Pensées de Paris

Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme

« Qu’est-ce qui s’est passé en mai ?  – Il a fait mauvais ». Cet extrait du dialogue ajoute une pointe d’ironie à l’aspect ô combien actuel du film de 1962. C’était, depuis 22 ans, « le premier printemps de paix », suite à la signature des accords d’Evian, point d’orgue de la décolonisation. C’était un moment décisif dans la modernisation de la société française et la mutation urbaine de Paris. C’était, aussi, un tournant dans les possibilités du cinéma de prendre en charge la réalité, grâce à l’arrivée de nouvelles caméras légères et d’enregistreurs de son direct. Et le cinéma se souciait de profiter de ses nouvelles ressources pour raconter et comprendre ces mutations.

La Nouvelle Vague, dont le premier élan était à son plus haut, avait ouvert les moyens artistiques de cette observation intelligente et sensible. Sur la ville et ses habitants, avec des moyens différents, Maurice Pialat (L’Amour existe, 1960), Jean Rouch et Edgar Morin (Chronique d’un été, 1961), bientôt Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1966) construiront de nouveaux regards, de nouvelles écoutes.

Le Joli Mai est un enquête. Une enquête de Chris Marker, c’est-à-dire une enquête sérieuse, poétique et politique. Le travail de fabrication est si décisif, si novateur que Marker décide d’associer comme co-auteur Pierre Lhomme, le chef opérateur (lire l’entretien). C’est justice –encore qu’Antoine Bonfanti, l’ingénieur du son, aurait aussi pu y prétendre.

Que s’est-il passé ce mois-ci ? Le cinéaste questionne, écoute, regarde. Rencontres de hasard, personnages choisis, visages citadins, voix parisiennes, paysages urbains. Sous le signe de Giraudoux (Prière sur la Tour Eiffel) et de Fantômas, avec la voix d’Yves Montand et les reflets du soleil sur la Seine comme effets spéciaux, le film trace un long et sinueux chemin, un chemin de rencontres, de tragédies, de souvenirs, d’anecdotes, de sourires, chemin que recompose un montage en rîmes et raisons, et sur lequel veillent des chats discrets et vigilants. Et l’enquête se mue en quête inquiète, exigeante et généreuse.

Qu’est-ce qui s’est passé en mai ? Pas si simple ! Mais les amoureux du Pont de Neuilly, l’étudiant africain, le prêtre ouvrier, les grévistes de la SNCF, les noctambules enfiévrés par le twist, la trace encore vive des manifestants silencieux en mémoire des morts de Charonne, les ingénieux ingénieurs et les urbains urbanistes, l’Algérien qui vient tout juste de devenir un immigré, le bougnat et le marchand de fringues surgissent en personnages. Les personnages d’une aventure collective qui s’écrit sous nos yeux, une histoire de France au présent. Et, miracle de l’intelligence sensuelle qui porte le film, c’est d’être tant dans son présent qui rend Le Joli Mai à ce point en phase avec le nôtre, de présent. Pour comprendre combien ce qui a changé a changé, et tout ce qui a si peu changé.

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Caméra ouverte

Entretien avec Pierre Lhomme, co-réalisateur et chef opérateur du Joli Mai

Tournage du Joli Mai, Pierre Lhomme est à la caméra, à sa droite Antoine Bonfanti et EtienneBecker, à sa gauche Pïerre Grunstein. Photo de Chris Marker.

Au moment où Chris Marker décide de consacrer un film au mois de mai 1962, personne ne pouvait savoir ce qui se passerait, ou viendrait de se passer lorsqu’on tournerait.

C’est vrai, il y a une part d’intuition, et aussi de pari. Mais on est dans une période pleine d’événements, en pleine finalisation de l’accord qui va donner l’indépendance à l’Algérie. Même si personne ne pouvait savoir que les Accords d’Evian seraient signés le 18 mars,  on savait que cela allait arriver dans un avenir proche. Cette signature et le référendum qui les valide en avril permettent à Chris de parler de premier printemps de paix. Jusque là, toute l’après Deuxième Guerre mondiale avait été sous le signe des conflits de la décolonisation.  Et puis il est vrai que le mois de Mai est souvent riche en événements, évidemment ce mois-là n’est pas choisi par hasard… Chris avait rédigé une note d’intention, qui devait servir à trouver une aide au CNC, et où on trouve ces phrases magnifiques : « Ce film voudrait s’offrir comme un vivier aux pêcheurs du passé de l’avenir. A eux de tirer ce qui marquera de ce qui n’aura été inévitablement que l’écume. »

 

Comment avez-vous été associé au projet ?

Par un coup de téléphone de Chris Marker, à la toute fin de 1961. On se connaissait un peu, mais c’est surtout je crois parce que j’ai beaucoup travaillé, comme assistant, avec Ghislain Cloquet, qui avait lui-même beaucoup travaillé avec Chris. Il a dû demander à Cloquet qui lui semblait convenir pour travailler à la main et en souplesse. Il se trouve que, tout en étant chef opérateur, j’ai aussi toujours beaucoup aimé le reportage. Et on a tout de suite parlé de la manière dont il voulait tourner ce film.

 

Quels ont été les principes qui ont guidé ce tournage ?

Le principe essentiel c’était la modestie dans le rapport aux personnes interviewées. Le seul précédent auquel on pouvait se référer, c’était Cinq Colonnes à la Une, le magasine de reportage de la télévision, où il y avait des choses extraordinaires. Pour nous il s’agissait d’éviter cette espèce de psychodrame que la caméra déclenche presque toujours. Il fallait une modestie, une non-agressivité de la caméra et du micro. Plus tard, dans un beau texte paru sous le titre « L’objectivité passionnée » (publié par Jeune Cinéma en 1964), Chris dira : « Nous nous sommes interdit de décider pour les gens, de leur tendre des pièges » Nous étions très méfiants à l’égard du pittoresque et du sensationnel.

 

En quoi la méthode de tournage était-elle nouvelle ?

C’était la première fois qu’on pouvait tourner en son direct. Le son s’était libéré depuis quelques années déjà grâce à l’arrivée de nouveaux magnétophones, les Perfectone puis les Nagra, mais l’image, elle, n’était pas libérée : les caméras étaient beaucoup trop lourdes et bruyantes, on les appelait les machines à coudre. Et images et sons n’étaient pas synchronisés. Enfin, je parle de la France, les Américains étaient en avance, Richard Leacock avec Primary, les frères Maysles, Michel Brault au Canada avaient commencé d’explorer ces nouvelles possibilités. Ils avaient réussi à synchroniser la caméra et le magnétophone avec une montre à diapason. Alors que pour Le Joli Mai, Antoine Bonfanti (l’ingénieur du son) et moi nous étions reliés par des câbles, un véritable écheveau dans les rues, sur les trottoirs… A ce moment, la grande découverte pour un jeune opérateur comme moi concerne l’importance décisive du son. Je ne pouvais plus utiliser ma caméra de la même manière, et j’ai donc très tôt demandé à Bonfanti un casque pour entendre ce qu’il enregistrait. Un câble de plus… J’ai réalisé que l’opérateur devait être toute oreille et l’homme du son tout regard.

 

Comment décidiez-vous qui interviewer ?

Le principe c’était la liberté totale. Nous étions peu nombreux, Chris, Antoine, Etienne Becker mon assistant, Pierre Grunstein (« l’homme à tout faire ») et moi. On se baladait et quand on voyait quelqu’un qui nous semblait intéressant on allait le voir. Enfin… plus exactement, il y a eu deux méthodes. Chris avaient rencontré à l’avance certaines personnes, celles-là ont été filmées de manière plus installée, cela se sent bien dans la deuxième partie « le retour de Fantômas »: le prêtre ouvrier, le jeune ouvrier algérien, l’étudiant dahoméen… Et puis des rencontres, auxquelles il fallait être très disponibles. Le tailleur qui est au début du film a été la première personne qu’on a interviewée, on ne le connaissait pas même si sa boutique était à côté du local de la production, rue Mouffetard. En filmant cette première conversation, j’ai compris que ce qu’on mettait en place pouvait nous mener très loin. Pour la première fois, nous avions des magasins de pellicule de plus de 10 minutes, en 16 mm. Et le rechargement était très rapide, j’avais toujours des magasins de rechange prêts. On n’en a pas conscience aujourd’hui, mais c’était un véritable bouleversement dans les possibilités de filmer sur le vif.

 

La caméra que vous utilisiez était nouvelle est aussi ?

Oui, c’était un prototype de chez Coutant, la KMT. Il n’en existait que deux, Rouch avait eu l’autre pour Chronique d’un été. Elles appartenaient au Service de la Recherche de l’ORTF, elles ont été perdues. Leurs principales nouveautés tenaient à la légèreté , et au faible bruit et à la possibilité de synchronisation avec un magnétophone.

 

Comment perceviez-vous ce que vous voyiez et entendiez au cours de ces conversations ?

Nous allions d’étonnement en étonnement, Chris et les autres tout autant que moi. Nous étions partis à la découverte des Parisiens, et ce que nous découvrions nous sidérait. A l’époque, les gens avaient encore moins qu’aujourd’hui la parole. Nous ne nous attendions ni à ce qu’ils disaient, ni à la manière dont ils le disaient – une manière étonnamment directe et sincère, où ils ne cherchent pas à séduire la caméra. Et où se révélait bien d’autres perceptions de la situation que celles auxquelles nous nous attendions.

 

La répression meurtrière à Charonne le 8 février 1962 et la grande manifestation en réponse le 13 février ont fait irruption dans le projet.

Ce sont les seules séquences qui n’ont pas été tournées au mois de mai. Elles ne sont pas tournées par moi, les images de la manifestation ce sont les actualités, et un autre opérateur était à la manifestation du 13.

 

Comment êtes-vous devenu non pas le chef opérateur du film mais son co-réalisateur ?

C’est le résultat de l’intégrité absolue de Chris. Après des centaines d’heures passées sur les rushes pendant le montage, il en est arrivé à la conclusion que le film était aussi le résultat du travail de son opérateur. Il a décidé tout seul de m’ajouter comme co-réalisateur, ce n’était pas du tout prévu, ça ne figure pas dans le contrat. Lorsque je suis venu vérifier la première copie d’exploitation, au cinéma Le Panthéon, j’ai découvert à l’écran que j’étais devenu co-réalisateur. Je vous laisse imaginer l’émotion… elle est encore présente aujourd’hui. Cela a joué sur tout mon itinéraire, après avoir travaillé avec un homme de cette qualité, on devient exigeant avec les autres.

 

Dans quelle mesure les questions posées dans le film étaient-elles préparées à l’avance ?

Il y avait quelques questions de départ, comme celle sur la nature du bonheur, qui visait à comprendre la relation entre les gens et les événements, leur perception du cours du monde. Toujours en y allant doucement. Nous étions accompagnés de deux intervieweurs, 2 amis, Henri Belly et Henri Crespi. Quand la caméra tournait, Chris était un peu à l’écart mais il écoutait tout, il lui arrivait souvent d’intervenir. Il fallait surtout être réactif, ne pas rester collés aux questions prévues, il fallait surtout répondre à l’honnêteté des gens en face de nous. Et jamais les entretiens ne sont saucissonnés au montage, qui respecte toujours la parole dans la continuité.

 

Ce qu’on voit dans Le Joli Mai représente quelle proportion de ce qui a été filmé ?

Très peu, il y avait plus de 50 heures de rushes. En travaillant au montage, Chris était parvenu à une version qui correspondait à ce qu’il voulait faire, et qui durait 7 heures. Cette version n’a été projetée qu’une fois, chez le producteur Claude Joudiou. Chris aurait aimé pouvoir continuer de la montrer, mais c’était en contradiction avec toutes les habitudes de la distribution. Il a donc fallu diminuer encore beaucoup, pour que le film puisse être exploité en salles. Mais le pire est que tous les rushes non montés ont été détruits. Ça a été une grande douleur. Chris appelait ça « l’euthanasie du Joli Mai ». Par exemple, on avait tourné toute une journée dans un taxi, avec Bonfanti dans le coffre et moi à côté du chauffeur, qui nous avait été signalé comme loquace, curieux et bon interlocuteur. On avait tourné avec tous les clients qui montaient. Chris, qui bien sûr n’était pas présent dans la voiture, avait été emballé quand il avait découvert les rushes. Il y avait de quoi faire un film entier, on avait eu la chance de rencontrer une dizaine de personnages formidables… Mais tout a disparu.

 

Comment sont apparus les plans de chats ?

Il est arrivé que ce mois de mai-là avait lieu une exposition, un concours de beauté féline. On a demandé à un collègue d’aller faire des plans de chats. Chris avait déjà à l’époque cette relation unique aux chats, ils étaient pour lui le regard de la sagesse et de la liberté. Je le savais, et pendant les entretiens, chaque fois qu’un chat passait par là bien sûr je le filmais. Même s’il a fallu d’énormes efforts pour raccourcir le film à sa durée actuelle, jamais il n’aurait enlevé les plans de chats.

 

Pourquoi avoir choisi Yves Montand pour la voix off ?

C’était un ami de longue date de Chris, d’abord à cause de son amitié de jeunesse avec Simone Signoret. Ils étaient très liés, plus tard, en 1974, nous avons fait ensemble un film que j’aime énormément, La Solitude du chanteur de fond, où Chris a filmé Montand chez lui, en répétition et en concert, c’est un petit bijou ! Notamment le montage. Dans Le Joli Mai, la voix de Montand donne une proximité au texte, comme une chanson populaire, le contraste est très évident avec la voix de Chris lorsqu’il dit La Prière sur la Tour Eiffel de Giraudoux.

 

Comment Michel Legrand a-t-il conçu la musique ?

Lors d’une séance à la Cinémathèque en 2009, nous avons présenté le film ensemble, Michel Legrand et moi. A cette occasion, il a affirmé qu’à l’époque, Chris lui avait donné des indications sur les séquences, et des durées, mais qu’il n’avait jamais vu le film. Ni alors, ni depuis. J’ignore la part de légende de cette histoire, en tout cas la musique correspond exactement. Même au moment de la scène de danse en boite de nuit, le soir même du procès de Salan, la musique est de Legrand, elle a été ajoutée. Il était impossible d’enregistrer la musique originale dans les conditions de tournage où nous étions.

 

Comment s’est passé le travail de restauration ?

Grâce à un financement du CNC, il a été possible d’effectuer cette restauration en même temps que le transfert sur support numérique de bonne qualité – en 2K dont on fera les DCP pour les sorties en salles et les HD pour l’exploitation vidéo. Mais je n’ai pas voulu effacer toutes les traces du temps, ce que j’appelle « les rides ». L’image n’a pas été nettoyée à fond, aseptisée comme on le fait trop souvent maintenant. On peut garder des imperfections du tournage, du développement, des accidents, tant que ça ne nuit pas à la vision. Les gens de chez Mikros sont repartis de la pellicule 16mm inversible d’époque, en bien meilleur état que les tirages 35mm qui ont été faits ensuite. Mais il a fallu aussi établir un « montage définitif », qui à vrai dire n’existe pas. Le film était sorti de manière précipitée, pour respecter les dates prévues avec les exploitants. Dès la sortie Chris a commencé à faire des coupes. Le souci est que les copies du Joli Mai ne sont pas toutes identiques. Nous avons convenu avec le Service des Archives du Film qu’il y aurait une restauration conforme au film qui est sorti en 1963, la version longue, et que celle-ci figurerait en « supplément » dans l’édition DVD. C’est une archive très utile pour des chercheurs. Mais ce n’était pas la version restaurée que Chris avait voulu voir distribuée.

En 2009, à l’occasion de la projection de la copie restaurée à la Cinémathèque, Chris a exigé que ses coupes soient respectées, ce qui a été fait. Dans la version aujourd’hui distribuée, nous avons respecté son souhait. Il n’aura pas eu le temps ni l’énergie de le faire lui-même.

 

(NB : Une version différente de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse réalisé pour la réédition du film)

 

 

 

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Sublimes fantômes d’Asie

Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa

La Dernière fois que j’ai vu Macau, de Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues

Le mercredi qui suit la clôture du Festival de Cannes n’est pas exactement la meilleure date de sortie, surtout pour des films qui n’ont pas figuré juste avant sur la Croisette. Ce 29 mai voit pourtant surgir sur les écrans plusieurs titres tout à fait remarquables, bien que « marginaux » par rapport au tout venant de la distribution commerciale. On reviendra sur la réédition du grand documentaire Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme. Il faut aussi prêter attention à ces deux merveilles étranges que sont Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa et La Dernière fois que j’ai vu Macau, de Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues – respectivement découverts à Venise et à Locarno en 2012. Ce sont deux films fantastiques, et situés en Asie, ce sont aussi deux propositions formelles très originales et extrêmement élégantes. Ici s’arrêtent les comparaisons.

Présenté dans une version retouchée et raccourcie pour la salle à 4h30, Shokuzai (« Punition ») de Kiyoshi Kurosawa est en réalité un téléfilm en cinq épisodes, réalisé pour la chaine japonaise Wowow. Mais de cette sombre histoire du meurtre d’une petite fille dans une école, et de la relation perverse nouée entre les copines de la victime et la mère de celle-ci, avec ses effets 15 ans plus tard, le réalisateur de Kairo et de Jelly Fish fait une aventure cinématographique étonnamment puissante et troublante.

Cela tient à sa manière de défaire l’enchainement linéaire des causes et des effets, en une suite de péripéties centrées chaque fois sur un personnage, mais selon des cheminements si peu systématiques que tout formatage de la réception par le spectateur est exclu. Cela tient à un art exceptionnel de la suggestion, du jeu avec le hors champ, avec l’apparition des images mentales comme fantômes, visibles ou non, avec une stratégie si délicate du rapport à la peur et au désir qu’elle suscite peu à peu des vagues qui balaient tout ce qu’il y avait de programmatique dans le projet.

Et cela tient à une manière de filmer ses actrices, leur visage et leur silhouette, comme si le réalisateur et la caméra ne cessaient de les découvrir : magie de l’apparition qui fait directement écho à la magie de l’invocation qui est le principe même du cinéma de Kiyoshi Kurosawa, circulant librement à travers le temps et la narration pour aller sans cesse à la rencontre de « quelque chose d’autre ». Quelque chose qui n’a pas de nom. Par où passe le cinéma.

Cosigné par les deux cinéastes portugais Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues, La Dernière fois que j’ai vu Macau envoute Par l’évidence de sa délicatesse, de son élégance joueuse et grave, de sa capacité à raconter le réel par les cheminements de la poésie et de la fiction. Un personnage qu’on ne verra jamais, et qui porte le nom d’un des deux réalisateurs, revient à Macau, sa ville natale, quittée depuis très longtemps. Il revient à l’appel d’une ancienne amie, travesti chanteur dans une boite de la ville, qui lui dit seulement qu’il s’y passe « des choses bizarres et inquiétantes ». Aux côtés de ce personnage de roman noir destroy, et avec l’aide d’une hypnotique voix off en portugais qui se souvient d’Orson Welles et de Wong Kar-wai, le film voyage dans les rues de l’ancienne colonie. Il entraine comme en songe dans les arcanes des effets de sa restitution à la Chine populaire, dans les méandres d’un récit qui joue avec des fantasmes de BD fantastique, la présence bien réelle des chats et des chiens dans les rues de la villes, les lumières du jour, de la nuit, des néons et des légendes qui l’illuminent et l’obscurcissent en un miroitement sans fin. C’est beau, c’est drôle, c’est angoissant.

Ils sont là : les humains et les murs, les bêtes et les souvenirs, la musique et le souvenir de la révolution. La voix de Jane Russel chante Your Killing Me ressuscité du Macau de Sternberg. Est-ce la fin du monde ou la fin d’un monde ? Et lequel ? Ou juste une belle et triste histoire d’amitié trahie. A Locarno, cette manière de voyager à travers le temps, les émotions et les interrogations politiques avec les chats pour compagnon suscitait le rapprochement avec l’œuvre de Chris Marker, mort quelques jours plus tôt. Bien plus tard, la présence poétique de l’auteur de La Jetée et de Sans soleil reste non pas une référence ni un modèle, mais un amical fantôme, comme un sourire venu d’une ville chinoise située dans le Cheshire.

 

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Mon Festival de Cannes 2013

Pour mémoire, ci-dessous les liens vers les 15 articles publiés sur slate.fr pendant le Festival

Jour 1 Luhrmann

Jour 2 Ozon et Escalante

Jour 3 Jian Zhang-ke (et Farhadi)

Jour 4 Desplechin

Jour 5 Lanzmann

Jour 6 Le rapport Lescure

Jour 7/a Coen Brothers et Soderbergh

Jour 7/b Claire Denis

Jour 8 Refn et Miike, cinéma de genre

Jour 9 Kechiche

Jour 10 James Gray

Jour 11 Jarmusch et Rassoulof

Jour 12/a Pronostics

Jour 12/b Les sections parallèles

Jour 12+1 Palmarès

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Sur les voies du diable

 

Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas

Deux souvenirs s’interposent entre le film et qui l’a vu à Cannes il y a un an. Le premier est la sidération devant la splendeur de la première séquence, moment de grâce cosmique avec presque rien, une gamine dans un champ à demi inondé. Des vaches, des ciels, des chiens, l’orage, de chevaux, et une image bizarre, comme vue à travers le fond d’un verre carré, floue sur les côtés, ou dans un miroir aux bords biseautés. Joie, joie et danger. Le second souvenir est d’avoir eu du mal à accompagner la projection, dans une atmosphère de rejet de la part de festivaliers pas forcément très disposés à de véritables aventures, surtout à la toute fin de la manifestation (le film a été montré la veille de la clôture, une mauvaise idée). Revoir le film au calme, et prévenu de son caractère radicalement non linéaire, ouvre pourtant sur un grand bonheur de spectateur.

Cette splendeur de la première séquence, elle court à travers tout le film comme une basse continue, qui parfois éclaterait littéralement pour envahir l’écran. D’ailleurs ce film de Carlos Reygadas, plus encore que Japon, Bataille dans le ciel et Lumière silencieuse, est construit sur une succession de puissantes déflagrations, dont il faut accepter qu’elles soient, formellement et thématiquement, de natures très différentes. Aussitôt après le grand chant cosmique du début, voici une scène burlesque et magique, où un diable rouge à la queue fourchue, effet spécial qui ne fait pas semblant d’être autre chose, arpente nuitamment les pièces d’une grande maison à la campagne. Il entre. Il sort. Dans la maison vit une famille tout ce qu’il y a de sympathique, des bobos mexicains partis s’établir entre montagne et forêt. Dans la montagne, dans la forêt, il y a d’autres Mexicains, des paysans, des serviteurs, des hommes et des femmes qui sont du même pays mais pas du même monde.

Mais quel monde ? Celui des rêves que font les enfants ? Celui d’un fantasme sexuel montré à égalité avec une promenade dans les bois, sans qu’on sache pourquoi on y parle français, ni quel est le degré de « réalité » (sic) de ces images érotiques et embrumées ? Tout simplement ce monde, le nôtre, qui excèdera toujours ce qu’on en pourra montrer, et qui ici laisse surgir comme traces de cet excès telle scène venue d’un ailleurs, comme les jeunes rugbymen anglais. On sait bien, en revanche, que la violence est là – ou faut-il dire « les violences » ?

Ce pourrait être l’enjeu du film, ce qui se partage et ce qui diffère radicalement, pour le pire davantage que pour le meilleur. Le crime, la trahison, le sang. Les animaux, les enfants, les femmes, souvent, paient la casse, l’incommensurabilité du monde. Contrairement à pratiquement tous les films, qui d’une manière ou d’une autre, construisent une mesure commune du monde, un petit agencement qui fait concorder tenants et aboutissants, Reygadas filme cela même, l’incommensurabilité, le désaccord profond. Au Mexique, pays ultra-violent, et si composite, il y a de quoi faire.

Alors bien sûr le diable phosphorescent semble la clé – mais ce serait en prenant au pied de la lettre l’origine de son nom, le diabolique, ce qui sépare (par opposition au symbolique, qui unit). Le Diable probablement – la référence au film de Robert Bresson, au-delà de moyens esthétiques très différents, trouve de nombreux points d’appui, des grands arbres qu’on abat au suicide sinistre à la fin.

Post Tenebra Lux, sorti à la sauvette une semaine avant le nouveau Festival de Cannes, se trouve bien malheureusement acculé à une sorte de confidentialité un peu méprisante, un peu lasse. Le film est « exigeant », comme on dit ? Disons qu’il demande en effet d’être prêt à une expérience inhabituelle. En quoi est-ce un défaut ?

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La servante au grand cœur

Une vie simple d’Ann Hui

Aucune information disponible n’atteste d’une particulière popularité de Gustave Flaubert à Hong Kong. Il y a pourtant plus d’un point commun entre Une vie simple (traduction du titre international, mais choisi par les auteurs) et Un cœur simple, la sublime nouvelle consacrée par l’écrivain à une servante. Le film d’Ann Hui raconte l’histoire, ou plutôt les dernières années de Ah Tao, qui a été la domestique de plusieurs générations d’une riche famille hongkongaise. Quand commence le film, elle ne s’occupe plus que du dernier habitant à Hong Kong, Roger, célibataire qui approche de la cinquantaine – tous les autres membres de la famille encore vivants sont partis aux Etats-Unis. Roger est producteur de cinéma, il est souvent en déplacement, Ah Tao s’occupe de l’appartement, l’attend avec ses plats préférés, s’occupe du chat.

Pas de quoi en fouetter un, de chat ? Ce film-là a bien mieux à faire que cette activité imbécile. D’emblée, il installe une proximité, une attention aux gestes de tous les jours, une manière de rendre « intéressantes » (émouvantes, drôles, belles, curieuses, porteuses de sens…) des situations banales. Un jour, Ah Tao fait un infarctus. Elle ne peut plus travailler, Roger l’installe dans une maison de repos pour vieillards. Il vient la voir, souvent, s’occupe d’elle. Elle, elle s’occupe d’elle-même aussi, et des autres, les vieux, et même de l’infirmière.

Une inquiétude nait alors chez le spectateur : non pas, comme on pourrait croire, l’inquiétude que le film en reste là, n’invente aucun rebondissement dramatique, mais très exactement le contraire. On s’alarme à l’idée que, se soumettant aux règles d’acier du spectacle, scénariste ou réalisatrice se croit obligé à quelque rupture, quelque accident. Par exemple de s’en aller tuer un personnage, ou de lui faire commettre on ne sait quel acte extrême. Qui connaît Ann Hui, excellente cinéaste insuffisamment reconnue, nourrira l’espoir qu’elle ne mange pas de ce riz-là – et sera exaucé. Une vie simple poursuit son cheminement sans s’abaisser à aucun gadget de scénario ni aucun artifice de réalisation. Et plus il avance, plus le film s’ouvre littéralement, comme une fleur immense et très simple, elle aussi.

A nos yeux occidentaux, cette histoire est ancrée dans un environnement à la fois proche (la question du comportement avec les personnes âgées est un enjeu devenu majeur dans toutes les sociétés développées) et lointain (le rapport chinois à la famille, le mode de vie spécifique de Hong Kong sont documentés avec précision et délicatesse). Tout ce qui importe véritablement dans Une vie simple est parfaitement partageable dans le monde entier, sans jamais sacrifier à la couleur locale ou au folklore, sans non plus que soit négligés les traits riches de signification de ce monde-là en particulier.

Voilà pour l’essentiel. A côté, il y a encore ceci, que seuls les Chinois, ou ceux qui connaissent bien le cinéma de Hong Kong, seront à même de goûter. Il est secondaire, mais pas anecdotique que ce soit une des plus grandes stars du cinéma populaire hong-kongais, Andy Lau, qui interprète Roger dans ce film intimiste à petit budget. Que le rôle qu’il interprète soit renvoie directement à la vie de Roger Lee, un des plus grands producteurs de l’industrie du cinéma de Hong Kong ne manque pas de sel non plus, et témoigne de la place qui est aujourd’hui celle d’une cinéaste qui fut une des grandes figures de la féconde mais éphémère Nouvelle Vague hong-kongaise au début des années 1980.

Seule femme réalisatrice dans un milieu particulièrement machiste, elle aura obstinément accompli une œuvre aux styles multiples, qui compte désormais 26 titres de longs métrages. Une scène en forme de clin d’œil (et de blague envers les riches Chinois continentaux auxquels réalisateur et producteur hongkongais soutirent des fortunes) mobilisent d’ailleurs dans leur propre rôle d’autres grandes figures le réalisateur et producteur Tsui Hark et le réalisateur et acteur star Sammo Hung.

Andy Lau, qu’Ann Hui avait fait débuter en 1982 dans Boat People, un mémorable film politique et d’action, est un excellent acteur, comme en atteste ses prestations chez Wong Kar-wai, Johnnie To, Zhang Yimou ou Tsui Hark notamment – ou dans Internal Affair, pour ne citer que les films les mieux connus en Occident au sein de sa considérable filmographie. Mais pour un Hongkongais, il y aura un parfum singulier à le voir retrouver celle qui fut jadis sa partenaire, et qui interprète Ah Tao. Actrice elle aussi prolifique depuis les années 80, mais surtout vedette de la chanson de variété locale (la « cantopop »), Deanie Ip a jadis souvent joué la mère d’Andy Lau, dont elle est par ailleurs la marraine. Mais le plus important est que, inconnue en Occident, elle se révèle devant la caméra d’Ann Hui une actrice remarquable, et une femme rayonnante, que le Festival de Venise a eu bien raison de consacrer.

 

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Face-à-face napolitain

 

 

L’Intervallo, de Leonardo Di Costanzo

Les bonnes nouvelles provenant d’Italie (en général) et du cinéma italien en particulier sont trop rares pour ne pas y insister. Les voies incertaines de la distribution font pourtant qu’à peu de semaines d’écart arrivent sur nos écrans deux films qui sont l’un et l’autre d’excellentes nouvelles. Le premier, La Belle Endormie, était dû à un grand cinéaste confirmé, Marco Bellocchio. Le second est signé d’un nouveau venu. Pourtant, à 55 ans, Leonardo Di Costanzo n’est pas exactement un débutant. Il a réalisé plusieurs documentaires, que sa première fiction donnerait envie de voir à ceux qui ne les connaissent pas[1], et auxquels elle doit manifestement beaucoup.

Dans un grand bâtiment désaffecté aux limites de Naples, un adolescent timide et mal dans sa peau est contraint par des mafieux de se transformer en geôlier d’une jeune fille qui a contrevenu aux lois de la Camorra. Esquive et séduction, silences et confidences, immobilité et errances dans un espace tour à tour hostile et sinistre, ou au contraire château enchanté et territoire d’aventures possibles. Désir et peur toujours, enfance et fin de l’enfance et impossibilité de l’enfance, là…

Di Costanzo part d’un canevas de nouvelle, ou de pièce de théâtre, que nourriraient des dialogues et un jeu d’acteurs (amateurs) tout à fait remarquables. Mais il transporte et déploie sa situation dramatique très au-delà de ce qu’elle recèle (suspens, huis clos, dévoilement) grâce à sa capacité à en faire un film non pas à deux mais à trois personnages, le lieu de tournage devenant un protagoniste à part entière. Cette capacité à prendre en compte le réel de l’espace, de ses lumières et de ses ombres, est redoublée par un autre talent, « documentaire » lui aussi, la manière de regarder et d’écouter les deux êtres humains qui se trouvent devant la caméra, à la fois personnages de la fiction et personnes bien réelles qui leur donnent corps, visages et voix.

Car il faudrait même ajouter un quatrième personnage, la langue, les mots utilisés par les deux jeunes gens – il est tout à fait étonnant que, même sans comprendre l’italien, le spectateur puisse sentir qu’on parle ici un dialecte particulier, chargé d’histoire, de menaces, de complicité. Et ce napolitain moderne et archaïque est comme une source lumineuse supplémentaire qui donne à percevoir de nouvelles dimensions.

Alessio Gallo et Francesca Riso, les deux interprètes, prennent en charge la situation dramatique, avec tout ce qu’elle a de codé. Mais il ne cessent de l’excéder, les forme de leurs corps, les inflexions de leurs voix, les « maladresses » de certains de leurs mouvements, de leurs regards, de leurs mots nourrissent et décalent en même temps le mécanisme de l’affrontement qui les oppose, des élans qui les transforment, de la manière dont ils se retrouveront face aux puissances qui les ont mis là – les truands bien sûr, mais aussi, autrement, les gens qui font le film.

Impossible de savoir en regardant le film la part d’improvisation – et peu importe au fond. C’est précisément là, comme si souvent mais selon des modalités chaque fois particulières, dans le dépassement désiré de l’opposition entre fiction et documentaire, que s’accomplit le miracle vivant du cinéma, l’entrée en vibrations émouvantes de fragments de romanesque et de morceaux de quotidien.         


[1] En quête d’Etat (Prove di stato), 1998, qui fut à juste titre un must des festivals documentaires, est disponible en DVD avec des sous-titres français. Un cas d’école (A Scuola), 2003, a également été présenté dans de nombreux festivals.

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