Charlotte Gainsbourg et Jamie Bell dans Nymphomaniac Volume 2
Difficile situation, pour le film comme pour le spectateur : Nymphomaniac, Volume 2 est à la fois un film et un demi film. Il est la deuxième moitié d’une œuvre supposée avoir une certaine continuité, et doit en même temps renouveler l’expérience du Volume 1, tout en jouant avec ce que la fin de celui-ci annonçait de celui-là. Cette situation engendre sinon une frustration du moins une bizarre posture comparative, qu’il y a tout avantage à dépasser.
On retrouve, donc, Charlotte Gainsbourg, autoproclamée nymphomane et « être mauvais », racontant différents épisodes de son existence à Seligman, l’homme mûr qui l’a littéralement ramassée dans le ruisseau. Mais de ne plus avoir à être témoin des conditions dans lesquelles il l’a recueillie souligne davantage combien la situation ressemble à celle de la psychanalyse, avec la patiente narratrice allongée et l’homme sage assis à ses côtés, écoutant avec bienveillance, commentant et proposant des associations d’idées. Le schéma abstrait de dramaturgie analytique est même radicalisé, non sans ironie, par l’affirmation de Seligman qu’il serait, quant à lui, dépourvu de sexualité.
Par-delà les péripéties de l’existence de Joe narrées par Charlotte Gainsbourg, bientôt aussi interprète des expériences qu’elle raconte en lieu et place de la jeune Stacy Martin qui jouait ce rôle dans le premier film, c’est bien à l’accomplissement d’une cure qu’on assiste, avec formulation explicite du lieu de la souffrance (gardée plus ou moins obscure dans le premier film) et mise à jour du trauma fondateur à l’origine du comportement compulsif qui la domine avec ce qu’oncle Sigmund appelait « une force obsédante »[1]. Cette scène primitive est placée sous le signe de l’ambivalence des signes du bien et du mal grâce aux figures indécidablement divines ou diaboliques qui entourent la petite Joe au moment de son inaugurale expérience physique et mystique.
Le Volume 2 est donc construit sur une trame beaucoup plus solide, dont les trois chapitres, respectivement marqués du sceau de la souffrance comme quête d’une retrouvaille de soi, du déni de soi sous la pression de la société, et d’une violente traversée du miroir, constituent des repères plutôt que les embardées aventureuses, apparemment erratiques, de la succession des chapitres du Volume 1. Cette trame mène au vertige, vertige tendu comme l’arbre affrontant le vent des cimes d’un mal de vivre venu des tréfonds de la personne, sans aucune forme de morale pour résoudre ou encadrer ce conflit intérieur que la douleur et la privation – et jamais le plaisir – viennent redoubler en prétendant le résoudre.
Si la structure du récit devient un peu trop visible (on devine qu’elle se fondrait davantage en regardant le film dans la continuité de ses deux Volumes, on présume qu’elle le fera mieux encore dans la version longue annoncée), ce squelette est habillé d’une chair cinématographique luxuriante déployée par la mise en scène de Lars von Trier. Il y a d’ailleurs quelque injustice à chercher à la disséquer, quand c’est l’unité organique et dynamique de ses composants qui lui donne sa force vitale.
Un de ces composants a le mérite de l’évidence et le défaut de l’impossibilité de le prouver, c’est la ferme beauté de chaque plan, un sens hors pair de la composition visuelle et du jeu entre image et son. Que ceux qui ont des yeux voient. Une autre ressource tient à l’invention permanente aux confins des genres – l’horreur, la comédie burlesque, le film noir, le drame sentimental (mais pas le film érotique) – considérés comme des malles au trésor où puiser de quoi donner forme à des questions intimes, secrètes et simples.
Il faut pour cela aussi l’exceptionnelle qualité du jeu de Charlotte Gainsbourg, oxymore d’extrême présence et d’évanescence au bord de la disparition. Filmée à la perfection par Lars von Trier, cette comédienne décidément exceptionnelle parvient à devenir un être très proche, très humain et en même temps fantomatique : le visage, le corps et la voix même d’un être de fiction.
Ses partenaires, tous très adéquatement choisis, sont excellents : belles retrouvailles avec Stellan Skarsgard en renvoyeur de paraboles et Shia LaBeouf en inopérant homme de sa vie, heureuses rencontres avec Jamie Bell désormais administrateur méticuleux de spectaculaires fouettages postérieurs, une promotion pour le petit danseur de Billy Eliott et regrettable Tintin de Spielberg, et Willem Dafoe en savoureuse ordure de truand paternel. Ils ne sont néanmoins que des partenaires (et Stacey Martin un avatar), alors que Joe/Charlotte Gainsbourg est le matériau même du film : sa parole, ses actes actuels ou remémorés, ses commentaires, ses esquives et combats avec elle-même (oui : son inconscient) sont l’aventure de Nymphomaniac. Aventure étrange et dangereuse, racontée avec les ressources des cinémas de genre mais convoquées pour des usages inédits et passionnants.
[1] « …bien qu’il sache par expérience que cette attente a été trompée, il se comporte comme quelqu’un qui n’a pas su profiter des leçons du passé : il tend à reproduire cette situation quand même, et malgré tout, il y est poussé par une force obsédante. » (Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir.)
«Nymphomaniac» de Lars Von Trier. –
Trois très beaux films auront, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma: La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Nymphomaniac de Lars von Trier, dont le second volet sort en salles ce mercredi 29 janvier.
Trois films qui, tout en concernant d’autres enjeux, ont le mérite de mettre en évidence la diversité des questions mobilisées par ce sujet. Et de contribuer à dissoudre lentement les anciennes limites largement partagées dans le monde (occidental), même si chaque pays possède ses propres arrangements avec la pudeur, le puritanisme et les interdits religieux.
Au XXe siècle, la situation était relativement claire. La représentation explicite d’un acte sexuel au cinéma relevait d’une transgression qui était cantonnée hors de la distribution commerciale des films dans l’espace public accessible à tout un chacun —avec éventuellement l’exclusion de certaines classes d’âge. On en connaît la principale exception artistique, L’Empire des sens de Nagisa Oshima en 1976, au moment même où se terminait, en France, la parenthèse réglementaire et sociologique 1974-1976, qui avait autorisé, Giscard regnans, la distribution dans les salles commerciales de films dits pornographiques précisément pour recourir à la figuration des organes sexuels en activité.
Sous l’empire de cette limite de «l’explicite», on a ensuite eu droit régulièrement à de petites polémiques sur la question de savoir si les acteurs avaient effectivement fait l’amour devant la caméra. Alimentées par le département promotion, elles avaient l’intérêt de donner une existence fantasmatique à ce qu’on n’avait pas vu à l’écran: elles faisaient avec les moyens de la publicité ce que le cinéaste n’avait pas été capable de faire avec les moyens du cinéma.
Depuis, Catherine Breillat, Bruno Dumont, Lars von Trier déjà (dans Les Idiots), Vincent Gallo, Larry Clark, Jean-Claude Brisseau, Steve McQueen et bien d’autres ont participé à l’effritement progressif de cette barrière —dans des contextes et avec des visées très variées, mais restant dans le champ du «cinéma d’auteur», celui-ci rendant possible ce qui reste rigoureusement exclu des films visant le «grand public», même saturé de scènes de violence.
La diversité des effets de ces films d’auteur empêche d’en tirer une quelconque généralité, notamment d’édicter une supposée loi départageant les qualités du «montrer» (une libération, puisque c’était interdit, juridiquement ou socialement) et du «ne pas montrer» (le vrai sens de l’art, qui est de donner à ressentir ce qui n’est pas aplati par l’explicitation, singulièrement le cinéma comme art de l’invisible). A partir du refus de cette généralisation, il est possible de prêter attention à ce que fait effectivement chacun des trois films précédemment cités. (…)
Le onzième et dernier long métrage du maître japonais, sans doute son plus beau avec «Princesse Mononoké», bouillonne d’énergie vivante et joueuse, mais est en même temps hanté par l’ombre, la maladie, la catastrophe, la guerre, la violence et la mort.
Oui, c’est bien Paul Valéry que cite le nouveau film de Hayao Miyazaki. Ou du moins le vers le plus célèbre du Cimetière marin, dont une moitié fournit le titre et l’autre la devise, placée en ouverture: il faut tenter de vivre![1] Rien d’anecdotique dans le choix par le réalisateur de l’injonction vitale qui surgissait au terme d’une œuvre consacrée à un cimetière, mais une parfaite adéquation avec un film tout entier tendu entre un pôle positif et un pôle négatif.
Le onzième et dernier long métrage de Miyazaki bouillonne d’énergie vivante, joueuse, rêveuse, jaillie de l’enfance et embrassant du même élan nature et technologie, amitié, amour et ambition. Et simultanément, il est hanté par l’ombre, la maladie, la catastrophe, la guerre, la violence et la mort. En quoi il s’inscrit sans mal comme une des œuvres les plus accomplies du grand cinéaste japonais —un des très rares dont l’œuvre appartient de plein droit non seulement à l’histoire du cinéma d’animation, mais à l’histoire de l’art du cinéma.
On y retrouve l’inventivité des formes et des mouvements, qui fond sans effort influences graphiques asiatiques et européennes, sait accompagner avec la même attention le vol d’un papillon, les détours de la tuyauterie d’une grosse machine, le mouvement d’une armée en marche ou les jeux d’un enfant.
Jamais les films de Miyazaki ne se sont contentés de leur dimension joyeuse et tonique, même si jamais non plus ils ne l’ont refusée. Mais rarement le cinéaste aura aussi profondément, aussi radicalement, associé les aspects les plus noirs aux aspects les plus lumineux. Etrange héros en effet que Jiro, ce jeune garçon qui, faut de pouvoir piloter lui-même (il est myope), rêve au début des années 1920 de construire le plus gracieux des avions.
Ce pourrait être une de ces success stories comme le cinéma les adore, et d’ailleurs, d’une certaine manière, ce le sera. Mais, à Tokyo pas plus qu’à Hollywood ou ailleurs, il n’est courant de mettre en question à quoi sert cette supposée valeur sacrée que serait l’accomplissement de son rêve.
L’avion qui finira par naître du génie de Jiro et des usines du complexe militaro-industriel japonais sera en effet l’avion le plus élégant mais aussi le plus efficace engin de guerre volant de son époque, le chasseur bombardier «Zéro», qui mitraillera les populations civiles et décimera l’armée américaine jusqu’à la défaite du fascisme japonais, dont il aura été un fidèle serviteur.
Le «vent» (kaze en japonais) du titre figure aussi dans le nom donné aux combattants suicides se jetant à bord de leur Zéro contre les navires US. Ces pilotes, eux, n’auront pas «tenté de vivre».
Miyazaki est parfaitement conscient de tout cela. A 70 ans passés, le réalisateur de Mon voisin Totoro et de Porco Rosso conserve un bien visible plaisir de dessiner, dessiner des avions bien sûr, mais aussi des trains, des voitures, des bateaux, des maisons, des champs, des hangars, le vent dans les herbes, d’une manière à la fois admirablement juste et étonnamment inventive. Et il ne renonce pas du tout à ce qu’il y a de vital et de prometteur dans l’élan d’un jeune homme vers l’invention de son destin.
Mais il refuse d’en faire une vertu absolue, indépendante des effets que produit cette détermination. Avec ses couleurs pastel et son trait toujours inspiré, il réussit comme jamais à agencer trajectoire individuelle, «héroïque», et enjeux historiques acceptés dans leur complexité.
Le vent se lève est aussi le premier de ses films qui s’inscrive aussi clairement dans un contexte historique, le Japon des années 1910-1940, en faisant toute leur place aux évolutions sociales et techniques, aux mutations urbaines, à la violente crise économique, à la montée du militarisme et aux effets de l’expansionnisme nippon et de la dictature nationaliste mise en place dans le pays à partir du début des années 1930. (…)
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12 Years a Slave de Steve McQueen raconte l’enlèvement d’un noir libre du Nord des Etats-Unis dans les années 1850, envoyé en esclavage dans le Sud où il est traité avec la plus extrême brutalité, avant qu’un Canadien de passage lui permette d’être libéré. Et 12 Years a Slave ne raconte que cela. C’est à dire que chaque plan, chaque scène, chaque ligne de dialogue sont voués à cette unique thématique. Plus le film avance et plus, malgré la puissance des moyens mis en œuvre (puissance de l’interprétation, puissance des images, puissance de la brutalité des situations représentées), s’impose le sentiment que 12 Years a Slave n’existe que comme film qui devait avoir été fait, ou plus exactement qui aurait dû avoir été fait il y a longtemps sur l’esclavage aux USA – idéalement dans les années 50, lorsque la grande démocratie étatsunienne vivait encore sous un régime d’apartheid que viendrait abolir le mouvement des droits civiques et la mobilisation noire durant la décennie suivante.
Aujourd’hui, Obama regnans, il n’y a littéralement aucun enjeu politique à un tel film, les formes multiples et extrêmes de l’oppression n’ayant nullement disparu mais ne pouvant en aucun cas être figurées, même métaphoriquement, par ce qui arrive au malheureux et courageux Solomon durant ses 12 ans de calvaire tel que raconté par Steve McQueen. On ne voit d’ailleurs pas à qui le film peut poser la moindre question. Mais si quelqu’un dans la salle est en faveur de l’esclavage, qu’il lève la main.
Autant la vague de films revenant sur le génocide des amérindiens dans les années 60-70 (Buffalo Bill et les indiens, Le Soldat bleu, Little Big Man, Jeremiah Johnson, etc.) comme événement fondateur de l’Amérique entrait en collision avec une image encore active, et se construisait en écho explicite avec l’actualité (la guerre du Vietnam), autant 12 Years a Slave ne contredit ni ne trouble personne. Autant Django de Tarantino posait intelligemment la question de ce qu’avait fichu le cinéma holywoodien à propos de la terreur esclavagiste, deuxième pilier économique et politique de la naissance de l’Amérique, autant 12 Years a Slave n’existe que pour colmater cette absence criante d’un film grand public consacré à ce thème (qui a vu les films avec Paul Robeson dans les années 30 ?).
Un tel film, aujourd’hui, apparaît stricto sensu comme un film bouche-trou, d’où l’idée d’un certain soulagement comme composant du succès du film au Etats-Unis où il a commencé à récolter les récompenses à pleines brassées. Le réalisateur de Hunger et de Shame est un cinéaste très doué (et un artiste de première grandeur). Britannique, il effectue pour les Américains ce qu’eux-mêmes ne sont jamais parvenu à faire, 100 an après le film fondateur du cinéma hollywoodien, l’ultraraciste Naissance d’une nation de D. W. Griffith, premier long métrage étatsunien. Même Spielberg s’y était cassé les dents avec Amistad.
Nul ne dit que le rapport des Etats-Unis à leur population noire, hier et aujourd’hui, ne reste pas un enjeu de cinéma : il y a 20 films à faire, dont, éventuellement, le récit du massacre des militants noirs par le FBI dans les années 60 si puissamment raconté par James Ellroy dans Underworld USA. Mais le film de McQueen, qui aborde en tête la dernière ligne droite de la course aux Oscars, peut plus probablement tenir lieu de substitut aux enjeux qu’il est souhaitable que le cinéma US prenne en charge. Ce n’est pas très réjouissant.
lire le billetLa puissance du vent, et la dureté des pierres. La puissance du vent, et la violence de la lumière. La puissance du vent, et l’éclat bleu de la mer. Il y a ça. Cette présence matérielle, d’une incroyable force, d’une présence menaçante. Ça n’arrête pas. Et puis il y a des voix grecques, et une voix française, des photos en noir et blanc, des archives sonores, des fragments de films d’actualité, des vestiges, des images documentaires de ce qui ne se passe pas, si loin si proche, sur la côte en face. Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit est un film composite, mais dont l’un des éléments – la matière physique de l’île de Makronissos dans la mer Egée – saturerait l’espace et les sensations. Et c’est de là, de cette matière, que le contact avec tous les autres composants fait surgir une mémoire, une tristesse, et une colère.
Ils ont été 80 000. 80 000 hommes et femmes déportés dans l’ile de Makronissos entre 1947 et 1950. Tous opposants de gauche au pouvoir installé par les Alliés, la plupart avaient été des résistants aux nazis et à leurs alliés grecs, ce sont ces mêmes grecs pro-nazis que les Américains et les Anglais ont installé en garde chiourme pour écraser la résistance communiste grecque, noyer dans le sang la lutte des Kapetanios (partisans) durant la guerre civile qui a succédé au conflit international. Parmi eux, des enseignants et des soldats, des ouvriers et des médecins, des avocats et des artisans, et des poètes. Enfermés, humiliés, torturés, pour beaucoup fusillés ou morts de mauvais de traitement comme leurs compagnons, ces poètes ont laissé des textes, enterrés, cachés dans des bouteilles.
Ce sont les textes de Yanis Ritsos, de Tassos Livaditis, de Maneleos Loudemis, textes de poussière et d’effroi, textes de fierté malgré tout que l’on entend. Pas seuls : les discours de la propagande des militaires grecs au pouvoir, et qui gèrent ce camp de concentration qu’ils ont nommé « Sanatorium national berceau d’une Grèce éternelle » résonnent d’une voix métallique, qui fut celle jaillissant des hauts parleurs répartis dans les six installations carcérales de Makronissos. Et la voix du réalisateur, Olivier Zuchuat, qui livre les informations nécessaires pour situer ce moment enterré de la naissance de l’Europe à l’issue de la deuxième guerre mondiale. Il y a des documents visuels aussi, beaucoup : la terreur à Makronissos, grossièrement maquillée en rééducation heureuse, ne se cachait pas.
Il y a, surtout, ces longs et lents mouvements de caméra qui parcourent l’ile. Nous savons d’où ils viennent. Ils prolongent les rails de travelling installés par Alain Resnais à Auschwitz, ils font écho à la traversée des paysages vides et si habités de la caméra de Claude Lanzmann à Chelmno, ils répondent, autrement, au grand mouvement lyrique dans les images blanches et bleues du Méditerranée de Jean-Daniel Pollet. Ils sont la procédure d’une invocation, qui est à la fois celle d’hommes bien réels, et celle d’une histoire, et d’une tragédie. Aujourd’hui, quand on tape « Kapetanios » sur Google, on a une liste d’hôtels pour touristes.
Sortie le 15 janvier. Une part importante des archives du camp de Makronissos est accessible sur http://makronissos.net/
Le recueil des poèmes de Yannis Ritsos Temps pierreux est édité en français par les Editions Ypsilon (traduction Pascal Neveu)
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Certaines situations posent au cinéma des défis si puissants que ceux qui parviennent à les relever atteignent des moments de puissance et de beauté exceptionnels. Il en va ainsi de ce qu’on appelle la folie. On en voit souvent, des fous, au cinéma (et on ne sépare pas ici la fiction du documentaire), mais rares sont les films qui savent se tenir à la hauteur du mystère qui s’y joue.
Bien sûr, parmi tous les abus que recèle ce mot de «folie» se trouve l’emploi du singulier, il y a tant de folies, tant de fous différents. Ce film-là repose sur l’idée que chacun est singulier et doit être considéré, soigné, filmé, comme singulier.
Les fous d’A ciel ouvert sont des enfants. On les découvre peu à peu, dans ce qui semble une grande ferme, un ensemble de bâtiments en briques au milieu de la campagne, bâtiments, campagne et accents suggérant qu’on se trouve dans le Nord de la France ou peut-être en Belgique. Les enfants parlent à la caméra qui les regarde, la réalisatrice, Mariana Otero, leur répond.
Les fous d’A ciel ouvert sont des enfants. On les découvre peu à peu, dans ce qui semble une grande ferme, un ensemble de bâtiments en briques au milieu de la campagne, bâtiments, campagne et accents suggérant qu’on se trouve dans le Nord de la France ou peut-être en Belgique. Les enfants parlent à la caméra qui les regarde, la réalisatrice, Mariana Otero, leur répond.
Petit à petit, aux côtés de cette gamine vive qu’aucun signe ne désignait de prime abord, en compagnie d’un garçon qui danse à peine un peu trop vite et trop fort, puis d’une autre fille qui exagère en se faisant un chocolat au lait, enfin avec des bouts de rien, se met en place un système de reconnaissance —on identifie quatre ou cinq enfants— et un assemblage d’éléments, parfois agressifs (des cris, des gestes brusques), parfois comiques, souvent anodins.
Les enfants sont rarement seuls, il y a des adultes avec eux, dans ce lieu aménagé comme une colonie de vacances. Parfois, les adultes se réunissent, ils parlent des enfants, ils cherchent ensemble à comprendre ce qui se passe et quoi faire avec ça.
Ils font d’abord, toujours, quelque chose de passionnant et d’assez rare: ils essaient de bien décrire ce qui s’est produit. Ensuite, ils tentent de mettre d’autres mots sur ces événements: des fragments d’explication, qui cherchent à nommer le rapport d’un enfant précis à son corps, à la présence des autres, à la parole. Jamais en généralisant.
Et quand parfois surgit un mot savant (…)
lire le billetLe producteur chinois Run Run Shaw est mort à Hong Kong le 7 janvier. Quel âge avait-il ? Les bulletins officiels disent 106 ans, mais rien n’est moins sûr, le Tycoon du cinéma d’arts martiaux ayant toujours entretenu l’incertitude sur sa date de naissance. Un élément parmi d’autres de ce qu’il a voulu comme sa légende. Celle-ci repose surtout sur la construction d’une société de production, la Shaw Brothers, qui a produit quelque 760 longs métrages, dont une bonne moitié directement supervisés par sir Run Run.
Né Shao Ren-leng à Ningbo, au sud de Shanghai, il n’a pas 20 ans quand il crée avec son frère Runme sa première société de cinéma, à Singapour, où la Shaw Organisation sera durant un demi-siècle un acteur majeur d’une industrie du cinéma prolifique. Les deux frères ouvrent ensuite deux autres sociétés à Shanghai et à Hong Kong dans les années 30, puis, après 1949, ils se replient sur la colonie britannique où la désormais Shaw Brothers s’impose comme la principale société de production hongkongaise. Mais c’est Run Run le patron, et il règnera d’un main de fer jusqu’à la fin des années 80, avant de se consacrer surtout aux œuvres caritatives et à l’aide à la recherche.
S’il est inexact de faire de lui l’inventeur des films d’arts martiaux (le cinéma chinois en produit depuis les années 1920), il a incontestablement développé un modèle de production, inspiré des Majors hollywoodiennes mais adaptées aux conditions chinoises, y compris la relation avec les mafias locales. Sa période la plus faste sera celle des années 60 et 70, malgré la rivalité avec l’autre grand studio d’alors, la Cathay, Shaw Brothers domine la production, avec des centaines de films parmi lesquels de grandes œuvres signées King Hu (L’Hirondelle d’or), Chang Cheh (La Rage du tigre), Liu Chia-liang (La 36e Chambre de Shaolin). Ces films circulent dans toute l’Asie, et également dans le monde arabe et en Afrique. De ce point de vue, Run Run Shaw aura été le premier à mettre en œuvre une stratégie internationale (hors Occident) sur le modèle de Bollywood.
Dans les studios alors utilisés jour et nuit, des dizaines de films sont tournés simultanément, parfois en utilisant les mêmes décors et les mêmes acteurs, selon une division du travail et une rentabilisation des talents poussées à l’extrême. Une incontestable énergie et une forme d’inventivité au bricolage parfois poétique émergent de ce torrent de cascades, où officient notamment de très grands praticiens des arts martiaux. En 1967, Run Run Shaw crée une chaine de télévision privée, TVB, qui est toujours un des acteurs importants du paysage audiovisuel régional.
Si les films de la Shaw Brothers occuperont une place très importante dans le panthéon des amateurs de « films de kung-fu » lorsque ceux-ci commenceront de conquérir l’Occident, le studio ne joue pourtant pas les premiers rôles dans ce phénomène culturel planétaire qui se joue à la fin des années 70. Deux anciens cadres de la Shaw Brothers, Raymond Chow et Leonard Ho, ont créé en 1970 la Golden Harvest, c’est elle qui sera en pointe dans le mouvement incarné par Bruce Lee puis Jackie Chan et Tsui Hark. Bien que s’étant associé à la production de Blade Runner de Ridley Scott (1982), Run Run Shaw, figure rigide d’une époque désormais archaïque de l’industrie du cinéma, ne parviendra pas vraiment à continuer d’accompagner les mutations du cinéma chinois et international.
lire le billetNymphomaniac, Volume 1. De Lars von Trier, avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skasgard, Stacy Martin, Shia Labeouf. 1h57. Sortie le 1er janvier.
Ecrire une critique à propos de ce qui sort en salles, en France, le 1er janvier 2014, sous le titre Nymphomaniac, Volume 1, est un exercice singulier. Il s’agit en effet de la moitié d’un film, clairement présenté comme tel (et pas un épisode complet, comme par exemple avec la trilogie du Seigneur des anneaux).
Encore est-ce la moitié d’une version courte du film, qui, avec le volume 2, durera 4 heures, tandis qu’une version de 5 heures et demie est annoncée pour plus tard en 2014 après une éventuelle première à Cannes. En outre, cette moitié d’une version resserrée commence par un carton informant qu’elle a été censurée, Lars von Trier ayant accepté les coupes opérées, bien que n’y ayant pas pris part. Il faudrait même ajouter qu’il est ici question de la version destinée à la France, des modifications spécifiques étant susceptibles d’être opérées en fonction des règles de censure propres à chaque pays.
Rien de tout cela n’est anodin, ni extérieur à l’enjeu de Nymphomaniac. Lars von Trier est un type sérieux, qui réfléchit avec ses films à un certain nombre de questions, même s’il cherche à donner à ces réflexions des formes susceptibles d’attirer et de séduire –et y réussit souvent. Parmi les nombreux sujets qui l’intéressent assez pour lui donner envie de faire des films figure la manière dont on raconte des histoires, dont on construit des représentations —à cet égard, les expérimentations de Dogville et Manderlay et le jeu formaliste de Five Obstructions avaient fourni nombre de propositions très originales, et passionnantes au moins pour les deux premiers.
La mise en question de la forme «œuvre» comme objet singulier —par exemple un film— fait à l’évidence partie des enjeux de Nymphomaniac. L’intelligence stratégique du cinéaste consiste à ne pas se contenter de mettre lui-même en place les variantes et altérations qui interrogent l’intégrité de l’œuvre, mais à obtenir la collaboration de forces sociales réelles, les procédures plus ou moins officielles, plus ou moins hypocrites de censure, qui contribuent à cette altération selon des formes variées, comme un plasticien offrirait son artefact à la morsure aléatoire de plusieurs acides.
Avec un tel projet, installer l’acte sexuel littéralement représenté au centre de l’affaire revient à s’assurer des réponses des différents gardiens des bonnes mœurs, et développer le projet d’un film de 5h30 à susciter la censure économique des marchands rétifs à semblable format. Le sexe, puisqu’on ne saurait ignorer qu’il va s’agir de cela, est également propre à assurer la curiosité des médias et d’un large public, alors même que l’essentiel des ressorts dramatiques qui portent le film concernent bien d’autres choses.
Durant les deux heures du film, une succession de scènes racontées en flashbacks par une femme nommée Joe évoque une série de situations où elle fait l’amour avec un grand nombre d’hommes, en montrant à l’occasion les attributs physiques de l’une et des autres. Le personnage est le même, mais la femme qui raconte est interprétée par Charlotte Gainsbourg, toujours aussi émouvante lorsque LvT la filme, y compris, comme c’est ici le cas, le visage entièrement tuméfié, alors que les épisodes en flashbacks sont joués par la jeune et charmante Stacy Martin, d’apparence aussi sage que l’essentiel de ses activités est supposé être torride. (…)