La caméra, le camarade et la camarde

sangueGiovanni Senzani et Pipo Delbono
dans Sangue

Sangue de Pipo Delbono, avec Pipo Delbono, Giovanni Senzani, Margharitia Delbono, Anna Fenzi, Bbo. 1h32. Sortie le 25 juin.

Il dit : « Durant ces jours je devais filmer, toujours, pour ne pas me laisser transpercer par cette douleur immense. » Ces jours sont ceux de la mort de sa mère. Il est avec elle, la vieille dame très croyante que Pipo Delbono, on le savait des précédents films et surtout de Amore carne , aime et respecte infiniment. Le cancer est en train de l’emporter. Pour elle, il a fait ce voyage absurde et inévitable, en Albanie où il paraît qu’on vend un remède contre le cancer, à base de venin de scorpion bleu. Oui, cela aussi il l’a filmé.

Les chansons font ce qu’elles peuvent. Delbono ne détourne pas son objectif. « Le soleil ni la mort… », bien sûr. Mais qu’ont fait d’autres les poètes, depuis la nuit des temps, que d’essayer de regarder en face le soleil et la mort ? Et le cinéma, à son tour. Ceux qui l’ont lu se souviendront toujours du beau texte d’André Bazin, Mort tous les après-midis, ce paradoxe de répéter à chaque projection ce qui ne peut être qu’un instant unique. Ne pas le savoir serait immonde, mais cela ne disqualifie pas le geste, au contraire – Wim Wenders avec Nicolas Ray, Alain Cavalier ici et Naomi Kawase là-bas,  avec leurs parents, la jeune Mitra Fahrani (Fifi hurle de joie) et même Maurice Pialat par delà la « fiction » (La Gueule ouverte) ont cherché et trouvé eux aussi comment faire face à ça. Est-ce chercher à refuser la mort ou au contraire l’apprivoiser autant que faire se peut ? C’est exactement dépasser cette opposition. Pipo Delbono filme sa mère, vivante, mourante, morte, il filme ce qui est encore un mouvement, un cheminement. Pas une seconde sans douter. Pas une seconde sans amour.

Sangue est dédié à cela, filmer la mort dans le processus de la vie. Pas la résurrection, et sans aucun optimisme, mais comme une sorte de constat opiniâtre. La vie, où est-elle encore dans ce qui a animé Giovanni Senzani, ancien dirigeant des Brigades rouges, combattant révolutionnaire, prisonnier politique durant 17 années (+ 5 de conditionnelle) ? Aujourd’hui, ayant purgé sa peine comme on dit si bizarrement, Giovanni a fait la connaissance de Pipo, ils sont devenus amis. Delbono n’a jamais partagé les thèses ni apprécié les méthodes des groupes clandestins armés des années 70.  Mais, vieille affaire de bébé et d’eau du bain, il entend la rage contre l’injustice, l’exploitation et l’arrogance des puissants, pas moins atroces aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Et c’est ce qui résonne dans sa mise en scène de Cavalleria rusticana au théâtre San Carlo de Naples comme dans son désespoir en parcourant les rues de L’Aquila, ville fantôme, détruite par un tremblement de terre mais ruinée par les promesses non tenues de la clique Berlusconi et consorts.

Sangue regarde en face la mort des proches aimés, la mort des idées, la mort d’une époque sinon d’une idée du monde. Et Sangue, exactement du même mouvement, regarde en face la rémanence malgré tout d’un élan, comme les tout petits pas de Bobo, l’acteur de tous les spectacles de Delbono, comme l’éclat des fleurs rouges qui accompagnent le cercueil d’un Prospero qui ne fut pas roi d’une ile imaginaire mais militant d’une cause aujourd’hui plus qu’à demi oubliée, ile bientôt engloutie. Avec ses moustaches blanches et ses lunettes aux verres épais, Giovanni aurait l’air d’un papy paisible, s’il ne racontait en détail comment autrefois il a « exécuté un traitre », et les sévices longuement infligés par les flics. La mort d’une autre aussi passe, hante le film, fantôme tendre de la femme de Giovanni, qui l’a attendu 17 ans, elle qui était contre la « lutte armée » – pour la lutte désarmée ?

Film littéralement « fait à la main », porté à bout de bras dans la mobilité ractive et fragile d’une caméra légère, mobile dans l’espace mais ferme sur les principes,  Sangue est un fulgurant poème vital tissé de la présence de la mort. Du fond de la colère, de la douleur, il en émane des vibrations d’une incroyable douceur. Le Festival de La Rochelle  qui se tient actuellement a bien raison de présenter une intégrale des films de Pipo Delbono, qui est si bien connu pour son œuvre de théâtre qu’il ne faudrait pas que cela fasse obstacle à la visibilité de son œuvre filmé, qui ne cesse de confirmer sa singulière nécessité.

 

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Tout Bruno Dumont au Festival de La Rochelle

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P’tit Quinquin

Du 27 juin au 6 juillet, la 42e édition du Festival de La Rochelle présente comme à son habitude un vaste ensemble de nouveaux films tout en ouvrant de multiples fenêtres sur différents aspects de l’histoire du cinéma.

Du cinéma muet soviétiques (en ciné-concert) associant chefs d’œuvre d’Eisenstein, Vertov et Barnet a de nécessaires découvertes, à Howard Hawks, de Hannah Shygulla à Bernadette Lafont ou du côté des francs-tireurs Pipo Delbono et Jean-Jacques Andrien, le programme est d’une extrême diversité, que souligne la judicieuse invitation au jeune réalisateur birman Midi Z. Cette année l’intégrale célèbre un réalisateur qui occupe une place décisive dans le cinéma français, Bruno Dumont. On en est d’autant plus réjoui que l’absence de son admirable Camille Claudel aux Césars de cette année, si elle témoigne surtout de l’ignorance niaise des votants (pas même de nominations…) qu’a confirmé leur choix final, reste comme une injustice aussi absurde que cruelle. Retour sur une œuvre qui, jusqu’au récent P’tit Quinquin découvert à Cannes, n’a cessé de croître à la fois en cohérence et en capacité à se renouveler.

 

C’est un plan impossible, que personne ne pourrait ni d’ailleurs ne voudrait faire. Une femme sort de son bain. Elle est nue, elle n’est ni jeune ni jolie, et pas même le personnage principal du film. Que la femme au bain soit un motif pictural classique ne  souligne que mieux la totale singularité de ce plan, qui doit tout au seul cinéma. Surtout, ce plan est d’une beauté ravageante, il irradie littéralement. C’est un plan de La Vie de Jésus, le premier film de Bruno Dumont, et d’une certaine manière il dit l’essentiel de ce cinéaste. Comment la rencontre entre un regard incandescent d’attente envers le monde et la réalité la plus simple, la plus triviale, la moins apprêtée engendre un état extrême de la beauté, une pure déclaration d’amour au monde, une affirmation absolue de la dignité des êtres.

« Sublime », « absolu », voici que le vocabulaire du sacré est venu pour évoquer la scène la plus quotidienne, la plus concrète et banale qui soit. Précisément. A l’exception de Twenty Nine Palms, qui fut comme l’envers abstrait, théorique bien que sensuel et brûlant, de tout le reste de son cinéma, Bruno Dumont ne filme que des êtres de chair et de sang, dans la proximité immédiate de leur existence terrestre, commune, dans la matérialité de leurs voix, de leurs accents, de ce qui occupe leur temps et leurs gestes. Et c’est exactement là, dans cette épaisseur concrète, que son cinéma devient plaque sensible où s’inscrivent l’angoisse et le désir de soi-même et des autres, l’esprit si on veut.

Quoi ? Ah mais on ne sait pas, quoi ! « ça » dirait le psy, « Dieu » dirait le prêtre, « l’Absolu » dirait le philosophe. Bruno Dumont ne dit rien, et il se passe des majuscules – on se souvient qu’il a voulu que le titre de L’humanité ne soit pas affecté d’une capitale. Il regarde et il écoute. Souvenez-vous de ce grand champ labouré, au début de L’humanité, justement. C’était quoi ? Ben c’était un champ labouré, normal, on est à la campagne. Oui, c’est tout. Et tant d’autres vibrations pourtant émanent de cette terre, de cette couleur, de cette masse, de cette profondeur, de ce chaos plane, de cette trace du labeur, de cette inscription dans le temps des saisons et des longues durées. Le cinéma – seul le cinéma ? – peut prendre tout cela en charge d’un coup, sans le détailler, sans le commenter, sans le métaphoriser. C’est là. On entend sourdement la phrase de Beethoven – « Cela doit-il être ? Cela est ».

Et cet « être » à lui seul –  mais cette « solitude » est infiniment peuplée –  déploie, plan après plan, un accès à un monde plus riche, plus complexe, doté de plus de dimensions que ce que nous avons l’habitude d’en percevoir, ou que ce que nous en offre d’ordinaire les films, ou les romans tout autant que les journaux. Dans Hors Satan, la caméra filme celui qu’on appelé simplement le gars, ce marginal qui vit à l’écart de la petite ville. Lui, il regarde en retour, mais un peu ailleurs. Et dans son regard, dans son visage, se dessine soudain ce que nous ne verrons pas – il n’y a d’ailleurs rien de spécial à voir, pas d’anecdote, pas de secret. C’est dans ce jeu de la marge et du centre, du face à face et de ce qui l’excède, que s’ouvre l’accès à une ampleur et à une complexité du monde.

w240C’est dans ce processus de croyance mise en action par le travail de filmer, croyance qui n’a besoin des béquilles d’aucune religion, que ce processus d’ouverture prend en charge des phénomènes on ne peut plus concrets, actuels, communs – la misère sociale et le racisme dans La Vie de Jésus, la prolifération des images dans Twenty Nine Palms, la guerre dans Flandres, le terrorisme dans Hadewijch, l’exclusion dans Hors Satan ou, très différemment, dans Camille Claudel. Avec P’tit Quinquin, nouvelle et puissante manière de se décaler à nouveau, voilà Bruno Dumont qui emprunte au burlesque, à un art venu du cinéma muet lui-même inspiré par la pantomime, pour retraverser l’ensemble de ces champs, y compris avec une dose d’humour sur lui-même : répéter sur le mode comique « on est au cœur du Mal », leitmotiv silencieux ds précédents films, permet de prendre une distance avec la formule, sans nullement abolir ce qu’elle signifie, et qui demeure hélas pertinent.

Rien ne serait plus étranger au cinéma de Bruno Dumont tel que ses sept premiers longs métrages et sa série pour la télévision le constituent que d’en faire une œuvre hors du réel, une sorte de méditation solitaire et abstraite. S’il est juste d’inscrire le réalisateur de Bailleul dans la lignée de Dreyer et de Bresson, de Bergman et de Pasolini, c’est précisément parce que, quelles qu’aient été leur credo personnel (pas le même), ils sont tous des cinéastes de la matière, des filmeurs de terrain, convaincus que c’est dans la présence réelle des choses que se tiennent les ressources d’émotion et de pensée avec lesquelles a affaire le cinéma.

Il faudrait dire même la surface. « Superficiel » est un mot péjoratif, c’est bien dommage. Il n’y a rien d’autre à voir que la surface, il ne s’agit pas de creuser vers on en sait quel ailleurs, on ne sait quelle profondeur. Tout est là, tout est déjà là, mais il faut regarder, mieux, autrement. Regarder la peau de Juliette Binoche, écouter la voix de la jeune femme quand les garçons du village partent se battre et mourir dans un désert lointain, prêter la bonne attention aux mains, aux visages, aux sexes.

Ce qui est finalement passionnant, même si en même temps ridicule et horrible, dans la manière dont la représentation de l’acte sexuel dans les films de Dumont a pu faire polémique, est ce que cela traduit l’incroyable déni de réalité qu’un tel rejet suppose – déni de la réalité de l’activité sexuelle comme pratique d’une absolue banalité, déni de la réalité des conditions de tournage, ni plus ni moins « artificielles » (pour autant que quelqu’un sache ce que ça veut dire) que celle de n’importe quelle scène. On ne se souvient pas que quiconque de ceux qui reprochèrent à Dumont d’avoir truqué une scène de pénétration aient réclamé qu’il fasse vraiment tuer les acteurs jouant les soldats de Flandres sous prétexte qu’il est un cinéaste qu’on dit réaliste – mais en lui collant une idée bien misérable du réalisme.

Le sexe est comme le champ de L’humanité, comme la dune de Flandres ou celle de Hors Satan, comme le corps de la mère de La Vie de Jésus, s’il y avait quelque chose d’obscène, ce serait d’y ajouter du discours, des ornements qui ne le concernent pas (pas ceux de l’érotisme mais ceux de la marchandise spectaculaire), des masques qui ne viennent pas de ceux qui à ce moment le pratiquent mais d’une injonction extérieure.

Cinéma qui pense, qui pense à partir de la réalité et des émotions que, dans certains conditions très particulière qui sont ce qu’engendre la mise en scène, le cinéma de Bruno Dumont est un cinéma sans discours – ni théorique, ni religieux, ni psychologique, ni sociologique. Un cinéma, surtout, nettoyé de toute forme de  sentimentalisme. C’est la même question, évidemment, celle de l’être-là du corps, du sexe, des mots aussi – ceux qui ont leur place dans ce lieu et ce temps – et celle du sentimentalisme, qui est à vrai dire une forme de censure sous les oripeaux d’une bienséance psychologisante et racoleuse.

Avec ses chefs opérateurs, Yves Cape puis Guillaume Deffontaines, avec ses producteurs, Jean Bréhat et Rachid Bouchareb, Dumont paraît suivre une force intérieure assez mystérieuse, comme si chacun de ses plans, chacune de ses décisions de cadrage et de montage procédait d’un « impératif catégorique », et qui pourtant n’aurait été évident pour personne d’autre – et n’a d’ailleurs été mis en œuvre pas personne d’autre. Il a été prof de philo dans sa ville natale, Bailleul dans le département du Nord. Bien plus qu’un certain bagage de connaissances et une disposition à la spéculation, il importe d’y détecter une inscription dans un territoire – géographique, humain, imaginaire – un monde rural à proximité des mines à présent fermées et des industries lourdes, et aussi l’expérience de l’adresse, du savoir intime que parler (ou filmer), c’est moins s’exprimer dans l’affirmation de sa subjectivité que parler à des gens, mobiliser des éléments partageables, et qui visent à une forme de transformation.

Mais ce souffle de justesse et de nouveauté qui traverse ses films tient pour une bonne part aussi au choix de ses interprètes par Bruno Dumont. Presque toujours, ces visages et ces corps inconnus, ces voix singulières participent de l’invention d’une place particulière pour ceux que nous voyons sur l’écran : non pas l’habituelle séparation acteurs/personnages mais un horizon commun aux deux, une asymptote plutôt, où ce qui vibre entre l’un et l’autre, entre l’acteur et son personnage, semble l’énergie de deux pôles rapprochés sans se toucher, et  chargés de deux énergies différentes – la réalité et la fiction, pour le dire vite.

Le choix de Katia Golubeva dans Twenty Nine Palms, de Juliette Binoche dans Camille Claudel ressortit de la même démarche, dès lors qu’il s’agit dans le premier film moins d’une personne que de l’incarnation d’une image (l’amoureuse, l’étrangère) et dans le deuxième de confier à une personne célèbre (qui est aussi une très bonne comédienne) le rôle d’une personne célèbre. Hilarante et terrible, la série P’tit Quinquin fait encore davantage place cette tension, en convoquant les grimaces de Carnaval, de Groucho Marx et de Michel Simon, mais aussi l’abime d’un visage de gamin trop vrai pour être enfermé dans aucune fonction romanesque. Ce qui n’est pas le contraire de la fiction, mais à l’inverse son déploiement infini.

 

(Ce texte figure dans le catalogue du Festival de la Rochelle.)

 

 

 

 

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Le jeu et la règle selon Eastwood, variation en mineur

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Jersey Boys de Clint Eastwood. Avec John Lloyd Young, Erich Bergen, Michael Lomeda, Vincent Piazza, Christopher Walken. 2h15. Sortie le 18 juin.

 

Le 33e film de Clint Eastwood est-il un film de Clint Eastwood ? Pas plus que cela à première vue, dans la mesure où il s’agit de la très fidèle transposition à l’écran d’un musical à succès, qui sous le même titre fait les beaux jours de Broadway depuis bientôt dix ans. Et complètement, voire même triplement, dans la mesure où il se situe à l’intersection de trois veines importantes de l’œuvre considérable du cinéaste. Jersey Boys s’inscrit en effet simultanément dans la lignée des films sur l’art et le spectacle (Bronco Billy, Honky Tonk Man, Bird), ceux sur l’appartenance à une communauté (Sur la route de Madison, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mystic River, Mémoire de nos pères, Gran Torino) et d’une forme particulière de biopic (Bird à nouveau, Invictus, J. Edgar).

Loin d’être opportuniste ou artificiel, cet assemblage de thèmes différents trouve une légitimité grâce à la tonalité avec laquelle Eastwood traite son récit et construit sa mise en scène : comme toute une part de son œuvre, celle qui a souvent – pas toujours – donné ses meilleurs films, Jersey Boys est un film en mineur. Un film qui réussit à prendre en charge de nombreux enjeux, à évoquer des situations spectaculaires, à repasser dans les ornières les plus profondément creusées des films de genre avec une sorte de légèreté, comme planant à quelques centimètres de ces territoires si balisés, si insistants. Avec ce nouveau film, il en va ainsi de la « demi-success story » d’un groupe pop des années 60, les Four Seasons, issu des bas-fonds du New Jersey où la mafia règne depuis bien avant les Sopranos, et donc aussi réalisation située dans le système codé du film de gangster.

Christopher Walken campe, dans un rôle secondaire, une variation à la fois subtile et amusée des grandes figures de parrains de cinéma. Il est le seul acteur connu ajouté à un casting presqu’entièrement repris de la distribution pour la scène, geste courageux qui privilégie l’adéquation de l’interprète au rôle plutôt que les bénéfices du star-system, selon un geste qui rappelle, en moins radical, celui des Lettres d’Iwo Jima avec tous les rôles confiés à des acteurs japonais. D’un caméo du jeune Eastwood dans Rawhide, le feuilleton qui l’a lancé à la fin des années 50, à une citation littérale d’un gag de Chantons sous la pluie, le vieux Clint ne finasse pas avec les références, il en fait au contraire, sans jamais insister, une matière explicite de son récit. C’est pour mieux brancher son film sur un environnement qui est lui-même un château de cartes mémoires de ses propres histoires, à la fois fragiles, biseautées et indestructibles.

Un film en mineur est un film qui fait systématiquement le choix du « moins » : Eastwood ne se soucie pas d’ajouter les usuelles enjolivures « de cinéma » quand on adapte une pièce, pas de scène de foule, à peine d’extérieur. Principe d’économie assurément, mais qui n’est pas seulement économie financière. Jersey Boys ignore superbement le monde où se produit l’ascension du groupe de crooners pop entourant Frankie Valli et sa curieuse voix attirée vers les aigus –pas plus qu’un vrai gangster movie ou une métaphore de l’Amérique des années 50-60, le film ne sait pas qu’il existe un type nommé Elvis Presley ou un autre Bob Dylan, sans parler des Beatles et des Stones.

Film d’intérieur, tourné vers le petit groupe de ses personnages, faisant un usage modéré des tubes (vous ne vous souvenez pas de Sherry,  Walk Like a Man, Bye-bye Baby, Who Loves You, Oh What a Night ? Vous les connaissez pourtant, sans parler des reprises par les yéyés français), il y trouve la possibilité d’un jeu sur les variations, les nuances, et surtout les complexités du monde dont finalement il s’occupe, mais différemment. Le désir de musique et le besoin d’affirmation de soi, les mécanismes du capitalisme et du showbiz, les besoins contradictoires d’autonomie et d’appartenance, l’impossibilité de réduire une personne à une définition, tout est bien là dans Jersey Boys, mais toujours en demi-teinte, d’une manière finalement non-conclusive, qui n’assigne personne sans appel à une place, un rôle, une fonction, un destin. Le recours aux procédés de l’adresse directe au spectateur et de la multiplicité des points de vue, qui n’a rien de neuf, prend ici une validité et une force inattendue. C’est vrai en particulier de ce thème central de l’inscription dans un groupe (un famille, une bande, un cadre ethnique…), que le film réussit à affronter sans décider à la place des gens, ni énnoncer aucune morale.

Aussi étrange que cela puisse paraître à propos d’un réalisateur aussi américain qu’Eastwood, pour le meilleur et pour le pire, à propos d’une histoire si profondément inscrite dans la culture populaire américaine, émerge pourtant l’idée que Jersey Boys est en fait un film français. On veut dire ici un film dans l‘esprit de Jean Renoir. Un récit disponible à la perturbation du « tout le monde a ses raisons », qui ne se soucie de plaider aucune juste cause ni d’assurer le triomphe d’aucun héros. Une façon d’entrer dans les histoires, et dans l’Histoire, qui n’a pas d’avance sur ses personnages, et croit plus émouvant, plus juste et capable de rendre heureux ses spectateurs, ce qu’il fait, sans lui avoir rien imposé ni édicté, sans l’avoir non plus satisfait par le triste assouvissement d’attentes déjà verrouillées.   

 

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«Black Coal», une fleur vénéneuse née du séisme chinois

Black Coal de Diao Yinan, avec Liao Fan, Gwen Lun-mei | Durée: 1h46 | Sortie le 11 juin

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Il arrive souvent qu’on ait au cinéma un sentiment de «déjà-vu». Cette impression peut être pénible (répétition, manque d’originalité) ou au contraire plaisante (retrouvailles heureuses, variation stimulante).

Il est beaucoup plus rare d’avoir un sentiment de «déjà-vu» deux fois. C’est, et pour le meilleur, ce qui advient avec Black Coal, troisième long métrage du réalisateur chinois Diao Yinan, qui a bien mérité son Ours d’or au Festival de Berlin 2014.

Black Coal se déploie comme une fleur vénéneuse au confluent de deux grands courants: la tradition du grand film noir américain, celui des années 1930-1950, et le cinéma chinois réaliste contemporain. Une telle convergence n’est pas illogique: la Chine vit aujourd’hui un bouleversement social, urbain et moral comparable, quoiqu’encore plus brutal et massif, à celui que les États-Unis ont expérimenté durant la première moitié du XXe siècle. Et c’était bien l’écho de ce séisme qu’inscrivaient sur la pellicule Howard Hawks, Joseph Sternberg, Raoul Walsh, John Huston, Fritz Lang, Otto Preminger et toute la bande.

Chorégraphie tendue, violente et sexuelle, hantée de toutes les angoisses de la société, Black Coal se construit autour d’une enquête policière qui est moins la recherche d’un coupable ou d’une explication que l’occasion d’une plongée dans un inconscient collectif en forme de champ de bataille. Ces morceaux de cadavre qu’on retrouve dispersés au quatre coins de la région ne sont pas seulement les restes d’un meurtre qui en appellera d’autres, selon une succession de «logiques» plus pulsionnelles que rationnelles. Ils sont la matérialisation d’un pays aux valeurs en miettes, aux repères explosés, un pays peuplé de nouveaux riches sans foi ni loi, d’ouvriers apeurés, de flics dépassés ou corrompus, un pays où la brutalité des mœurs engendrée par le séisme sociétal devient le mouvement fondateur des comportements de chacun.

Repéré dès son premier film (Uniform, 2003) non seulement pour son talent, mais pour sa capacité à associer plusieurs angles d’approches (à l’époque: réalisme social plus comédie), Diao Yinan avait confirmé tous les espoirs avec Train de nuit (2007), qui sans rien céder sur l’acuité de l’observation, lorgnait plutôt vers un fantastique proche de l’abstraction. Il s’inscrit ainsi parmi les meilleurs représentants d’un jeune cinéma chinois qui, par la fiction, le documentaire et souvent l’association des deux, aura accompagné ce qui se produit dans son pays depuis l’écrasement de Tian’anmen et la fulgurante mutation de la Chine en grande puissance capitaliste.

Selon une stratégie qui rappelle celle de Jia Zhang-ke dans A Touch of Sin, film où se renforcent l’énergie de l’observation aigue et critique de la réalité contemporaine et celle d’un film de genre (le film d’arts martiaux), Diao réussit ici la mise à feu l’une par l’autre de la puissance narrative et fantasmatique du film noir et de la vigueur angoissée devant l’écrasement des individus, de leurs sentiments, de leurs espoirs, de leur image d’eux-mêmes.

Une des grandes forces de ce récit mené avec un sens du suspens consommé est en effet, tout en n’édulcorant en rien la violence des relations, de ne jamais aboutir à un partage simpliste. Imposant une figure visuelle inédite, et dont l’artifice est bientôt oublié, celle de la filature en patin à glace, le cinéaste en fait la traduction visuelle et physique de relations effectivement glissantes, dangereuses, d’une fluidité à la fois gracieuse, réversible et possiblement mortelle.

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Cinéma : Dariush Mehrjui et La Vache qui a tout changé

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Il arrive qu’un film change l’histoire du cinéma de son pays. Il y a dans le cinéma italien un avant et un après Rome ville ouverte et Le Voleur de bicyclette, il y a dans le cinéma français un avant et un après  Les 400 Coups et A bout de souffle, il y a dans le cinéma américain un avant et un après Le Parrain et Les Dents de la mer. Dans le cinéma iranien,  La Vache, réalisé en 1969 par un quasi-débutant, Dariush Mehrjui, occupe une telle position. Interdit par le Shah, devenu enjeu politique, plébiscité par les jeunes réalisateurs, les critiques et le public, cité en exemple par Khomeiny à la surprise absolue de ses partisans, il marque un tournant dans l’histoire d’un des grands cinémas mondiaux. Il est considéré comme l’initiateur du mouvement dit du cinéma motafavet (différent).

Inédit en France, le film est sorti cette semaine. 45 ans après, il reste d’une beauté fulgurante, aux confins du néoréalisme, avec ses plans quasi-documentaires dans un village très pauvre et une nature hostile, et d’un onirisme visuel vibrant des splendeurs de son noir et blanc très graphique et de ses dimensions magiques, entre conte, mysticisme et pamphlet contre la misère.

Son auteur est devenu un des grands réalisateurs iraniens, avec un film essentiel, qui a en son temps fait le tour des grands festivals, l’admirable Le Cycle (1978) inspiré par les trafics de sang humain auxquels sont soumis les plus miséreux, mais aussi, sous la République islamique, un film de révolte aussitôt interdit, L’Ecole où nous allions (1980), qui le contraint à un exil temporaire en France (où il réalise Voyage au pays de Rimbaud). Puis il rentre tourner une des meilleures comédies du cinéma iranien, Les Locataires (1986), suivi d’une série de très beaux portraits de femmes, chacune donnant le titre d’une œuvre entre 1991 et 1996 :  La Dame, Sara, Pari,  Leila. La plupart des films de Dariush Mehrjui sont accessibles sur http://asiapacificfilms.com/ . Rencontre avec un vétéran toujours prolifique.

 

ryzr1390681686Vous avez étudié en Californie dans les années 60.

J’ai passé un diplôme de philosophie à UCLA mais déjà ma passion était le cinéma. J’avais appris l’anglais pour lire des histoires du cinéma. C’est la raison pour laquelle je suis parti aux Etats-Unis. Là-bas, c’était aussi le début de la contre-culture, la musique et les films de cette époque, la Nouvelle Vague. Sur le campus, on voyait Godard, Bergman, Antonioni… ils venaient. Buñuel aussi. En revenant en Iran j’ai voulu réaliser un film dans le même esprit, qui prenne en charge la réalité quotidienne du pays mais avec une forme nouvelle.

 

Pourtant à votre retour en Iran en 1966, vous réalisez d’abord un film très différent, Diamant 33.

Mon idée était d’infiltrer la place fort du cinéma avec ce projet très commercial. C’était une parodie de James Bond, j’ai essayé d’en faire une caricature absurde. Et puis cela me permettait de m’entrainer, je n’avais absolument rien filmé encore, pas même un cours métrage. Je me suis retrouvé avec une équipe énorme, une actrice américaine, des centaines de figurants. C’était un malentendu à bien des égards, même s’il y avait des côtés amusants. Ce n’était pas le cinéma que je voulais faire

 

Donc La Vache est votre véritable premier film.

Tout à fait.

 

On a l’habitude de la comparer aux films de la Nouvelle vague, ou des « nouvelles vagues » qui surgissent un peu partout dans le monde, mais il est assez différent. Ne serait-ce que parce que les films « nouvelle vague » sont très majoritairement situés dans les villes, parlent du monde moderne.

J’avais beaucoup voyagé à travers tout l’Iran, j’avais vu comment vivaient ces paysans, la majorité de la population, dont on ne parlait jamais ni au cinéma ni dans les médias ni évidemment dans les discours politiques. Mon rêve était de leur donner une image. Je connaissais déjà l’écrivain Gholam Hossein Saedi, qui avait publié un recueil de nouvelles situées dans un petit village reculé. Parmi ces nouvelles se trouvait La Vache, c’est lui qui a suggéré qu’on en fasse un film. Nous avons écrit le scénario ensemble, comme nous le ferions ensuite souvent avant qu’il ne s’exile à Paris. Le film utilise d’ailleurs des personnages et des situations empruntées à l’ensemble du livre et pas seulement  à la nouvelle La Vache. Nous avons travaillé toutes les nuits pendant trois semaines à son cabinet, il était médecin psychiatre, le jour il exerçait et la nuit on investissait sa clinique.

 

Comment le film a-t-il été produit ?

Par le Ministère de la culture. Sur le moment, ils n’ont pas compris ce qu’on allait faire, ils ont cru que c’était un documentaire, et ils m’ont donné les moyens matériels et financiers pour tourner. Mais quand le film a été fini, ils ont été furieux et l’ont interdit. A l’époque, la propagande du Shah insistait beaucoup sur la modernisation des campagnes, évidemment ça ne correspondait pas à ce qu’on voit dans le film. Nous avons tourné dans la région de Qazvin, après de nombreux repérages un peu partout, l’architecture du village et les environs me convenaient mais l’histoire elle-même aurait pu se passer n’importe où dans le pays.

 

Qui sont les acteurs ?

Les interprètes des rôles principaux dépendaient eux aussi du Ministère de la culture, il s’agissait d’acteurs de théâtre. Je les ai mêlés à des non-professionnels, des villageois plus ou moins dans leur propre rôle. J’ai eu de très longues discussions avec eux pour obtenir un jeu différent. Tous les acteurs sont devenus des gens connus dans le cinéma iranien, à commencer par Ezatollah Entezami, le propriétaire de la vache, qui avait joué dans des centaines de pièces mais dont c’était le premier rôle au cinéma – depuis il est devenu une grande vedette, et nous avons fait sept autres films ensemble.

 

On associe souvent le film à l’héritage de néo-réalisme italien, mais même si c’est en partie vrai, il a un style très original, qui emprunte aussi bien à l’expressionnisme allemand et au grand cinéma soviétique de l’époque muette.

Je n’avais pas de définition préconçue, je crois que j’ai filmé sous l’influence mêlée de tous ces grands cinéastes européens que j’avais découvert aux Etats-Unis. Le Septième Sceau m’avait beaucoup marqué, aussi bien que De Sica ou Eisenstein. J’ai aussi fait beaucoup d’essai, j’avais confiance dans le chef opérateur, qui avait tourné de nombreux documentaires dans des conditions difficiles même si c’était son premier long métrage de fiction, on a expérimenté des scènes dans le noir presque total, des utilisations inhabituelles des éclairages, des gros plans. Mais en général ça se décidait sur place, sans avoir été anticipé.

 

L’histoire d’un homme qui, quand sa vache disparaît, finit par prendre sa place, était selon vous un argument comique ?

Non pas comique. Il y a un côté surréaliste dans ce récit, mais il y a aussi des sources plus profondes. Le grand philosophe Ibn Arabi explique qu’une des étapes du chemin de l’amour mystique est atteinte lorsqu’il y a fusion entre celui qui aime et l’objet de son amour. C’est ce qui arrive au paysan du film, qui aimait éperdument sa vache. On peut trouver ça comique, mais en tout cas ce n’est jamais montré de manière ironique ou  en se moquant. S’il y a une dimension comique, c’est parce qu’il accuse les villageois d’avoir volé la vache, alors qu’ils se donnent tout ce mal pour l’aider et le protéger. Mais ce n’est qu’une dimension de cette fable.

 

Le film a d’abord été interdit, puis finalement autorisé avec un carton affirmant que cette histoire se passe des dizaines d’années auparavant.

Il est resté interdit trois ans, et puis le Festival d’art de Shiraz a décidé de le montrer. Le film a profité du conflit entre le Ministère de la culture et la télévision nationale, que dirigeait un homme très clairvoyant, Reza Ghotbi, qui était un progressiste. Grâce à cette projection, le film a connu un succès immédiat, les réactions qui l’ont accueilli ont adouci l’hostilité des autorités. Au même moment, un ami français, le réalisateur Renaud Walter, a fait sortir en cachette une copie d’Iran et l’a apportée au Festival de Venise 1971, où il a reçu un accueil enthousiaste. Pourtant il n’y avait pas de sous-titres, je traduisais directement pendant la projection. Ensuite il a été invité dans des dizaines de festivals. Le Ministère de la culture a dit que le film faisait honneur à l’Iran, et a autorisé sa sortie, avec un carton qui ne trompait personne. Et il a eu un succès incroyable.

 

Est-ce que La Vache reste un film important en Iran ?

Oui, La Vache est d’ailleurs le premier film qui bénéficie d’une restauration numérique en Iran. Il va ressortir dans les salles là-bas.

 

Pendant que La Vache était interdit, vous avez continué à tourner ?

J’ai fait une comédie, Monsieur le naïf, puis Le Postier, d’après Woyzeck, et enfin Le Cycle, qui ont tous les deux interdits en Iran, mais ont eu du succès dans les festivals internationaux.

 

Juste après la révolution de 1979, vous réalisez L’Ecole où nous allions, …qui est lui aussi interdit.

C’était une situation complètement absurde. A la demande des autorités issues de la révolution, j’avais fait un film qui, à travers une histoire située dans un lycée, faisait l’éloge du mouvement révolutionnaire, le personnage dictatorial du proviseur représentait le Shah. Mais au moment où le film a été terminé, ce sont les nouvelles autorités qui se sont senties visées, elles étaient installées au pouvoir, plus question de faire l’éloge de la révolution. Elles ont interdit le film, qui est resté invisible pendant neuf ans. Il a été invité en France, à la Quinzaine des réalisateurs, mais ils ne l’ont pas laissé sortir.

 

 Au même moment, et de manière très inattendue, La Vache est cité en exemple par l’ayatollah Khomeyni.

La Vache aura joué à deux reprises un rôle important dans le cinéma iranien. La première fois comme signal de départ de la possibilité d’un autre cinéma, qui a été reconnu comme tel, avec aussi d’autres réalisateurs. Nous avons eu du succès, on a ouvert la route. Puis, après la Révolution, en 1981, le cinéma était dans une situation très précaire, on brulait les salles, le cinéma était dénoncé comme un lieu de corruption, mais heureusement un soir La Vache est passé à la télévision, et le lendemain Khomeyni a déclaré qu’il fallait faire des films comme ça, il a dit : nous ne sommes pas contre le cinéma en général, nous sommes contre les films corrompus et corrupteurs[1]. Ça a fait les gros titres de tous les journaux ! Mais ça n’a pas arrangé ma situation personnelle, c’est à ce moment que j’ai dû m’exiler, que je suis venu en France – grâce au visa de Cannes, où le film L’Ecole où nous allions ne pouvait pas aller…

 

Vous ne vous êtes pas installé en France de manière durable.

J’ai fait un film sur une commande de l’INA, et j’ai écrit plusieurs scénarios avec Saedi qui avait lui aussi quitté le pays, mais finalement aucun n’aboutissait et je suis rentré. C’était encore l’époque de la guerre Iran-Irak, tout était très sombre, du coup j’ai fait une comédie – en fait un film très noir en fait, mais qui faisait rire : Les Locataires, puis Hamoun, l’histoire de la déprime d’un intellectuel, qui est devenu un film-culte en Iran. Ensuite, Banoon a été à nouveau interdit, parce que je montrais la pauvreté. Neuf ans d’interdiction à nouveau. Puis Sara, qui est une transposition de Maison de poupée d’Ibsen… Je ne fais d’adaptation, je préfère parler d’appropriation, le film suivant, Pari, vient de Salinger… A chaque fois il s’agit de réinventer en quoi une histoire peut avoir un sens dans le monde actuel, et un contexte particulier, celui de l’Iran.

 

Malgré les difficultés, vous avez continué à tourner.

Oui, j’ai fait Bemani en 2002, à propos des femmes que la société archaïque où elles vivent mène au suicide en s’immolant par le feu, c’est atroce. On m’a dit que le film avait aidé à combattre ces pratiques. Puis The Orange Suit, qui est un film sur l’environnement, la manière dont trop de gens à Téhéran considèrent l’espace public comme une poubelle et y jettent n’importe quoi. Ce n’est pas que je n’ai pas de problème avec la censure, Santouri, consacré à un musicien, a été interdit lui aussi. Mais dès qu’un projet est refusé, j’en écris un autre, je n’arrête jamais. Je viens de finir un nouveau film, The Ghost. Il va sortir. Mais ceux qui détiennent le pouvoir marginalisent les autres, ils s’auto-attribuent les subventions, puis les meilleurs cinémas, leurs films sont sélectionnés dans les festivals iraniens, et ensuite récompensés. Les films officiels occupent presque tout l’espace.

 

NB: Au même moment se tient à Paris la deuxième édition du Festival Cinéma(s) d’Iran, qui atteste de la vitalité de la création dans cette région malgré les graves obstacles qu’elle affronte.

 

 

 

 



[1] Dès son retour triomphal à Téhéran, Khomeyni s’était exprimé en ce sens au cours d’un grand discours de politique générale prononcé le 2 février 1979. Cf. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien (CNRS éditions).

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Cinéma: «Bird People», ou quand un film ouvre ses ailes

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Bird People de Pascale Ferran. Avec Anaïs Demoustier, Josh Charles, Roschdy Zem. 2h08. Sortie le 4 juin.

Y’a du monde! Il y a «le monde», à la fois la foule et le sentiment de la planète, c’est bigarré et mouvant, c’est à Roissy-CDG comme cela pourrait être (presque) dans n’importe quel grand aéroport, plaque tournante d’une circulation ininterrompue où passent ceux qui bougent et ceux qui restent, ceux qui partent en vacances et ceux qui partent pour travailler, ou restent pour travailler –ou sans travail.

Tout de suite, ça circule dans le film, on y discerne des flux, peut-être devine-t-on qu’ils figurent aussi d’autres flux, toutes ces ondes qui, pour le meilleur et le pire, parcourent notre univers visible et invisible. Peu à peu, de cet immense et très humain trafic, émergent un visage, puis un deuxième. Une jeune fille, Audrey. Elle est vaguement étudiante et de plus en plus employée dans un hôtel de l’aéroport, elle fait le ménage, elle galère, elle n’a que des miettes de vie. Un homme de 40 ans, Gary. Américain, en transit, il a pris une chambre dans le même hôtel, une nuit, avant de poursuivre ses incessants voyages professionnels, ingénieur informaticien toujours sous pression, mari et père absent, qui ce jour là décide de s’arrêter, là. Il ne bouge plus. Il rompt avec sa boîte, ses copains qui sont aussi ses patrons et collègues, sa femme. Basta.

Bird People tresse pendant près d’une heure le fil de ces deux histoires, leurs interférences, des arborescences à partir de l’une et l’autre. Grâce surtout à la justesse délicate du jeu des deux interprètes, Anaïs Demoustier, comme toujours parfaite, Josh Charles, impeccable découverte, ces trajectoires qui se frôlent sans se croiser se parent de vibrations, se trouent d’échappées mélancoliques ou étranges. Ainsi d’une engueulade pathétique sur Skype à une rencontre chaleureuse pour fumer une clope sur le pas de la porte avec le portier de nuit, d’un moineau erratique à un hibou hypnotique.

Peu à peu, au-delà du grand motif de la solitude contemporaine, vieille solitude des foules reconfigurée postmoderne 2.0, s’esquisse une symétrie plus précise entre Audrey et Gary. Une affaire de regard (donc aussi de cinéma), de regard impossible: Audrey a le sentiment de ne pas exister aux yeux des autres, Gary angoisse de ne plus voir le monde dans lequel il vit.

Bird People n’est pas un film sur le cinéma, mais c’est un film qui ne cesse d’être traversé par des questions qui sont aussi celles du cinéma, et où passent, au long des couloirs, au détour des chambres habitées par des inconnus, avec la mémoire de Shining et de Trouble Every Day, de La Fille seule aussi, les terreurs enfouies et les possibles ouvertures d’autres histoires, d’autres rencontres.

Et puis… et puis le film s’envole. Littéralement. Il ouvre ses ailes et hop! C’est parti.

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Le cinéma, témoin contradictoire d’une Chine bouleversée depuis Tian’anmen

La transformation radicale de la place du pays sur la carte mondiale a été accompagnée, en partie annoncée et largement racontée par ses films.

9c19381178ef12575a764856e5b48331I Love Beijing de NingYing

L’immense bouleversement qu’a connu la Chine en un quart de siècle, et la transformation radicale de la place de ce pays sur la carte mondiale, auront été accompagnés, en partie annoncés et largement racontés par le cinéma chinois. Aucun autre domaine artistique et culturel n’a joué un rôle comparable –si les artistes chinois, plasticiens et photographes eux aussi inspirés de mille manières par les bouleversements de leur pays, ont envahi les expositions du monde entier, et si le marché chinois de l’art est à présent un des plus actifs, le phénomène reste circonscrit, sans effet visible, ni en Chine ni dans le monde, en dehors de la sphère de l’art contemporain.

Lorsque survient, au printemps 1989, la lame de fond sociale et politique dont l’occupation de la place Tian’anmen est l’épicentre et le symbole (mais qui est infiniment plus vaste et concerne la Chine entière), le cinéma chinois a déjà connu depuis une décennie une première renaissance avec ce qu’on appelle la «Cinquième Génération» [1]

La Révolution culturelle (1966-1976) avait entièrement détruit le cinéma; la réouverture en 1979 de la Beijing Film Academy, au moment où Deng Xiao-ping ouvre «l’ère des réformes», permet l’émergence à partir de 1984 de réalisateurs rompant avec les canons réalistes socialistes, associant les puissances esthétiques des arts chinois traditionnels à une approche individuelle et émotionnelle, souvent nourrie par l’expérience forcée de leurs auteurs dans les campagnes au cours de leur adolescence.

A l’époque, ces réalisateurs, dont les deux plus célèbres sont Chen Kaige (La Terre jaune) et Zhang Yimou (Le Sorgho rouge) peuvent tourner mais pas montrer leurs films en Chine. Ils conquièrent d’abord les festivals internationaux avec notamment Adieu ma concubine du premier, Palme d’or à Cannes en 1993, et Epouses et concubines du second, pour finir par s’imposer aussi chez eux. Ils deviendront les réalisateurs officiels du régime dans les années 2000.

Au moment de Tian’anmen apparaît une nouvelle génération, au style opposé aux grandes et belles images rurales de la «Cinquième»: les fictions de Zhang Yuan (Mama, 1990, Les Bâtards de Pékin, 1993) ou le documentaire Bumming in Beijing de Wu Wen-guang sont exemplaires d’un cinéma très réaliste, montrant des populations urbaines déshéritées, une jeunesse en crise, des conditions de vie désastreuses.

L’émergence du consumérisme sera également documentée par les films des années suivantes témoignant, toujours de manière critique, du creusement vertigineux des inégalités, de la brutalité incontrôlée des rapports humains, des effets foudroyants de la rupture des cadres de référence –traditionnels ou socialistes– antérieurs.

A la fin des années 1990 (Xiao-wu, artisan pickpocket, en 1998) apparaît Jia Zhang-ke, le cinéaste qui accompagnera de la manière la plus aigüe et la plus créative les bouleversements de la Chine, même s’il est loin d’être le seul.

Associant travail documentaire et fiction parfois aux franges du fantastique, les films de Jia, notamment The World, Still Life et récemment A Touch of Sin, sont des points de repères essentiels pour comprendre les mutations du pays. Longtemps interdit de diffusion en Chine mais expert dans l’utilisation des moyens alternatifs offerts par le numérique pour la production (caméras légères) et la diffusion (DVD pirates, Internet, désormais réseaux sociaux –il a 11 millions de followers sur Weibo, le Twitter chinois) Jia n’a cessé de travailler à faire sortir son cinéma et celui de sa génération de la marginalité à laquelle les autorités la confinent.

Une position qui reste hors d’atteinte pour le grand documentariste Wang Bing, qui en documentant les aspects les plus catastrophiques de la mutation économique réduisant des millions de personnes à une misère totale (A l’Ouest des rails, 2004, Les Trois Sœurs du Yunnan, 2012) et en ravivant le souvenir systématiquement occulté de la catastrophe humanitaire et de la terreur politique déclenchée par le «Grand bond en avant» à la fin des années 1950 (Le Fossé, Fengming chronique d’une femme chinoise), se condamne pour longtemps encore à l’interdiction radicale de ses films.

Le gouvernement chinois mène en effet une politique complexe de gestion de la mémoire historique, pas toujours aisée à interpréter et sujette à rebondissements. (…)

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