux parties intitulées « Les Mains fragiles » et « Les mains coupées », sont à nouveau omniprésentes dans le mouvement de la Puerta del Sol – agitées avec ironie, frappées avec rage et rythme, revendiquées dans leur nudité face aux armes policières (« nos mains sont nos seules armes ») – et dans les images de Sylvain George.
Rien d’anecdotique dans cette rime, mais au contraire le signe le plus apparent de l’interrogation – non résolue – sur la possibilité d’inventer de nouvelles méthodes, d’inscrire autrement une protestation radicale dans la cité, et d’en trouver les possibilités d’une pérennité, ou d’une transmission. « Nous avons réinitialisé les anciennes formes de lutte » dit un slogan enregistré par le film. Pas si sûr.
De fait, Vers Madrid ne montre aucune nouvelle forme de lutte, et s’il témoigne d’un engagement, d’une expérience vécue par des dizaines de milliers de personnes, acquis dont nul ne peut évaluer les suites, il montre aussi l’impossibilité d’élaborer de manière inédite et durable face au mur de boucliers, des casques et de matraques qui viendront inéluctablement écraser les corps et les rêves. La scansion répétée du trop célèbre El pueblo unido jamas sera vincido, incantation qui aura précisément accompagné tant de défaites depuis le meurtre de l’Unité populaire chilienne par les militaires et la CIA, est à la fois naïve, douloureuse et inquiétante de l’impossibilité non seulement à dire, mais à concevoir autrement.
Si The Burning Bright fait écho à l’éclat lumineux du mouvement dans sa générosité et sa jeunesse (et à l’unisson que trouve le film lui-même avec cette énergie), la formule Un film d’in/actualité qui figure aussi dans le titre complet du film renvoie à cette tension voulue entre observation de ce qui se passe et mise en question, y compris par rapport au passé – mais au nom d’une inquiétude qui concerne l’avenir. Sans ambiguïté aux côtés des Indignés de Madrid, le film est ainsi attentif à ce qui se fait et se dit, et à ce qui ne se fait pas et ne se dit pas. Par les chemins enlacés de ses qualités formelles et de témoignage, il peut dès lors inventer la possibilité d’une légitime et convaincante solidarité avec un mouvement sans occulter ses impasses et ses limites. En quoi il est véritablement une œuvre politique.
lire le billetInterstellar de Christopher Nolan, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49
Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.
Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.
A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.
On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.
Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.
Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.
Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)