Dominik Wojcik et Eliott Paquet dans L’Age atomique
Encore un mercredi déferlante, pas moins de 19 nouveaux titres à l’affiche. Au milieu de cette cacophonie, comment faire un peu entendre la musique singulière de L’Age atomique, premier film de Héléna Klotz ? Invoquant les spectres du romantisme façon 19e siècle et la poésie cinématographique qui hante les films de Jean Eustache et de Philippe Garrel, cette sombre traversée de la nuit de deux jeunes gens très actuels a la fragilité d’un pari sans réserve sur chacun de ses composants.
Oui, « composants », tant c’est à une expérience de physique des particules que le film donne l’impression d’assister : les visages, les corps, les lumières, les musiques, les voix, les mots, les habits, les gestes y sont traités comme autant de matériaux réduits au rayonnement qu’ils sont capables d’émettre, au tremblement qu’ils sont susceptibles de susciter. La narration, sans être absente (il y a bien une manière d’intrigue) n’est au mieux qu’un ressort utilitaire, un principe permettant de rapprocher un instant ces éléments devant la caméra-spectrographe. Victor et Rainer, les deux garçons dont le film accompagne la trajectoire, du RER à une boite de nuit, aux quais de la Seine avant le retour en banlieue et l’entrée dans une forêt rilkienne, sont des atomes errant dans le vide contemporain avant de se découvrir voués à former ensemble un molécule amoureuse. Victor et Rainer, ils sont comme Jules et Jim, mais sans Catherine. Il faudra qu’ils se débrouillent l’un avec l’autre. Malgré les apparences, leur traversée de la nuit n’a rien d’un parcours initiatique, ils n’apprennent rien en se heurtant à des obstacles (refus de jeunes filles draguées, affrontement avec un videur ou d’autres jeunes gens), obstacles qui ne sont pas vraiment des épreuves, juste des butées déviant leur parcours. Davantage que la citation de la chanson pop acidulé no future d’Elli et Jacno, le seul sens identifiable du titre pourrait d’ailleurs bien se trouver dans ce côté « élémentaire », au sens de la table de Mendeleïev. Age atomisé plus encore qu’atomique.
Héléna Klotz rivée aux côtés de ses deux personnages, de ses deux interprètes, sera parvenue à filmer à la fois deux choses – ce qui est tout même pas mal. Elle aura, avec attention et affection, capté les infimes modulations qui montrent ces deux jeunes gens, même quand ils sont horripilants ou sans intérêt, imparablement vivants. Et elle aura, avec une sorte de vertige accepté, pris en charge un état de solitude infini, de mort sans sépulture ni épitaphe du social, de perte sans reste du commun qui ne laisse place qu’à un onirisme mélancolique et dépeuplé. Alors, bien sûr, comme le jour se levait, les amoureux sortirent de la forêt. Mais ils n’avaient nulle part où aller, ni rien à faire.
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File d’attente pour 3 Sœurs, le très beau documentaire de Wang Bing consacré à la vie de paysans pauvres du Yunnan. L’affluence lors de la 34e édition du Festival des 3 Continents à Nantes (20-27 novembre) a confirmé la réponse du public à une programmation de haut niveau.
Né à la fin des années 70, le Festival des 3 Continents a joué un rôle décisif dans la grande mutation du cinéma mondial qui a marqué la fin du 20e siècle : l’inscription sur la carte de la planète cinématographique de nombreuses cinématographies qui en étaient jusqu’alors exclues, et la reconnaissance de nombre des plus grands cinéastes de notre temps. Abbas Kiarostami, Hou Hsiao-hsien, Souleyman Cissé, Pablo Trapero, Jia Zhang-ke, Youssef Chahine, Lino Brocka, Arturo Ripstein, Apichatpong Weerasethakul, Idrissa Ouedraogo, Nabil Ayouch, Darejan Omirbaiev et bien d’autres ont connu une transformation majeure de leur capacité de filmer et de montrer leurs œuvres grâce à ce mouvement dont Nantes a été un des épicentres.
La réussite même de ce mouvement s’est transformé en difficulté majeure pour une telle manifestation, dès lors que les auteurs et les œuvres qu’elle avait permis de découvrir était convoités par les plus grands festivals, sortaient souvent en salle, entraient dans une autre logique. Assez logiquement, une usure de la formule, et de son soubassement idéologique issu du tiers-mondisme, s’est accompagnée d’une usure des hommes, en l’occurrence les frères Alain et Philippe Jalladeau, qui avaient créé et incarné infatigablement le F3C durant 30 ans. Difficulté de leur part à passer la main, mauvaises manières à leur encontre, erreurs de choix humain et de stratégie, subséquemment défiance des bailleurs de fonds, des médias et du public semblaient, au milieu des années 2000, signer l’inévitable crépuscule d’une belle aventure.
C’est exactement le contraire qui se produit depuis trois ans. En atteste à l fois qualité des œuvres présentées et l’extraordinaire fidélité du public (re)venu découvrir des propositions ambitieuses venues des 3 coins de la planète. Un sentiment conforté par la présence massive de jeunes gens parmi les spectateurs. Sous la direction de Sandrine Butteau, qui avait déjà accompagné les dernières belles années du F3C il y a une dizaine d’années, et du directeur artistique Jérôme Baron secondé par la critique Charlotte Garson, on assiste au contraire à ce qui ressemble sinon à une résurrection – le Festival n’était pas mort – du moins à sa réinvention.
« Adolescent, j’ai découvert le Festival à 16 ans, un peu par hasard, dit Jérôme Baron. Un des enjeux actuels est de rouvrir une telle opportunité. Les 3 Continents ont un public historique, qui a vieilli avec eux, et qu’il importe de garder, mais il doit être attractif pour des gens plus jeunes, qui y vienne sans idée préconçue. C’est compliqué alors que la géographie du cinéma se caractérise par un clivage de plus en plus marqué entre multiplexes et salles de type art et essai (J. Baron est aussi le responsable du Cinématographe, une salle nantaise particulièrement en pointe sur les films ambitieux). Simultanément, nous faisons face à une véritable explosion du nombre de festivals dans le monde, ce qui bouleverse la manière de travailler par rapport à ce qui se faisait encore il y a 10-12 ans. »
Ces festivals ne sont pas à proprement parler des concurrents du F3C. Celui-ci s’inscrit dans un modèle inédit, qui combine rivalité pour les titres et partage d’information et de contacts. Seules les plus grosses manifestations compétitives (Cannes, Berlin, Venise, Sundance, Rome, Locarno, Pusan) et de celles qui s’acharnent, et souvent s’épuisent à vouloir se calquer sur ce schéma, restent dans une relation de concurrence frontale. « La question s’est déplacée, explique Baron. Je ne suis pas dans une logique de primeur à tout prix, l’objectif est de poser les bonnes questions, d’être aussi précis que possible dans le relevé des tendances actuelles, des émergences et des mutations. Cela passe par le choix des films, mais aussi la manière dont ils sont programmés. Sans le travail de mise en contexte et de construction de sens autour des films et entre eux, le travail du Festival n’a pas de sens. D’autres festivals font, et dans certains cas font bien, autre chose avec des films qui peuvent être parfois les mêmes. Une programmation, c’est un montage, Nantes propose son montage. » Sandrine Butteau souligne aussi le rôle du Festival dans la vie ultérieure des films, prenant l’exemple des deux titres les plus remarqués l’année précédente : le lauréat du grand prix, Saudade de Katsuya Tomita, a trouvé un distributeur à son retour de Nantes, et le prix du public pour Le Policier de Nadav Lapid a boosté sa sortie. « Mais ce n’est plus suffisant, complète J. Baron. Aujourd’hui, il faut inventer d’autres modes de visibilité que la distribution classique. Les Festivals ont un rôle à jouer, au-delà de la durée de la manifestation. » Des éléments du programme du F3C sont repris immédiatement dans trois salles de la région, à Saint-Nazaire, La Turballe et au Pouliguen. Certains titres figureront es qualité dans d’autres manifestations en Bretagne et Pays de Loire. Le Grand Ouest bénéficie en outre d’un réseau de salles indépendantes dynamiques unique en France (donc au monde).
A ce rôle en aval, aussi nécessaire qu’encore largement à inventer, s’ajoute un rôle en amont : comme beaucoup d’autres manifestations, le F3C s’est doté d’une structure d’accompagnement à la production de nouveaux films, Produire au Sud. Toutefois, à la différence de ce qui se pratique ailleurs, il n’attribue pas de subsides mais organise des ateliers auxquels participent réalisateurs et producteurs des projets retenus (6 sur 140 candidats) et professionnels européens. Le déplacement de certains ateliers vise à conforter une tendance forte, qui accompagne la mutation des fameux continents : l’accompagnement d’une circulation Sud-Sud démultipliant et confortant les circulations Nord-Sud.
Autre articulation indispensable, celle du festival avec le milieu scolaire et universitaire. Nantes est une ville pionnière en matière de cinéma au collège et au lycée, avec un corps enseignant mobilisé. S. Butteau revendique 5000 entrées dues à ce public qui fait l’objet d’une attention particulière. Côté université, il y a beaucoup à reconstruire face au double obstacle d’une indifférence des étudiants aux formes alternatives de cinéma et de la tentation de l’instrumentalisation des films par des professeurs au service de leurs propres approches, notamment dans le domaine des langues.
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Au premier tiers du Festival, l’impression qui domine, surtout en compétition, est celle du grand nombre de produits formatés, obéissants à des règles convenues, connues de tous, et qui feraient de l’accomplissement des attentes programmées chez les spectateurs leur but ultime.
Mais c’est tout aussi exemplairement le cas de Paradis: amour de l’Autrichien Ulrich Seidel, rentabilisation malsaine de la misère sexuelle des femmes européennes et de l’exploitation raciste des jeunes hommes des pays pauvres.
Mais c’est aussi le cas de Lawless film complètement américain de l’Australien John Hillcoat, qui démontre sa capacité à réutiliser les clichés du film de violence états-uniens, aux confins du western et du film noir, avec son histoire de paysans bootleggers affrontant les agents fédéraux venus de la ville durant la Prohibition, en prenant grand soin de n’avoir rien à dire sur rien, de n’ouvrir aucun espace d’imprévu.
Et c’est à l’extrême le cas du pénible La Chasse du Danois Thomas Winterberg, calvaire réglé comme du papier à musique d’un homme faussement accusé de pédophilie.
Les réalisateurs sont plus ou moins habiles, voire virtuoses. Cela ne change rien à cette idée déprimante qu’un film serait là pour répondre à ce qu’il annonce d’emblée, confort d’ailleurs, comme on sait, largement plébiscité par le public —à Cannes aussi. C’est à dire l’exact opposé de la découverte, de l’aventure, de l’expérience que pourrait et, si on espère quelque chose de l’art du cinéma, que devrait être la rencontre avec un film.
Cette expérience, cette aventure, elle est au rendez-vous d’un autre film en compétition. Film bizarre, peu aimable a priori, pas forcément plaisant durant le cours de la projection, mais qui s’en vient chercher en chacun des espaces inconnus, des ressorts inhabituels, et qui fait ainsi vibrer longtemps après toute une gamme d’émotions et d’interrogations.
Au-delà des collines, du réalisateur roumain Cristian Mungiu (Palme d’or 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours) raconte ce qu’il advient dans un monastère orthodoxe roumain à la règle particulièrement stricte après que l’une des sœurs y ait introduit une amie en détresse.
Soit, disons-le, une histoire dont on n’a à peu près rien à faire, pas plus qu’on ne se sentira probablement proche des termes dans lesquelles se pose le problème des personnages, écartelés en foi stricte, exigence de protéger la communauté monacale, pulsions de survie d’orphelines roumaines auquel rien n’incite à s’identifier, logique de pouvoir patriarcal, dénonciation rétrograde de l’emprise de Satan sur le monde moderne…
Si on ajoute que rien ne vient enjoliver le récit, conté en images sombres dans un décor fruste, on se doute que tout cela ne fait pas précisément un moment guilleret ou cool.
Mais voilà, il y a le cinéma. Il y a l’évidence de la puissance de la mise en scène de Mungiu, sa capacité à observer, à laisser vibrer ce qui habite les corps, à attendre l’instant où davantage de sens, et surtout davantage de présence, émane de l’écran. Il y ce paradoxal dispositif qui, mettant en branle une question dont on se fiche, la met si bien en mouvement qu’il est impossible de ne pas commencer à se la poser, de ne pas entrer dans la réflexion sur les possibilités concrètes de réponses à la question telle qu’elle est posée.
Au-delà des collines n’est pas un film sur la religion, ou sur le sectarisme, ou même sur l’individu et la collectivité – ou alors seulement de manière seconde. C’est un film qui pose la question de l’action, qui ouvre pour chaque spectateur une délibération complexe sur les possibilités d’agencer des éléments de réponses face à une construction qui a été établie dans toute sa prégnance, son existence dramatique, le temps du film.
D’où l’impression d’imbécillité obtuse que suscite la réaction «normale» d’un personnage extérieure à l’histoire, à la toute fin du film, la femme médecin qui croit pouvoir juger par la norme au lieu de partir des personnes, et de la manière dont, eux, se posent les questions.
Une manière qui, grâce aux seules puissances de la mise en scène, déplace le spectateur, lui ouvre un ailleurs de lui-même, non pas quant au «sujet» du scénario, mais quant à sa propre relation aux histoires, aux personnages, au spectacle. Le contraire de l’accomplissement d’un programme: une ouverture, partout à l’œuvre dans ce film qui semblait tout d’enfermement.
Le site Revues de cinéma.net recense 550 revues françaises, dont plus de cent toujours en activité, sur papier ou en ligne – dont les Cahiers du cinéma et Positif, qui viennent de célébrer leurs 60 ans. Mais dans cette liste ne figurent pas (encore) des titres aujourd’hui disponibles… en kiosque ou en librairie. Des nouveaux titres sur papier ? Au moins cinq, extrêmement différents mais ambitionnant une diffusion nationale, sont nés en 2012. Si on se gardera bien d’en tirer des généralisation sur un éventuel rebond de la presse imprimée, force est de constater que, dans ce secteur en particulier, l’écriture (et éventuellement l’image) sur support matériel ont encore des adeptes, et ambitionnent d’en conquérir davantage.
Sur un éventail très ouvert, allant du très grand public au confidentiel radical, voici donc See, Le cinemagazine (né en octobre 2012), qui cherche à se positionner entre Première, Studio-Cinélive et le lui aussi tout récent (né en 2011) Cinéma Teaser, ambitieux développement sur papier d’un projet né en ligne. Créé par quelques anciens des Cahiers du cinéma en partenariat avec So Foot et en écho à ce que ce titre a apporté à la presse sportive, So Film (né en mai 2012) vise une place décalée, essentiellement construite avec des entretiens rapprochant vedettes, mavericks et figures des marges. L’entretien est la raison d’être même de Répliques, dont le premier numéro est présenté le 16 novembre, et qui fait la part belle au cinéma d’auteur le plus ambitieux : Bertrand Bonello, Miguel Gomes, Alain Gomis, Denis Côté… Enfin les éditions Lettmotif viennent de permettre successivement le passage au papier de Spectres du cinéma, continuation d’une aventure spontanée commencée sur le site des Cahiers du cinéma des années 2004-2009 et qui existe également sous forme de site, et de Mondes du cinéma, entièrement dédié aux cinématographies non européennes.
Pas question de parler pour autant de revanche de Gutenberg. Ce phénomène n’est pas né contre Internet, il en est même en grande partie un effet : nombre des rédacteurs de ces nouvelles parutions, ou de plus anciennes, ont commencé en ligne, certains de ces titres sont mêmes des avatars papier de sites toujours actifs.
Cette efflorescence inattendue se situe à la confluence de trois phénomènes, même s’ils ne concernent pas de la même manière chacun d’eux. Le premier phénomène est l’étonnante vitalité critique permise par le web, l’apparition de nouvelles et nombreuses vocations en ce domaine. L’observation de ce qui se passe en ce domaine est en totale contradiction avec la vulgate sur la mort de la critique, étant entendu qu’il s’agit ici uniquement de textes construits et travaillés, pas de l’immense masse de commentaires à l’emporte-pièce (d’ailleurs tout à fait légitimes) que diffuse aussi le net.
Deuxième phénomène, le développement considérable des études universitaires concernant le cinéma, lesquelles fournissent à la fois des rédacteurs et des lecteurs potentiels à ces parutions. Enfin, la réelle popularité du cinéma lui-même, qu’il s’agisse des bons résultats de la fréquentation en salle, de la consommation massive de films en ligne et sur le câble, ou même de la récente remontée des films sur les chaines traditionnelles. Ce dernier phénomène résulte de la combinaison d’une hausse du public généraliste et de l’essor de pratiques de niches, mobilisant des amateurs avertis et boulimiques, de mieux en mieux organisés pour assouvir leur passion, qu’il s’agisse de nanars horrifiques, de trésors patrimoniaux ou d’expérimental aux confins des arts plastiques. Un « cadrage » qui ne laisse pas non plus indifférents les annonceurs.
lire le billetJonas Mekas, héro de Free Radicals
La voix dit : « Dans ce film, je vous présente mes amis et leurs films ». C’est voix douce et joueuse, avec un accent américain étrangement amical, est celle du réalisateur, Pip Chodorov. Lui aussi a tourné bon nombre de titres qui appartiennent à ce qu’on appelle le « cinéma expérimental », il est également connu comme un des grands promoteurs du genre (est-ce un genre?, non bien sûr), notamment grâce aux éditions vidéo Re :voir qu’il a créées. Il va faire exactement ce qu’il a annoncé, même si ses amis sont parfois partis quand lui n’était pas né, ou quand il était petit.
Mais Hans Richter, pionnier du cinéma Dada a été filmé par le père de Chip, l’un et l’autre viennent très paisiblement parler de ces pratiques qu’on associe volontiers à un mélange d’austérité et d’agressivité. Inventif, transgressif, inattendu, ce cinéma dit expérimental est une nébuleuse plutôt ludique et farfelue, ce qui ne la dévalue en rien. Voyez l’admirable Rainbow Dance de Len Lye, ce génial pionnier connu surtout pour ses pellicules grattées, film en couleur de 1936 palpitant de vie et de musique, ou la quête rythmique de Robert Breer, et l’incroyable Stan Vanderbeek qui comprend avant tout le monde ce qu’ouvre l’irruption des ordinateurs pour les monde des images. Connaissez-vous la beauté de Maya Deren et de ses films ? Le magnétisme d’Isidore Izou ?
Chodorov esquisse des portraits, laisse entrevoir des œuvres, donne à comprendre un peu de ce qui a animé ces artistes à travers le siècle, entre vieille Europe et côte Est des Etats-Unis (et retour). Ce n’est qu’une partie de l’histoire, celle qu’il connait intimement, et qu’ainsi il raconte avec exactitude, allégresse et tendresse. Chacun est regardé, écouté, avec une affection souriante, bien rare dans ce genre d’exercice par nature menacé de didactisme et de révérence. Rien de tel ici, ça va vite, on sait bien qu’il en manque, ce que ce n’est qu’un début, et encore, mais un joyeux début. Brakhage si beau malgré la mort qui vient, Kudelka qui semble d’une force inépuisable et paisible, les histoires de projections conspuées, d’incompréhension, d’interminable labeur pour quelques secondes comme jamais le cinéma ni aucun autre art n’en avaient offertes. Au milieu de ce tourbillon il y a un héro, un vrai. Il s’appelle Jonas Mekas, mais oui.
Mekas, l’infatigable et ultrasensible inventeur du film diary, le poète du fil des jours et des lumières et visages de rencontre, Mekas qui aura aidé des légions d’artistes, conçu des coopératives utopiques et efficaces, fondé l’Anthology Film Archive qui est encore et toujours la place forte des ces aventuriers de la caméra. On sent tout cela, et plus encore, dans l’allègre traversée menée par Chodorov. On ne saurait espérer meilleur préambule à l’intégrale Mekas qui se prépare au Centre Pompidou à partir du 30 novembre.
lire le billetSlimane Dazi dans Rengaine
Il faut regarder l’affiche. Elle indique que Rengaine est « un conte de Rachid Djaidani ». Le mot « conte » est décisif. Il pourrait s’intituler Le Renoi et les 40 frangins. Ce conte, c’est une histoire d’amour, une variante dans le Paris d’aujourd’hui de Romeo et Juliette, une chronique de la vie du mauvais côté des rambardes du pouvoir, de l’argent et de l’adaptation sociale, une fantasmagorie contemporaine. Il était une fois Dorcy et Sabrina, ils étaient jeunes et beaux, ils s’aimaient, ils voulaient se marier. Lui est, ou essaye d’être acteur. Elle est chanteuse. Mais voilà, Dorcy est noir (et issu d’une famille chrétienne), Sabrina est arabe (et issue d’une famille musulmane). Sous l’impulsion du grand frère de Sabrina, son innombrable fratrie se mobilise pour empêcher une mésalliance qui ne sied d’ailleurs pas davantage à la famille de Dorcy. Ça c’est le point de départ de l’intrigue, le film, lui, fait autre chose – plein d’autres choses.
Il fonce, à toute vitesse, dans les rue de la ville, les lumières du jour, de la nuit, des cafés, des boites et des gares. Il écoute la parole inventive et inspirée de ses multiples protagonistes, cette camarilla de « frères » prenant au pied de la lettre le vocable communautaire. Il se colle à tous et à chacune, sature l’écran de très gros plans instables, surchargeant d’énergie une réalisation qui ne peut compter que sur le magnétisme de ses interprètes, et la tension qui ne cesse de renaître entre leur visage et la caméra. Il débloque, ajoute des rebondissements beaux et improbables comme des coups de Jarnac trouvés in extremis par Shéhérazade pour sauver sa peau avant l’aube, mélange la fiction avec de la fiction dans la fiction pour être plus proche du réel, regarde aussi avec une affection sans limite ces deux visages qui polarisent la projection, Sabrina Hamida et Slimane Dazi,la petite sœur et le grand frère, le vrai couple du film, quoique prétende le scénario.
Remarqué à la Quinzaine des réalisateurs lors du Festival de Cannes 2012, Rengaine a aussitôt couru le risque d’être submergé par les histoires qui l’accompagnent, son label de petit film qui a gagné son ticket dans la cour des grands, l’odyssée de son réalisateur pulvérisant les obstacles matériels et institutionnels pour faire exister un long métrage en dehors des pistes balisées du cinéma français. Cela est vrai, et pas sans intérêt. Mais l’essentiel, c’est ce film brûlot, parfois sentimental et parfois gouailleur, emporté par des musiques nocturnes vibrantes et des sarabandes de paroles instables, sans doute souvent improvisées, en tout cas marquées d’une vigueur qui claque et qui résonne. Une façon de fabriquer une légende d’aujourd’hui avec les moyens du documentaire le plus radical (et le plus fauché), qui à l’exact croisement de la nécessité et de l’inventivité fait l’exactitude d’un style.
lire le billetTrès vite, Après Mai d’Olivier Assayas émet quelque chose de singulier. Une manière d’être au présent, son présent. Au tout début des années 70, dans un lycée d’une banlieue plutôt chic, un élève et ses copains participent de l’élan qui porta une grande partie de la jeunesse de ces années-là. Activisme politique, violence et rhétorique, transgressions diverses colorent en profondeur ce qui est l’aventure de toute adolescence, confrontation au désir, à la construction de soi et de ses relations aux autres, famille, amis, amoureux/ses…
Et très vite il saute aux yeux combien cette époque-là, qui n’est pas Mai 68 mais son onde de choc dans la société française durant un peu moins de dix ans, aura été si peu et si mal filmée. Phénomène d’autant plus étonnant que la période a été marquante, sinon décisive, pour plusieurs générations notamment de gens de cinéma (et de médias): disons, ceux qui avaient alors 15-18 ans, comme Assayas (et l’auteur de ces lignes), mais aussi ceux qui en avaient dix ou vingt de plus.
Il est sidérant qu’une période si particulière ait été si peu prise en charge par le cinéma français. Et qu’elle l’ait été si mal, lorsque cela a été le cas. Loin de l’antipathique ironie de Cédric Klapisch (Le Péril jeune) et de l’embarrassante maladresse de Ducastel et Martineau (Nés en 68), Assayas trouve d’emblée comment être avec ceux qu’il montre pour raconter une histoire dont on voit bien qu’elle est aussi la sienne, quoiqu’on sache de l’exacte biographie du cinéaste, et de la proximité avec son bref essai Une adolescence dans l’après-mai. Lettre à Alice Debord (Editions Cahiers du cinéma). Ici est gagné l’essentiel, qui tient tout entier à une certaine manière de faire du cinéma.
Au fond, cette manière-là n’a que faire de la distance avec la date à laquelle se situe le récit. Sans l’ombre d’une nostalgie, ni bien sûr la moindre idéalisation de l’époque, elle s’accomplit dans le temps de ce qu’elle montre, elle est avec ses personnages, leurs mots, leurs corps, leurs choix, jamais en avance ni au-dessus. Olivier Assayas, cinéaste résolument contemporain, en avait déjà donné l’exemple dans L’Eau froide, qui se passait à peu près au même moment qu’Après Mai, mais aussi dans Les Destinées sentimentales et Carlos, malgré tout ce qui par ailleurs distingue ces quatre films.
Dès lors, donc, il est possible d’entrer dans un flux toujours en mouvement, parfois rapide comme un torrent, parfois flâneur et disponible au farniente. Ce mouvement et ses variations ne sont pas «imprimés» au film, comme on dit, ils y naissent naturellement, comme le souffle s’accélère dans la course, la peur ou l’émotion, s’apaise dans l’attente ou la rêverie. Après Mai respire avec Gilles (Clément Métayer), son personnage principal, et c’est cette relation organique qui rend possible le naturel avec lequel peuvent être énoncées (et entendues) les formules coulées dans le plomb du militantisme de l’époque, l’évidence d’accoutrements et d’attitudes d’ordinaire frappés d’une sorte d’exotisme incompréhensible.
En voyant Après Mai, on réalise combien ce qui ont été les codes et les imaginaires d’une génération a été depuis frappé d’irrecevabilité. (…)
Encore un de ces mercredis de folie, où la quantité des nouveaux films et l’extrême inégalité de traitement condamne la plupart à une disparition rapide, sinon à passer complètement inaperçus. Pas moins de 18 nouveaux titres apparaissent sur les écrans ce 7 novembre. Dans l’ombre de la grosse machine Argo (pas encore vue) et du tout venant de la production en série de l’industrie française, voici quelques propositions, non exhaustives.
Dont la priorité pour l’étonnant L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé de Marie Voignier,
mais aussi Genpin de Naomi Kawase,
D’autres encore, parmi ces sorties du mercredi, auraient pu, auraient dû figurer ici.
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Dans la jungle, terrible jungle, l’explorateur blanc progresse avec peine. C’est une véritable aventure, qui demande force, courage et expérience, c’est aussi un peu comique. Qui est-il, cet européen accompagné d’un groupe de pygmées ? Un aventurier, oui, mais plutôt un aventurier de l’esprit, même si les difficultés physiques qu’il affronte sont bien réelles. Un chercheur surtout. Ce qu’il cherche s’appelle le Mokélé-Mbembé. Ça existe, ça ? Vous n’y croyez pas, les habitants du cru, eux, le pensent sans aucun doute, qu’en savez-vous de plus qu’eux, vous qui n’avez jamais mis les pieds là où ils vivent, et n’aviez jamais entendu parler de cet animal ? Ce que vous savez, ou croyez savoir, sera sans cesse remis en jeu par le film de Marie Voignier. Un film dont elle a tourné une grande partie des images, que viennent rejoindre des vidéos, d’une toute autre qualité, enregistrées par Michel Ballot, l’explorateur et personnage principal du film. Personnage ? Assurément, puisque pas plus que du Mokélé-Mbembé nous ne seront assurés du degré de réalité et du degré de fiction qui le constituent. Ce dont nous serons en revanche très assurés, c’est de la richesse des situations qui naissent dans le sillage de cette double quête, celle de l’explorateur, celle de la cinéaste. Les expériences physiques, les rencontres impressionnantes avec les éléments naturels, les dialogues complexes avec des compagnons d’exploration, les pygmées du Sud-Est du Cameroun, qui ont leurs propres motivations, projets et divergences, nourrissent rebondissements, énigmes, morceaux de bravoure et moments de pure comédie. Tenant fermement sa distance à la fois totalement disponible à ce qui advient et réfractaire à toute intrusion qui dévoierait la nature des échanges entre les protagonistes humains, animaux, végétaux, langagiers, météorologiques, fantasmatiques, tous traités sur un pied d’égalité, Marie Voignier fait mieux qu’inventer un remarquable récit scientifico-épico-comique jouant sur les circulations entre fiction et documentaire. Au-delà même de ce qu’elle montre, raconte et suggère, son film devient une des plus belles propositions qui soient sur la notion même de recherche, avec sa dimension personnelle et utopique, ses prises de risques, mais aussi ses appareillages, ses malentendus triviaux et son caractère opiniâtre.
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Genpin appartient, au sein de l’œuvre de la réalisatrice japonaise, à la veine documentaire. Plus exactement, elle se situe à la frontière d’une partie de son travail documentaire, celui qui accompagne sa propre vie de famille, essentiellement sa relation avec sa mère adoptive, son véritable père et son propre fils. Ces films constituent un véritable cycle, présenté l’été dernier à Locarno, d’une puissance et d’une sensibilité exceptionnelles. Ils font évidemment partie de l’intégrale que consacre en ce moment la Cinémathèque française à la réalisatrice de Suzaku et de La forêt de Mogari.
Pourtant, Genpin concerne en apparence un sujet plus « extérieur ». La réalisatrice filme le travail d’un médecin accoucheur qui a bâti en pleine montagne une clinique où il accompagne les femmes enceintes selon un protocole qui privilégie écoute de son propre corps, exercices physiques et de respiration, contrôle et compréhension du processus biologique en cours. Le docteur Yoshimura, déjà fort âgé lorsque commence le film, est entouré de disciples, des femmes dont beaucoup ont été ses patientes et qui accompagnent désormais celles qui viennent pour accoucher.
La manière, attentive, parfois dérangeante ou provocante, dont Naomi Kawase montre cette collectivité construite autour d’une activité précise, l’accouchement, et d’un rapport au monde, au corps et à l’esprit beaucoup plus complexe, répond aux propres engagements de la cinéaste, à sa conception de la place des humains dans le cosmos telle qu’elle transparait dans toute son œuvre. Mais elle trouve ici une précision et force expressive directement branchée sur la capacité à accompagner avec la plus extrême liberté de regard alliée à une empathie infinie, telle que cette immense artiste de l’intime les a développées dans le cycle des documentaires familiaux.
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