De la fortune des vedettes en particulier et des perversions d’un bon système en général

 

Parue dans Le Monde du 28 décembre,  une vigoureuse déclaration du producteur, distributeur et exportateur Vincent Maraval suscite de nombreuses réactions, dans le milieu du cinéma français et au-delà. L’auteur est une des personnalités les plus en vue dudit milieu, à la fois homme d’affaires très avisé et véritable amateur de films, aux goûts plutôt éclectiques et aux engagements souvent courageux – un profil pas si fréquent dans la profession. Intitulée « Les acteurs français sont trop payés ! », la missive (le missile) s’appuie sur le « scandale Depardieu », donne des noms et des chiffres, et fournit une description globalement exacte, mais par moment biaisée ou incorrecte, de la situation économique du cinéma français.

Commençons par les réserves qu’inspire la polémique telle que formulée par Vincent Maraval. Non, l’année du cinéma français n’est pas un désastre, contrairement à ce qu’affirme la punchline qui ouvre le texte – quels que soient les critères retenus, beaucoup d’argent finira par avoir circulé dans le cinéma français c’est à dire chez ceux qui à un titre ou à un autre le font. Le Marsupilami et La vérité si je mens 3 ne se sont pas « plantés » – mais Astérix, Pamela Rose et Stars 80 oui. Non, le marché de la salle ne stagne pas, même si la fréquentation en 2012 sera en recul sur l’exceptionnelle année précédente, la tendance depuis 2000 est au contraire à une constante augmentation. Et même, contrairement à ce qui était admis (et à ce qu’affirme Maraval), on assiste plutôt à une remontée de la présence, et de l’audience des films à la télévision.

Et surtout, non, les acteurs – il faudrait plutôt dire : les vedettes – ne sont pas riches de l’argent public. Hormis quelques mécanismes, importants mais pas au centre du problème (les régions, le crédit d’impôt, les Sofica), ce n’est pas sur le budget de la collectivité que sont financés les productions, même si c’est bien un système de lois et de réglementation publiques qui définit les conditions de leur financement. Connu aussi pour son exceptionnel bagout – et encore le lecteur est privé de l’accent du Sud-Ouest – Maraval en fait un peu trop dans les affirmations à l’emporte-pièce. C’est dangereux, car ce sont elles qui risquent d’être le plus reprises, par ceux qui voudront utiliser le texte pour attaquer un système qui a aussi, qui a d’abord des vertus décisives,  comme par ceux qui en profiteront, en les réfutant, pour éviter l’essentiel de ce qui est dit, et qui est très juste, même si incomplet.

Ce qui arrive avec les acteurs est le plus visible, et le plus choquant. C’est la part la plus spectaculaire d’une dérive générale, une dérive fondée sur l’augmentation continue des sources de financement du cinéma en France. Mais il n’y a pas que les acteurs. Lisez bien la phrase qui suit, elle contient une révélation bouleversante. Lorsqu’un film coûte 30 millions d’euros, cela veut dire que des gens ont touché ces 30 millions. Qui ? Pour l’essentiel, les professionnels du cinéma. Les acteurs gagnent la plus grosse cagnotte, dans des conditions et selon des mécanismes qu’explique très bien Maraval. Mais les producteurs, les réalisateurs, les chefs de postes techniques aussi. Pourquoi ? Parce que l’essentiel de la stratégie des pouvoirs publics depuis le milieu des années 90 (remplacement de Dominique Wallon par Marc Tessier, d’un militant culturel par un gestionnaire d’entreprise, à la tête du CNC en 1995), a fait de l’augmentation des financements son objectif central. A nouveau : pourquoi ? Parce que le nécessaire équilibre de pouvoir entre professionnels et politiques a été rompus au profit des premiers. Avec succès, il faut le reconnaître, au sens où de fait les investissements dans la production de films français n’a cessé d’augmenter, grâce encore une fois à des dispositifs réglementaires toujours plus nombreux, récemment la taxation des Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI), et pas grâce à des ponctions sur le budget de l’Etat.

Une des pires conséquences de ce phénomène aura été l’explosion du nombre de films, qui a plus que doublé en 15 ans. Car une autre manière de gagner de l’argent, outre de se faire payer des cachets de plus en plus élevés, est de multiplier les productions. Ce sont quelques 100 films en plus, films inutiles, fictions qui auraient mieux fait de se diriger d’emblée vers la télévision, qui sont venus engorger la machine, et d’abord les écrans. Aujourd’hui, c’est pour faire encore plus de place à ces mêmes produits que les nouveaux détracteurs de la « chronologie des médias » veulent exclure de la salle les films les plus ambitieux mais rarement les mieux exposés, en les reléguant d’emblée sur Internet – autant dire, en les assassinant sans bruit.

D’ores et déjà, dans les salles, à la télé, dans les médias, cette masse informe de surproduction, qui rapporte à beaucoup de monde grâce aux mécanismes décrits par Maraval, y compris à sa propre société, a en effet pour résultat de marginaliser sans cesse davantage ceux pour lesquels étaient à l’origine conçus l’ensemble des dispositifs.

Car il faut ici rappeler que tout cela vient d’un système vertueux dans ses principes. Un système qui a fonctionné – notamment dans les années 60, puis dans les années 80 jusqu’au milieu des années 90. Il s’agit d’un système fondé sur la péréquation, sur l’échange de bons procédés. Il n’opposait pas le commerce à l’art mais organisait des effets de soutiens financiers aux films les plus audacieux par les films les plus profitables au nom de la valeur symbolique, culturelle, que les premiers confèrent aussi aux seconds, tant que l’ensemble est traité comme un tout.

C’est au nom de cette grande idée que Malraux et ses collaborateurs ont réclamé que le CNC cesse de dépendre du Ministère de l’industrie pour relever de celui de la culture. Système efficace à condition de maintenir d’une main de fer l’équilibre entre les bénéfices culturels et les bénéfices financiers, contre les ténors de la profession, qui sont toujours d’abord les puissances économiques.

Comme tous les professionnels du cinéma, Vincent Maraval défend surtout ses propres intérêts lorsqu’il prend la parole en public au nom de l’intérêt collectif et de la justice sociale. Lui aussi a besoin de ces acteurs incontestablement surpayés pour financer ses films auprès des télévisions. Le seuil de rémunération qu’il propose est une idée aussi saine qu’assez improbable, tant qu’à faire élargissons-la à l’ensemble du milieu. Elle permettrait par exemple une réorientation massive des crédits au profit des lieux d’action culturelle, en particulier de l’éducation au cinéma, ou mieux avec le cinéma… Ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour.

Mais attention. La diatribe de Maraval est aussi de nature à alimenter l’argumentaire de ceux qui veulent une destruction de l’ensemble du système au nom d’une logique gestionnaire ultralibérale (cf. les actuelles pressions de Bruxelles) ou ultra-centralisatrice (cf. les pressions de Bercy relayées par certains élus). La belle année du cinéma artistique du cinéma français, celle de Holy Motors, d’Après Mai, des Adieux à la Reine, de Camille redouble, des Chants de Mandrin, de Sport de filles, Adieu Berthe, La Vierge, les Coptes et moi, Nana, Vous n’avez encore rien vu, Dans la maison, 38 Témoins, La Terre outragée, Les Lignes de Wellington, L’Age atomique, Bovines, Augustine, Louise Wimmer, Voie rapide, Alyah…  (chacun pourra bien sûr ajouter ou retrancher des titres, c’est le nombre et la diversité qui importent), cette efflorescence-là est aussi due à l’existence de ce système, en même temps qu’elle est menacée par ses dérives inflationnistes. C’est pourquoi il est essentiel de combattre les effets pervers sans détruire les principes fondateurs, plus nécessaires que jamais.

 

 

 

59 commentaires pour “De la fortune des vedettes en particulier et des perversions d’un bon système en général”

  1. En gros, c’est le même raisonnement que celui des élus pour justifier le cumul des mandats.

  2. […] peu plus tôt, Jean-Michel Frodon, critique (il le fut longtemps au Monde) avait, sur son blog hébergé par Slate.fr, pointé la justesse de certaines des remarques de Maraval tout en avertissant qu’elle était […]

  3. Salut. Ça barde la-bas sur le blog de M. Toubiana. J’ai vu d’ailleurs que JMFrodon avait ecrit sur le fil de la discussion. Vincent Maraval a ouvert une brèche. Le public gronde. La colere monte. Des querelles intestines se preparent, le sang va couler. Ca va chier. Y a pas plus hierarchise qu’un plateau de tournage de cinema ! On lit Libe, mais on pense Le Figaro. On se prend pour Gavroche, mais on est le monsieur Bertin d’Ingres. Ca ecoute Higelin mais ca pense Madelin. Ca fredonne NTM mais ca fonctionne UMP. On cite Rimbaud, mais on a le train de vie des bourgeoises du XVIe arrondissement ou de Paris Hilton. On pense Melenchon, mais on agit Cope. Jean-Francois. Et les pauvres ou gagne-petits écopent. Un plateau cine : ce n’est pas du tout un espace democratique, ca fonctionne au mepris. Un nanti a sa superbe loge, c’est la star vous comprenez, pendant qu’un petit role ou un figurant doit se contenter d’une barre de Mars ou d’un repas Discount et, pour ses medicaments, c’est des generiques. Et on decouvre ainsi, grace au coup de tonnerre de VINCENT MARAVAL, que la petite famille du cinema est en fait une famille dysfonctionnelle avec, d’un cote, les cadors, les Zlatan Ibrahimovic (mais au moins lui il marque, il mouille le maillot), les nantis, et de l’autre, il y a ceux d’en bas, les sans grade, les technicos, les intermittents, les acteurs pas vedettes, les rameurs, les petites mains ou les accessoiristes qu’on pense accessoires. Et pourtant, que serait Cyrano sans son chapeau a plumes, Zorro sans sa cape noire ou Deneuve sans un éclairage qui la sublime ? Et Alain Delon sans son brushing ? Et la Paradis sans son maquillage ? Il faut appeler un chat un chat. Si la fronde se réveille, si un 1789 se prepare dans le milieu exsangue du cinema francais, alors que des têtes tombent et qu’un jour nouveau apparaisse. Comment regretter des merdes comme Les Seigneurs ou Turf ? Comment regretter le cinema embourgeoise des nantis du cinema francais ? Et ou est-il ecrit que des Marceau, Auteuil, Paradis, Huppert et compagnie doivent truster tous les rôles dans le cinema hexagonal ? Combien de bons films, comme ” Holy Motors ” ou ” Camille redouble “, pour combien de merdes qui ne s’exportent meme pas ? Doit-on se taper jusqu’a la saint Glinglin les bonbonnières cinématographiques de Daniele Thompson, de Francis Veber, de Nicole Garcia et d’Anne Fontaine ? N’est-il pas bon qu’un vent hugolien, et tempetueux, souffle sur tout ça pour nous rappeler que le cinema est avant tout un art social qui s’adresse a l’humain et non pas un fait du prince qui aurait pour finalité de flatter l’égo de pseudo-artistes ? Avec Vincent Maraval : un pour tous, tous pour un ! On est derriere lui. On est derriere TOI. Faisons de la Cinematheque une nouvelle Bastille. Resistons. Siegons. Godard doit intervenir. C’est un Grec. On est tous Grecs dans la tourmente, ou Espagnols. Non pas Allemands. Et, au fait, oh la la la la marade!!!, ils sont ou nos bons gros couillons de people soi-disant de gauche qui squattent les plateaux TV pour se gargariser de blabla humaniste de bon aloi ? Les Pierre Arditi, Josiane Balasko, Joeystarr, Emmanuelle Beart, Michel Piccoli (mais bon lui est tres vieux, on lui pardonne), Jacques Weber, Philippe Torreton, Jean-Michel Ribes, Denis Podalydes et autres Patrick Bruel : ils sont ou !? A part sauvegarder la cassette du cinema national dote du label qui a bon dos “Exception Culturelle”, que foutent-ils ? Je remettrai les pieds au cinema si un Pialat, un nouveau Godard ou un Pier Paolo Pasolini se présentent. Pas avant. Faut pas nous prendre pour des vaches a lait non plus. Maraval mérite le respect. VINCENT MARAVAL, un nom a retenir.

  4. Bon, c’est du gros délire ! Mais merci Jean Vick pour la franche rigolade! Au fait, quel est le plateau de cinema que vous avez arpente dernièrement ? J’aimerais bien savoir. Vous fantasmez completement mon pauvre ami. Remarquez. Le texte de Maraval est le tremplin pour les fantasmes de toutes sortes. D’ailleurs on atteint un point Godwin : le systeme est pourri, TOUT le cinema francais est pourri. Merci Maraval !

  5. Frodon va se faire sacquer…

    (pardonnez moi c’était trop tentant)

  6. […] that’s where many of a debate surrounding Maraval’s content has arisen. At Slate.fr, Jean-Michel Frodon, before a censor at Le Monde and editor of Cahiers du Cinéma, thinks that a critique is “quite […]

  7. J’aime pas les riches. Je ne mettrai plus les pieds au cinema.

  8. Il ne faut pas oublier la destruction massive des salles de cinéma à Paris (et ailleurs) depuis les années 80, qui fait que le cinéma d’auteur n’arrive plus à exposer ses films… Voir cet album éloquent “in progress” chaque jour sur la page Facebook des Cinéastes de l’ARP :
    http://www.flickr.com/photos/56556694@N04/sets/72157629583915902/

  9. […] 3. « De la fortune des vedettes en particulier et des perversions d’un bon système en général » par Jean-Michel Frodon, le 29/12/12 sur son blog Projection publique https://blog.slate.fr/projection-publique/2012/12/29/de-la-fortune-des-vedettes-en-particulier-et-des… […]

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