Les salles de cinéma ne vont pas mourir

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Les prophètes de malheur sont en pleine forme. A vrai dire, ils n’auront jamais désarmé. Depuis que Louis Lumière a déclaré que le cinématographe était une invention sans avenir au moment même où avec son frère Auguste ils le rendaient techniquement possible, depuis que, le jour même de la première projection publique et payante du 28 décembre 1895, le père Lumière, Antoine, décourageait un spectateur enthousiaste nommé Georges Méliès qui voulait acheter cet appareil extraordinaire en lui disant qu’il ne pourrait que le ruiner, les annonces funestes n’ont cessé d’accompagner un art qui se porte pourtant très bien.

C’est ce qui fait le cœur du cinéma, la salle, qui est aujourd’hui la principale cible de nouvelles prédictions fatales. Après bien d’autres raisons, ce serait l’arrivée de serveurs de films en ligne, Netflix en tête, qui en signerait la condamnation à mort. A ces Cassandre incapables de penser les transformations autrement qu’en termes de substitution vient d’être adressé un vigoureux démenti. Leur auteur n’est pas exactement un cinéphile rétrograde les yeux fixés sur un passé aussi glorieux qu’inexorablement révolu. Et ce plaidoyer n’est pas non plus paru dans l’avant dernier numéro d’une revue des catacombes.

Signataire notamment de la trilogie The Dark Knight et de l’extraordinaire Inception, Christopher Nolan est l’exemple de ces grands créateurs de cinéma capables de vivre au cœur du système industriel hollywoodien tout en faisant vivre une idée ambitieuse des puissances du cinéma pour raconter et comprendre le monde contemporain. Dans le Wall Street Journal daté du 7 juillet, il fait paraître une tribune intitulée «Les films du futur continueront d’attirer les gens dans les cinémas». Dans le seul langage que comprennent les lecteurs de cette publication, celui de la rentabilité financière, il explique par le menu combien la salle est une installation d’avenir, avec toutes les raisons de continuer d’inventer des réponses désirables pour un public payant.

Se moquant au passage de son collègue Tarantino qui n’a rien trouvé de mieux que de déclarer que le cinéma disparaitrait avec l’utilisation de la pellicule (sic), Nolan pense, ou en tout cas s’exprime selon les critères en vigueur dans son monde, celui du grand spectacle et des blockbusters. L’essentiel de son argumentaire est parfaitement transposable à d’autres formes de cinéma. Mieux: il vaut pour le cinéma dans son ensemble, au-delà des gigantesques différences, voire des antagonismes violents qui séparent une idée du cinéma représentée par, disons, Transformers VI et le prochain film d’Alain Cavalier ou de Naomi Kawase.

C’est pourquoi le plaidoyer de l’auteur de The Dark Knight est si significatif. Il trouve écho dans un projet tellement sans commune mesure qu’il semble appartenir à un autre monde, mais qui en fait est une autre façon de travailler le même sujet. Une élève du département distribution/exploitation de La fémis, Agnès Salson, et son compagnon Mikael Arnal ont entrepris un tour de France des salles indépendantes. Après un échantillonnage un peu partout dans le pays (Saint-Ouen, Dijon, Bayonne, Paris 5e, Romainville, Orléans, Saint-Etienne…), ils ont mis en place un parcours organisé sur la route duquel ils se sont lancés le 12 juillet, et dont ils publient chaque jour la récolte.

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Une femme disparait

L’Homme qu’on aimait trop d’André Téchiné, avec Catherine Deneuve, Adèle Haenel, Guillaume Canet | Durée: 1h56 | Sortie le 16 juillet.

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«L’homme» du titre s’appelle Maurice Agnelet. Depuis près de 40 ans, il fait la une des journaux de temps en temps. Cet avocat niçois est soupçonné d’avoir assassiné sa maîtresse, Agnès Le Roux, dans le cadre de la guerre des casinos menée par la mafia et ses représentants quasi-officiels, le maire Jacques Médecin et le gangster Jean-Dominique Fratoni, assisté d’Agnelet. Trahissant sa mère, Renée Le Roux, Agnès a permis à Fratoni de mettre la main sur l’établissement de jeux qui appartenait à sa famille, le Palais de la Méditerranée. Depuis près de 40 ans, les soupçons pesant sur l’avocat lui ont valu d’être inculpé, disculpé, condamné, amnistié, emprisonné, libéré…

Le film décrit la plupart des rebondissements de cette affaire. Il était terminé quand un énième coup de théâtre, une nouvelle trahison familiale, celle du fils de Maurice Agnelet, a valu à celui-ci une condamnation par les assises de Rennes à vingt ans de prison, le 11 avril 2014 –toujours sans qu’on ait retrouvé le corps d’Agnès Le Roux ni su ce qui s’était produit. Un tel rebondissement in extremis aurait été catastrophique pour n’importe quel téléfilm consacré à l’«affaire». Pour le film d’André Téchiné, ça n’a aucune importance.

Il y a un léger malentendu. Le cœur du film n’est pas l’homme dont parle le titre, mais, de toute évidence, celle qui a disparu. C’est autour de cette jeune femme, de ce qu’elle fut, ce qu’elle voulut être, ce que les autres voulurent qu’elle soit, c’est à partir de la manière dont elle existe encore au-delà de sa disparition et polarise la vie des autres (Agnelet, sa mère, les médias, la justice française et même européenne) que le cinéaste a mis en place cette délicate et fatale machine infernale.

Pour mettre en mouvement cette quête fantomatique, bien davantage hantée par les troubles de Vertigo ou de Laura que soumise au greffe de la chronique judiciaire, Téchiné dispose de deux ressources formidables. La première est le matériau judiciaire et journalistique lui-même: s’appuyant notamment sur le livre de mémoires de Renée Le Roux, Une femme face à la mafia (Albin Michel) et sur l’énorme documentation fournie par la presse, il y a littéralement sculpté son propre projet de cinéma, sans jamais cacher de pièces à conviction ni distordre les faits.

Les péripéties de l’affaire Le Roux sont étonnantes, mais la manière dont André Téchiné s’en est emparé ne l’est pas moins: l’agencement des détails et des coups de théâtre, les circulations dans le temps, les points forts et les ellipses composent un récit à la fois très lisible et d’une grande complexité, qui assemble et déplace les habituels ingrédients du film noir et de l’énigme policière pour construire tout autre chose: un mystère, ce qui ne peut être expliqué et continue d’habiter chacun bien après que le récit (judiciaire, médiatique, fictionnel) soit terminé.

La deuxième ressource est évidemment les interprètes. Complice au long cours du cinéaste (sept films depuis Hôtel des Amériques en 1981), Catherine Deneuve joue avec brio cette Madame Le Roux d’abord séduisante et arrogante, puis humiliée et vaincue, enfin vengeresse et bouleversée, dédiant sa vie et ses forces, des décennies durant, à faire condamner celui qu’elle accuse du meurtre de sa fille et qui a été l’artisan de sa propre chute.

La présence de l’actrice dans ce rôle donne au film sa dimension mythologique: nul aujourd’hui en France n’est capable comme Catherine Deneuve d’exister à l’écran, et avec le plus grand naturel, à la fois comme une femme d’affaires et une mère blessée, et comme une sorte de déesse symbolisant successivement la Puissance, l’Humiliation et la Vengeance.


Pas forcément attendu chez Téchiné, Guillaume Canet incarne avec tout ce qu’il faut d’opacité et de brutalité un personnage qui ne se résume jamais ni à son côté machiavélique, ni à sa séduction, ni à son désir de revanche sociale.

Mais la véritable révélation du film est incontestablement Adèle Haenel, même si elle avait déjà attiré l’attention notamment grâce à son interprétation dans Naissance des pieuvres (2007) et L’Apollonide (2010). Dans le film, elle est à la fois la plus présente physiquement et la plus insaisissable, corps intense, un peu femme, un peu enfant, un peu ado, un peu pas fini, visage souvent comme en retrait du rôle pour mieux laisser exister sa part de refus des places qu’on veut lui assigner, déterminée et soumise, suicidaire et vibrante de vitalité.

Dans ce théâtre noir de la guerre pour le pouvoir et le fric, théâtre dont la noirceur est à la fois soulignée et allégée par le choix de tout filmer en couleurs éclatantes sous le soleil radieux de la Côte d’Azur, Agnès est d’un autre tissu, d’une autre nature. (…)

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Un conte d’automne tardif

Sunhi de Hong Sang-soo. avec Jung Yu-mi, Kim Sang-joon, Lee Sun-kyun, Jung Jae-young. 1h28. Sortie le 9 juillet.

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Il faut en prendre son parti. La quasi-totalité des films de Hong Sang-soo se passent en conversation dans des bars ou en déambulations dans les rues et les parcs – comme la quasi-totalité des pièces de Tchékhov se passent dans des propriétés rurales de la province russe, ou la quasi-totalité des films d’Ozu d’après guerre se passent dans des intérieurs de maisons d’employés, dans leurs bureaux ou dans des bars. On pourrait aussi se référer à Eric Rohmer, pour de multiples raisons et notamment dans la manière dont l’utilisation des mots sert à déplacer le point de vue, dont le langage fait littéralement de la mise en scène. Le plus souvent, le réalisateur coréen y ajoute cette caractéristique que ses personnages appartiennent au même milieu que lui, celui du cinéma d’auteur, des études de cinéma et des festivals. Cela confère une intimité supplémentaire et quelques harmoniques de possible autobiographie, qui rime avec auto-ironie.

Comme avec Tchékhov, Ozu ou Rohmer, chaque nouvelle œuvre pourrait aisément apparaître comme un nouveau chapitre d’un seul grand opus, ou comme une variation sur des thèmes déjà maintes fois abordés. Et comme le Russe, le Japonais ou le Français, le Coréen tire parti de cette manière de faire pour proposer au contraire une recherche extrêmement subtile et approfondie sur des questions nombreuses, bien au-delà d’un thème ou d’une obsession auxquels on essaie souvent de les réduire.

Dans les tonalités brune et dorée d’une fin d’automne, son quatorzième film est construit autour d’une structure géométrique en apparence simple : une jeune femme et trois hommes. Elle, Sunhi, termine ses études de cinéma et demande à son prof une lettre de recommandation. Puis elle rencontre son petit ami avec lequel elle est en train de rompre et ensuite un réalisateur avec qui elle a eu une liaison. Accomplissement exemplaire de l’art du cinéma selon HSS, le film associe deux gestes distincts, et les rend complémentaires.

L’un est un geste de « pure réalisation », si on peut dire. Il concerne la fluidité de la manière de filmer, la capacité à enchainer les mouvements, dans les plans et entre eux, pour construire à la fois l’unité qui correspond à la présence presque constante de Sunhi, la jeune femme, et les variations de rythme et de densité qui correspondent à la particularité de chaque homme.

A cette composition, très comparable à un travail musical, s’ajoute, toujours du côté de la « pure réalisation », le talent d’intensifier la nature de la présence à l’image de chaque protagoniste. C’est la manière de filmer qui rend ainsi Sunhi à la fois attirante, un peu manipulatrice et ayant du mal à s’affirmer, et qui confère à chacun des trois hommes son mode particulier d’assurance professionnelle et masculine, ses propres failles et maladresses, ses frustrations. Si le dialogue fournit des indices de toutes ces dimensions, le filmage des visages et des corps, des espaces entre eux, des gestes, des silences tisse un réseau très riche donnant une étonnante existence à des êtres dont on voit bien qu’ils sont au départ quasiment des conventions de récit, des « types ».

Or cela répond très précisément à un des principaux enjeux de ce qui circule effectivement entre ces protagonistes. Chacun d’eux d’une manière particulière est amené à formuler ce qu’il ou elle sait, ou croit savoir, veut afficher à propos de Sunhi – d’abord chacun des trois hommes en sa présence, puis ensuite les trois ensemble sans elle, lors de l’épilogue d’un comique douloureux dans le parc d’un ancien palais de Séoul. La jeune femme a fini par disparaître, sans qu’on puisse affirmer si elle s’est dissoute dans les descriptions d’elle ou si elle a juste choisi la liberté de leur échapper.

Mais en tout cas l’enchainement des échanges entre Sunhi et ses trois compagnons aura mis en branle tout un questionnement, tour à tour ludique, érotique, brutal ou émouvant, autour de l’idée même de définir… quoi ? Une personne ? ou un personnage ? C’est la question cachée au cœur du film, ce tremblement entre la construction de personnages comme artefacts et la vérité incernable de chacun : s’il est évident que, parlant de, et à Sunhi, Dong-hyun, Mun-su et Jae-hak parlent autant et plus d’eux-mêmes, le film vibre sans fin de la tension entre ce qui tient de la construction (du « théâtre », si on veut, en fait de la fiction) et ce qui renvoie à des humains réels, enregistrés attentivement, dans toute la gamme des changements de ton dans la voix, de lumière dans le regard, de coloration de la peau, sans oublier les échappées liées à la consommation d’alcool, facteur de vérité, de courage et de lâcheté, de tricherie et d’humour, de transgression et de conformisme très important chez Hong Sang-soo.

Sunhi a les apparences d’une petite tragi-comédie cruelle dans un milieu très particulier, c’est en réalité une très délicate machine infernale qui ne cesse de déplacer les repères et les certitudes, suscitant un trouble à la fois gracieux et inquiétant, d’autant mieux que le cinéaste y semble toujours mis en question aussi bien que tous ceux qu’il montre.

A noter, la sortie en DVD de deux autres films de Hong Sang-soo, The Day He Arrives (2011) et Haewon et les hommes (2013) dans la collection “2 films de” édités par Why Not. Deux films qui s’inscrivent parfaitement dans l’entreprise d’ensemble qu’est le cinéma de HSS.

 

 

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La télé fait rigoler les auteurs du cinéma français

desplechinlaforetMichel Vuillermoz et Denis Podalydès dans «La Forêt» d’Arnaud Desplechin (© Jérôme Plon).

Arnaud Desplechin («La Forêt») et Bruno Dumont («P’tit Quinquin») viennent de signer pour la télévision deux œuvres d’un comique débridé, dont on regrettera juste qu’elles ne puissent pas aussi être vues en salles.

Jeudi 10 juillet à 22h45, Arte diffuse une comédie burlesque d’une verve étourdissante. Le 18 septembre, sur la même chaîne, sera montré le premier épisode d’une série au comique ravageur, dont les spectateurs pliés de rire du Festival de La Rochelle viennent de profiter en avance, après ceux de Cannes.

Ces deux réalisations marquées au sceau d’un comique débridé sont signées de deux cinéastes français qu’il y aurait quelques raisons de tenir comme les meilleurs de leur génération, Arnaud Desplechin et Bruno Dumont. Deux artistes du grand écran dont la dimension comique n’est pas la caractéristique première –même si Desplechin a déjà fait bonne place à l’humour, notamment dans Comment je me suis disputé…, Rois et reine ou Un Conte de Noël, rien de commun avec la veine ouvertement clownesque empruntée cette fois.

Dans les deux cas, il s’agit de commandes de la télévision, toujours en quête de plus-value artistique grâce aux grands noms du cinéma (tant mieux!). Et dans les deux cas, les cinéastes sollicités ont trouvé la manière de répondre à cette commande en empruntant un chemin nouveau pour eux, celui d’un burlesque prêt à aller très loin dans ce registre.

Rien n’annonçait une telle tendance dans la réalisation de Desplechin, qui s’inscrit dans une collection conçue pour multiplier les séductions du cinéma d’auteur par celles du théâtre classique, puisque née d’un partenariat entre la chaîne et la Comédie française –celle-ci avait lancé la formule il y a trois ans, alors avec France 2, ce qui avait notamment permis l’adaptation de L’Illusion comique de Corneille par Mathieu Amalric. [1] Desplechin, lui, a choisi La Forêt, pièce écrite par le dramaturge russe Alexandre Ostrovski en 1871 et entrée au répertoire du Français il y a dix ans.

Arnaud Desplechin («La Forêt») et Bruno Dumont («P’tit Quinquin») viennent de signer pour la télévision deux œuvres d’un comique débridé, dont on regrettera juste qu’elles ne puissent pas aussi être vues en salles.

Jeudi 10 juillet à 22h45, Arte diffuse une comédie burlesque d’une verve étourdissante. Le 18 septembre, sur la même chaîne, sera montré le premier épisode d’une série au comique ravageur, dont les spectateurs pliés de rire du Festival de La Rochelle viennent de profiter en avance, après ceux de Cannes.

Ces deux réalisations marquées au sceau d’un comique débridé sont signées de deux cinéastes français qu’il y aurait quelques raisons de tenir comme les meilleurs de leur génération, Arnaud Desplechin et Bruno Dumont. Deux artistes du grand écran dont la dimension comique n’est pas la caractéristique première –même si Desplechin a déjà fait bonne place à l’humour, notamment dans Comment je me suis disputé…, Rois et reine ou Un Conte de Noël, rien de commun avec la veine ouvertement clownesque empruntée cette fois.

Dans les deux cas, il s’agit de commandes de la télévision, toujours en quête de plus-value artistique grâce aux grands noms du cinéma (tant mieux!). Et dans les deux cas, les cinéastes sollicités ont trouvé la manière de répondre à cette commande en empruntant un chemin nouveau pour eux, celui d’un burlesque prêt à aller très loin dans ce registre.

Rien n’annonçait une telle tendance dans la réalisation de Desplechin, qui s’inscrit dans une collection conçue pour multiplier les séductions du cinéma d’auteur par celles du théâtre classique, puisque née d’un partenariat entre la chaîne et la Comédie française –celle-ci avait lancé la formule il y a trois ans, alors avec France 2, ce qui avait notamment permis l’adaptation de L’Illusion comique de Corneille par Mathieu Amalric. [1] Desplechin, lui, a choisi La Forêt, pièce écrite par le dramaturge russe Alexandre Ostrovski en 1871 et entrée au répertoire du Français il y a dix ans.

Il s’agit d’un récit satirique mettant aux prises bourgeois cyniques, aristocrates prétentieux et gens de théâtre impécunieux. Avec le renfort très impressionnant de Denis Podalydès et Michel Vuillermoz (qui jouaient déjà dans Comment je me suis disputé…) mais aussi des actrices Claude Mathieu et Martine Chevallier, Desplechin fait du spectacle des manipulations des sentiments et des trahisons à tiroir ourdi par Ostrovski une cavalcade légère, disponible aux plus radicales bouffonneries pour mieux ouvrir sur les abîmes. Sans doute l’extrême modicité des moyens et la brièveté du temps de tournage ont participé de cette énergie, le sens du rythme et du contrepied emmenant très haut ce qui pouvait n’être qu’une pochade.

Quoique très différente, P’tit Quinquin, la série réalisée par Bruno Dumont, semble relever de la même hypothèse: pour échapper aux conventions télévisuelles et aux carcans du petit écran, la voie comique est une ressource précieuse. Elle l’est d’autant plus qu’il est possible de l’emprunter à moindre frais, dans des conditions de tournage plus ascétiques que celles du cinéma.

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Duel au soleil

Palerme d’Emma Dante, avec Emma Dante, Alba Rohrwacher, Elena Cotta. 1h34. Sortie le 2 juillet

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Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.

Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.

Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment  Reality de Matteo Garrone.

Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.

Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!

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