Les vagues du réel

Rétrospective Anand Patwardhan au Centre Pompidou

La 35e édition du Cinéma du Réel,  un des meilleurs festivals de documentaire qui soient, se tient au Centre Pompidou du 21 au 31 mars (et dans plusieurs salles voisines). Les aficionados en connaissent la diversité, la prolixité, et la manière d’y associer engagements en faveur des plus hautes ambitions du cinéma et engagement vis-à-vis des enjeux sociaux, collectifs et individuels. Cette « ligne générale » se retrouve dans la programmation de la nouvelle directrice artistique, Maria Bonsanti. Impossible de détailler l’ensemble des propositions des différentes sélections, compétitions internationales et française, programmes consacrés à la mémoire longue de la dictature chilienne, à l’écrasement et à la résistance du cinéma en Syrie et en Iran, au pionnier expérimental Stephen Dwoskin, … Sans oublier de multiples rencontres et débats. Au sein de cette offre généreuse, qui fait qu’un détour, même au hasard, du côté de Beaubourg garantit une rencontre singulière, il faut accorder une place particulière à la possibilité de découvrir un des géants de l’activisme documentaire depuis 40 ans, le cinéaste indien Anand Pathwardhan.

Considéré comme une figure majeure du genre un peu partout dans le monde, il souffre d’une injuste et assez incompréhensible absence de visibilité en France, malgré plusieurs récompenses ici,  y compris d’ailleurs au Cinéma du réel, pour Bombay, Our City en1984. Depuis le court métrage Waves of Revolution qui l’a d’emblée rendu célèbre en 1974, l’œuvre de Patwardhan constitue un travail immense de prise en charge des courants qui traversent la société indienne dans sa complexité et des immenses bouleversements qu’elle traverse. Des mouvements révolutionnaires et protestataires qui ont irrigués la vie politique du sous-continent depuis un demi-siècle aux modalités et effets des puissantes ondes de choc nationalistes, militaristes, traditionnalistes et intégristes qui le traversent, le transforment et en donnent des images à la fois saisissantes et problématiques, le travail du cinéaste se caractérise par sa capacité à embrasser les enjeux les plus complexes grâce à une extrême diversité de points de vue, qui interroge également sa propre place de réalisateur.

Composée de films aux durées extrêmement variable – des cinq minutes du clip féministe We Are Not Monkeys aux trois heures de Jai Bhim Comrade –, cette œuvre d’une grande cohérence s’intéresse aux différentes parties de l’immense mosaïque indienne, mais aussi à son inscription dans des ensemble géopolitiques plus vastes, et au sens des enjeux mobilisés au-delà des contextes locaux. Pourtant, Anand Patwardhan sait faire toute leur place aux acteurs de terrains, aux mouvements collectifs, aux initiatives locales, mais aussi aux aspects artistiques des mouvements politiques, au moyen notamment de musiques et de chansons, de spectacles et aussi des formes originales d’expression inventées dans le courant de l’action.

Une telle démarche s’est fréquemment opposée frontalement aux autorités, et le réalisateur a dû à plusieurs reprises aller en justice, et obtenir par voie de tribunal la libération de ses films, voire leur diffusion obligée sur la télévision publique comme œuvres d’intérêt collectif. Ce fut encore le cas en 2006 avec l’impressionnant Father, Son and Holy War, qui met en évidence les liens entre religion, image dominante du mâle et violence extrême, détaillant les processus qui ont mené à la destruction de la Mosquée d’Ayodhya par les extrémistes hindous le 6 décembre 1992 et les massacres qui s’en suivirent, épisode documenté par un de précédents films, In the Name of God. Le dimanche 24 mars, Anand Patwardhan participera à une rencontre avec le public dans le cadre d’une « masterclass ».

 

 

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Histoire d’un combat

La Saga des Conti de Jérôme Palteau

Le film accompagne, au plus près des ouvriers de l’usine Continental de Clairoix (Oise), les trois mois et demi de combat allant de l’annonce de la fermeture de leur lieu de travail, le 11 mars 2009, à l’obtention d’un accord offrant des conditions de licenciements bien meilleures – bien moins pires… – que celles envisagées au début. Si les salles de cinéma accueillent régulièrement des réalisations évoquant la brutale détérioration de la situation des ouvriers en France, la désagrégation du tissu industriel, la mémoire nostalgique de luttes politiques et syndicales qui semblent aujourd’hui appartenir à une autre époque, il est exceptionnel que soit offerte la possibilité d’accompagner dans la continuité les différents épisodes d’un long conflit, devenu emblématique de la résistance aux patrons voyous  – le dernier film en date ayant accompli de manière aussi précise, quoique dans un autre contexte, un tel travail était Les Sucriers de Colleville d’Ariane Doublet (2004).

Centré autour de la figure de Xavier Mathieu, le délégué CGT de l’usine, et de Roland Szpirko, syndicaliste à la retraite et militant de Lutte ouvrière ayant joué un rôle actif de conseiller auprès du comité de grève, le film fait place aussi bien aux autres leaders du mouvement qu’à la collectivité des « Conti ». Il met aussi en évidence le rôle d’un certain nombre de leurs interlocuteurs, dont les dirigeants de l’entreprise à différents niveaux, les collègues français de Sarreguemines et allemands à Hanovre, le négociateur nommé par le gouvernement…

Comme l’indique le titre, l’objectif est de faire de ce long combat une sorte d’épopée. Le film y réussit grâce à l’association de multiples facteurs : la qualité humaine des protagonistes principaux tels que représentés, l’enchaînement des péripéties et la capacité d’invention des responsables de l’action, la mise en valeur des enjeux moraux et symboliques aussi bien que matériels du combat. Capable de faire partager l’émotion des moments les plus intenses, tel le défilé commun avec les ouvriers allemands à Hanovre, La Saga des Conti parvient également à donner à percevoir les enjeux dépassant les seuls 1120 salariés pour concerner toute la région, et la condition ouvrière en France d’une manière générale. Sa force émotionnelle tient aussi à la complexité d’un affrontement qui aboutit à une victoire (les ouvriers obtiennent leurs objectifs) elle-même inscrite dans une défaite (l’usine a fermé, beaucoup se retrouvent sans emploi), représentative d’un mouvement d’ensemble très sombre, la vague de casse industrielle qui balaie l’Europe de l’Ouest.

En cela, La Saga des Conti est à la fois un témoignage passionnant et une construction de cinéma réussie, même si le film laisse dans l’ombre bien des points, ou n’en évoque certains – comme l’attitude des confédérations syndicales, systématiquement accusées d’indifférence, de manipulation ou de trahison – que de manière très partielle. Mais surtout, le film pose une question dont on regrette qu’elle soit totalement laissée dans l’ombre. Comment a-t-il été tourné ? Qui tient la caméra ? Qui est Jérôme Palteau, son réalisateur (le dossier de presse n’en dit rien) et comment s’est-il trouvé d’emblée parmi les ouvriers au moment de recevoir leur lettres de licenciement, puis toujours présent au cœur de l’action ? Visiblement membre du comité de lutte, ou adopté par lui, le réalisateur ne fait aucune place au dispositif (en lui-même très légitime) qui a permis le film. Cette « divine caméra » qui semble être toujours là au bon moment devient ainsi le point aveugle d’un travail de cinéma qui refuse de s’assumer comme tel. Ou plus exactement qui adopte la position équivalente à celle dévolue par le film aux deux dirigeants de la lutte, celle de l’avant-garde éclairée guidant le peuple. Un tel constat ne nie pas l’effectivité éventuelle du travail accompli par les deux responsables, il souligne simplement la similarité, problématique, entre la mise en scène du film et la dramaturgie de la grève telle que ce même film la montre. Problématique refusée par le film, ce qui l’affaiblit d’autant.

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Non de non

No de Pablo Larrain

 

« Non » ou « Oui ». Rien de plus tranché que la question posée à un référendum. Cette fois, ce sera « Non ». Le 5 octobre 1988, les électeurs chiliens répondaient par la négative au maintien de Pinochet à la tête du pays, mettant un terme à 15 ans de dictature. « Non », sans même véritablement d’alternative : faire un film aujourd’hui sur la dictature chilienne n’ouvre pas d’espace à un équilibre même apparent des termes entre un régime d’oppression stigmatisé de manière en apparence universelle – au risque de faire oublier qu’il eut de nombreux défenseurs, notamment dans son pays et parmi les dirigeants de la « plus grande démocratie du monde », les Etats-Unis, qui ne se sont jamais gênés pour installer au pouvoir les pires tortionnaires lorsque ça servait leurs intérêts quelque part dans le monde. No, donc, s’intitule ce film qui semble raconter à la fois un affrontement simple entre deux forces politiques antagonistes et s’appuyer sur le sentiment incontestable de nécessité du « non », et du soulagement qu’engendrera sa victoire.

La très grande réussite du quatrième film de Pablo Larrain est de parvenir à faire exactement cela, et simultanément son exact opposé : la mise en jeu complexe d’interrogations, de doutes, de troubles, sur le sens des faits, des actes et des idées, face au contexte de l’époque et face à la situation actuelle, au Chili mais pas seulement.

Construit autour de la figure authentique, même si le rôle n’est pas une reconstitution historique, de René Saavedra, jeune chilien ayant vécu en exil l’essentiel de la dictature avant de rentrer faire carrière avec succès dans la publicité,  No raconte la mise en œuvre de stratégies publicitaires opposées aux idéaux et aux idéologies de la gauche pour lui donner la victoire.

En embauchant Saavedra, interprété avec séduction, ambivalence et fougue par Gael Garcia Bernal dans ce qui s’impose de loin comme son meilleur rôle,  les responsables de la gauche chilienne ouvraient la porte à un rapport au monde marqué par les puissances de la marchandise. Exact. Pourtant, ce serait à nouveau réducteur de réintroduire ici l’opposition frontale entre idées progressistes et soumission au marché. Le film joue bien sa partie « binaire » face aux forces de droite incarnées par le patron du jeune publicitaire – Pablo Castro l’acteur révélé par Tony Manero et Santiago 73 Post Mortem, les deux précédents films de Larrain, qui achève ainsi avec celui-ci sa trilogie de la dictature. Mais il met aussi en évidence à la fois la diversité des forces d’opposition, progressistes, révolutionnaires, démocrates, etc. Et il montre également les scléroses et les pesanteurs du passé, y compris du fait des souffrances endurées, auxquelles sont soumises ces mêmes forces.

Dès lors, le monolithisme du « Non » se défait en une multitude de facettes, qui interrogent courageusement les enjeux et les contradictions de la radicalité, cette radicalité si aisément portée au cinéma, où elle ne comporte pas grands risques, et hors du cinéma, où sa rhétorique par nature réfute les interrogations.

Cette complexité revendiquée, ce trouble dans les repères est remarquablement pris en charge par l’ambiguïté du personnage principal,  on l’a dit, mais aussi par un traitement singulier des images. Larrain a tourné son film avec une caméra vidéo analogique, celle même qu’utilisaient les télévisions et les publicitaires à la fin des années 80. Ce qui lui permet de monter ensemble sans rupture visible des archives d’époque et des plans de fiction filmés aujourd’hui, et ainsi de brouiller aussi la frontière temporelle. Mais cette raison « officielle » de l’emploi d’une caméra à tube n’est pas la seule, ni finalement la plus importante : le problème de la diversité des techniques de prise de vue aurait pu trouver d’autres solutions, plus simples et plus confortables sur le plan visuel. Le choix de cette vidéo analogique « grossière », datée, produit au contraire une matière d’image singulière, à la fois réaliste et distanciée, informative et stylisée, qui participe de l’intelligente déstabilisation que réussit No, à l’intérieur d’une dramaturgie qui semblait si fatalement balisée vers la victoire du bien et du beau.

 

Post-scriptum : il y a deux semaines sortait en France un excellent film argentin, Elefante blanco de Pablo Trapero. Avec No se confirme la vitalité de la création latino-américaine, phénomène qui, sans « créer l’événement », comme diraient les publicitaires, ne cesse de se confirmer – et que viendront renforcer prochainement, sur les écrans français, des titres comme El Premio et Los Salvajes.

 

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Quelques DVD pour attendre le printemps

 

La trilogie de Pékin de Ning Ying (Tamasa)

Zhao Le, jouer pour le plaisir (1993), Ronde de flics à Pékin (1995) et I Love Beijin (2001) constituent ensemble un des meilleurs témoignages des extraordinaires mutations qu’a connues la capitale chinoise durant la dernière décennie du 20e siècle. Ces trois fictions aux tonalités différentes, comédie sentimentale pour le premier, parabole cruelle nourrie d’un impressionnant travail documentaire pour le deuxième, chronique en forme de romance pour le troisième, construisent une véritable exploration des mutations de la ville et des comportements. Des vieux chanteurs d’opéra traditionnel dans le Pékin des hutongs de Zhao Le aux jeunes entrepreneurs dynamiques et désorientés dans un désert de shopping malls de I Love Beijin (également connu sous le titre Un taxi à Pékin) en passant par le télescopage burlesque et violent des règles étatiques et de l’émergence d’une classe moyenne, la cinéaste démontrait alors l’étendue de ses talents dans de multiples styles, et la capacité de son cinéma à vibrer de toutes les tensions et bouleversements en train d’affecter son pays.

L’Epine dans le cœur de Michel Gondry (Editions Montparnasse)

Le documentaire construit par Michel Gondry autour de sa tante, et de sa famille, est un objet troublant, et d’une grande complexité sous son extrême simplicité apparente. Accompagnant le parcours de cette institutrice de campagne, à travers les villages des Cévennes, les témoignages de proches et les films de famille en super-8, Gondry ne raconte pas une histoire, mais en évoque plusieurs, en un jeu instable de moments saillants, de petites plages souriantes, de méandres brusques. Affleurent ainsi, parfois comme de dangereux récifs et parfois comme des caresses, une histoire alternative de la France d’après guerre, une évocation de tensions familiales décuplées par la maladie et la perception de l’homosexualité, la présence des harkis « importés » en masse dans un paysage de la France profonde, les cadres et changements de l’éducation nationale, quelques aspects de la place du cinéma dans les imaginaires. Dépassant l’opposition entre pudeur et impudeur avec une innocence parfois perverse, jamais malhonnête, le réalisateur compose une sorte de bricolage affectif et attentif, qui ne cesse de surprendre et de se reprendre pour mieux multiplier ses échos.

Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira (Epicentre Films)

Sorti dans une injuste discrétion, ce fut pourtant l’un des plus beaux films de 2012. Le plus récent ouvrage du cinéaste portugais installe une situation qui semble théâtrale (décor unique à l’artifice visible, stylisation du jeu, frontalité du filmage) pour au contraire laisser se déployer les ressources profondément cinématographiques de la mise en scène de cette parabole cruelle et farouche. Grâce aussi à la subtilité et à la sensibilité de l’interprétation de ses acteurs, au premier rang desquels un Michael Lonsdale carrément génial, le drame du comptable honnête cerné par l’amour éperdu des femmes et la ruse avide de son fils devient une fable mythologique, d’une beauté foudroyante.

La Commissaire d’Alexandre Askoldov (Editions Montparnasse)

Réalisé à la fin des années 60, le film n’a été montré qu’à partir de 1988, après 20 ans d’interdiction. Il est devenu l’emblème de ces œuvres « mises sur l’étagère » par la censure soviétique, et libérées par la Perestroïka.  Unique réalisation d’un cinéaste broyé par le système, La Commissaire réussit à composer ensemble l’héritage du grand style du cinéma russe, volontiers lyrique, et une dimension plus intimiste, émouvante et légère, en racontant la rencontre entre une commissaire politique aux armées et les membres d’une modeste famille d’artisans juifs, auxquels elle se lie et à qui elle confiera son bébé.

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