Qui est-elle, que veut-elle, cette femme sombre dans un bus en route vers une petite ville de la zone serbe de Bosnie, cette femme muette face à des flics goguenards qui la menacent à demi ? Qu’est-ce qui se passe, là, dans cette bourgade ? Il ne se passe rien. Et cette femme n’est pas à sa place. Elle vient de l’autre bout du monde, d’Australie. Elle s’appelle Kym. Elle était venue là en vacances, l’été d’avant, voyageuse un peu aventurière, curieuse de ce pont dont ont entendu parler tous ceux qui ont un jour prêté un peu attention à l’histoire des Balkans. Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andric, c’est le grand roman de la région, l’œuvre qui a raconté à la fois l’appartenance commune et les divisions des peuples qui vivent aux alentours, dans un récit aux dimensions d’épopée, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, et qui a valu à son auteur un Prix Nobel. Il est là, le pont. Et la Drina aussi bien sûr. C’est très beau.
Le temps est radieux, la voyageuse regarde, se balade. Elle est mal. Il y a quelque chose, qu’elle ne sait pas sans l’ignorer complètement. L’épuration ethnique, là aussi, et les centaines de morts, assassinés par les miliciens serbes en 1992 sous le regard complice de la majorité de la population. Et les deux cents femmes soumises au viol de masse de la soldatesque serbe à l’hôtel Vilina Vlas avant d’être assassinées elles aussi, presque toutes. Elle a dormi là, la touriste Kym, dans cet hôtel plutôt agréable à la lisière de la forêt. Elle a mal dormi. Même sans savoir pourquoi précisément. Maintenant, c’est l’hiver, et elle est revenue.
La Kym du film s’appelle vraiment Kym, Kym Vercoe. Elle est danseuse et actrice, à Sydney. Elle a vécu ce que raconte le film, elle en a fait une pièce de théâtre, Seven Kilometers North East, qu’elle a joué entre autres à Sarajevo, où la cinéaste bosnienne Jasmila Zbanic l’a vue. Ensemble, elles ont écrit le film, ensemble elles l’ont tourné, y compris en retournant à Visegrad, où comme leur a dit un ami les gens là-bas « n’allaient pas les violer ni les tuer, on n’est plus dans les années 90 ». Pas vraiment un cadre accueillant non plus, Visegrad. Kym est allée jouer Kym, dans ces rues, entre ces maisons, sur ce pont qui dans le roman d’Andric symbolisait le possible rapprochement des communautés et qui, un jour de juin 1992, était tellement inondé de sang qu’on ne pouvait plus y passer.
Tout ça est compliqué, alambiqué et outré, tiré par les cheveux. Il est possible que ce soit justement pour cela que Les Femmes de Visegrad réussit ce à quoi ne parvenait vraiment aucune fiction sur la guerre en Bosnie. Faire remonter autrement une histoire qu’on connaît et qu’on ignore, défaire peu à peu les verrous de la lassitude, du « j’ai déjà donné et puis y a pas qu’eux », du tournons la page.
Une des plus belles scènes du film de Jasmila Zbanic montre la rencontre, près de Sarajevo, entre Kym et un Américain venu dans la ville durant le siège, et qui y est resté, et écrit à présent des guides touristiques chantant les multiples beautés de la région, en laissant dans l’ombre ses fantômes tragiques. Lui, qui n’oublie ni ne pardonne, pense que la seule chance de la région est de « regarder vers l’avant », comme on dit. Il est tout à l’honneur du film de donner place à cette parole sans la juger.
Tout comme, peu à peu, le film gagne énormément à la présence tendue, nerveuse, pas très sympathique, de cette Kym muée en figure mythologique vengeresse, érinye antique prenant en charge un passé si proche, d’un pays si proche, corps en tension et visage fermé surgis d’un enfer qui est bien moins le sien que celui de cet endroit-là, et le nôtre. L’actrice-scénariste Vercoe réussit en tandem fusionnel avec la cinéaste Zbanic et sa caméra à trouver les chemins qui mènent à ce point aveugle, et dont l’aveuglement est, différemment, si amplement partagé.
Il y a un mois, le Guardian publiait un article racontant comment les autorités de la Republika Srpska à Visegrad avaient fait effacer le mot “génocide” du monument commémorant les massacres qui se sont produits là, comment des survivantes des viols et des meurtres avaient réussi à empêcher que soient effacées les restes d’une maison où 59 femmes et enfants définis comme musulmans ont été brulés. C’était le 14 juin 1992, rue Pioniska à Visegrad. Et vous, vous faisiez quoi, ce jour-là ? Moi sûrement j’allais au cinéma.
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Des films récents comme «La Ligne de partage des eaux» ou «Holy Land Holy War» témoignent de la difficulté de ce genre très présent dans les salles à transformer une inquiétude légitime en oeuvre de cinéma.
Mercredi 23 avril est sorti en salles La Ligne de partage des eaux, de Dominique Marchais, un documentaire consacré à plusieurs enjeux environnementaux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas seul –ni le seul documentaire, ni le seul à se soucier d’écologie.
Depuis une quinzaine d’années, profitant de certains dispositifs réglementaires et de l’effet d’une poignée de succès de box-office (Être et avoir, Le Cauchemar de Darwin), le nombre de documentaires sur les grands écrans ne cesse d’augmenter. En quinze ans, il est passé d’environ 40 à plus de 90 longs métrages.
Qui porte intérêt à la diversité des films et revendique la pleine appartenance de ce genre au cinéma devrait s’en réjouir. Les choses sont pourtant moins simples.
Car si on trouve en effet quelques véritables œuvres de cinéma ayant l’usage des moyens documentaires (récemment At Berkeley de Frederick Wiseman, Les Trois Sœurs du Yunnan de Wang Bing, Comme des lions de pierre d’Olivier Zuchuat, À ciel ouvert de Mariana Otero, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann), la grande majorité n’utilise caméra, micro et montage que pour illustrer un discours informatif ou polémique, ou mettre en circulation une imagerie –des activités dont la place devrait être à la télévision, si celle-ci remplissait son rôle (sic).
Un grand nombre de ces produits abordent des sujets liés à l’écologie. Qu’ils traduisent une légitime inquiétude face à l’état de la planète et le désir d’alerter et d’informer est tout à fait légitime; ce n’est pas pour autant une raison d’occuper un espace qui n’est pas le leur, celui des salles de cinéma, espace par ailleurs envahi de trop nombreuses productions (de fiction) qui le rendent déjà illisible, et quasi-inaccessible à des œuvres dont il est la seule destination possible. Mercredi 2 avril, on avait droit à la sortie simultanée de deux films sur, c’est à dire contre, le gaz de schiste (Holy Land Holy War et No Gazaran).
Cette dérive est entretenue par l’essor d’une utilisation de certaines salles comme lieux de débats sur des sujets de société (dont l’écologie) sans souci aucun de la qualité du film, du moment qu’il est l’occasion d’une mobilisation portée par des associations concernées. Mais comme on vend tout de même des billets à l’entrée, ces meetings d’un genre particulier ont la faveur d’exploitants qui en ont fait une ressource relativement stable grâce à la présence régulière de militants. Et bien sûr, l’existence de ces circuits alternatifs alimente la production de films correspondants à ces critères, critères où le cinéma n’a pas sa part.
Voilà pour le constat d’ensemble –qui touche aussi nombre de productions récentes concernant d’autres thèmes de mobilisation, tels que la grande précarité, les diverses malversations des grandes puissances financières ou la prise en charge de certaines pathologies.
Dans le cas des films directement liés aux sujets environnementaux, qui constituent le plus fort contingent au sein de cet activisme documentaire, on constate un autre problème, plus singulier et plus profond: la difficulté pour des réalisateurs qui, à n’en pas douter, se posent des questions de mise en scène, de conception formelle, de trouver comment faire un film de cinéma.
Lou-Lelia Demarliac dans Je m’appelle Hmmm…
Il y aurait un grand camion rouge sur des petites routes du côté des Landes. Il y aurait cette maison bizarre, à Orléans, avec le père chômeur dépressif qui végète entouré de ses trois enfants, et puis des fois, il demande à la grande, qui a 12 ans, de monter avec lui à l’étage. Il y aurait la fatigue de la mère, et la gamine qui un jour part en classe nature, et puis quitte la classe nature, et monte se cacher dans le camion rouge. L’Anglais tatoué, Pete, démarre. Il ne la voit pas, et puis il la voit. Ça va rouler.
Je m’appelle Hmmm…, premier long métrage d’une réalisatrice connue pour d’autres raisons sous le non d’agnès b., se met en place entre sombre chronique familiale et rêve fantastique, possibles éléments autobiographiques et road movie dans le Sud-Ouest de la France. C’est un film qui est comme porté par plusieurs élans à la fois, et qui, loin de chercher à les domestiquer ou à les coordonner, leur donne libre cours, et parie sur ce qui émanera finalement de leur enchevêtrement, de leur luxuriance. Un film linéaire comme un voyage et accidenté comme une aventure.
Un film qui ne recule ni devant la stylisation ni devant le naturalisme, ni devant le deuxième degré – écriture à même l’écran, énoncé à plat de situations atroces et qu’il est plus digne de dire ouvertement, irruption de figures imaginaires, sorties de contes ou de songes, un couple de danseurs de Buto, un loup garou qui sert au bistrot, un facétieux voyageur grimaçant, un errant aussi éternel que le juif, mais qui est peut-être tsigane, ou révolutionnaire exilé, qu’on reconnaisse en lui ou pas le visage de Toni Negri. Un film français loin des sentiers balisés, un véhicule qui ressemble à un jouet même s’il transporte une lourde cargaison, est circule bien loin des autoroutes du divertissement balisé ou de l’auteurisme asphalté.
Je m’appelle Hmmm… raconte son histoire, celle de la petite fille qui ne livrera de son identité que ce qu’en dit le titre. Et en même temps, il fait de cette histoire, de ce trajet, l’aimant d’autres échos, d’autres récits, tandis que ses images parfois changent de matière et de cadre. Agnès b. fait son film comme on a vu la petite fille fabriquer un univers pour sa poupée, seul sur une plage, en glanant des objets perdus, jetés, ignorés. Le camion roule, il est beau. Celui qui le conduit, est, lui, admirable. Premier rôle au cinéma du très grand artiste qu’est Douglas Gordon, celui-ci donne à Pete une présence à la fois émouvante et opaque, au diapason de cet objet bizarre et juste qu’est le film lui-même.
(Lire aussi l’entretien avec agnès b.
Cette critique est une nouvelle version de celle publiée lors de la présentation du film au Festival de Venise en septembre 2013)
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agnès b. sur le tournage de Je m’appelle hmmm…
Vous êtes une personne qui était déjà très occupée, par de nombreuses activités dans la mode et l’art contemporain. D’où vient le désir, ou le besoin, de faire un film ?
J’ai fait de la mode par hasard, cela n’a jamais été mon but. Il y a longtemps, le journal Elle m’a repérée a cause de la manière dont je m’habillais avec des choses trouvées aux Puces, et cela m’a donné l’occasion de gagner ma vie. Moi je voulais être conservateur de musée, mais je ne savais pas comment faire, je ne connaissais personne. J’aime la peinture depuis l’âge de 12 ans, et puis je venais de Versailles et je rêvais de passer derrière les cloisons du château, pour voir comment ça se passe. Le désir d’être artiste est là depuis très longtemps. J’ai fait beaucoup de dessin aux Beaux-Arts, ensuite j’ai fait énormément de photos, et plus tard des petits films, des courts métrages où je mettais mes vêtements dans des histoires – mais je ne peux pas les montrer, on n’a pas les droits sur les mannequins qui portaient les vêtements. Mais j’ai appris, à filmer et à monter, aux côtés d’un monteur, toujours le même, Jeff Nicorosi, avec qui j’ai aussi monté Je m’appelle Hmmm.
C’est vous qui filmiez ces courts métrages ?
C’est toujours moi qui tenais la caméra. J’ai aussi fait le cadre sur Je m’appelle Hmmm…, même s’il y a une deuxième caméra, celle du chef opérateur, Jean-Philippe Bouyer. Il a fait la lumière, mais je me suis occupée des cadrages.
Vous aviez donc envie de faire des films avant d’avoir envie de faire ce film en particulier ?
Sans doute, mais ce film je l’ai écrit il y a longtemps, comme un besoin. J’ai eu besoin d’écrire cette histoire. Au départ il y avait un petit article du Monde qui racontait que dans le cabinet d’un juge d’instruction un revenu s’était emparé d’un coupe-papier et se l’était planté dans le cœur. J’ai cherché comment on en arrive à un geste aussi violent, j’ai eu envie d’inventer une histoire qui pourrait mener à un tel geste. C’est l’unique point de départ factuel, à partir duquel, il y a 15 ans, j’ai écrit l’ensemble du scénario, en deux jours, à la main sur un bloc Rhodia (que j’ai toujours). C’était très visuel, avec peu de dialogues, je savais ce que je voulais montrer.
Le film a-t-il un but, une visée ?
Je voulais faire un film contre les apriori, je voulais dire qu’on peut se tromper de coupable. Souvent on ne connaît pas les histoires, on se les fait soi-même, avec des à-peu-près qui peuvent avoir des conséquences graves. Face à cela, je voulais montrer les entourages, les différents membres de la famille et la manière dont chacun perçoit les autres. A partir de la violence faite à la petite fille, il y a des ondes de choc qui s’élargissent tout autour, et qui sont traitées par chacun comme il peut. Je voulais parler de ça.
Cette situation de violence et de silence autour de l’inceste, vous en avez été proche ?
Pas directement, ce n’est pas du tout mon histoire mais je sais de quoi je parle. Et il était important de détailler le contexte dans la première partie, pour donner tout son sens à la rencontre avec le camionneur. Ensuite il y a le road movie, le voyage initiatique, et une sorte d’amour qui nait entre eux deux, même si celui de la fille pour lui est différent de son amour à lui pour elle. Voilà ce que j’avais écrit.
Que s’est-il passé depuis l’écriture du scénario, déjà ancienne ?
Il y a trois ans, j’ai trouvé les conditions nécessaires pour faire le film. Terence Stamp avait accepté de jouer le camionneur, j’étais très heureuse de lui proposer ce contre-emploi de Théorème. Mais ensuite, j’ai cherché des financements, et je n’en ai pas trouvés. Dès qu’ils voyaient qu’il était question d’inceste, tous mes interlocuteurs se sauvaient. Heureusement que j’ai mon travail par ailleurs, il m’a permis de financer le film, sans cela je n’aurais pas pu le faire. J’ai souvent aidé d’autres cinéastes, j’ai créé une maison de production, mais tous les grands professionnels m’avaient dit : ne faites jamais de films avec votre argent. Là je n’ai pas eu le choix. J’ai conscience d’avoir beaucoup de chance d’avoir cette possibilité, même si c’est aussi un gros risque.
Pourtant à l’époque le film ne s’est pas fait.
Une personne qui représentait la DDASS s’y est opposée, elle a bloqué le tournage, elle m’avait dit : « vous ne tournerez pas ce film ». Même si les scènes qui pouvaient faire problème, la petite fille sur les genoux du père ou quand elle mime avec la poupée Barbie ce qu’ils lui fait sont jouées par une doublure. La DDASS ne voulait rien savoir, c’est le sujet lui-même qu’elle n’acceptait pas. Ensuite, la dame qui bloquait a pris sa retraite, et le film est redevenu possible. Mais Terence Stamp ne pouvait plus.
Comment avez-vous choisi les interprètes du film tel qu’il est aujourd’hui ?
L’agence de casting m’a présenté des centaines de petites filles, qui n’allaient pas du tout. Un peu par hasard, j’ai rencontré Lou-Lélia Demerliac, elle habite dans un village, elle lit beaucoup, elle parle peu, elle n’a pas l’air d’une petite actrice ou d’un enfant mannequin. C’était elle. Douglas Gordon, que je connais bien et qui a une véritable passion pour le cinéma comme cela se voit dans ses œuvres, m’avait dit qu’il aimerait avoir un petit rôle dans mon film, à un moment l’idée s’est imposée qu’il serait parfait pour le personnage de Peter. J’ai toujours pensé à Sylvie Testud et Jacques Bonnafé pour les parents, ce sont des acteurs merveilleux, ils n’avaient jamais joué ensemble alors que pour moi il y a une évidence. Je tenais au monologue de la mère devant son miroir, je tenais à ce qu’on sache ce qu’elle pense, à ce qu’on prenne conscience de sa solitude, mais c’est très difficile à jouer et je savais que Sylvie saurait le faire.
Et les danseurs de buto ?
Eux ne figuraient pas dans le scénario, d’ailleurs à l’époque je ne connaissais pas le buto, qui n’est pas exactement de la danse, c’est une forme d’expression née après Hiroshima, qui traduit de manière très personnelle la souffrance et la force de vie après la catastrophe, qui m’a bouleversée quand je l’ai découverte il y a seulement quelques années. Il y a aussi une relation avec les statues blanches du parc de Versailles de mon enfance, au milieu de tout ce vert de la nature : quand j’ai filmé les buto dans la nature pour moi c’était comme si les statues se mettaient à bouger.
Les autres moments qui sont comme des échappées par rapport à l’histoire principale étaient-ils prévus dans le scénario ?
Ce sont des rencontres, un véritable voyage c’est ça, c’est l’irruption de l’inattendu, un déplacement dans la manière de regarder. Je tenais aussi à ce qu’il y ait des cafés, ce sont des lieux très communs mais où des découvertes sont possibles, qui sont comme des théâtres mais qui feraient partie de la vie quotidienne.
Il y a dans le film un questionnement sur le nom, à la fois celui du personnage, comme le souligne le titre, et le votre, puisque qu’au générique il y a vos deux noms, Agnès Troublé et agnès b.
Oui, je voulais signer le film de mon vrai nom, et puis on m’a dit qu’il fallait que figure aussi agnès b. – qui est aussi un petit trafic sur le nom, j’ai laissé son nom à Christian Bourgois, je n’ai gardé que l’initiale. C’est vrai qu’il y a sûrement quelque chose là, de toute façon, quand on s’appelle « Troublé »… En Amérique, les douaniers m’appellent Miss Trouble.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile à filmer ?
C’est compliqué de tourner dans la cabine d’un camion, qui très exiguë. Surtout que je tenais à ce qu’on perçoive et le point de vue de la petite fille, et le point de vue du chauffeur.
Le film était-il très préparé ?
Certains aspects le sont, par exemple j’avais en tête très précisément l’intérieur de la maison familiale, je voulais que ce soit presque comme un théâtre, que nous soyons comme les spectateurs de cette vie resserrée, à huis clos, avec les volets fermés, l’espace comprimé autour de la télé. J’ai fait la maquette, j’ai dessiné les objets, choisi les couleurs…
En même temps le film a un côté aventureux, qui est l’esprit même du road movie, on avance et on va bien voir ce qui arrive.
Je voyais la route comme une portée où j’allais poser des notes. J’avais chois cette région pour ces paysages vides, disponibles, l’espace ouvert, avec cette route droite, pas de publicité, rien. J’ai fait des repérages, deux fois, il y a d’ailleurs des images vidéo des repérages qui se retrouvent dans le film. Le fait de tenir une des caméras m’a permis d’être réactive à ce qui arrivait. Par exemple, Douglas Gordon n’avait dit à personne qu’il allait se mettre à chanter, comme je filmais j’ai pu saisir ce moment. On n’a fait qu’une seule prise. Je tiens depuis longtemps un journal vidéo, où j’ai souvent filmé des musiciens, on ne peut pas faire de montage quand on filme de la musique, il faut rester avec elle tout en inventant comme l’accompagner avec les images, j’avais une certaine expérience de ça.
Les images venues des repérages participent à cette proposition de plusieurs matières d’image.
J’avais besoin que l’image ne soit pas homogène, de casser ce que des situations pouvaient avoir de trop naturaliste ou de trop sentimental, comme lors des dernières retrouvailles entre Céline et Peter. J’ai même refilmé l’écran pendant le montage, avec la minuscule caméra Harinezumi, qui un grain très spécial.
Vous aimez les rapprochements inattendus, cela s’entend aussi avec les musiques du film.
La musique est évidemment très importante, pour moi elle nait des scènes, de l’esprit de chaque moment. Hugues Rett ( ???) m’a aidé pour les morceaux de rock dans le camion, du rock anglais du début des années 80, qui rattache Peter à ce moment lointain, comme à une origine. Le morceau de Sonic Youth au bord de la mer, je lai entendu il y a 7 ou 8 ans, à La Villette, et aussitôt ça été une évidence. Je me souviens en l’écoutant de m’être dit : ce morceau sera pour la scène de la plage. J’ai une passion pour David Daniels, un contre-ténor exceptionnel. J’ai été élevée avec l’opéra, mes parents étaient des habitués du Festival d’Aix en Provence, c’est inscrit très profondément en moi – sans doute le lien le plus direct avec ma propre enfance.
Et puis Vivaldi…
Oui, Vivaldi ! J’avais demandé à Jean-Benoit Dunckel, du groupe Air, il a cherché longtemps pour arriver à ces variations, ce qu’il m’a finalement apporté semble remonter aux origines, comme si la musique était en train de naître, comme si Vivaldi était juste en train de trouver le thème, en sifflotant presque, ou avec un seul instrument.
Cette manière d’assembler des matières différentes et parfois inattendues n’est pas sans rapport avec votre travail dans la mode.
Peut-être… Sur mon passeport, il est écrit que je suis styliste, ça me va. Alors on peut styliser beaucoup de choses, c’est vrai que j’aime bien chercher des compositions qui produisent des sensations particulières.
(Une version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film).
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Il y aurait un astre lourd du cinéma d’auteur contemporain, brutalement éjecté de son orbite. Il y aurait une multitude de corps célestes très différents entre eux mais tous porteurs d’une énergie singulière et très dynamique. Il y aurait un champ de forces venu des ténèbres anciennes. Il y aurait un bombardement cosmique de particules hétérogènes, aux charges imprévisibles, et un rayon puissant, lui aussi venu d’un autre espace-temps, et qui traverserait tout cela avec une force inattendue, et finalement féconde.
L’ « astre lourd » s’appelle Bela Tarr (et bien sûr le petit apologue qui précède se veut hommage à la scène d’ouverture des Harmonies Werckmeister). Il a quitté son labeur de réalisateur, et il a quitté son pays, la Hongrie. Ayant décidé qu’il avait filmé ce qu’il avait à filmer et que le temps était venu de transmettre, l’auteur de Satantango s’est autopropulsé pédagogue. Il a donc créé une école de cinéma, la film.factory. Et, pour de multiples raisons dont la moindre n’est pas la domination dans son pays par un parti d’extrême droite, il est allé s’établir au loin. A Sarajevo, « champ de force venu des ténèbres anciennes », cité hantée par les tragédies du 20e siècle (plus encore en cette année du centenaire de l’assassinat qui déclencha l’historique boucherie de 14) et, 20 ans après le début du siège, leur legs de misère, de corruption et de nationalismes bornés. Et les « corps célestes » ne sont autres que la trentaine d’élèves, jeunes réalisateurs choisis sur la foi de leurs courts métrages, venus du Japon, d’Autriche et de Pologne, du Mexique et de Croatie, de Grande-Bretagne et du Portugal, d’Australie et des Etats-Unis et de Corée. Et d’Espagne et de France. Chacun animé de son énergie propre, et pourtant ensemble constituant un chaleureux nuage de projets, de savoirs faire, de curiosités, de désirs et d’affects.
C’est ce « nuage » qui est soumis, à l’initiative de Bela Tarr, au bombardement de particules qui est supposé apporter à chacun les moyens de déployer ses propres ressources. Les « particules », ce sont les paroles, les idées, les savoirs, les exemples, les images et les sons des intervenants, un assez honorable aréopage de gens de cinéma – Christian Mungiu, Gus van Sant, Pedro Costa, Jim Jarmusch, Claire Denis, Apichatpong Weerasethakul, Tilda Swinton, Carlos Reygadas, le producteur Shozo Ichiyama, le spécialiste du documentaire Thierry Garrel, le chef opérateur Fred Kelemen, flanqués de quelques comparses faisant profession de parler de cinéma, pas les pires puisqu’on y trouve l’ami Jonathan Rosenbaum, Enrico Ghezzi, Ulrich Gregor, Jonathan Romney, Manuel Grosso, la curatrice du MOMA Jytte Jensen, et même moi qui écris ces lignes.
Je m’y trouvais pour la deuxième année consécutive durant 15 jours en mars, où j’aurai été le modeste véhicule du « rayon venu d’un autre espace-temps » : l’œuvre de Jean-Luc Godard. Les interventions à la film.factory sont dénommées masterclass, comme à peu près n’importe quoi aujourd’hui. Ce n’est pas par fausse modestie que je me suis présenté devant les élèves en disant espérer que s’il y aurait ici un « maître », maître au sens oriental plutôt que romain ou scolaire, ce serait Godard, ou plutôt les films de Godard – maîtres dont j’ambitionnais d’être seulement l’assistant pas trop maladroit (mais quand même avec en tête la figure de Marty Feldman en Fidèle Igor).
Un jeune carabinier et des petits soldats…
Et là, je veux dire là chez Bela Tarr, là à Sarajevo, là devant ces étudiants-là, les films accomplirent leur tâche au-delà de tous mes espoirs. Une poignée seulement à travers l’œuvre de Godard, il ne s’agissait pas d’en faire l’histoire, il s’agissait d’y chercher une énergie productive, questionnante, à la fois déstabilisatrice et utile, à travers les décennies d’une activité qui aura toujours été extraordinairement de son temps. Le Petit Soldat, Une femme mariée, Week-end, Le Gai savoir, Ici et ailleurs, Vivre sa vie et Sauve qui peut (la vie) à la suite, Scénario du film Sauve qui peut (la vie) et Scénario du film Passion, les épisodes 1A et 3A d’Histoire(s) du cinéma auront ainsi émis une succession de chocs, où la beauté, la brusquerie, la virtuosité ludique, même les effets de décalage induits par la distance dans le temps (ah les habits et les musiques sixties ! et le vocabulaire seventies !) auront agi comme une succession de stimulations reçues 5 sur 5 par des jeunes si loin, si proches des questions telles qu’ici posées, et reprises, déplacées et, sinon résolues, du moins prises en charge avec bravoure et honnêteté, jusque dans le péremptoire de la période « révolutionnaire » ou la mélancolie de la période récente, et qui – comme la tristesse – dure toujours. Bien entendu, comme il se doit, le laborantin de service (moi) n’aura pas été plus épargné par ces effets. Il s’en porte fort bien.
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Un beau jour, comme il marchait dans les montagnes, il rencontra trois héroïnes… Ce pourrait être le début d’un récit d’aventure, un de ces « romans des lacs et des forêts » dans la grande tradition de l’imaginaire chevaleresque chinois. C’est le point de départ d’une aventure en effet, et qui ressemble d’une certaine manière à un épisode d’Au bord de l’eau (et, malgré le titre, à absolument rien de « tchékhovien »). Mais, même si on croit pas moment se trouver au Moyen-Age, un épisode très contemporain, et on ne peut plus réel. Car le voyageur était armé non d’une épée à sept lames mais d’une caméra, et les trois héroïnes étaient des enfants de 10, 6 et 4 ans. Trois petites paysannes vivant seules dans une maison misérable d’un village perché dans les montagnes du Yunnan – province du Sud de la Chine qu’on associe d’ordinaire à une luxuriance tropicale, et qui se révèle ici, sur ces versants à plus de 3000 mètres à l’oxygène raréfié, d’une austérité glaciale. La mère de Ying, Zheng et Fen est partie, leur père est en ville pour travailler. Et elles… elles travaillent aussi, elles font pousser des patates, elles font paitre quelques moutons, elles font à manger, et le feu, et le reste.
Mais elles jouent aussi, elles regardent autour d’elles, la plus grande prend soin des deux autres, elles sont chacune différente. Il y a un grand père revêche, plus fardeau que soutien, et alentour un village où on trime dans la boue, mais aussi parfois où on fait la fête. Dans des conditions de totale pauvreté et d’extrême dureté des conditions climatiques, dans une baraque sans eau ni électricité qui est encore aujourd’hui le genre de domicile de dizaines de millions d’habitants du pays du miracle économique chinois, Wang Bing filme les trois gamines sans aucun misérabilisme, ni la moindre concession à un idéalisme à la Jean-Jacques Rousseau, qui serait dans ce contexte d’un ridicule achevé.
On sait depuis le chef d’œuvre inaugural du cinéma de ce réalisateur, les neuf heures d’A l’Ouest des rails, sa capacité à accompagner la vie des plus démunis avec une extrême attention et une émotion qui devient tension dramatique. Au cours de ses grands documentaires plus récents, tous admirables (Fengming chronique d’une femme chinoise, Crude Oil, L’Argent du charbon, L’Homme sans nom) jamais sans doute il n’avait à ce point ouvert la voie à des possibilités de récit, tout en continuant à rester au plus près de ceux qu’il filme, ci littéralement au péril de sa vie – il a failli mourir du mal de l’altitude, ravageur dans ces contrées. Qui a dit qu’un documentaire ne racontait pas d’histoire ? Des histoires, ici, il en surgit sans arrêt, et dans tous les sens. Les histoires, que l’on voit ou qu’on devine, de ces gamines, leurs élans et leurs difficultés. Mais aussi les histoires qu’inévitablement on associe, par ce qu’on sait ou croit savoir, parce qu’on imagine de ce lieu ou de lieux comparables, par les souvenirs qui viennent de la littérature, de la peinture, du cinéma. Et le film, sans s’en soucier particulièrement – nul jeu avec des citations et des références ici – navigue de facto, inévitablement, au milieu de cet océan qui est pour chaque spectateur en partie différent (et pour nous, spectateurs français, inévitablement très différent de pour Wang Bing), et en partie commun. En quoi le film est aussi, est d’abord une aventure pour chacun, une sorte de croisière dans un monde à la fois rempli de signes reconnaissables et totalement inédit.
Bien sûr, essayer de convaincre d’aller passer deux et demi à regarder un documentaire sur trois petites paysannes chinoises misérables (ce que j’essaie de faire en écrivant ces lignes) passe pour une gageure absurde. Ce qui est sidérant, c’est l’écart entre la très naturelle réticence que peut susciter une telle perspective et l’évidence du plaisir, de la tension intéressée, émue, admirative qui accompagne chaque séquence, chaque minute des Trois Sœurs du Yunnan, si jamais on a franchi le pas qui mène à leur rencontre.
D’abord, les artistes. Le geste est fort et clair. En entrant dans l’exposition consacrée à Henri Langlois par la Cinémathèque française, ce sont d’emblée des œuvres d’art qui accueillent le visiteur.
Que leurs auteurs soient plutôt considérés cinéastes (Godard, Garrel) ou plasticiens (Alechinski, Alberola, Cesar, Rosa Barba) n’importe pas ici, ou plutôt c’est justement ce qui excède leur différence qui sera un des fils de cette… quoi? Exposition, oui, peut-être; composition aussi bien, et machine à comprendre par la vue et les émotions, labyrinthe évoquant les circonvolutions d’un cerveau hanté.
S’agit-il de celui d’Henri Langlois, né à Smyrne il y a pile un siècle, mort à Paris en 1977, personnage devenu mythologique bien au-delà du geste qui a porté toute son existence, la création permanente de la Cinémathèque française? En tout cas celui d’un être qui aurait incarné, rêvé, fabriqué, plaidé, imposé une certaine idée de l’être au monde de l’art. Et cet art ne pouvait être que celui par excellence de son temps, donc le cinéma –mais surtout pas contre les autres arts, au contraire comme force dynamique qui les concernait tous.
Dominique Païni a conçu cet espace. Païni fut le directeur de la Cinémathèque française de 1993 à 2000, et donc un successeur de Langlois. Il est surtout une des personnes qui ont le plus et le mieux réfléchi à la question du «cinéma exposé» –aussi le titre d’un de ses livres. Exposé, en effet, mais sans opposition entre son mode naturel d’exposition, la projection, et les dispositifs propres à ce qu’on nomme d’ordinaire exposition, une mise en espace d’objets. C’est tout simple (sic), il suffit de trouver où se joue l’intelligence commune entre les films et tous les objets (y compris des séquences ou des films) qui entrent en juste résonance avec eux. L’exposition Hitchcock et l’art au Centre Pompidou en 2001 en constitue toujours aujourd’hui un exemple inégalé. Sauf que… sauf qu’au sens habituel du mot, Henri Langlois n’était pas un artiste, et pas un cinéaste.
Qu’exposer pour saluer le créateur d’une institution? Certainement pas ce que Langlois exposa lui-même, dans le Musée du cinéma dont il finit par ouvrir les salles dans le Palais de Chaillot, à côté de la salle de projection. S’il a toujours insisté pour accoler aux mots «Cinémathèque française» ceux de «Musée du cinéma», ce n’était certes pas dans le seul but de montrer les traces matérielles de quelques dizaines de films très aimés. Le Musée du cinéma selon Langlois, c’était l’ensemble, et d’abord les salles de projection –Avenue de Messine, puis à Chaillot et rue d’Ulm.
Et le grand geste fondateur de Langlois, ce ne fut pas de conserver les films –pratique décisive à laquelle il se dédia aussi, qu’il contribua à inventer (y compris avec des erreurs graves), mais où il avait été précédé par d’autres, notamment le British Film Institute ou le MoMa à New York, avec son département cinéma dirigé par Iris Barry dès 1934, deux ans avant la fondation de la Cinémathèque par Langlois et Georges Franju.
L’apport décisif et fécond de Langlois aura consisté à ne pas se contenter de stocker le plus de films possible dans les meilleures conditions possibles, mais à les montrer. À programmer. (…)
Un des organigrammes imaginaires dessinés par Langlois
L’ouverture d’Heli, troisième long métrage du Mexicain Amat Escalante après Sangre et Los Bastardos, est à la fois brutale et ouverte. Brutale est la situation montrée, deux corps ensanglantés, plus morts que vifs, sur le plateau d’un pick-up. Ouverte, la durée du plan, l’incertitude du statut ou même de la situation, jusqu’à cet indice –une botte du type «rangers» posée sur un des corps. Puis, hiéroglyphe macabre dont le sens précis ne s’explicitera que bien plus tard, un corps pendu sous un pont. Ainsi sera le film, lauréat du prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes.
Sans cesse, le cinéaste construit des conditions d’attente, sans cesse il déplace la distance et la posture où il place le spectateur. Cette distance peut être très proche et cette posture terriblement frontale, lors de scènes de violence aux limites du soutenable, montrées sans détourner le regard. A d’autres moments, les corps sont caressés avec une délicatesse aérienne, ou les personnages inscrits en silhouette minuscules dans des paysages immenses. Nulle manipulation dans ces changements, mais la volonté d’établir un ensemble de circulations entre œuvre et public, dès lors qu’il ne saurait être question, ni d’édulcorer le caractère extrême des phénomènes évoqués, ni d’en faire un processus de fascination.
Heli raconte le sort monstrueux d’une famille qui se trouvera croiser le chemin de flics mafieux aux méthodes barbares. Il prend en charge l’incroyable violence qui ravage le Mexique contemporain sous les signes croisés du trafic de drogue, de la corruption des politiques et des forces de l’ordre, de la misère et d’une surenchère sans fin dans le spectacle des souffrances infligées –spectacle où les archaïques exhibitions de corps mutilés et Internet font horriblement bon ménage.
Une tartine, un chat, une balle, la lumière du matin qui entre dans la cuisine. Un verre qui tombe. Elle, c’est la sœur, et lui ? le voisin ou le frère de la mère ? On ne sait pas, et peu importe. Sans crier gare, un drôle de mouvement s’est mis en route, qui tient de la farandole et de la machine infernale. C’est samedi sans doute, les membres de la famille se lèvent, papa se prépare à aller faire les courses avec la cadette quand elle voudra bien cesser de hurler pour répondre au bruit du mixeur, le chien réclame, dehors le petit voisin joue à la balle, il y a paraît-il un rat sur le trottoir, on ne sait pas. On ne sait presque rien, et on ne s’en soucie guère: ce que ne cesse d’offrir les plans, les scènes, les séquences, c’est une circulation de mots, de gestes, de signes. Parfois, quelqu’un se coupe, rien de grave, un autre lui essuie en souriant la goute de sang sur le nez. Et pourtant il y a eu une cassure, il y a eu une blessure. On ne les a pas vus.
On n’a pas su non plus pourquoi, un moment, la mère qui semble régner sereinement sur cette maisonnée se trouvait dehors, dans un bistrot assez triste, seule et filmée de dos. Par petites touches le plus souvent drôles, parfois mélancoliques ou bizarres, Ramon Zurcher, réalisateur suisse dont c’est le premier long métrage, compose un très curieux film : un film plein, archi-plein, saturé de protagonistes (humains, animaux et choses), bourré de petits gestes, de petits signes, de sons et de formes. Et ce plein fabrique du vide, donne à percevoir, d’une manière qui glisse doucement du comique à l’angoisse, une absence indicible, un manque essentiel.
Si au moins il se passait quelque chose d’un peu décisif, une crise, un crime, mais non. Il y a un bruit dans la machine à laver, la saucisse gicle lorsqu’on la découpe, la chemise du neveu a perdu un bouton, le bouchon de la bouteille d’eau gazeuse a sauté. Et ces micro-événements, bien que traités par les protagonistes (pas vraiment des personnages) exactement avec l’absence de gravité qu’ils méritent, construisent une sorte de ballet compliqué, de burlesque slowburn qui s’entre-baille sur une inquiétude, un malheur d’être, et d’être ensemble, que le film se gardera bien de nommer ou d’expliquer. On songe par moment aux farces métaphysiques et matérialistes de deux compatriotes du réalisateur, Peter Fischli et David Weiss avec leur film combinant d’interminables enchainements d’effets physiques simples entrainant une succession de mouvements bricolés entre gag et catastrophe. A certains égards, Zurcher emploie les membres de sa famille de Berlinois bourgeois modernes comme les deux autres leurs contrepoids, planches et ressorts, dans une stratégie stylisée qui vient d’une cachette secrète et géniale, les Ballets mécaniques d’Oskar Schlemmer, figure majeure du Bauhaus. Mais le plaisant et inquiétant miracle de la reprise par le jeune réalisateur suisse est que ses mécanismes ont l’apparence paisible d’une petite fille, d’un chat roux, d’une violoncelliste en mal de tendresse, d’un oncle bricoleur, de quelques ustensiles de cuisines ou jeux de société.
L’Etrange Petit Chat est surtout un étrange petit film – « petit » n’ayant ici rien de péjoratif, mais désignant la modestie délibérée des ingrédients qu’il mobilise et son exemplaire absence d’effets. Car si on a dit combien sa manière de remplir à l’extrême son espace réussissait à rendre sensible un vide angoissant hantant l’espace domestique de ceux qu’il montre, il faut dire simultanément combien ce même processus d’accumulation, de coq-à-l’âne, de rebonds saugrenus et de changements de tons et de rythmes qui le transforment en une machine proliférante, réussit simultanément à ouvrir au spectateur une sensation de liberté et de légèreté, joueuse même si un peu inquiète, curieuse de l’instant à venir et toujours prêt à renvoyer les balles que le film envoie à des rythmes changeants, improbables, ludiques. Balles pour jouer, balles pour tirer.
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