Une force obsédante

Nymphomaniac, Volume 2 de Lars von Trier

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Charlotte Gainsbourg et Jamie Bell dans Nymphomaniac Volume 2

Difficile situation, pour le film comme pour le spectateur : Nymphomaniac, Volume 2 est à la fois un film et un demi film. Il est la deuxième moitié d’une œuvre supposée avoir une certaine continuité, et doit en même temps renouveler l’expérience du Volume 1, tout en jouant avec ce que la fin de celui-ci annonçait de celui-là. Cette situation engendre sinon une frustration du moins une bizarre posture comparative, qu’il y a tout avantage à dépasser.

On retrouve, donc, Charlotte Gainsbourg, autoproclamée nymphomane et « être mauvais », racontant différents épisodes de son existence à Seligman, l’homme mûr qui l’a littéralement ramassée dans le ruisseau. Mais de ne plus avoir à être témoin des conditions dans lesquelles il l’a recueillie souligne davantage combien la situation ressemble à celle de la psychanalyse, avec la patiente narratrice allongée et l’homme sage assis à ses côtés, écoutant avec bienveillance, commentant et proposant des associations d’idées. Le schéma abstrait de dramaturgie analytique est même radicalisé, non sans ironie, par l’affirmation de Seligman qu’il serait, quant à lui, dépourvu de sexualité.

Par-delà les péripéties de l’existence de Joe narrées par Charlotte Gainsbourg, bientôt aussi interprète des expériences qu’elle raconte en lieu et place de la jeune Stacy Martin qui jouait ce rôle dans le premier film, c’est bien à l’accomplissement d’une cure qu’on assiste, avec formulation explicite du lieu de la souffrance (gardée plus ou moins obscure dans le premier film) et mise à jour du trauma fondateur à l’origine du comportement compulsif qui la domine avec ce qu’oncle Sigmund appelait « une force obsédante »[1]. Cette scène primitive est placée sous le signe de l’ambivalence des signes du bien et du mal grâce aux figures indécidablement divines ou diaboliques qui entourent la petite Joe au moment de son inaugurale expérience physique et mystique.

Le Volume 2 est donc construit sur une trame beaucoup plus solide, dont les trois chapitres, respectivement marqués du sceau de la souffrance comme quête d’une retrouvaille de soi, du déni de soi sous la pression de la société, et d’une violente traversée du miroir, constituent des repères plutôt que les embardées aventureuses, apparemment erratiques, de la succession des chapitres du Volume 1. Cette trame mène au vertige, vertige tendu comme l’arbre affrontant le vent des cimes d’un mal de vivre venu des tréfonds de la personne, sans aucune forme de morale pour résoudre ou encadrer ce conflit intérieur que la douleur et la privation – et jamais le plaisir  – viennent redoubler en prétendant le résoudre.

Si la structure du récit devient un peu trop visible (on devine qu’elle se fondrait davantage en regardant le film dans la continuité de ses deux Volumes, on présume qu’elle le fera mieux encore dans la version longue annoncée), ce squelette est habillé d’une chair cinématographique luxuriante déployée par la mise en scène de Lars von Trier. Il y a d’ailleurs quelque injustice à chercher à la disséquer, quand c’est l’unité organique et dynamique de ses composants qui lui donne sa force vitale.

Un de ces composants a le mérite de l’évidence et le défaut de l’impossibilité de le prouver, c’est la ferme beauté de chaque plan, un sens hors pair de la composition visuelle et du jeu entre image et son. Que ceux qui ont des yeux voient. Une autre ressource tient à l’invention permanente aux confins des genres – l’horreur, la comédie burlesque, le film noir, le drame sentimental (mais pas le film érotique) – considérés comme des malles au trésor où puiser de quoi donner forme à des questions intimes, secrètes et simples.

Il faut pour cela aussi l’exceptionnelle qualité du jeu de Charlotte Gainsbourg, oxymore d’extrême présence et d’évanescence au bord de la disparition. Filmée à la perfection par Lars von Trier, cette comédienne décidément exceptionnelle parvient à devenir un être très proche, très humain et en même temps fantomatique : le visage, le corps et la voix même d’un être de fiction.

Ses partenaires, tous très adéquatement choisis, sont excellents : belles retrouvailles avec Stellan Skarsgard en renvoyeur de paraboles et Shia LaBeouf en inopérant homme de sa vie, heureuses rencontres avec Jamie Bell désormais administrateur méticuleux de spectaculaires fouettages postérieurs, une promotion pour le petit danseur de Billy Eliott et regrettable Tintin de Spielberg, et Willem Dafoe en savoureuse ordure de truand paternel. Ils ne sont néanmoins que des partenaires (et Stacey Martin un avatar), alors que Joe/Charlotte Gainsbourg est le matériau même du film : sa parole, ses actes actuels ou remémorés, ses commentaires, ses esquives et combats avec elle-même (oui : son inconscient) sont l’aventure de Nymphomaniac. Aventure étrange et dangereuse, racontée avec les ressources des cinémas de genre mais convoquées pour des usages inédits et passionnants.



[1] « …bien qu’il sache par expérience que cette attente a été trompée, il se comporte comme quelqu’un qui n’a pas su profiter des leçons du passé : il tend à reproduire cette situation quand même, et malgré tout, il y est poussé par une force obsédante. » (Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir.)

 

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