La stratégie du lézard

Leçons d’harmonie d’Emir Baigazin. (Kazakhstan). 1h44. Sortie 26 mars.

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Leçons d’harmonie raconte l’histoire d’une vengeance, et bien autre chose. La vengeance sera celle d’un lycéen humilié et ostracisé par les autres élèves, sous la coupe de Bolat, un condisciple chef de bande. Mutique et renfermé, le jeune Aslan, qui vit seul avec sa grand’mère dans une ferme à l’écart de la ville, prépare méthodiquement l’élimination de son ennemi. Sauf que le combat d’Aslan et Bolat, combat de la victime contre l’oppresseur, stratégie asymétrique où l’intelligence du faible invente les réponses à la surpuissance du fort, s’il est en effet la colonne vertébrale du film durant les deux tiers de son déroulement, est loin d’en dire tout le sens, toute l’ambition et toute la puissance.

Cette intrigue est plutôt comme le propulseur, abandonné en chemin, d’une composition beaucoup plus ample et complexe.

L’élégance du premier film du jeune réalisateur kazakh Emir Baigazin est de ne sembler montrer que des situations simples, auxquelles aucun effet de style n’ajoute un discours, une généralisation, une ruse séductrice. Fixes ou en mouvements glissés, jamais très brefs ni très longs, les plans seraient comme les cases quasi-égales d’un échiquier sur lequel Aslan prépare sa revanche, comme un maître organise très en avance un coup particulièrement retors. Cette tension dramatique et formelle est enrichie par une manière de filmer étonnamment réaliste, au sens de la sensibilité aux matières, aux objets, aux lumières naturelles. Sans trucage ni astuce, Baigazin filme un verre, un visage, un stylo, un lavabo, un couteau, des chaussures de telle manière qu’ils acquièrent immédiatement une très grande présence physique à l’écran, présence qui densifie et rattache au monde quotidien un récit essentiellement abstrait. Apparemment raconté de manière très posée, le film est aussi capable d’accélérations foudroyantes, par exemple lorsque soudain tout se précipite au moment de l’installation dans la classe d’Aslan de Bolat le petit caïd.

Ce récit, anecdote dramatique, fait divers, fable morale, histoire d’une stratégie dans un contexte de film noir un peu à la manière d’Un prophète (ce qui serait déjà beaucoup) est en fait retramé par une réflexion beaucoup plus vaste, d’autant plus passionnante que le cinéaste la met en scène sans pour autant s’en faire le propagandiste, comme une interrogation inquiète plutôt que comme l’affirmation d’une thèse.

Leçons d’harmonie met en jeu l’idée très archaïque et très contemporaine qu’on a (abusivement) baptisé le darwinisme social. Deux lézards verts dans un bocal en sont peut-être les véritables personnages principaux, quelques cafards ligotés sur une chaise électrique miniature en sont les représentants terriblement troublants. Des bribes d’émissions de télé et plusieurs cours enseignés aux lycéens permettent de rappeler quelques éléments auxquels se réfère cette conception de la lutte généralisée de tous contre tous et de la valorisation de la force comme seul principe de survie. Ils le font d’une manière qui n’a, elle, rien de scolaire mais est toujours dans le mouvement de l’action.

Et c’est la composition du film qui permet de déployer les racines et les effets réels de cette approche dont il n’est nullement besoin de savoir qu’elle eut comme principal théoricien Herbert Spencer. Grâce à sa construction en ces petits blocs d’espace-temps que constitue chaque scène, le film inscrit son récit propre dans des réseaux de plus en plus étendus, ceux des systèmes de racket et de contrôle social par des organisations mafieuses rivales, ceux du rôle de l’autorité publique, de la directrice du lycée à la police, les rapports capitale/province et ville/campagne, ceux de la modernisation libérale, ceux de la religion et des différents régimes de croyance et de superstition, dont font aussi partie, à côté de l’islam et de l’animisme, l’idéal éducatif, l’organisation administrative ou le miroir aux alouettes des nouvelles technologies du loisir et leur pouvoir addictif. Il faudrait y ajouter encore les abîmes psychiques. Là rôdent le désir sexuel, et simultanément les fantasmes de pureté – Aslan se lavant compulsivement, la terreur du regard des garçons éprouvés par la jeune fille. Là, les pulsions sadiques ne sont nullement réservés aux « méchants » de l’histoire, lesquels agissent au contraire plutôt rationnellement (le pseudo-darwinisme à la mode Spencer) même si de manière immonde.

Apparemment très sage et en fait très audacieuse et disponible à d’innombrables ouvertures, la composition du film autorise des déplacements gigantesques qui adviennent comme naturellement, fruits d’une nécessité interne dont on ne découvre l’existence que durant le déroulement du film. Ainsi, en particulier, du recours aux ellipses, dont la puissante coupe franche qui, au moment du passage à l’acte, rappelle les stratégies narratives de Robert Bresson, ou plus récemment des frères Dardenne. Ainsi, également, la dimension onirique, qui du tout premier plan au tout dernier est comme un filet d’air qui parcourrait ce film apparemment ultra-réaliste, ou plutôt d’un réalisme assez rigoureux pour précisément accueillir aussi l’onirisme, y compris des scènes de rêves filmées exactement comme des scènes de « réalité » (n’est-ce pas le propre du rêve ?), et jusqu’au cauchemar final dans le commissariat qui redéploie tout l’enchainement possible des faits, d’une manière que la logique policière ne peut pas davantage résoudre que l’extrême violence des flics.

Cette tension ouverte et complexe ne tient pas à la seule composition du film, mais aussi à la manière dont Emir Baigazin filme chaque plan. La première image, peut-être rêvée, est d’une grâce élégiaque. La première séquence, entre comique et cruauté, réalisme et geste propitiatoire – est-ce pour être mangé ou pour attirer la clémence des dieux sur le film que ce mouton est sacrifié sous nos yeux ? – installe d’emblée dans un monde qui n’est pas le nôtre, et dont on ne peut douter de l’authenticité. Plus que tout peut-être, la relation entre la caméra et le corps et le visage d’Aslan (Timur Aidarbekov) est comme celle du projecteur avec le grand écran : tout peut y apparaître. Aslan est un écolier timide, il est un jeune guerrier, il est un habile stratège, il est aussi un garçon qui rêve de la jolie fille dans sa classe, et un enfant qui a peur (d’être atteint d’une maladie inconnue). L’inexpressivité de surface de son visage, en fait très riche de possibilités jamais formulées mais offertes à l’imaginaire du spectateur, et sa raideur corporelle qui évoque par instants Buster Keaton et par instants Nosferatu, inscrivent une tension où le burlesque voisine avec l’inquiétant, et qui nourrit sans cesse la capacité de porter attention au personnage, sans pour autant s’identifier à lui.

C’est une des très subtiles opérations réussies par le film que d’instaurer cette mobilité de la relation du spectateur au personnage central, élément majeur de la constante mobilité d’imagination et de réflexion qu’il suscite, mobilité qui est le résultat paradoxal du côté apparemment très statique de la mise en scène. Ainsi la beauté des plans et l’intensité dramatique des situations stimulent constamment la capacité de chacun d’entrer dans le mouvement intérieur de ce film étrangement dynamique à l’intérieur de son apparente lenteur.

 

 

 

 

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A toi. Et pas à toi.

Her, de Spike Jonze | avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams | durée: 2h06 | sortie: 19 mars 2014

j-phoenixDans une ville américaine de demain, d’après-demain, Theodore, quadragénaire qui sort d’une histoire d’amour mal terminée, mène à Los Angeles une vie terne tout en excellant dans son travail: écrire pour d’autres des lettres personnalisées, déclarations d’amour, de félicitations ou de tendresse. Sans attente particulière, il acquiert OS1, un nouveau système d’exploitation plus performant pour son ordinateur et ses appareils connectés.

Bien sûr, comme la quasi-totalité de ce qui constitue son existence se trouve dans les différents disques durs (l’organisation de son temps, ses contacts, ses courriers personnels, ses goûts et ses désirs), OS1 peut en effectuer la synthèse, proposer des solutions. Il apparaît qu’OS1 est un bon système logique, capable d’inventer à partir des données dont il dispose.

Pour interagir de manière plus simple et plus agréable, le logiciel se dote d’un nom, Samantha, et d’une voix de jeune femme. Samantha se montre attentionnée et subtile, avec du caractère et le sens de l’humour. En sa compagnie, même virtuelle, Theodore reprend goût à l’existence.

Comme il se doit, surtout dans un film hollywoodien, Theodore et Samantha tomberont amoureux. Que Samantha n’ait pas de corps, que d’autres, à commencer par l’ex de Theodore, puissent trouver cette liaison malsaine, et qu’OS1 soit aussi le système d’exploitation de millions d’autres usagers (sous le nom de Samantha pour quelques milliers) seront certains des principaux obstacles à leur relation. Mais comme on sait, nobody’s perfect. Pas même un programme informatique.

Spike Jonze a reçu l’Oscar du meilleur scénario pour ce film, c’est une des rares statuettes qui n’ait pas été stupidement attribuée cette année –rien d’inhabituel, pas de quoi s’énerver… Mais Her est bien davantage qu’un récit astucieux inspiré par la dépendance croissante des humains envers leurs outils numériques et une habile composition dramatique. Sa réussite est surtout le fruit de sa mise en scène, mise en scène dont fait partie l’interprétation de l’excellent Joaquin Phoenix.

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La cité intérieure

Le Vertige des possibles de Vivianne Perelmuter, avec Christine Dory. 1h48. Sortie le 19 mars.

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La femme, elle marche dans la ville. Paris, mais ce n’est pas très important. C’est une ville, plus tard on saura aussi que la femme s’appelle Anne, pas important non plus. L’important, c’est cette circulation dans les rues, ces étapes dans les cafés, ces espaces en chantier, ces rencontres. La femme est perdue. Perdue dans la ville qu’elle connaît. Ça ne veut rien dire, connaître une ville, c’est une simplification abusive, une tactique de réduction d’un ensemble d’une infinie complexité à quelques repères, quelques trajets, quelques abris. Mais il peut arriver que les repères se dérobent, que les trajets s’effilochent, que les abris soient emportés par une tempête – une rupture amoureuse, la perte d’un emploi, ou peut-être des événements moins nets, moins tranchants, mais aussi destructeurs.

Chez une personne, ça s’appelle une dépression, et Le Vertige des possibles serait, s’il était seulement l’histoire d’Anne, la description de sa dépression. C’est ça, et bien autre chose. La réinvention douloureuse de la complexité du monde, la cartographie ouverte, infiniment précise, des embranchements, des bifurcations, des connexions qu’elle recèle. Anne devrait écrire des histoires, c’est son métier, scénariste. Mais tout en elle désormais rejette ces simplifications et ces enchainements, ces conformités et ces mises au format. Ce n’est pas qu’elle ne veut pas, elle ne peut pas. Et elle se perd, non par ignorance mais par connaissance, et par solitude au sein de sa connaissance.

On songe à… On songe à ses côtés, c’est à dire aussi avec la deuxième voix, celle d’une autre femme, qui tente de décrire à Anne ce qu’elle fait, comment elle agit et réfléchit, une voix qui voudrait l’aider et peut-être l’enfonce encore plus dans la nuit de sa cité intérieure, dans le dédale de ses rues et de ses avenues, où ni les amis ni les souvenirs ne sont des points d’appui. Elles semblent flotter ensemble, souvent, la femme qui marche, la voix qui lui parle et la caméra qui la filme, dans les reflets et les ombres. Et la voix épouse le cheminement intérieur d’Anne, elle aussi adopte son mode de locomotion, qui est le conditionnel.

C’est très beau, le conditionnel, l’ouverture aux hypothèses, aux « peut-être » – mais c’est dangereux aussi, le conditionnel, lorsqu’il devient contagieux, endémique. Comme ces intertitres qui scandent le film, ou bien…, ou bien…

Alors on a tout loisir de songer, oui, à Walter Benjamin qui voyait Paris comme un réseau de passages, et aussi à un personnage de Borges pris dans un labyrinthe où l’esprit et le territoire sont identiques, et son regard est pareil au regard du ciel vide. On songe à Georges Perec, bien sûr et aussi au film qu’il a fait avec Bernard Queysanne d’après son livre L’Homme qui dort, tant Anne, la femme qui marche, évoque ce somnambulisme ultrasensible, ce désespoir en mouvement, à la fois attentif au moindre détail matériel et le traversant comme un milieu liquide. On songe aux films où Jacques Rivette voyait le quotidien de Paris comme un terrain d’aventure fantastique. Mais le fantastique n’est plus enchanté, il n’est plus solaire ni même lunaire.

Pourtant ce sont d’autres échos qui croisent au long de ces parcours dans ce qui serait peut-être une ville fragmentée, et on verra Venise, on entendra les mots d’Allan Ginsberg et ceux de Robert Musil, le chant de Norma et les accords de Mahler. Le film, mais tout à la fin, est dédié à la mémoire d’une femme, une femme qui peut-être est morte. Mais avec qui alors la femme de fiction s’est-elle rapprochée, et sur quel territoire, lorsqu’on a vu à la fois les corps s’enlacer et se disjoindre, comme chez Cocteau, comme chez Orphée? L’histoire n’est pas terminée, ni la ville circonscrite, cette ville dont rêvait le Grand Empereur de Chine, qui n’aurait pas pu l’entourer d’une grande muraille.

 

 

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Un film d’amour

Les Chiens errants de Tsai Ming-liang. Avec Lee Kang-sheng, Yang Kuei-mei, Lee Yi-cheng, Li Yi-chieh. 2h18. Sortie le 12 mars.

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Des chiens errants, il y en a. Beaucoup, et à peu près partout – on se souvient du beau livre de géopolitique de la misère qu’était Un chien mort après lui de Jean Rolin. Il y en a, dans cette mégalopole asiatique, qui dans le film est Taipei mais pourrait être la Kuala Lumpur de I Don’t Want to Sleep Alone (2007), le film de Tsai dont celui-ci est le plus proche, ou Chengdu, ou Bangkok, ou  Gwangju (mais pas Kyoto ni Singapour…). Une femme leur donne à manger, eux comme elle font partie de ce paysage atrocement d’aujourd’hui, mais les chiens du titre ne sont pas des quadrupèdes. Ce sont un homme et ses deux enfants, un garçon et une petite fille. Une famille jetée dans les bas-fonds d’une extrême précarité, comme des millions d’autres.

Depuis plus de 20 ans (Les Rebelles du dieu néon, 1992), Tsai Ming-liang compose une œuvre d’une impressionnante cohérence, qui a fait de lui un des artistes majeurs du cinéma contemporain. Cette cohérence n’exclue nullement les variations, des profondeurs désespérées de Vive l’amour (1994) au fucking burlesque de La Saveur de la pastèque (2005), de l’humour slowburn enguirlandé de chanson pop de The Hole (1999) à la méditation sur les passerelles temporelles et artistiques entre les modernités des deux extrêmes de l’Eurasie (Et là-bas quelle heure est-il ?, 2002). Rarement la notion d’ « écriture cinématographique » aura été mieux appropriée à un cinéaste qu’à celle de ce Chinois de Taiwan né en Malaisie. C’est la sensibilité et la beauté vertigineuse de cette œuvre charnelle et rigoureuse qu’on peut en ce moment découvrir en son entier à la Cinémathèque française, en même temps que sort le nouveau long métrage.

Celui-ci retrouve les grandes caractéristiques du cinéma de Tsai Ming-liang, dont la première est la présence constante de l’acteur Lee Kang-sheng, d’une beauté énigmatique où vibre secrètement une souffrance qui était aussi celle du visage de Buster Keaton. Mais c’est également le recours aux très longs plans, un seul par scène, qui demandent au spectateur d’abandonner ses habitudes de narrations à coups de petits morceaux fractionnés et « signifiants » pour laisser monter peu à peu la perception d’un univers de sensations et de significations, aux franges de l’indicible. Dans Les Chiens errants, les plans où Lee Kang-sheng tient interminablement un panneau publicitaire à un carrefour de voies rapides battu par un vent de fin du monde est une véritable entrée dans l’empathie avec un univers de silence et de froid, de courage et d’impuissance, d’une force esthétique et politique incommensurable.

Parcours en apparence hyperréaliste accompagnant une famille dans ses pérégrinations entre abris de fortune, boulots précaires et interstices de survie, Les Chiens errants se déploie en réalité selon un double mouvement souterrain. Le premier est un balancement purement onirique entre campagne et ville et puis ville et campagne, depuis cet environnement champêtre, à l’ombre d’un arbre grand comme un dieu, où s’éveille le film, à l’improbable retour d’un paysage de montagnes et d’eaux au fond des caves d’un immeuble en chantier qui peut-être jamais ne s’achèvera. Et cette tragédie des bas-fonds urbains ainsi devient celle d’un cosmos tout entier, un cosmos cruel et indifférent, et pourtant fourmillant de vie.

Le deuxième mouvement, qui lui aussi traverse tout le film, ondule entre naturalisme brut et fantasmagorie pure, où les jeux de la petite fille avec un chou deviennent d’une seconde à l’autre burlesques et terrifiants, jusqu’à la pulsion – parricide ? cannibale ? dépressive ? – qui s’empare du père devant cet objet devenu totem d’une religion sans nom.

Tsai filme ses personnages comme des fantômes qui hantent la grande ville contemporaine, jusqu’à l’extrême, là aussi proche du burlesque, de l’occupation impalpable d’un immeuble bourgeois, qui rappelle Vive l’amour. Mais dans ce film qui est en effet, et au-delà de tout, un film d’amour et non pas d’horreur, les fantômes sont plus réels que la ville et que habitants « normaux ». Alors, oui, c’est un film d’amour triste.

 

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Pomme en forêt

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Arrête ou je continue de Sophie Fillières, avec Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric, Anne Brochet | durée: 1h42

La France s’honore d’être, de loin, le pays où on trouve le plus grand nombre, et la plus grande proportion de femmes réalisatrices de cinéma. Cette statistique ne recoupe qu’à peine la question plus complexe, discutable et intrigante, de «films de femme». Alors que va s’ouvrir la 36e édition du Festival international de Films de Femmes à Créteil, le 14 mars, cet intitulé demeure davantage un appel à interrogation que la simple prise en compte du sexe de sa signataire. Et c’est sous cet éclairage qu’apparaît d’emblée le nouveau film de Sophie Fillières, film consacré à un couple au bord de la rupture: sans effet particulier ni caricature, c’est incontestablement du côté féminin, et avec une sûreté d’observation qui balaie toute objection de partialité (pour une fois dans ce sens-là) que s’ouvre Arrête ou je continue. A l’évidence c’est une femme qui raconte, et elle raconte bien.

Emmanuelle Devos et Mathieu Amalric dans un film sur la crise d’un couple de Parisiens quadragénaires, ça ressemble à une caricature du cinéma français tel que les beaufs, les démagos et la présentatrice des Oscars (ça fait du monde) aiment à s’en moquer? Oui. Ça ressemble aussi au pitch de cinquante films ennuyeux (et de trois fois plus de téléfilms).

Mais le pitch est un crétin et un menteur. Parce que de ce canevas ultra-convenu, la réalisatrice et ses deux interprètes font un terrain d’invention permanente, un filet sensible qui capte une infinité de micro-vibrations qui concernent, certes, l’existence des monsieurs, des madames, des mêmes ensemble dans un appartement, une famille, des travails, des loisirs et tout ça. Mais encore bien davantage. Une certaine idée de ce qu’est un moment, un son, un geste, un changement de lumière ou de température.

Ils s’appellent Pomme et Pierre, ils vivent à Paris, ils ont des sous et des lettres, et des amis. Comment, pourtant, ça ne va pas, on va le voir, comme on le l’a pas déjà vu. Et ce sera fort intéressant.

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Cowboy céleste

Mille Soleils de Mati Diop

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En 1972, une météorite traverse le ciel d’Afrique. Sa lumière sera aussi brève qu’éblouissante, elle laissera une ténèbre que lampes ni bougies à venir ne pourront dissiper. Premier film d’un jeune homme de 27 ans, Djibril Diop Mambety, Touki Bouki propulsait à travers les rues de Dakar l’amour, le désir et la soif de vivre de deux jeunes gens qui, c’est bien le moins, se rêvaient maîtres du monde. Et l’épopée de Mory et Anta à bord de la moto aux cornes de buffles, à bord des rêves d’ailleurs et des tensions d’ici-bas serait l’unique explosion véritablement moderne qu’ait connu le cinéma africain – même son réalisateur, qui tournera à grand peine trois autres films avant de mourir, Hyènes en 1992 et surtout les très beaux Le Franc et La Petite Marchande de soleil, ne rééditera rien de comparable à cette déflagration d’énergie sensuelle et rebelle.

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A la fin de Touki Bouki, elle, Anta est partie au loin, lui, Mory, est resté.

Aujourd’hui, Mati Diop s’en va voir ce qu’il est advenu de Mory, ou plutôt de Magaye Niang, son interprète. Mati Diop est la nièce de Djibril Diop Mambety (et la fille du grand musicien sénégalais Wasi Diop). Nulle piété filiale ni monument en mémoire de son oncle dans le projet de Mille Soleils, mais la très juste intuition qu’au côté de celui qui fut Mory, il est possible de filmer le présent, un présent hanté de souvenirs et d’images, mais aussi riche de ses propres tensions et de ses propres espoirs. Le moyen de cette double présence, réelle et imaginaire, immédiate et spectrale, on le connaît bien : cela s’appelle le cinéma.

Et le cinéma est d’emblée mis en jeu, alors qu’on accompagne à travers les rues de la capitale le vieil homme en boots de cowboy, garçon vacher menant à l’abattoir des bêtes qui arborent les immenses cornes qui ornaient jadis sa moto de dandy. Dans la poussière mythologique et au long d’un mouvement de caméra emprunté à Sergio Leone, Magaye Ngiang conduit son piètre troupeau sur la musique du Train sifflera trois fois. Et ce sont d’innombrables couches qui semblent se superposer dans cette scène pourtant en apparence très simple, à laquelle fera écho le règlement de compte final, celui vers lequel aura cheminé l’hésitante, voire réticente et titubante trajectoire, du héro : les retrouvailles avec sa jeunesse (réelle), et avec celle qu’il aima (dans la fiction). Ces retrouvailles ont lieu grâce à la projection en plein air de Touki Bouki, occasion dont Magaye est supposé être l’invité d’honneur, et où il n’a rien à dire.

Sur sa route vers une séance où il est loin d’être sûr de vouloir aller, il vit une véritable odyssée en quelques heures, et celle-ci imprègne le film de la réalité vivante du Dakar d’aujourd’hui. Ce réalisme des situations est non pas contredit mais sublimé par une utilisation des couleurs qui, enchantant le quotidien de couleurs magiques, ou parfois maléfiques, n’en exprime que plus puissamment les beautés et les horreurs bien réelles.

Enfin parvenu sur ce podium devant l’écran, Magaye ne peut que dire, montrant le jeune et beau Mory projeté en grand derrière lui,  « c’est moi ». Les enfants se moquent, comment serait-ce lui, qui est vieux et sale ?

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Si ce n’est pas lui, qui est alors ce vieux cowboy noir qui s’aventure sur une banquise immaculée, à la recherche du fantôme de son amour de jeunesse ? Ni Magaye Niang ni Mory, ni Gary Cooper ni le shérif Will Kane, ni Djibril Diop Mambety, mais quelque chose comme la silhouette du cinéma. Celle-là même que dessina il y a quarante ans la trajectoire de Touki Bouki dans le ciel d’Afrique. Mille Soleil dure 45 minutes, ces trois quarts d’heure sont plus pleins et plus inspirants que l’immense majorité des films de plus grande longueur. Mati Diop n’a pas invoqué la mémoire d’un film ou d’un réalisateur, elle a fait danser l’esprit même de son art.

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Alain Resnais, homme-cinéma

alain_resnaisAlain Resnais est mort le 1er mars à 91 ans, dont quelque 80 ans de cinéma. Lui qui venait d’offrir au Festival de Berlin son nouveau long métrage, Aimer, boire et chanter (en salles le 26 mars) a effet souvent raconté avoir dès l’enfance réalisé des petits films avec des moyens de fortune.

«Homme-cinéma» à un degré rarement atteint, Resnais s’en défendait, insistant toujours sur le rôle selon lui décisif de ses scénaristes, de ses acteurs, de ses producteurs, de ses techniciens. C’était la marque d’un autre trait essentiel de sa personnalité, une courtoisie modeste et souriante, une manière d’adoucir en permanence le tranchant de son exceptionnelle intelligence par une douceur et une élégance qui auront marqué à jamais quiconque aura eu le privilège de le fréquenter, ne serait-ce qu’un peu.

Venu à Paris de sa Bretagne natale (il est né à Vannes) pour tenter d’être acteur –il joue un tout petit rôle dans Les Visiteurs du soir de Carné–, il s’inscrit à l’Idhec, l’école de cinéma qui vient de naître, dont il sort diplômé en 1943 dans la section montage. Le montage, pour celui que le jeune critique Jean-Luc Godard qualifiera bientôt de «deuxième monteur au monde après Eisenstein», ne sera jamais une technique, mais un langage aux ramifications infinies et aux puissances suggestives sans fin, qu’il pratiquera comme une dimension essentielle de son art –et mettra au service d’innombrables réalisateurs, le plus souvent de manière bénévole et discrète.

Après la Libération, on le retrouve à deux places qui, ensemble, le dessinent assez fidèlement. L’une est l’appartenance à l’organisation Peuple et culture, où il fréquente André Bazin et se lie d’amitié avec Chris Marker: Resnais, ennemi de toute déclamation, est et restera un homme engagé dans son temps, impliqué dans les débats et les combats de son époque, cherchant par sa pratique à contribuer à transformer un monde dont il sait les injustices et les violences.

Au même moment, la fin des années 1940, il débute comme réalisateur en tournant une série de courts métrages consacrés à des tableaux de Van Gogh, Picasso, Gauguin: le noir et blanc pour approcher autrement la couleur, les mouvements de caméra à l’intérieur du cadre pour atteindre à une logique organique de la composition peinte, le commentaire comme mise en jeu constante de ce qui est visible préfigure, dans ces exercices en apparence modestes, nombre des pistes qu’empruntera la quête du cinéaste.

Cette dimension politique et cette dimension esthétique trouvent leur première convergence explicite avec Les statues meurent aussi, coréalisé en 1953 avec Marker, admirable mobilisation des ressources du cinéma (les mouvements d’appareil, les éclairages, le montage, la voix off) pour embraser la reconnaissance de la beauté des objets fabriqués en Afrique par la mise en évidence de l’oppression coloniale. Le film est immédiatement interdit, il le restera longtemps.

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