Hollywood peut-il se désintoxiquer du blockbuster?

Certaines très grosses productions boivent la tasse, des «petits» films cartonnent, Steven Spielberg et George Lucas prédisent la fin des blockbusters et la fin du cinéma tel qu’on le connaît. Les majors ont des raisons de s’inquiéter. Mais les indépendants encore plus.

 

C’est l’été des (apparentes) remises en question à Hollywood. Ou plutôt, plusieurs interrogations se mêlent, suscitant à la fois un sentiment généralisé d’inquiétude et pas mal de confusion. A l’origine de ce remue-ménage, un nombre inhabituel de très grosses productions qui connaissent un échec cinglant au box-office, tandis que quelques films aux budgets modestes tirent leur épingle du jeu.

After Earth de M. Night Shyamalan avec Will et Jaden Smith et Pacific Rim de Guillermo Del Toro, déjà sortis en France, White House Down de Roland Emmerich avec Channing Tatum et Jamie Foxx, Lone Ranger de Gore Verbinski avec Johnny Depp (le duo gagnant des Pirates des Caraïbes), RIPD avec Jeff Bridges et Ryan Reynolds, tous productions à plus de 150 millions de dollars, se ramassent au box-office. Dans le genre mégaspectacle à effets spéciaux et explosions tous azimuts, seul le miraculé World War Z (à qui tous les analystes avaient prédit un sort encore pire) est un succès.

Deux événements sans rapport direct viennent alimenter commentaires inquiets et appels à un autre schéma.

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Un amour entre ciel et terre

Meteora de Spiros Stathoulopoulos

Vous entrez dans une salle de cinéma. Vous ne savez strictement rien de ce que vous allez voir. La salle s’éteint, l’écran s’allume, c’est là. Quoi ? Une histoire, la plus banale et le plus improbable. Ça se passe hors du temps, ça se passe au Moyen-Age, ça se passe aujourd’hui. Il y a un homme, il y a une femme, ils se rencontrent, se désirent, s’aiment. Il est moine dans un couvent tout en haut d’un piton rocheux, elle est nonne dans un couvent en haut d’un autre piton, juste en face. C’est comique. C’est tragique.

Il y a la campagne, un paysan, dans la montagne un vieil ascète. Il y a de drôles de machines pour faire monter les sœurs dans des paniers, qu’elles rejoignent leur couvent tout là-haut. Il y a des dessins qui, en s’animant doucement, parfois racontent un passage de l’histoire, et parfois la commentent. Les dessins ressemblent un peu, un peu, à des icônes. Les rituels orthodoxes tels qu’ils ont cours dans ces monastères suspendus entre terre et ciel sont scrupuleusement observés, le ciel aussi, la terre aussi.  L’histoire continue, on tue une chèvre, on prépare un repas. Les choses sont là. Les lumières. Les émotions. La prière. Le silence. La règle. Les regards.

Et c’est étrange comme ce qui concerne le spirituel, la religion, les rituels, les chants, devient le plus humain, le plus construit, et comme ce qui tient du plus matériel, les champs, les travaux, la flute, la terre, les nuages, devient le plus abstrait. De même les animations s’approchent du réel, les images enregistrées semblent des tableaux. En douceur, Meteora déplace les oppositions, la nature et la culture, le réel et l’imaginaire, la pulsion et la loi, et les fait gracieusement glisser, telles des caresses.

A un moment, un déjeuner à deux dans la campagne, sous un arbre, devient un événement incroyable. C’est comme un tableau de Manet ou de Bonnard, ce qui est montré est banal, la manière de le montrer est si intense, si vibrante que, dans l’instant, il n’est rien de plus important. Chaque plan est une expérience à vivre, un moment à éprouver. Il faut une confiance folle dans le cinéma pour faire un film comme ça, pour seulement en former le projet, et ensuite pour accomplir un à un tous les gestes qui en produisent l’existence réelle, et le possible partage.

Et vous savez quoi ? Le mieux est que cet effet d’étonnement, de découverte, sera exactement le même après avoir lu ces quelques lignes. Parce qu’il n’y a rien à révéler, aucun pot aux roses à découvrir. Dans ce paysage étrange, dans ce monde archaïque et contemporain, un homme et une femme vont s’aimer. La belle affaire ? Mais oui, exactement.

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Les corps étranges de Mahamat Saleh Haroun

Grigris de Mahamat Saleh Haroun

Passé injustement inaperçu lors de sa présentation à Cannes en compétition, Grigris est un film qui ressemble au personnage qui lui donne son nom: à la fois difforme et super-élégant, tonique et en porte à faux.

Grigris est le surnom d’un jeune homme en partie paralysé, et pourtant le meilleur danseur des nuits de N’Djamena. Il est à la fois un laissé pour compte et l’objet d’une admiration, voire d’une fascination suscitée par ses prestations dans les boîtes de nuit, admiration et fascination dont il ne sait que faire.

Dès la séquence d’ouverture, le spectateur se retrouve exactement dans les mêmes conditions, fasciné par la virtuosité du danseur qu’interprète Souleymane Démé et désorienté par ce corps singulier et par l’inadaptation évidente de Grigris à son environnement, dès qu’il arrête de danser, et malgré sa débrouillardise dans ses autres petits boulots.

La situation de Grigris est aggravée, démultipliée par sa rencontre avec Mimi, la prostituée métisse, à la fois attirante, trop soumise et maladroite, interprétée avec une grâce très fragile par la belle débutante Anaïs Monory. Mimi non plus n’est pas à sa place dans aucune des communautés, castes et clans qui régissent ce monde-là —qui régissent le monde.

Souleymane Démé et Anaïs Monory

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Racontons nous un pays, le nôtre

Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi

Dans la cuisine d’Avi, Ali et Avi. Et la caméra. Avi filme Ali. Ali parle à Avi – et à la caméra. Il est inquiet, Ali, de ce que la caméra et Avi montreront de lui, lui feront dire peut-être malgré lui. Puisqu’Avi, lui, a le pouvoir, c’est lui le réalisateur, même s’ils sont tous deux les acteurs, et les personnages. Alors Avi fait un accord avec Ali. On va tout décider ensemble. C’est un traité, un pacte de confiance, d’amitié, de respect, de travail.

C’est le début de Dans un jardin je suis entré. Curieux film, même pour un film d’Avi Mograbi. Depuis plus de 15 ans (Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, 1997), Mograbi invente des dispositifs d’intelligence critique de la situation dans sa région – Israël, la Palestine, le Moyen Orient – en associant recherche documentaire, performance, comédie burlesque dont il est le Charlot opiniâtre, jusqu’au récent et admirable Z32 qui mobilisait en outre d’étonnants effets spéciaux. Mais jamais le cinéaste n’était allé aussi loin dans le déplacement des codes, la remise en jeu des places assignées et la définition du statut des participants à l’existence du film.

Remise en jeu des places assignées, définition du statut des participants : c’est exactement le sujet dudit film, mais à une toute autre échelle. Celle de l’histoire d’une région qu’il fut naguère possible, et hautement souhaitable, de parcourir en tous sens, et qui est aujourd’hui cadenassée à l’infini. D’où l’importance de la scène inaugurale, l’importance d’un lieu commun, intime (la cuisine) et partagé par un juif et un arabe. Et dans ce cadre, pour commencer, des affaires de mots, d’image de l’autre, et de confiance.

Ils se connaissent bien, et depuis longtemps. Ils se parlent d’abord en hébreu, mais Ali est le professeur d’arabe d’Avi. L’un puis l’autre, lorsque les circonstances le justifieront, changera de langue . Là il se passe quelque chose dont on rêverait que cela se produise plus souvent : les sous-titres font la différence. Ils sont blancs pour l’hébreu, jaunes pour l’arabe. Et pour un spectateur qui ne parle ni l’une ni l’autre langue c’est un accueil, enfin, en même temps que le partage d’un enjeu. Et c’est toujours ce à quoi se confronte le film : l’invention d’un territoire commun, un territoire qui peut « évidemment » être multilingue.

Ce territoire imaginaire, c’est celui où est situé la Beyrouth où vivait la famille d’Avi Mograbi dans les années 30, celui où vivait la famille d’Ali Al-Azhari avant 1948. Aucun des deux ne peut aller plus désormais chez lui. C’est un monde qui a existé, et qui a disparu. Avec amusement et avec émotion, les deux hommes en exhument des traces, en retrouvent des vestiges. Ils se racontent des histoires de cet autre espace-temps, et leur parole engendre une utopie : un espace-temps alternatif, qui s’en vient hanter l’ici et maintenant, ses oppressions, ses blocages, sa tristesse profonde comme la voix de la chanteuse Asmahan.

Avec le renfort de deux alliés finement mobilisés, la très dégourdie fille d’Ali, Yasmine, et le discret mais bien présent caméraman (Philippe Bellaïche), ce « film de cuisine » (comme on dit « musique de chambre ») au titre de complainte arabe mélancolique déploie imaginairement une immensité, qui proteste contre tous les check-points, les murs de la honte, les intégrismes et les censures, qui s’en moque ouvertement, comme il se moque de ses propres manques de moyens matériels. Un vieil annuaire, un film super-8 porteurs d’un drame lointain et si proche, des photos authentiques ou pas, quelle importance ?, deviennent des grigris aux pouvoirs incertains et troublants. L’émotion partagée par les deux hommes devant l’embrasement de la place Tahrir en février 2011 est un formidable effet spécial politique, comme l’est, différemment, ce coup de foudre pour une femme arabe qu’avoue le cinéaste israélien, et qui devient illico une nouvelle dimension de l’infini enfermement des corps, des idées, des sentiments, des paroles et des rêves qu’évoque Dans un jardin je suis entré, jardin désormais perdu. Encore que…

Avi Mograbi est trop subtil, et trop cinéaste, pour se livrer à quelque démonstration que ce soit : son film évoque un passé révolu, invoque tout ce qui malgré tout continue de relier de manière subliminale, refoulée, malheureuse, les êtres et les lieux qui sont cette région. Son film, à qui sait l’écouter, n’en est pas moins un délicat plaidoyer pour une autre idée que celle qui domine encore absolument les stratégies politiques, des Palestiniens et de leurs soutiens comme des Israéliens barricadés derrière leurs murs et leur domination de fer. Le « jardin » dont rêve le film est à l’opposé des découpages territoriaux, des idéologies « 2 peuples 2 pays » – quand ce sont 10 et 100 peuples qui cohabitent et s’affrontent dans la région. Idée sinon neuve, du moins aujourd’hui enfouie, ultra-minoritaire, le désenclavement généralisé des territoires des milles tribus des enfants d’Abraham-Ibrahim dont les calendriers cohabitaient sur les éphémérides de jadis est le véritable songe du film. Et il n’a rien de nostalgique.


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Voyage au-delà de la nuit

Ini Avan, celui qui revient d’Asoka Handagama

Histoire immense et tragique. Histoire lointaine, moins ignorée que restée toujours aux franges de l’attention, ici, en Occident. Là-bas, au Sri Lanka, durant 30 ans, une guerre civile terrible a fait rage. La mort, la ruine, les souffrances immenses, comment on fait, après ? Ce n’est pas une question tamoule ou sri-lankaise – ni rwandaise, bosnienne, irakienne… C’est une question pour les bipèdes qui peuplent cette planète. Une question qui pèse comme un joug sur l’homme qui, au début du film, traverse en bus les paysages de son pays.

Il a été un combattant, un vaincu, un prisonnier, maintenant il revient chez lui. Mais dans son village, il incarne le malheur et la défaite, la disparition des frères et des fils tandis que lui a survécu. Celui qui revient n’a pas de nom, et il n’est pas le bienvenu. Massif, taciturne, il se remet au travail, le métier de vivre, le métier d’être humain malgré tout.

Asoka Handagama lui aussi se coltine ça. Il est le plus grand réalisateur du Sri Lanka, le mieux connu en tout cas, grâce à des beaux films découverts il y a une dizaine d’années et qui s’appelaient This Is My Moon et Flying with One Wing, Handagama d’abord semble ne vouloir que tenir la chronique de cette énigme, comment recommencer à vivre, comme individu, comme communauté, comme individu avec « sa » communauté. Mais cette situation est trop complexe, trop minée de gouffres pour qu’une simple description puisse suffire. Alors le cinéaste convoque les ressources qui sont les siennes, les ressources du cinéma, pour faire jouer ensemble, même dans le malheur et la dissonance, le mélodrame du cinéma populaire du monde indien, les chromos, le film noir tel que le sous-continent retraite depuis longtemps les codes hollywoodiens, un fantastique qui vient du théâtre et de la danse, de la mythologie.

Il y aura une belle fiancée interdite et retrouvée, un enfant invisible, des gangsters et des trafics, des plages sous les cocotiers, une kalachnikov enterrée et des traversées de la nuit sur des vieux vélos, comme la Rossinante de Don Quichotte. Il y aura la peur. Et surtout il y aura ce personnage improbable et magnifique, la femme qui rit malgré tout, une sorte de divinité de la survie, issue de la boue et de la violence, la plus pauvre d’entre tous et la plus vivante. Véritable coup de force, cette femme sans nom elle aussi emporte ensemble le réalisme et l’onirique, elle rend possible, et même nécessaire l’assemblage instable des styles et des tonalités qui composent le film.

Film surprenant, dont on chercherait en vain l’équivalent ailleurs (Imamura, peut-être, un peu…), film douloureux et tonique à la fois, dont la théâtralité appuyée combinée à des plans séquences quasi-documentaires inventent littéralement les possibilités de prendre en charge une douleur, une obscurité et un élan.

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Convention collective: scénario catastrophe pour la production des films français

La convention collective destinée à régir l’emploi dans la production des films, ratifiée par le gouvernement, fait courir un grave danger au cinéma indépendant. Et entérine la défaite d’une politique culturelle qui pensait ensemble les enjeux culturels et les enjeux économiques.

 

Triste et absurde paradoxe. Le cinéma français, comme système et comme modèle, vient de remporter d’importantes victoires internationales, l’autorisation à faire contribuer les télécoms à l’audiovisuel public et l’autorisation du crédit d’impôt international (deux dossiers bloqués depuis des mois par Bruxelles) venant couronner le retrait de l’audiovisuel de la négociation TTIP avec les Etats-Unis.

Or au même moment, les attaques intérieures se multiplient contre ce même modèle, fleuron de l’exception culturelle revendiquée urbi et orbi. Ainsi du rapport Queyranne qui vise à ponctionner le budget du CNC et à remettre en cause certains dispositifs de soutien, puis du rapporteur de la commission des finances à l’Assemblée, deux derniers avatars d’une attitude qui semble devenue une habitude chez nos gouvernants: si un système fonctionne, piquons lui un maximum de fric.

Pas sûr que ce soit la manière la plus saine d’assurer l’avenir des secteurs dynamiques, ce qu’est le cinéma en France, même si l’organisation interne de son économie et de ses rapports de force mériterait de sérieux ajustements. Mais le plus périlleux concerne l’affaire de la convention collective destinée à régir l’emploi dans la production des films.

Il s’agit d’un véritable scénario catastrophe, catastrophe dont la principale responsabilité incombe aux pouvoirs publics, qui ont laissé s’installer une situation intenable. Celle-ci vient d’atteindre ce que beaucoup redoutent être un point de non-retour, le 1er juillet, avec la ratification de principe par le gouvernement d’un accord signé le 19 janvier 2012 entre l’API, organisme patronal qui réunit les plus gros producteurs (Gaumont, Pathé, UGC et MK2) et la plupart des syndicats de techniciens.

Cette convention collective, qui encadre des rapports entre employeurs et employés jusque-là laissés à des négociations qui ont donné lieu à bien des abus, fixe des barèmes de rémunération très confortables, c’est-à-dire très au-dessus de ce que sont payés les techniciens sur la plupart des tournage. Cet accord doit désormais être étendu par les ministères du Travail et de la Culture à l’ensemble de la profession.

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