Au fond des bois

Dans la brume de Sergei Loznitsa

Le deuxième long métrage du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa est un des nombreux, mais un des plus injustement oubliés du Festival de Cannes 2012. D’une exceptionnelle beauté, il réussit à offrir à ceux de ses spectateurs qui acceptent d’entrer dans son rythme, on devrait dire dans son souffle, l’accès à un état où le rêve, l’émotion et la pensée circulent librement, se transforment sans heurt l’un dans l’autre. Cette étonnante alchimie nait de l’alliage mystérieux de trois éléments dans l’athanor de la mise en scène de Loznitsa. Le premier de ces éléments est une parabole morale, un argument de fable abstraite – on peut songer au Mur de Sartre – emprunté au romancier Vassil Bykov, et situé durant la Deuxième Guerre mondiale, en Union soviétique occupée par les nazis.

Capturé par les SS avec d’autres villageois, Souchenia est relâché alors que les autres sont exécutés. Les résistants le considèrent comme traître, et envoient deux des leurs pour l’abattre. L’histoire de Dans la brume se joue entre ces trois protagonistes. Mais le film se joue tout autant dans la relation entre ceux-ci et l’environnement naturel, la forêt, la neige, la lumière et l’ombre, la chaleur palpable à l’intérieur des maisons de bois, le vent, le froid extrême. Rarissimes sont les films qui auront été capables à ce point de faire éprouver les sensations, les rapports à l’espace de manière aussi intense. Et c’est cette véritable expérience physique, au moins autant que le puzzle éthique posé par le jeu des certitudes et des doutes, la malléabilité ou la fixité des définitions du bien et du mal, qui fait la puissance, et même l’envoûtement du film.

Aux confins de cette méditation et de ces sensations se trouvent  les êtres humains, tels que les filme Loznitsa, tels que les incarnent ses interprètes. C’est évidemment le cas de l’acteur principal, Vladimir Sviski, qui donne à la fois présence et mystère, chair et esprit à Souchenia, figure de saint paysan cheminant vers un accomplissement sans rien perdre de sa présence triviale d’humain parmi les humains, une sorte de travailleur de force de l’humanité dans un monde en proie aux horreurs sans limites.

Mais c’est aussi vrai des autres, jusqu’à la dernière babouchka filmée avec une sensibilité qui permet au film de dépasser l’opposition entre le monde des rapports humains et le monde des éléments naturels. C’est par la présence des hommes et des femmes que Dans le brouillard atteste qu’il n’y a qu’un seul monde, sans solution de continuité entre idéaux et matière.

Ce résultat assez prodigieux est obtenu grâce au sens de la composition d’un cinéaste dont les courts métrages et les documentaires avaient prouvé l’instinct de cinéaste, avant que son premier long métrage de fiction (My Joy, 2010) ne marque un nouveau pas en avant. Mais c’est un véritable bond qu’accomplit cette fois le réalisateur, grâce à son sens du rythme et du cadre, à la rigoureuse justesse des choix sonores, à l’aisance avec laquelle il circule entre les époques comme à la précision avec laquelle il inscrit un corps dans un environnement boisé ou enneigé.

 

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Impitoyable

Invisibles de Michal Aviad

Evgenia Dodina et Ronit Elkabetz dans Invisible de Michal Aviad

Ce sont deux femmes, pas des jeunes femmes, des femmes, très belles, une blonde une brune. Elles boivent une bière abritée sous un auvent, en attendant que la pluie s’arrête de tomber sur Tel-Aviv. Elles ont quelque chose en commun, quelque chose qui s’est passé il y a plus de 20 ans, avec quoi elles ont vécu depuis. Elles ne se connaissaient pas quelques jours plus tôt, Nira et Lily, qui, adolescentes, ont été victimes du même violeur en série. Leur rencontre a été fortuite, quand Nira (Evgenia Dodina), qui travaille à la télévision, a participé à un reportage sur la destruction des oliveraies palestiniennes par Tsahal et les colons malgré l’opposition de juifs israéliens progressistes dont fait partie Lily (Ronit Elkabetz). Leur rencontre a rallumé des douleurs anciennes, enfouies.

Invisible est un film à propos du viol. Une fiction nourrie de références à des événements réels, dont on verra les archives filmées à la fin des années 70, dont on entendra des victimes. Invisible est un film qui cherche avec rigueur et intensité à faire partager, plus encore que la violence et l’humiliation de l’acte du viol lui-même, la douleur et la fragilité qu’il engendre durant des années, des décennies, des vies entières. Michal Aviad filme la monstruosité et la banalité du « vivre avec », même longtemps après, des séquelles et des effets sur l’entourage, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Les archives, les photos et coupures de journaux d’époque sont l’équivalent cinématographique de ce fait brut, impossible à anéantir, qui a déclenché jadis des ondes de choc dont Invisible observe les remous, tant d’années après. Le documentaire comme pierre de touche de la fiction.

La réalisation, en scènes découpées au couteau, et l’interprétation d’une intensité qui peut mettre mal à l’aise, visent à déjouer toute séduction perverse, tout double jeu, ces résultats habituels des effets induits par l’évocation des violences sexuelles au cinéma. Entre gag et déclaration, l’unique scène de lit du film exhibe, à rebours de ce qui se pratique à peu près toujours, la seule nudité de l’homme. Et si le thème principal du film est hélas universel, Michal Aviad ne manque pas de l’inscrire aussi dans un contexte où se produisent d’autres violences et d’autres souffrances, d’autres gestes de prises en force du plus faible. Pas de métaphore ici, surtout pas, mais l’affirmation claire qu’on ne saurait combattre contre une forme d’inadmissible en fermant les yeux sur d’autres.

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Une et mille histoires

Mundane History d’Anocha Suwichakompong

Dans la grande maison, le jeune homme, Ake, est cloué dans son lit. Paralysé suite à un accident. Dépendant et furieux. Près de son lit, un autre jeune homme, Pun, s’occupe de lui, lui fait sa toilette, lui tient compagnie. Il y a une tortue dans l’aquarium. Il y a des taches de soleil qui jouent sur le sol. La maison est sous l’empire taciturne du père, elle est animée par la présence des femmes qui s’occupent des taches domestiques. En surface tout est calme, mais dès les premières secondes, lorsque Pun a éteint la lumière, a explosé un rock violent, dissonant. Simple indice d’une tension qui travaille en secret. Au début, Pun a pensé quitter cet emploi, trouvant qu’ici les gens « manquent de sensibilité ». Mais il reste. Et  par de multiples voies, certaines tendres, d’autres amères ou abruptes, la sensibilité apparaît, imprègne les rapports entre les êtres et les choses. Des liens se tissent, ou plutôt il faudrait parler de ces courants invisibles dont Robert Bresson faisait le véritable enjeu du geste cinématographique. Des images d’un vieux film super-8, le poème d’un oiseau abattu en plein vol, des rêves de jeunesse inassouvis, un profil sur Internet, une blessure, le menu du repas du soir, un livre qui parle d’une montagne sacrée, très loin, une visite au musée des sciences, une naissance.

Courants invisibles qui circulent de manière incertaine entre les deux garçons, entre chacun et le reste de la maisonnée, entre cet espace circonscrit et un mode de plus en plus vaste, qui s’élargit au cosmos. Courants invisibles qui traversent l’espace, matériel, sensoriel ou mental, selon des circulations qui défient la chronologie, inventent leur temporalité, leurs rythmes, leurs retours, leurs échappées.

La jeune réalisatrice thaïlandaise a une manière très personnelle – qu’on ne peut rapprocher que superficiellement de celle d’Apichatpong Weerasethakul – de laisser s’installer la durée, parfois de la suspendre ou au contraire d’intensifier de micro-situations quotidiennes, une conversation, un repas, l’envie de rester sous la pluie malgré le risque de s’enrhumer, pour que se déploie un univers émotionnel étonnamment riche, à la fois paisible et cruel, délicat et tendu. Un film est là. Une cinéaste est là.

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Cinéma Bauhaus

 

Lullaby to my Father d’Amos Gitai

Elle est belle. Elle est couchée dans l’herbe avec un livre. Elle est enceinte. Elle lit et éclate de rire. Et son rire déclenche les contractions. Autour, personne, la forêt. Un garçon dans la forêt, il y a de la boue. Des chevaux. Un feu. C’est ailleurs, ce n’est pas la même époque, pas la même forêt, pas la même image. Mais où ? Mais quand ? Le violon danse sur la bande son, il est léger et inquiet. La voix de Jeanne Moreau lit une lettre qui parle d’une époque sombre, de la montée des périls. C’est la nuit, la voiture fonce, les flocons de neige se ruent sur le pare-brise.

Ce sont de mouvements, des sensations, des indices qui construisent un récit. C’est une invocation pour un absent, un homme dont on mettra longtemps à deviner le prénom, plus encore à bien comprendre le nom. Munio Weinraub. Sans doute est-ce lui dont on aperçoit le visage sur certaines de ces photos en noir et blanc qui, à l’écran, viennent composer une sorte de tableau, accolées à des documents, à des dessins, à des plans d’architecte. Et sans doute est-ce lui, aussi, que désigne le titre du film, ce père qui est bien en effet celui du réalisateur, Amos Gitai.

Devant un tel film, chacun est à sa place, définie par ce qu’il sait. Les places sont égales, mais différentes, selon que le spectateur connaît ou pas l’histoire tel ou tel aspect de l’œuvre récente de Gitai, œuvre qui pour une grande part s’élabore autour de la mémoire de ses parents, Efratia et Munio. Livres, expositions, spectacles, films, installations conspirent depuis cinq ans à multiplier des traces, à agences des signes qui conspirent à faire percevoir la présence d’une absence – absence de personnes bien réelles aujourd’hui disparues, mais aussi d’une époque, d’une histoire, de certaines idées. Ce que fait Gitai n’a guère à voir avec l’exhibition de son intimité familiale.

Ces deux figures, ces deux parcours, ces deux récits de vie, double expérience dont il est lui-même le produit, permettent au cinéaste de rendre leur place à des pans entiers d’une vision du monde dont il éprouve douloureusement l’affaiblissement, le possible effacement. Et d’abord dans son pays : « Ces expositions, ces lectures publiques, ces livres et ces films visent à empêcher que ces gens et ce qu’ils représentaient soient effacés par le révisionnisme actuellement à l’œuvre en Israël. Il y a aujourd’hui un puissant mouvement qui vise à occulter les idées, et les modes de vie de ceux qui sont venus là autrement que dans le déni des autres, et bien sûr d’abord des Palestiniens. Munio et Efratia représentent des éléments importants de l’histoire israélienne, de l’histoire juive, qui sont aujourd’hui marginalisés. Y compris les idées architecturales de Munio, que les décennies qui ont suivi sa mort ont entièrement contredit, dans une architecture spectaculaire, sans égard pour le contexte, une architecture très dispendieuse en moyens, pour ne pas dire un énorme gâchis de matériaux, d’espace, d’énergie, etc. Tout le contraire de ce que proposait le Bauhaus, et qu’il était venu adapter à l’environnement de la Palestine. Ce gâchis dispendieux et tape-à-l’œil n’est pas propre à Israël, on en trouve des formes bien plus extrêmes ailleurs dans la région, à commencer par les Emirats.  C’est de l’architecture-spectacle. Dans le contexte du pouvoir militaro-religieux sectaire qui caractérise le pays aujourd’hui, il me semble utile de revenir à ces points de départ. »

Sa mère, Efratia, est née en Palestine au début du 20e siècle, il a notamment évoqué sa mémoire, et ce qu’elle mobilise, dans le film Carmel, qui ressort en même temps que Lullaby. Son père, Munio, né en Silésie, a étudié l’architecture au Bauhaus sous la direction de Gropius, de Mies Van Der Rohe et de Kandinsky, avant la fermeture de l’école par les nazis. Arrêté, tabassé, condamné, il est expulsé, et rejoint les rives de la Palestine, où il deviendra un bâtisseur de kibboutz, d’immeubles modernes et de lieux collectifs, adaptant aux conditions locales l’enseignement du Bauhaus.

Ce parcours se devine peu à peu au fil de Lullaby, mais le film n’est pas une biographie, encore moins une succession d’anecdotes. C’est, par un assemblage complexe de mots, d’images rêvées, d’archives, de musiques, de saynète brechtienne, de témoignages, la recherche fiévreuse et délicate du sens d’une vie, en tant qu’elle ne concerne pas seulement celui qui l’a vécue et ses proches.

La puissance d’invocation du film, et la multiplicité des échos qu’il suscite, tient à sa construction, assemblage de blocs aux formes simples qui permettent des circulations inédites, ouvrent sur des lumières inhabituelles, rapprochent de manière féconde des composants d’ordinaire séparés, sinon exclusifs. On aura reconnu quelques uns des principes de l’architecture et du design inventés par le Bauhaus, et qui en firent un des premiers grands creusets de la modernité.

Amos Gitai confirme s’en être directement inspiré : « Lullaby est un film Bauhaus. C’est un film de rupture, conçu sur la tension entre les fragments. Aujourd’hui, il y a un malentendu sur ce que signifie le Bauhaus. Ce n’était pas un projet formel, c’était un projet politique et social qui trouvait des réponses notamment dans le domaine des formes. On peut dire que le Bauhaus a souffert de la guerre froide, les Soviétiques ne se sont intéressés qu’à la dimension politique, en la noyant dans le kitsch réaliste socialiste, et l’Ouest ne s’est intéressé qu’à l’aspect formel, en le privant de son sens. Avec la victoire de l’Ouest, il ne reste que l’aspect formel. Mais le projet était au point de fusion des deux approches. Et c’est ce que Munio a essayé d’adapter au contexte d’Israël. »

Amos Gitai devant un plan dessiné par Munio Weinraub

dans les bâtiments du Bauhaus à Dessau

Fils d’architecte ayant lui-même passé son diplôme dans cette discipline avant de s’orienter vers le cinéma, Gitai a souvent eu l’occasion de pointer les proximités entre les deux pratiques. Dans Lullaby, on entend un fragment d’un texte de Munio Weinraub sur la primauté de l’ensemble d’un projet sur les détails et ornements qui peuvent s’y trouver, et sur la nécessité de la cohérence. Occasion de souligner, cette fois, une différence entre architecture et mise en scène : lorsqu’on découvre un bâtiment, on voit d’abord l’ensemble, avant d’en découvrir les détails, alors qu’au cinéma, on voit les plans du films un par un, et l’ensemble n’existe qu’à la fin, dans la tête du spectateur, comme résultante de ce qui est advenu instant après instant, situation après situation. Caractéristique de tout film un peu ambitieux – « un grand film n’advient qu’après la fin de la projection, dans ce qu’elle a fait naître comme totalité chez chaque spectateur » aime à dire Amos Gitai –  ce phénomène est vrai à un degré inhabituel dans ce film, dont la richesse ne se ressent véritablement qu’à l’issue de la traversée, jalonnée de moments émouvants, amusants, troublants ou simplement d’une grande beauté, mais qui ne trouvent leur véritable raison d’être que comme composant d’un tout.

C’est aussi cette relation au fragment, aux ressources de la composition, qui permet à Gitai de mener désormais son œuvre en entrecroisant plusieurs domaines artistiques : « J’ai la possibilité d’adapter ce que je veux faire à des lieux différents, y compris en utilisant des fragments de mes films, de même que les films utilisent des fragments de ce que je fais ailleurs. Et le fait de changer de medium révèle des sens nouveaux. Je ne sépare pas les œuvres des archives, tout ce qu’a laissé Munio est riche de sens, les lettres d’Efratia aussi : lorsque c’est Jeanne Moreau qui lit ces lettres, qui étaient pourtant dans une autre langue, et à usage privé, une nouvelle intelligence de l’histoire, et du présent, devient perceptible. Se déplacer dans l’espace fait aussi partie de ce travail : selon que le projet est destiné au musée Reina Sofia de Madrid, au Moma à New York ou à la Cinémathèque française – trois endroits où je vais prochainement présenter quelque chose -,  les mêmes éléments prennent différentes résonnances, doivent être agencés différemment et chaque fois avec des composants nouveaux. Si on se déplace, on ne peut pas se répéter. C’est à mes yeux une des puissances de ce phénomène qu’on voudrait aujourd’hui renvoyer aux ténèbres du passé, la diaspora, le cheminement à travers le monde. »

 

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«Django Unchained» et «Lincoln», il était deux fois la révolution

Bien que très différents, les derniers films de Tarantino et Spielberg, qui sortent à deux semaines d’écart, partagent la même foi dans le grand acte politique qui, par le fer et la parole, fait basculer le monde.

Leonardo DiCaprio, Christoph Waltz, Samuel L. Jackson et Jamie Foxx dans «Django Unchained» (Sony Pictures).

 

Tout de suite, le cadre de Django Unchained est posé: ce sera celui du mythe. Chanson «western», puis musique «à la Ennio Morricone» —en fait: de Ennio Morricone—, cadrages magnifiant l’ampleur cosmique du paysage, profil de Jamie Foxx isolé parmi la file de Noirs enchainés et filmé tel un dieu grec.

Django arrive. Cet homme noir vient de quelque part, et même de pas moins de trois lieux à la fois. Ça va péter! Exploser, gicler, tonitruer, rollercoasteriser grave, à l’image et au son, pendant 170 minutes, au nom de cette triple origine.

Django n’est pas du tout le héros du western classique, venu du nulle part et voué à redisparaître dans le soleil couchant, figure du Bien ayant effacé ses origines de miséreux européen. Il n’est pas le héros du western moderne, produit de son époque et de ses contradictions. Et il n’est pas le héros du western postmoderne, pure figure graphique et sensorielle (tel son homonyme inventé par Sergio Corbucci, dont le Django de 1966 ressort opportunément le 23 janvier).

1+2+3=violence déchaînée

D’où viens-tu Django?

1) D’une plantation du Sud des Etats-Unis juste avant la guerre de Sécession, donc de l’enfer de l’esclavage.

2) De l’outrageante insuffisance de la prise en compte de la brutalité de cet enfer dans l’imaginaire collectif américain. Hollywood n’a pas nié l’esclavage, et face à Naissance d’une nation, film dont Tarantino dit «qu’il l’obsède», et à Autant en emporte le vent (deux titres fondateurs du cinéma US, tous deux pro-Sudistes), on trouverait bien sûr nombre de réalisations dénonçant le sort des Noirs.

Mais la fabrique mythologique moderne n’a jamais massivement fait de la dénonciation des crimes inouïs et ininterrompus sur lesquels s’est bâtie la première prospérité américaine un enjeu de spectacle —alors que, très lentement et encore insuffisamment, le génocide des Indiens a fini par être pris en compte, après avoir été systématiquement inversé, faisant des victimes les bourreaux, durant plus d’un demi-siècle.

3) Des Etats-Unis d’aujourd’hui, ceux du Tea Party, de Fox News, de la surenchère extrémiste de la plupart des candidats à l’investiture républicaine en 2012. Du point de vue de Tarantino, ces gens-là ne sont pas des concitoyens aux opinions différentes des siennes, mais un ramassis d’abrutis malfaisants qu’il convient de réduire à néant par tous les moyens pour rendre l’air un tant soit peu plus respirable.

1+2+3=la déferlante de violence déchainée, comme l’indique le titre. Pour déclencher cette explosion, il faut une mèche, un dispositif de mise à feu. Celui-ci vient encore d’ailleurs: d’Europe, et du langage.

Irruption décisive du langage

On sait depuis la première scène du premier film de Quentin Tarantino, le conciliabule au restaurant en ouverture de Reservoir Dogs, l’importance décisive qu’il accorde à la parole. Et tous ses films fonctionnent sur des escalades en contrepoint de dialogues (ou de monologues) et d’action. Soit l’introduction comme corps étranger, perturbateur, d’une dimension toujours d’habitude marginalisée par la quête d’efficacité du spectacle hollywoodien («Pas de paroles, des actes»).

Tarantino fait un usage distancié, affichant son artifice, de l’usage des mots, à la différence de la présence massive de la parole chez Scorsese par exemple, où elle est organique, fait partie de la définition des personnages en relation avec leurs racines européennes, italiennes. Alors que l’usage immodéré des mots, et de phrases construites, sophistiquées, souvent s’interrogeant sur leur propre sens ou leur propre statut (rappelez-vous les arguties sémantiques de Travolta et Jackson dans Pulp Fiction), est clairement toujours un élément extérieur, intrusif et perturbateur, dont la présence a des effets finalement ravageurs.

Dans Django Unchained, cette irruption décisive du langage est incarnée avec une jubilatoire faconde par Christoph Waltz, le mémorable colonel Landa d’Inglourious Basterds. Waltz est devenu en deux films un «être tarantinien» par excellence, c’est à dire un personnage venu d’ailleurs, et capable d’une virtuosité d’expression verbale exceptionnelle, susceptible de dérégler les dramaturgies installées, de libérer des forces contenues par les manières habituelles de régler les rapports humains —et de raconter les histoires. Herr Doktor King Schultz libère Django, pas seulement au sens propre, mais au sens où la physique parle de la libération des puissances de l’atome.

Exactement comme Inglourious Basterds faisait penser à l’inscription sur la guitare de Woody Guthrie, «This machine kills fascists», Django Unchained porte en étendard «This machine kills racists». L’acte de «tuer» ne s’entendant, ne pouvant s’entendre qu’à l’aune des puissances particulières d’une guitare ou d’un film, et pas d’un fusil d’assaut —ce qui est une petite différence avec les braves gens de la NRA et assimilés.

Exemplaire est à cet égard la séquence renversant sur des membres du Klu Klux Klan un tombereau de ridicule, non pas parce que cela fait du bien de se moquer de salopards débiles, mais parce que cela s’inscrit dans un contexte qui insiste sur les effets atroces de ce qu’ils représentent. Le burlesque ne distrait pas de l’horrifique ni ne l’enrobe, ils sont deux modèles de munition au service du même combat.

Un combat qui se déroule dans les salles de cinéma

Ce combat ne se déroule pas dans le Sud des Etats-Unis au milieu du 19e siècle, mais dans les salles de cinéma au début du 21e. Pas plus que le précédent film ne se référait à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais à l’univers imaginaire qui a été construit à partir d’elle, le nouveau film n’est pas une description des conditions réelles de l’esclavage, ni une fiction réaliste de ce qu’aurait pu y faire un noir révolté et particulièrement doué pour l’usage des armes.

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Danse avec la fin

Aujourd’hui d’Alain Gomis

La nouvelle réalisation du cinéaste franco-sénégalais est sans hésiter le plus beau film de ce début d’année

«Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue.» Le carton en ouverture installe ce qui va arriver au personnage principal, Satché, sous le signe d’une fatalité imminente et d’une croyance archaïque.

Les yeux s’ouvrent sur le dernier matin. Satché se lève, met la chemise rouge qui sera comme le costume d’apparat de son ultime voyage dans le monde, son monde. La famille est là, elle respecte les rituels, exprime son émotion face à la disparition prochaine de cet homme jeune, beau, en pleine forme. Il a été dit que la mort arrivait, cela suffit. Entouré des siens, il sort devant la maison, et les voisins le saluent, peu à peu s’attroupent, font des cadeaux, chantent et crient et rient. Mais que se passent-il? Où sommes nous? Dans une comédie musicale? Un documentaire sur Dakar aujourd’hui? Un thriller contemplatif? Un film de science-fiction? Un rêve? Nous sommes très exactement dans tout cela à la fois. Pas à la suite mais en même temps.

Escorté de son ami, Satché est en chemin pour son dernier jour. Et c’est une traversée des quartiers de la métropole, une série de rencontres burlesques, violentes, joyeuses. Pratiquement sans parole, mais avec une incroyable présence, le poète et musicien Saul Williams, qui joue Satché, traverse et convoque autour de lui les bruits et les images, ressentis avec une intensité inédite sous le signe de cette mort annoncée.

François Truffaut disait qu’il n’était rien de plus beau que de filmer les «premières fois», Alain Gomis montre combien il peut être puissant, émouvant, mystérieux de filmer les dernières fois —surtout celles des gestes les plus ordinaires, des situations les plus quotidiennes.

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Mekas-Guerin/Correspondances de cinéastes/Mekas

Au Centre Pompidou jusqu’au 7 janvier

Plus qu’une semaine pour découvrir au Centre Pompidou les films de Jonas Mekas et de José Luis Guerin, ainsi que la correspondance vidéo qu’ils ont échangé. Chacun des deux est une figure majeure de l’activité du cinéma aujourd’hui, ce qui les distingue est aussi significatif que ce qui les rapproche.

Jonas Mekas, qui vient de fêter ses 90 ans, est l’inventeur du « ciné-journal », inlassablement depuis qu’il a commencé d’enregistrer son quotidien et ses rencontres avec une caméra Bolex au début des années 50. Il a non seulement documenté la vie de l’underground américain depuis plus d’un demi-siècle tout en mettant au point des formes plastiques et narratives anticipant parfois avec 30 ou 40 d’avance ce que le numérique rendrait habituel. Avec un humour, une gentillesse et une générosité exceptionnelles, il s’est battu aussi comme un superninja pour faire vivre toute une nébuleuse de création, dite expérimentale qui, aux Etats-Unis, sans lui et quelques autres, aurait simplement crevé la gueule ouverte. Récemment, le film Free Radicals de Pip Chodorov rappelait le rôle décisif joué par ses article dans Film Culture et les deux organismes qu’il a créés, The Filmmaker’s Cooperative et l’Anthology Film Archives. Artiste et activiste toujours, il vient de terminer Outtakes from the Life of a Happy Man (« Reliquats de la vie d’un homme heureux »), composé de séquences jamais montées de tous ses tournages, et qui sera présenté à Beaubourg le 7 janvier à 20h.

Le Catalan José Luis Gerin, qui a débuté au milieu des années 80, fait des films qui ne ressemblent pas à ceux de Mekas. Et qui pourtant, à leur manière, inventent eux aussi une relation entre documentaire, imaginaire, intimité et recherche. Il est devenu la figure de proue d’un très dynamique mouvement appelé un peu sommairement « documentaire espagnol », avec Barcelone comme épicentre.  Son plus récent long métrage distribué, le magnifique Dans la ville de Sylvia, avait également donné lieu à un vaste travail photographique, pictural et éditorial, autre façon de déployer un rapport au monde profondément cinématographique. Au Centre Pompidou, outre ses films, Guerin présente une installation vidéo, La Dame de Corinthe, rêve éclaté autour de la naissance mythique de l’image. Dans Guest, inédit également montré à Pompidou, il met à profit les invitations dans des festivals du monde entier pour enregistrer un sentiment du monde inquiet, affectueux et travaillé d’innombrables questions.

Dans la salle où se succèdent les vidéos qui composent leur correspondance, Mekas et Gerin parlent à tour de rôle, en voix off. Des camps nazis à l’émotion d’une rencontre au coin d’une rue, des voyages aux amis, aux arbres et aux chats, bien des échos circulent d’un film à l’autre. Parfois surgit un moment qui s’impose pour lui-même, comme cette rencontre avec une jeune femme illuminée de joie de vivre et d’amour pour le cinéma, et qui mourrait peu après avoir été filmée… Les très belles images en noir et blanc de Guerin, sa manière de faire jouer ensemble un grand savoir et un grand amour du cinéma, produit un contrepoint aux images brutes et à la légèreté de Mekas. Ils miment un peu le coup de la correspondance, avec énormément d’affection et de respect l’un pour l’autre. On ne retrouve pas la linéarité des échanges qui présidait à la première en place de cet exercice complexe, quand Abbas Kiarostami et Victor Erice se répondaient par images interposées – ce qu’en France on put découvrir au Centre Pompidou lors de l’exposition « Correspondances » en septembre 2007. Moins serré, le dialogue des deux réalisateurs multiplie les directions comme deux arbres d’essence différente, arbres aux nombreuses ramifications qui auraient poussé côte à côte. Le Centre Pompidou annonce d’autres échanges vidéo entre des couples de cinéastes, il est à prévoir que loin de devenir une forme établie, un tel dispositif permette au contraire d’inventer à chaque fois son propre régime d’échos et de sens, ce qui est évidemment beaucoup plus intéressant.

Il importe que tous ceux qui le peuvent profitent des derniers jours pour entrer dans cet échange subtil et fécond (sans se laisser intimider par la file d’attente énorme pour l’expo Dali, quelle idée !: il y a une autre entrée sur le côté). Pour tous les autres, la bonne nouvelle est la parution du coffret DVD « Jonas Mekas » chez Potemkine. Six disques, 15 films de toutes durées, pour une fois la formule publicitaire qui les accompagne a raison : « Des hymnes au bonheur, des odes à la vie et à la liberté ».

On espère l’édition française de l’intégrale Guerin (qui existe en Espagne, chez Versus). En attendant, on peut se plonger avec profit dans le numéro 73/74 (juin 2012) de la toujours excellente Revue documentaire, qui lui est entièrement consacré.

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