Jour 1: A quoi sert un film d’ouverture? (Grace de Monaco d’Olivier Dahan)
La Chambre bleue de Mathieu Amalric
Jour 2: Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, Eau argentée d’Ossama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan
Jour 3: Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, Bande de filles de Céline Sciamma, FLA (Faire : l’amour) de Djinn Carrénard et Salomé Blechmans
Jour 4: Saint Laurent de Bertrand Bonello
Jour 5: La sélection de l’ACID
The Homesman de Tommy Lee Jones, Jauja de Lisandro Alonso
Jour 6: Le cinéma français à Cannes
Jour 7: Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Deux jours une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Still the Water de Naomi Kawase
Jour 8: Adieu au langage de Jean-Luc Godard
Jour 9: Mommy de Xavier Dolan, Jimmy’s Hall de Ken Loach, Coming Home de Zhang Yi-mou
Jour 10: Sils Maria d’Olivier Assayas
Jour 11: Un Palmarès bancal
lire le billetAdieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014
Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.
Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.
Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.
Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.
Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.
lire le billetDeux jours, une nuit, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione… | Durée: 1h35 | Sortie: 21 mai 2014 |
Dans les salles françaises aussitôt après sa présentation en compétition officielle à Cannes, le nouveau film des frères Dardenne est, délibérément, un nouveau moment d’une œuvre extraordinairement cohérente, désormais composée de sept films depuis La Promesse en 1996. Chacun s’apparente en effet peu ou prou à une trajectoire individuelle qui, selon un motif évoquant un chemin de croix (quoique nullement assujetti à une religion), révèle un état du monde à travers une succession d’épreuves endurées par le personnage principal.Cette fois, ce dernier se nomme Sandra. Un compte à rebours défini par le titre enserre sa quête pour essayer de sauver son emploi et, avec lui, les très modestes conditions de son existence et de celle de sa famille. Deux jours, une nuit est le récit tendu de cette aventure vers un trésor qui, comme il se doit, n’est pas forcément celui que le héros ou l’héroïne croit chercher.
Mais le parcours semé de rebondissements de Sandra dans les différents quartiers de la petite ville où elle vit et travaille est aussi bien davantage que son histoire à elle: le patron de la petite société qui emploie la jeune femme a soumis le maintien de celle-ci à son poste au vote de ses seize collègues, qui ont le choix entre une prime de 1.000 euros et la transformation de son CDD en CDI. En un week-end, elle doit convaincre la majorité d’entre eux de ne pas voter pour un argent dont beaucoup ont besoin.
Dès lors, la quête de Sandra se démultiplie sur plusieurs niveaux. Parce que chaque rencontre est une approche particulière d’un cas lui aussi particulier, l’ensemble finissant par composer une description attentive et nuancée de l’existence d’un grand nombre de ceux que maltraite la situation économique de l’Europe aujourd’hui –on est en Belgique, et l’inscription territoriale est toujours aussi juste et précise chez les Dardenne, mais ce qu’elle révèle vaudrait pour bien des régions de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Italie…
Mais aussi parce qu’en même temps apparaît dans toute sa violence cet espèce de jeu cruel, et bien réel, même s’il prend d’ordinaire des formes un peu plus masquées, qui met les gens en concurrence humiliante, leur inflige, en plus des difficultés matérielles, d’invraisemblables formes de culpabilité, les amène à se maltraiter les uns les autres –et à se mépriser pour ça. Et encore parce que le film, sans jamais recourir à des grands mots, manifeste par sa dynamique romanesque cette hypothèse quasi-oubliée, à savoir qu’il est possible d’agir, de ne pas d’emblée courber la tête devant une fatalité sociale.
Film de lutte même s’il ne montre aucune figure classique d’affrontement, Deux jours, une nuit est aussi, sans en avoir l’air, un film théorique. Le sort de Sandra met à jour de manière concrète l’horreur fondatrice du capitalisme, qui est de créer une équivalence entre l’argent et la vie des êtres humains.
La Chambre bleue de Mathieu Amalric, avec Mathieu Amalric, Léa Drucker, Stéphanie Cléau… 1h15.
L’amour, ah l’amour! Ils le font, avec entrain, Esther et Julien, dans la chambre bleue de ce petit hôtel, près de la petite place de la gare de cette petite ville de province. Mais est-ce l’amour qui pousse ainsi Evelyne à mordre Julien au plus fort de leurs ébats? Est-ce lui qui dicte sa question: «Si je devenais libre, tu te rendrais libre aussi?» «Libre», c’est-à-dire pas marié, Julien ne l’est pas: chez lui l’attendent Evelyne et Marianne, sa femme et sa fille. Mais est-ce la liberté de n’être pas marié? Et serait-ce la liberté de vivre avec Esther? Qu’est-ce que c’est toutes ces questions, à la fin?
On n’est pas au bout. Des questions, il en arrive d’autres, en rafales, en bourrasques. Et pas des questions pour bavarder et gamberger. Des questions dures et droites, auxquelles il faudrait ne pas se dérober. Des questions posées à Julien, menottes aux poignets, ou sous surveillance policière stricte. Parce qu’il y a eu mort d’homme, et de femme. Mais qui? Mais comment? Mais pourquoi? Voilà que ça recommence. Il faudrait tout de même s’entendre.L’officier de gendarmerie, l’enquêteur de la police, l’expert psy, le juge d’instruction, plus tard le procureur et le juge, l’avocat aussi d’ailleurs, tout le monde aura des questions, des questions qui veulent des réponses. Des réponses claires, des faits.
Pour autant qu’on peut en juger –mais peut-on en juger?– Julien voudrait en donner, des réponses précises, factuelles. C’est juste que voyez-vous, ce n’est pas si simple. Chacun à sa place, place fonctionnelle assignée aussi à Esther, amoureuse comme un autre est OPJ, exige une réponse, une logique, une suite de causes et d’effets. Et nous aussi, sans doute, nous, les spectateurs.Une énigme d’accord, un truc compliqué au début, OK, c’est ça le jeu, et après quelqu’un, Rouletabille, ou le scénariste, ou Jack Bauer va nous démêler tout cela, il y a beaucoup de méthodes, l’important, c’est le résultat. En général, bien sûr que Julien est d’accord avec ce schéma, lui aussi. Mais dans son cas particulier, ça ne marche pas du tout.
La Chambre bleue est bien une enquête sur une et même deux morts suspectes. L’enquête progresse, comme disent les flics et les journalistes, mais le mystère reste entier.
La Frappe de Yoon Sung-hyun. 1h56. Sortie le 7 mai.
Premier film d’un très jeune réalisateur, La Frappe construit peu à peu un univers qui ne cesse de se densifier, autour d’un trio de lycéens en état d’extrême tension affective. D’emblée la caméra portée, comme affolée par la violence, se mêle à la première des nombreuses scènes de tabassage qui émaillent le film et, semble-t-il la vie des adolescents du pays. Comme l’annonce son titre, La Frappe paraît d’abord un film brutal, revenant inlassablement sur la manière dont, pas les mots et les regards qui ne sont pas moins agressifs que les coups de poings et les coups de pieds, la part masculine de toute une jeunesse semble n’avoir d’autre mode d’existence possible, durant cette phase de formation, que de s’affirmer par la force face aux autres, ou se soumettre de manière humiliante. Alors qu’un homme cherche à comprendre ce qui a poussé son fils au suicide en rencontrant ses anciens copains, l’enchevêtrement des défis, des farces qui vont trop loin, des gestes qui dégénèrent, tisse un écheveau d’autant plus inextricable pour un spectateur occidental qu’il aura parfois du mal à identifier les protagonistes.
Loin de desservir le propos, ce facteur supplémentaire de confusion va dans le sens du film qui tend à générer une sorte de magma de jeunes corps, de pulsions agressives, de désirs, mais pour y faire émerger une autre complexité, une autre écoute. Très sombre, La Frappe n’est ni nihiliste, ni complaisant : c’est au cœur même de ce taillis aussi touffus que celui où s’est perdue la balle de baseball, objet transitionnel d’une affection profonde entre les trois copains mais qui n’a pas les moyens de se formuler, que se dessinent les besoins, les inquiétudes et lignes de force ou de faiblesse de chacun, retrouvant subtilement son individualité. Cette balle de baseball bien réelle évoque la balle de tennis virtuelle de Blow up d’Antonioni aussi bien que la balle de baseball bien réelle dont le parcours sert de fil conducteur à Outremonde de DeLillo, elle est le seul artefact chargé de référence d’un film qui pour le reste semble s’inventer lui-même, comme issu de la violence de la société coréenne, et notamment des rapports entre élèves qu’instaure le système scolaire et universitaire, pilier d’une société essentiellement fondée sur la compétition de tous contre tous, et terriblement machiste.
Avec très peu de moyens matériels, Yoon Sung-hyun réussit à la fois à décrire de manière saisissante ce monde qui inspire, sous des formes plus ou moins stylisées, une grande partie du cinéma coréen (et notamment ses films d’horreur), et à en faire émerger peu à peu des figures singulières de personnages. Prouesse narrative et de mise en scène, ce processus est surtout un geste d’une belle humanité, dans un environnement qui n’y est pourtant guère propice. Si le contexte est à l’évidence très situé, les mécanismes que La Frappe tend à mettre en évidence sont, eux, loin d’être limités à la seule situation coréenne.
lire le billetLes Trois Désastres, de Jean-Luc Godard | 25 min | in 3X3D | sortie le 30 avril 2014
En prélude à la présentation à Cannes du nouveau long métrage de Jean-Luc Godard, Adieu au langage, réalisé en 3D, sort sur les écrans, ce mercredi 30 avril, Les Trois Désastres, court-métrage du même réalisateur, également en 3D. Il se présente comme faisant partie d’un assemblage de films courts intitulé 3X3D, assemblage produit au nom de la ville portugaise de Guimarães, qui était capitale européenne de la culture en 2012. La plus élémentaire charité commande de ne rien dire des deux autres courts métrages, réalisés par Peter Greenaway et Edgar Pêra. Mais pour rester en affinité avec cette entreprise placée sous le signe du chiffre 3, disons que le film de Godard est passionnant pour trois raisons.
Selon un procédé dont le réalisateur est devenu virtuose au cours des années 1990, durant la conception de l’ensemble Histoire(s) du cinéma et ses œuvres satellites (The Old Place, L’Origine du XXIe siècle, Dans le noir du temps, Moments choisis des Histoire(s) du cinéma, Ecce Homo), il assemble des images fixes ou en mouvement venues de très nombreux films (dont les siens), des musiques et des voix pour composer une méditation ici centrée sur les effets de la science et de la technique, dans la société et dans l’art du cinéma en particulier.
Les compositions de Godard possèdent une puissance émotionnelle, qu’on dirait envoûtantes si elles ne stimulaient aussi en permanence la réflexion et l’esprit critique tout autant que les émotions. Voilà qu’à nouveau se déploie cette sensation que quelque chose de vraiment grave, de vraiment juste, se murmure ici dans un langage qu’on ne pratique pas et que pourtant on n’ignore pas, ou dont on garde des réminiscences.
Il y a quelque chose de la Pentecôte dans cette descente d’une parole inconnue et que pourtant on comprend, et quelque chose de la prière dans cette répétition incantatoire –bref, une dimension qu’on ne saurait dire religieuse (ni Dieu ni église ici), mais qui a bien à voir avec le sacré.
Comme souvent chez Godard, il est impossible de décider jusqu’à quel point ce qui lance un film en est le thème, ou seulement un prétexte pour s’aventurer bien ailleurs. Ici, en tout cas, le numérique, et en particulier l’image 3D, sont clairement un enjeu, et de manière explicite, la cible de ce qui se présente comme une attaque implacable, que soulignent le titre ou la formule «le numérique sera une dictature».
Mais comme souvent, aussi, chez Godard –en fait, comme toujours depuis son retour sur la terre du cinéma, au début des années 1980–, les dénonciations radicales, et toujours dignes de la plus grande attention, des trahisons et effondrements du cinéma sont contredites par les images et les sons de celui qui affirme que tout cela est mort et sans intérêt alors que lui-même en ressuscite, seconde par seconde, la beauté et le mystère.