On le sait, l’auteur des Harmonies Werckmeister et du Cheval de Turin avait annoncé sa décision irrévocable de cesser de réaliser des films. Il avait promis de se consacrer désormais à la transmission de la haute idée du cinéma qu’il incarne. C’est ce qui est en train de se produire, avec l’ouverture à Sarajevo de la Film Factory conçue par le cinéaste hongrois.
Le seul pays où, malheureusement, il était certain de Béla Tarr n’établirait pas son école était à l’évidence le sien, soumis au véritable massacre du monde culturel, et notamment cinématographique qu’y perpètre le gouvernement fascisant de Victor Orban, parmi bien d’autres méfaits. C’est à Sarajevo que le réalisateur a trouvé les conditions propices à ce projet, qui entend associer excellence artistique et conformité aux critères universitaires internationaux. L’enseignement de la Film Factory, de niveau doctoral, donnera lieu à une thèse qui prendra la forme de la réalisation d’un long métrage de production bosnienne par chaque élève. Essentiellement pratiques, les cours menés par beaucoup des plus grands artistes contemporains du cinéma comprendront également des enseignements théoriques, auxquels contribueront plusieurs critiques (dont l’auteur de ces lignes).
L’approche de Béla Tarr se veut à la fois internationale et marquée par une très heure ambition sur les enjeux éthiques et esthétiques de l’image de cinéma, comme il s’en explique dans le communiqué de presse qui vient d’être publié.
Sarajevo, le vendredi 28 septembre 2012
Aujourd’hui à Sarajevo, la Faculté de science et technologie de l’Université de Sarajevo a annoncé la création du cursus doctoral de trois ans dénommé la Film Factory. Ce projet a été mis en place par le cinéaste hongrois Béla Tarr, en coopération avec des professionnels du monde entier. La liste des enseignants d’ores et déjà annoncés pour les deux premiers semestres met en évidence l’ampleur et l’ambition de ce projet. Béla Tarr , Fridrik Thor Fridriksson, Jean-Michel Frodon, Jonathan Romney, Thierry Garrel, Ulrich Gregor, Tilda Swinton, Gus Van Sant, Jonathan Rosenbaum, Manuel Grosso, Carlos Reygadas, Aki Kaurismaki, Andras Renyi, Fred Kelemen, Kirill Razlogov, Jytte Jensen, Jim Jarmush, Atom Egoyan, Apichatpong Weerasethakul participeront à cet enseignement, qui commencera le 15 février à Sarajevo.
Béla Tarr, doyen de la Film Factory, a ainsi expliqué son sens : « Alors qu’il y a de plus en plus d’images partout autour de nous, paradoxalement nous ressentons la constante dégradation de ce langage. C’est dans ce contexte que nous cherchons à démontrer, avec insistance et conviction, l’importance de la culture visuelle et la dignité de l’image pour la prochaine génération de cinéastes. Notre objectif est de former des cinéastes sûrs de leurs moyens et habités par un esprit humaniste, des artistes dotés d’un point de vue personnel, d’une forme d’expression personnelle, et qui font usage de leur pouvoir créatif au service de la dignité des hommes et en phase avec la réalité au sein de laquelle nous vivons. Affronter les questions concernant notre vision du monde et l’état de notre civilisation sera une caractéristique du nouveau programme d’études doctorales à Sarajevo ».
Ce cursus de trois années associera études théoriques et pratiques à travers une succession de master classes assurées par des spécialistes (réalisateurs, scénaristes, acteurs, chefs opérateurs, théoriciens) sous la direction de Béla Tarr, et donnant lieu à des films, produits en Bosnie, et signés de grands cinéastes du monde entier.
L’appel à candidatures sera ouvert du 1er au 21 octobre 2012. Le processus de sélection mènera au choix de 16 candidats. L’appel à candidature est international et la Sarajevo Film Academy espère attirer des candidats venus de toutes les parties du monde. « La qualité des films figurant dans les dossiers de candidature sera décisive pour la sélection » a indiqué Béla Tarr.
Les droits d’inscription s’élèvent à 15 000 Euros par an.
Le programme a été élaboré conformément au « processus de Bologne » (European Credit Transfer System). Les candidats recevront une aide pour chercher des financements auprès de fondations et auprès des gouvernements de leurs pays d’origine. La Faculté de science et technologie de l’Université de Sarajevo et la Faculté de cinéma, Sarajevo Film Academy, piloteront ensemble le programme Film Factory. Durant les deux premières années, les étudiants tourneront 4 courts métrages, tandis que durant la troisième année, ils travailleront à leur thèse, c’est à dire à la préparation ou à la réalisation d’un long métrage.
Emina Ganić, directrice du développement de la Faculté de science et technologie et directrice exécutive de la Sarajevo Film Academy, souligne l’impact que le programme est susceptible d’avoir sur l’industrie du cinéma en Bosnie Herzégovine : « La Bosnie Herzégovine est un petit pays, avec des moyens matériels limités, mais qui s’est déjà fait une place sur la carte du monde cinématographique, grâce notamment à des artistes tels que Danis Tanovic, Jasmila Žbanic ou Aida Begic, et grâce au Festival du film de Sarajevo. Notre projet tend à faire de la Bosnie Herzégovine, et en particulier de Sarajevo, un lieu dédié à la création artistique, qui offrira aussi de nouvelles possibilités professionnelles aux producteurs, aux techniciens et aux artistes de ce pays. »
Béla Tarr est devenu lié à Sarajevo grâce à ses nombreuses visites à l’invitation du Festival de Sarajevo. Lui-même explique le choix de la ville en soulignant : « après avoir beaucoup réfléchi au meilleur emplacement pour installer ce programme, il ma paru évident que la vitalité et le multiculturalisme de Sarajevo faisaient de cette cité le meilleur lieu possible. »
Le programme complet des enseignements de la Film Factory et le formulaire de candidature sont disponibles sur www.filmfactory.ba . Toutes les questions peuvent être adressées à info@filmfactory.ba.
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Michael Lonsdale et Leonor Silveira dans Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira
Il y a un plan, et puis une Cène. Plan unique en ouverture, extraordinaire offrande cinématographique, incandescence du réel et de l’artifice, profondeur du monde et surface plane du décor. C’est un port, la lumière et l’horizon, les matières du travail et du voyage, et celles du spectacle. Il ne se passe rien, et tout s’est mis en place. Dans la pauvre maison du vieux Gebo, comptable pauvre-mais-honnête, le rituel peut commencer. Il sera cruel.
De grâce laissez tomber le baratin sur l’âge du réalisateur, pas moins anecdotique que celui du capitaine, il se passe ici des choses autrement importantes, et émouvantes. Dans le cadre fermement établi d’une manière de filmer une histoire, « manière » aussi légitime qu’une autre, Manoel de Oliveira convoque grandes figures romanesques et sentiments essentiels. La figure biblique du fils prodigue est au cœur de cette tragédie droite et sombre, mais illuminée de l’intérieur par une sorte de joie très singulière. Le malheur s’abat sur la maison de Gebo, ou plutôt il était déjà là, difficultés matérielles et douleur de l’absence du fils, mais il se déploie avec le retour de l’absent, la trahison des attentes et des espoirs.
Ce sont les femmes qui portaient attentes et espoirs, la mère du voyageur, sa femme, la voisine. Gebo, lui, est là, au centre, immobile et pourtant vibrant. Vibrant de l’amour pour ses proches et du sens ce qui est juste et digne. Ce film-là est une histoire d’amour, l’amour de Gebo pour tous, même son fils indigne. Gebo est un saint, un saint quotidien, un saint de la vie telle qu’elle va, dont il n’y a pas de raison de décider s’il est laïc ou non. Religieux, le film ? sans doute, puisqu’un cérémonial permet d’invoquer l’horizon du bien et du mal dans le monde. Mais d’aucune religion en particulier.
Ricardo Trepa et Jeanne Moreau
Au schématisme revendiqué des situations, à l’artifice affiché du décor, au travail somptueux de la lumière, répondent les incroyables variations de ce qui anime ceux que nous voyons. Ceux que nous voyons ? Les personnages d’une histoire, les acteurs du film, les figures types d’une fable. La manière de filmer permet de rendre sensible ensemble ces trois dimensions. En intense connivence avec le cinéaste, les six interprètes fabriquent, chacun dans un registre singulier, une extraordinaire explosion de nuances et de décalages à l’intérieur du cadre institué, et strictement à son service. La jubilation constamment perceptible de Claudia Cardinale, Jeanne Moreau, Ricardo Trepa et Luis Miguel Cintra à se couler dans le costume pré-dessiné pour l’habiter de leur souffle, de leur propre histoire d’acteur, de leurs forces et de leurs faiblesses personnelles, est une formidable ressource de joie pour le spectateur. Il y a bien sûr une injustice à distinguer certains parmi les autres quand tous sont admirables, mais comment ne pas faire place à part à ce que fait Leonor Silveira, à l’intensité de sa présence d’une sensualité où l’extrême retenue devient le détonateur d’une tension entre promesse et menace ? Quant à Michael Lonsdale, il est ici à son meilleur, c’est à dire très très très haut, et en même temps si proche. Parlé-chanté, joué-dansé, quasi-immobile et d’une totale agilité d’un corps qui s’enchante de son volume, de son poids et de son âge, travaillé de l’intérieur par une voix de musique et de poésie, il incarne en Gebo toute la légèreté vive que irradie au cœur de cette sombre affaire.
Ce n’est pas la première fois que Manoel de Oliveira fait ainsi le pari d’un apparent statisme, de ce qu’on nomme à tort une théâtralité quand seul le cinéma peut ce qui se produit ici, quand bien même le film est adapté d’une pièce de théâtre. Outre le cas particulier du Soulier de satin, Mon cas, A Caixa, Party, dans une certaine mesure Un film parlé, en donnèrent d’autres brillants exemples. Jamais sans doute il n’avait autant radicalisé le dispositif, et son apparente rigidité, pour y susciter autant d’harmoniques ludiques et de frémissements de vie. Il y a là davantage qu’une virtuosité d’homme de spectacle : l’affirmation avec panache des vertus de l’apparence, un éloge en acte du masque et du verbe non comme dissimulation ou déguisement, mais comme vérité construite, voulue, humaine.
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Au terme d’un si long combat contre la maladie, Luc Barnier est mort le 16 septembre. Il avait 57 ans. Il n’était pas célèbre. Mais, en plus d’avoir été un homme d’une grande finesse et d’un charme singulier et chaleureux, il a joué un rôle significatif dans ce qui est arrivé au cinéma de ces 25 dernières années. Luc Barnier était monteur. Parmi ceux qui accompagnent les cinéastes, la présence d’un monteur, son intervention se repère moins que celle des acteurs, des scénaristes, des producteurs, ou même des chefs opérateurs. Pourtant il y a évidemment un sens, et qui dépasse la seule affinité affectueuse, dans la collaboration au long cours de cinéastes et de monteurs.
Martine Barraqué avec Truffaut, Jean Rabier et Monique Fardoulis avec Chabrol, Yann Dedet avec Pialat, Sabine Mamou avec Lanzmann, Martine Giordano avec Téchiné, Nathalie Hubert avec Doillon, Nelly Quettier avec Claire Denis, François Gédigier avec Desplechin (au début), Valérie Loiseleux avec Oliveira sont des exemples particulièrement frappant de partage d’un travail qui participe de la construction de l’univers personnel, du langage original d’un auteur.
Mystérieuse impureté du rapport à la création de cinéma, sans doute jamais aussi profonde que dans le secret de la salle de montage, et la complexité de ce qui se dit, et ne se dit pas, entre un cinéaste et « son » monteur. Si aucun n’a pu ni voulu rester seulement l’interlocuteur d’un auteur unique, d’autres ont privilégié l’éclectisme (comme par exemple jadis Albert Jurgenson, aujourd’hui Hervé De Luze), travaillant aux côtés de grands inventeurs de formes et mettant aussi leur savoir-faire au service de productions lourdes.
Luc Barnier, qui a travaillé sur près de cent films depuis 1980, aura fait les deux. Il aura été l’interlocuteur privilégié et permanent d’Olivier Assayas depuis son premier court métrage, il aura aussi été très proche de Benoît Jacquot, dont il a monté tous les films depuis 1998. S’il a aussi collaboré avec un grand nombre d’auteurs importants (Youssef Chahine, Barbet Schroeder, Yousry Nasrallah, Amos Gitai, Chantal Akerman…), il a également beaucoup travaillé sur des productions grand public, contribuant notamment au succès de Pédale douce ou de Bienvenue chez les Ch’tis. Benoît Jacquot dit que « son secret était que ces mondes, il ne les opposait pas. Les uns et les autres étaient pour lui le cinéma en acte, la beauté surgissant parfois, inattendue. Son père, qu’il adorait, avait été l’imprimeur de certains surréalistes, et peut-être tenait-il de lui cette idée un peu sauvage, et très raffinée, qu’il se faisait du cinéma. » Parlant du talent particulier de Luc Barnier dans son travail, Jacquot souligne « une justesse de ses coupes – comme des voix sont justes – exceptionnelle dans le cinéma français: interruptions, relances, ce qui fait respirer les films». Avant de se consacrer au montage, il avait commencé aux côtés de groupes de rock alternatif.
Olivier Assayas : « Quand Luc a monté mon premier long-métrage, Désordre en 1986, il y avait déjà quatre ans que nous avions débuté notre collaboration avec mon court-métrage Laissé inachevé à Tokyo. Toute l’évolution de mon travail est déterminée par notre dialogue jamais interrompu, notre dernière conversation faisait suite à sa lecture du scénario de mon prochain film qu’il devait monter, comme tous les autres. Sans Luc je ne serai plus tout à fait la même personne, le même cinéaste, même s’il sera là, et tout ce qu’il m’a appris, chaque fois que je choisirai une prise, chaque fois que je couperai un plan ; et son absence restera intolérable. » Au-delà de la douleur personnelle de la perte d’un ami, Assayas donne à entendre l’importance et la complexité de ce lien secret, exemplaire de cette insondable impureté du mélange entre personnel, dialogue entre individus et collectif où se joue l’avènement d’un acte de cinéma.
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Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otages, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otages, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?
Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive lors du Festival de Berlin, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.
C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’un récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.
Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, chemin émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.
C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film, dans le rôle d’une missionnaire française, est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre grande actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.
NB: Cette critique a été publiée sur Projection publique le 2 février 2012 lors de la présentation du film au Festival de Berlin.
lire le billetPremier film de fiction né des révolutions arabes de 2011, Après la bataille ne se contente pas d’en évoquer l’élan, ou d’en décrire telle ou telle péripétie. Avec un rare sens des enjeux politiques, Yousri Nasrallah réussit à prendre en compte à la fois le moment, dans son originalité, sa vitesse, sa confusion et ses promesses, et la réinscription de l’instant révolutionnaire dans une perspective plus vaste. Il s’agit en effet, autour des suite d’une « journée particulière » des événements de la Place Tahrir, très exactement le 2 février, celle qu’on a appelé la Bataille des Chameaux, d’interroger à la fois la place du mouvement contestataire dans l’ensemble de la société égyptienne, et les possibles développements de ce même mouvement, après la chute de Moubarak et jusqu’aux élections – donc aussi au-delà de celles-ci.
En accompagnant la rencontre entre des activistes du changement démocratique et des habitants d’un quartier misérable d’abord utilisés par le régime contre les révolutionnaires, en introduisant une pluralité de points de vue, où des motivations extrêmement variées, et qui sont loin d’être toutes « politiques » au sens restreint du mot – le désir pas politique ? la fierté pas politique ? la transmission entre génération pas politique ? l’image de soi, pour soi-même et pour les autres, pas politique ? – Après la bataille compose un étonnant dispositif de réflexion, entièrement construit sur la présence humaine de ses personnages.
Il le fait en choisissant un style singulier, et qui a pu dérouter lors de la présentation à Cannes devant un public qui se fait une idée terriblement réductrice de ce que désigne le mot « style ». A la fois libre et sophistiqué, celui d’Après la bataille s’inspire explicitement du cinéma populaire égyptien, avec ses personnages fermement dessinés et ses situations codifiées. Selon une démarche directement héritée du meilleur du cinéma de Youssef Chahine (dont Nasrallah a été proche), le film réinvente une sorte d’aventure du spectateur à partir de repères dramatiques préétablis, dont il utilise les ressources tout en les déstabilisant, que ce soit en introduisant des situations documentaires, parfois d’une extrême tension comme lors de la manifestation attaquée par les intégristes, ou symétriquement par une distanciation, et même une théâtralisation, qui remet en question le statut des corps et de la parole.
Cette invention a lieu de concert avec les habitants du “quartier des cavaliers” que le cinéaste connaît bien (il y a avait filmé en 1995 le remarquable A propos des garçons, des filles et du voile), et avec lesquels il construit jour après jour la mise en forme de cette histoire qui parvient à accompagner des événements qui échappent plus ou moins à tous, et dont nul ne peut prévoir l’issue. Il est rarissime que le cinéma soit ainsi capable cheminer avec l’histoire en train de se faire, et en cherchant à construire par les moyens du romanesque une compréhension qui va au-delà de la seule description des faits –c’est-à-dire, toujours, de certains faits. Grâce aussi à ses interprètes, Bassem Samra depuis longtemps complice du cinéaste mais surtout les actrices, remarquables, Menna Chalaby et Nahed El Sebaï, Après la bataille élabore le premier «grand récit» de la révolution égyptienne, avec sa part de mythologie et sa part de critique de cette mythologie, tout en prenant acte au présent de ce qui était, de ce qui est toujours en train de se jouer en Egypte (et, dans une certaine mesure, ailleurs). Il rend sensible la puissance du désir de changement et la peur de l’inconnu, la joie du saut dans l’action collective et les complexité des rapports sociaux, familiaux, claniques, religieux, qui travaillent une société dont le film, sous ses airs de conte, réussit à prendre en compte les contradictions et les impasses.
Elaboré dans des conditions très particulières (lire l’entretien ci-dessous), directement commandées à la fois par la relation du réalisateur à ceux qu’ils filment et par le côté extraordinairement mouvant de la situation, le nouveau film de Yousri Nasrallah, histoire d’une aventure politique encore en cours, est aussi une passionnante aventure de cinéma.
Comment est né Après la bataille?
En janvier 2011, j’avais un scénario que je devais tourner, que j’aime beaucoup, et pour lequel j’avais signé avec un producteur égyptien, Walid El-Kordy de la société New Century. Et voilà que la révolution a éclaté. Il était impossible de continuer comme si de rien n’était. J’allais sur les tournages de mes amis réalisateurs, je voyais qu’ils s’intéressaient bien plus à ce qui se passait dans la rue qu’à leur propre film. Il fallait s’emparer de l’état d’esprit qui soudain était apparu. Jérôme Clément et Georges-Marc Benamou m’ont proposé de superviser une série de documentaires sur les printemps arabes, mais le documentaire ne me semblait pas approprié. Je voulais réaliser une fiction.
Pourquoi?
C’était évident. La référence pour moi ce sont les premiers films de Rossellini, sa manière de raconter des faits historiques au présent, grâce à la fiction. Rome ville ouverte, Paisa, Allemagne année zéro savent penser la dimension de la grande histoire et la dimension personnelle en même temps, dans le temps même de l’événement, grâce à la fiction. Europe 51 arrive à parler de l’âme meurtrie d’un pays, un pays qui a été du mauvais côté de l’histoire, qui a perdu sa dignité. Or moi, ce qui m’avait bouleversé dans notre révolution c’était ce slogan: «pain, liberté, dignité», qu’on a entendu chaque jour. Comment on fait pour avoir tout ça, comment on retrouve une dignité perdue? Y compris pour ceux qui ont, eux aussi, été du mauvais côté à un moment.
Juste après la chute de Moubarak, vous avez participé au film collectif 18 jours. Comment aviez-vous conçu Intérieur/extérieur, votre court métrage?
C’était la réponse à chaud, dans l’immédiat, qui reprenait un thème essentiel, celui de la relation entre le collectif et l’individu. D’une manière ou d’une autre, c’est le thème de tous mes films, depuis Vols d’été. Plus exactement –et je ne m’en suis rendu compte qu’avec Femmes du Caire–, tous mes films tournent autour d’une peur, que je dois affronter et conjurer. Peur de la famille dans Vols d’été, de la femme dans Mercedes, des islamistes dans A propos des garçons, des filles et du voile, de la ville dans La Ville, du problème palestinien comme moyen de répression et de chantage auquel nous sommes soumis dans La Porte du soleil… Peur de la peur elle-même dans Aquarium. Femmes du Caire, c’était… la peur du public, je crois, la peur de l’obligation de caresser dans le sens du poil. Et dans ce nouveau film, c’est la révolution. La grande histoire fait peur, elle peut t’écraser.
Y a-t-il un lien entre le court métrage et le long?
Il est l’autre source de Après la bataille. Le court métrage se passe juste après l’attaque des chameaux et des chevaux place Tahrir, le 2 février.
J’avais vu 150 fois la charge des chameaux à la télé, et j’étais à 100% convaincu que ceux qui les montaient étaient armés. Au moment d’utiliser ces séquences dans mon court métrage, je découvre stupéfait qu’ils n’ont pas d’armes, et que ceux qui se sont le plus fait rosser, ce sont les cavaliers. Et en outre, ces gens, je les connaissais: c’est avec eux que j’ai tourné A propos des garçons, des filles et du voile, chez eux, à Nazlet El Samman. Cela devenait étrange que ces gens que j’avais aimés soient devenus les salauds de l’histoire. Et c’est là que j’ai compris qu’ils avaient été utilisés, et même manipulés deux fois: en étant envoyés attaquer la place, et en étant utilisés par les médias pour détourner l’attention des faits infiniment plus graves survenus juste après, avec des jets de cocktails Molotov et des tirs de snipers contre les manifestants, dont on n’a pratiquement pas parlé. Toute l’attention était sur les chevaux et les chameaux. Je me suis dit qu’il fallait faire un film qui partirait de là. Je suis allé voir mon producteur égyptien, il m’a demandé où était le scénario: il n’y avait pas de scénario. Je savais seulement que je voulais partir du référendum sur la constitution, le 19 mars, et aller jusqu’aux élections, qui étaient alors prévues en septembre. Et, miracle, le producteur égyptien et les producteurs français ont été d’accord. Ils m’ont dit: vas-y, et on verra bien à l’arrivée. Ça ne m’était jamais arrivé.
Combien de temps avez-vous mis à tourner le film finalement?
Il y a 46 jours de tournage répartis sur 8 mois. Les acteurs et les techniciens ont accepté de rester disponibles durant toute cette période, sans rien faire d’autre, alors qu’on restait parfois longtemps sans rien filmer.
Vous êtes beaucoup allé place Tahrir durant les événements. Qu’avez-vous vu?
D’abord l’euphorie des gens qui étaient là, une force joyeuse inoubliable. Et en même temps, je percevais ce qui me semblait un leurre: la croyance en la jonction du peuple et de l’armée. C’est l’armée qui possède ce pays, c’est elle qui le gère, et qui le gère mal, depuis Nasser. Je me demandais si les gens y croyaient, ou s’ils faisaient semblant. Je voyais aussi se dessiner le piège du projet constitutionnel, tel qu’il s’est concrétisé avec le référendum du 19 mars, avec un rafistolage qui ne règle rien, et qui fonctionne comme un chantage, imposé par les islamistes. Peu avant, le 8 mars, pour la Journée internationale de la femme, on a vu les femmes agressées et violemment battues par les islamistes qui affirment que la voix de la femme est une obscénité. C’est devenu le début du film.
Avez-vous beaucoup regardé les images sur les sites de partage vidéo et les chaînes de télévision?
Pas tellement. C’est quand j’ai commencé le film que j’ai réuni une énorme quantité de documentation visuelle, c’est là que j’ai vraiment découvert ces images. Mais elles n’ont pas joué un grand rôle pour le film, l’essentiel a été le travail dans le quartier de Nazlet El Samman, les discussions, les situations rencontrées avec les habitants et les acteurs, à partir desquelles le coscénariste Omar Shama et moi écrivions les scènes. Jamais dans la continuité, mais par fragments. Les comédiens me disaient: «Où est-ce qu’on va? –Je ne sais pas…» Et je ne savais pas, en effet, jusqu’aux événements du quartier de Maspero au Caire, le 9 octobre.
Que s’est-il passé?
Il y a eu une grande manifestation après que deux églises coptes ont été brûlées dans le nord du pays. C’était une manifestation pacifique, à laquelle de nombreux musulmans laïcs s’étaient joints. L’armée a attaqué la foule, elle a tiré, et volontairement écrasé des gens avec des blindés. Il y a eu 30 morts devant le bâtiment de la télévision, pendant que la télé officielle incitait à attaquer les chrétiens. Le sens de cette journée était très clair, il détruisait les dernières illusions sur l’armée. J’ai compris que cela marquait le point d’aboutissement de ce que raconterait mon film.
Même en l’absence d’un scénario, vous aviez un point de départ narratif?
Oui, Phaedra, qui joue Dina, et qui s’occupe vraiment d’une association de protection des animaux, et Bassem Samra, qui joue Mahmoud et qui est lui-même cavalier, m’ont raconté qu’à Nazlet El Samman les animaux mouraient. Que les chameliers étaient en train d’envoyer leurs chameaux aux abattoirs, ne pouvant plus les nourrir à cause de la disparition des touristes du fait de la révolution. J’y suis allé et j’ai vu ces animaux en train de crever. L’intrigue est partie de là. D’autres thèmes sont apparus ensuite, par exemple le parallèle entre dresser un animal et «apporter le conscience aux masses».
Qui sont les acteurs?
J’ai rencontré Bassem Samra sur Le Caire raconté par Youssef Chahine en 1991, il a joué depuis dans plusieurs de mes films, notamment A propos des garçons, des filles et du voile et La Ville où il tient le rôle principal. Il est aujourd’hui une grande vedette du cinéma égyptien, comme Menna Chalaby, qui joue Rim, et Salah Abdallah, qui joue Hadj Abdallah, et qui est une star, aussi au théâtre et dans les séries télé. Nahed El-Sebaï, qui joue Fatma, est également une actrice confirmée, elle jouait un des principaux personnages de Femmes du Caire. Tous ces gens ont accepté une sorte de travail d’atelier, où on ne savait ni ce qui allait se passer ni combien de temps ça durerait.
Pourquoi ce mur a-t-il été construit?
Pour les faire partir. Pour leur barrer l’accès aux pyramides, là où ils travaillaient, et ainsi, en le privant de ressources, les forcer à s’en aller afin de récupérer les terrains où ils vivent, et qui valent de l’or. Mais ils ne partent pas. Sadate leur a donné les terrains, ils sont dans leur droit, on ne peut pas les expulser, il faut qu’ils s’en aillent. Depuis que l’Unesco s’est intéressée à ces terrains, où il y aurait aussi des fouilles à faire, on estime que le m2 vaut 5.000 dollars. Le gouvernement leur en offre 500 livres égyptiennes, 80 dollars…
Comment va-t-on filmer à Nazlet El Samman?
Les habitants me connaissent depuis près de vingt ans. Et ils connaissent Bassem. Nous avons été très bien accueillis par les habitants. Ils sont dans le film, il n’y a pas de figurants ou de seconds rôles venus de l’extérieur, tous ceux qui discutent avec les personnages principaux, ceux qui participent aux réunions, ceux avec qui Bassem fait la course, etc. sont les habitants de Nazlet El Samman. La fête qu’on voit au début a été entièrement organisée par eux, selon leurs coutumes.
Fatma fait référence à l’habitude d’épouser une étrangère, même en étant déjà marié…
Il arrive assez fréquemment qu’une étrangère s’entiche d’un homme du village, elle l’épouse, elle dépense, un jour elle s’en ira. Et d’ailleurs, souvent elle revient à plusieurs reprises, en ayant en général de bons rapports avec la première épouse. C’est un business. Dans le film, la réplique vient de ce qu’ont raconté les femmes de Nazlet El Samman à Nahed, l’actrice qui joue Fatma et qui a passé beaucoup de temps avec elles. Une femme s’était disputée avec son mari parce qu’il fréquentait d’autres femmes, elle avait dit: «Si ça avait été une étrangère, je n’aurais rien dit, ça aurait juste été du travail. Mais pas avec des Egyptiennes.»
Le tournage s’est fait en relation avec les événements qui agitaient l’Egypte durant cette période?
Nous avons travaillé sous l’influence des événements réels, en réagissant à ce qui se passait, mais aussi en faisant naître des situations, en mettant en place des ateliers de discussions entre l’équipe du film et les habitants de Nazlet El Samman, voire en organisant de véritables meetings au cours desquels des idées, et des paroles, émergeaient. Les habitants ont beaucoup contribué à ce que raconte le film, et à la manière dont il le raconte. Ils avaient des choses à exprimer, et il fallait qu’ils puissent le faire. La mise en scène se réglait sur place. Tous les dialogues sont écrits, mais parfois la veille du tournage, ou même seulement une heure avant.
Que se passe-t-il à partir du moment où vous décidez que le film s’achèverait avec les événements de Maspero?
J’ai composé le film pour qu’il accomplisse ce trajet, du 9 mars au 9 octobre. Cela signifie que j’ai supprimé beaucoup de scènes tournées, j’ai littéralement sculpté dans la matière filmée, qui était considérable, sans trop me préoccuper de raccords ou de chronologie. On a couvert un mur de post-it, chacun correspondant à une scène tournée, et on organisé ce qui semblait le meilleur enchainement de situations. Il y a des moments où le personnage a changé de t-shirt d’une séquence à l’autre d’une manière pas très crédible, peu importe! Il y a une logique du récit, bien plus impérative. Après avoir achevé ce travail, j’ai vu qu’il manquait quelques scènes pour faire tenir le tout. Nous les avons tournées en janvier.
Il y a dans le film à la fois une dimension documentaire, en prise avec la réalité, et une dimension très construite, où il est clair que les personnages principaux sont joués par des acteurs dans le cadre d’une mise en scène.
C’est essentiel pour moi. Même A propos de garçons, de filles et du voile, qui est un documentaire, était très éclairé, avec une image manifestement composée. Pour Après la bataille, je ne voulais surtout pas mimer l’effet documentaire. C’est une fiction, je le revendique. Je crois que dans les situations de confusion, c’est-à-dire tout le temps en fait mais a fortiori en pleine révolution, seule la fiction permet d’y voir un peu clair, de comprendre quelque chose. Elle oblige à réfléchir, et à aller dans la complexité des personnages, au-delà de ce que chacun déclame. Y compris si on accueille des éléments de réalité: nous avons filmé durant les véritables manifestations, les images à la télé sont vraiment celles qui ont été diffusées, etc. J’avais des comédiens formidables, un chef opérateur formidable, Samir Bahsan, et un quartier entier prêt à travailler avec moi: au boulot! Il aurait été inacceptable de ne pas construire à partir de ça.
Quelle caméra avez-vous utilisé?
L’Arriflex Alexa, une très bonne caméra numérique haute définition. Un tel film aurait été impossible en 35mm, sinon je l’aurais fait. Les manifestations ont été tournées avec une Canon 5D. Et il y a aussi des plans avec une toute petite caméra. J’aime bien ce mélange des qualités d’image.
Y a-t-il des choses que vous auriez voulu filmer et qui se sont avérées impossibles?
Oui. Place Tahrir, on s’est fait bastonner, on a dû arrêter. C’était le 8 juillet, à la suite de ce qu’on a appelé «l’incident du Théâtre du Ballon», où les familles des martyrs de la révolution s’étaient réunies, et qui ont été agressées par des provocateurs, des flics en civil, après quoi ce sont les parents qui ont été arrêtés par l’armée et jugés par des tribunaux militaires. Cette manifestation du 8 était confuse, parce qu’à l’origine elle était prévue pour protester contre cette Constitution bidon, les Frères Musulmans ont dit qu’ils voulaient bien manifester en soutien aux familles des martyrs mais qu’ils interdisaient qu’on parle de la Constitution.
Nous y étions pour tourner la scène où Fatma rejoint Rim sur la Place Tahrir, il y avait ces tensions multiples, avec la police, les flics en civil, entre manifestants, et on s’est fait agresser. Ils ont surtout attaqué les femmes, ils ont insulté Menna en la traitant de pute, en lui reprochant les films dans lesquels elle a joué. Je ne sais pas qui étaient ces gens. On a dû partir, je ne voulais pas mettre les actrices en danger. Cela s’est reproduit une autre fois, plus tard, aussi à proximité de la Place. Et on ne peut pas non plus tourner dans les mosquées, ce n’était pas comme ça avant. Et il y a aussi la censure officielle. Au printemps 2011, elle était soudain devenue très souple, mais depuis ça se resserre. La révolution n’est pas finie…
Est-elle véritablement commencée?
Non, pas encore. Mais ce qui a commencé c’est le sentiment révolutionnaire. La possibilité d’exister d’une autre manière. C’est de ça que parle le film.
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon
Cet entretien a déjà été publié sur Slate lors de la présentation du film au Festival de Cannes. Une version raccourcie de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse du film.
lire le billetJean-Pierre Léaud et Noémie Lvovsky dans Camille redouble
Camille est dans la quarantaine bien avancée, elle galère à essayer d’être actrice, son mec rompt brutalement, elle se saoule à mort au réveillon où elle retrouve ses copines de lycée. Et se réveille là, dans ses années lycée, les années 80, entre les mêmes copines, ses parents et son amoureux qui la larguera 30 ans plus tard.
Un moment, on se dit que c’est un remake, d’un très beau film pas assez reconnu, Peggy Sue Got married de Francis Coppola. Et puis on s’aperçoit que pas du tout, que c’est même à bien des égards le contraire. La référence au cinéma ne disparaît pas, au contraire, elle s’amplifie.
Camille redouble est un film sur le cinéma. Mais pas du tout un de ces films sur le microcosme ou le derrière des rideaux, un film sur comment le cinéma participe de l’intelligence sensible de la vie —ou du moins est capable de le faire. Et souvent ne le fait pas: par exemple cette machination médiocre qu’est le tournage du film gore auquel Camille, dans la séquence d’ouverture, prête ses gémissements mal payés.
Non, quelque chose d’autre, dont le très affable et légèrement inquiétant horloger Jean-Pierre Léaud — qui d’autre? — serait à la fois le gardien et le passeur. Camille redouble est une aventure du temps, et des traces gardées, transmises. Et de comment, en nous transformant, cela nous permet d’être soi, chacun.
Noémie Lvovsky redouble. Elle redouble son geste de cinéaste, inventrice et conteuse de cette légende légère, en étant aussi l’interprète de Camille. Et elle redouble ce choix en étant à la fois la Camille d’aujourd’hui avec ses 45 balais bien comptés et celle des années 80, adolescente de 16 ans. Alors c’est une comédie aussi, bien sûr, jouée avec un allant et un charme à tomber.
Mais c’est encore autre chose, qui n’est pas dit mais bien entendu, sur l’aventure très singulière de cette cinéaste à bon droit très remarquée dès le début des années 90 (Oublie-moi, Petites, La vie ne me fait pas peur) devenue au cours de la décennie suivante une actrice remarquable, mais qui débute dans un de ses propres films.
Et surtout, en revendiquant de jouer à son âge d’aujourd’hui le rôle de l’adolescente, Camille Lvovsky redouble le sens de son film, non seulement du côté très désiré et très joyeux des effets de gag, mais du côté d’une intelligence de ce qu’est un acteur: des véritables points de vérité de l’artifice d’une fiction, et de l’étonnante puissance d’émotion qu’il y a à en prendre acte plutôt que de chercher à le défigurer dans les trucages et les dissimulations.
A Tel-Aviv (qui n’est certes pas l’ensemble d’Israël), plus exactement dans les night clubs et autres lieux nocturnes de la ville (qui ne sont pas tout Tel-Aviv, très loin s’en faut), la réalisatrice accompagnée du journaliste Sélim Nassib pose la question du titre à des juifs des deux sexes, et la question symétrique à des arabes. Il est très vite évident que, malgré le rappel de données statistiques sur l’importance numérique et l’injustice de la situation des arabes israéliens, un tel projet n’a pas vocation à fournir une étude sociologique, ne prétend nullement à composer un échantillon représentatif de quoi que ce soit. Pas même sous la forme non scientifique des tests comme en proposent les magazines.
Fort heureusement, ce qui compte dans le nouveau film de Yolande Zauberman, ce n’est pas le « résultat » (d’ailleurs il n’y en a pas), mais le processus : ce qui se passe dans le temps de la question et de la réponse. Et puis de ce que cela enclenche au-delà, pour les personnes interrogées, pour ceux qui les accompagnent, pour ceux qui les écoutent – ceux qui font le film, et puis nous, les spectateurs. Premier signal, très juste et très fort, tout au début du film cette jeune femme qui répond immédiatement, et vigoureusement « non ! ». Et puis aussitôt s’interroge ? Pourquoi j’ai dit ça ? Et si vite ? Qu’est-ce que je raconte ? Est-ce que je me suis déjà posé la question comme ça ? Qu’est-ce que c’est que cette question ?
Cette question, justement, le film a la sensibilité de l’accompagner très vite au-delà de son cadre ethno-politique comme de ce qu’elle a de superficiellement provocateur. Pour devenir une bien plus légitime et complexe provocation, provocation à faire jouer ensemble les désirs et les mots pour le dire, à faire surgir, dans le rire, le défi ou le tremblement murmuré, une infiniment plus vaste mise en jeu de se soi, et de son rapport aux autres – donc aussi de son rapport à soi-même, à l’image de soi. Bougeant vite, changeant d’axe et de distance, le film ne fait certes pas disparaître la singularité de son contexte (pas de danger…) mais l’excède et le déstabilise, d’autant mieux que les personnes qu’on voit et entend ne sont pas sur le champ identifiées, et donc assignées d’emblée à un rôle social ou une place même individuelles (leur nom figure à la fin du film, il ne s’agit pas de secret, mais de liberté de parole et de présence, en fait de liberté d’écoute du spectateur).
Dans ce territoire ré-ouvert au cœur de la nuit et d’une société clivée, à la fois brutale, complexe et saturée de discours, peut apparaître cet être magique et incarné qui s’est appelé lui-même La Fiancée de Palestine, figure de fiction bien réelle dont la marche en robe d’apparat sur les trottoirs de la cité devient la magnification du mouvement même de tout le film.
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Dans le dossier de presse distribué aux journalistes figurent deux textes très brefs et très forts, l’un consacré à une des personnalités les plus marquantes qui apparaissent dans Would You Have Sex with an Arab ?, l’artiste Juliano Meir-Khamis, l’autre signé par le co-auteur du film, journaliste ayant énormément travaillé à informer sur la situation dans la région. Les voici :
IL S’APPELAIT JULIANO
Dans Would You Have Sex With An Arab?, il est filmé pour la dernière fois.
Il sortait de son théâtre, le Théâtre de la Liberté, créé par sa mère dans le camp de réfugiés de Jénine, en territoire palestinien. Un homme l’a interpellé en arabe, il a arrêté sa voiture. L’homme s’est approché et lui a mis sept balles dans la tête sous les yeux de son bébé assis à l’arrière dans les bras de sa baby-sitter. Juliano Mer-Khamis est mort très vivant, debout comme un guerrier.
On ignore qui est son assassin, on sait seulement que les islamistes l’avaient menacé à plusieurs reprises. Il ne devait pas monter Les Animaux de la ferme d’Orwell où un jeune acteur palestinien jouait le rôle d’un cochon, animal impur pour l’Islam; il ne devait pas monter Le Lieutenant d’Inishmore de Martin McDonagh, une satire de la résistance armée ; il ne devait plus mettre sur scène des filles du camp ; il ne devait plus leur donner des cours de théâtre ou leur prêter des caméras pour qu’elles filment leurs histoires.
Il était israélien, juif par sa mère, palestinien par son père. Il traversait tous les jours la frontière entre Israël et la Palestine. Il hurlait contre l’occupation, il haïssait autant les extrémistes juifs que musulmans. Amos Gitaï dit de lui qu’il avait fait un pont de son corps. Et quel corps ! C’était une bombe, un acteur qui a électrisé une génération d’Israéliennes prêtes à la paix et à l’amour. C’est ça qui reste de lui, un amour fou, pour ceux qui se sentent comme lui, les hybrides, les Arabes israéliens. Dans sa maison de Haïfa, il leur offrait un territoire qui leur était un pays. Il vivait comme un électron libre, il savait que c’était un pari dangereux, il le disait.
La haine des imbéciles a fini par le rattraper. Grosse perte.
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UN VOYAGE
Par Sélim Nassib
J’en étais arrivé à la conclusion qu’il était impossible d’écrire ou d’exprimer quoi que ce soit de plus sur le conflit israélo-palestinien. Les mots eux- mêmes se sont épuisés. Le mot conflit, le mot israélo, le mot palestinien. Impossible à lire, impossible à prononcer. Impression de porte qui grince cycliquement et vrille les tympans. Trop tourner en rond donne envie de vomir.
Pendant des années, j’ai été le correspondant de Libération au Proche- Orient. Il m’est arrivé de penser que celui qui a passé sa vie à ça a perdu sa vie.
Oublie-moi, Jérusalem !
Would You Have Sex With An Arab? avait l’air d’une blague. Je ne l’ai absolument pas prise au sérieux, même quand Yolande a sorti sa petite caméra dans un bar de Tel-Aviv, au milieu de la nuit, et posé la question – en tremblant un peu, comme un enfant qui se met au défi d’oser.
La première réponse est venue, puis la seconde, la troisième, étonnées, sincères, nues. Je n’en croyais pas mes oreilles: la question ouvre, donne une fraîcheur, fait parler les gens dans ce pays où, sur ce sujet, il est devenu quasiment impossible de parler, écrire, lire, etc.
Le film va explorer, comme un fleuve qui avance et se ramifie, tous les chemins qui se présentent à lui. C’est un cinéma au fil de l’eau en quelque sorte, un voyage avec un curieux phénomène réflexif: pas à pas, les réponses révèlent l’évidente pertinence, la fécondité de la question.
Là où le journalisme exigeait une réponse à cette question, le cinéma permet d’en avoir un nombre infini, aussi bien que de ne pas en avoir.
lire le billet
Plus grand festival de cinéma d’Amérique du Nord et rampe de lancement sur le marché étatsunien pour les films du monde entier, y compris hollywoodien, le Festival de Toronto (TIFF) a lieu du 6 au 16 septembre. La manifestation s’est construit une place enviable en jouant à la fois la carte de la quantité (on y montre des centaines de films) et de la qualité (on y présente une bonne part du meilleur de la production récente, sans se soucier de savoir si les films ont déjà été projetés ailleurs). Grosses productions des Majors, films expérimentaux et documentaires issus de pays émergents y cohabitent dans une sorte de boulimie bon enfant qui fait le charme, mais aussi l’efficacité de la manifestation.
Imad Benchenni dans le rôle titre de Zabana! de Saïd Ould-Khelifa
Parmi les inédits, découverte de Zabana ! de Saïd Ould-Khelifa. Le titre reprend le nom d’Ahmed Zabana, premier militant du FLN exécuté par la justice française – 221 autres subiront le même sort. Consacré aux débuts de la lutte d’indépendance en Algérie et au sort de combattants arrêtés et emprisonnés, jusqu’au 19 mai 1956, date de l’exécution de Zabana et d’un de ses compagnons de lutte, le film se trouve de fait le seul grand geste cinématographique produit par l’Algérie pour célébrer les 50 ans de l’indépendance. Suite à une étrange gestion de l’affaire, le ministère de la culture algérien a en effet seulement débloqué courant 2012 les fonds nécessaires à la réalisation de films en l’honneur de l’occasion – qui plus est dans des conditions qui ont alimentés polémiques et contestations. On devrait donc voir arriver plutôt en 2013 ou 2014 les fruits de cette mobilisation décalée.
Polémiques et contestations ont également surgi dans les médias algériens après que le film n’ait pas été retenu par le Festival de Cannes, auquel il était candidat. Une décision qui, outre le relatif intérêt artistique du film, peut s’expliquer par le fait que la Croisette se souvient encore du tumulte suscité par les nostalgiques de l’Algérie française lors de la présentation de Hors la loi de Rachid Bouchareb en 2010. Toujours est-il que cette absence a été dénoncée comme l’expression de l’incapacité des Français à accepter un point de vue algérien sur les événements.
Reconstitution historique des débuts de la lutte armée pour l’indépendance, puis évocation des brutalités et des tortures commises par l’armée et la police française, ainsi que des distorsions de la loi à l’initiative des plus hautes autorités de l’Etat, Zabana ! est un monument commémoratif à la mémoire des premiers héros de l’indépendance. Le combat et le sacrifice des membres du FLN y sont montrés d’une manière qui ne fait place à aucune complexité ou interrogation – au points que, paradoxalement, ce sont les Français, chez lesquels on trouve un communiste solidaire et un ou deux personnages ayant des cas de conscience, qui semblent un peu moins figés, face au monolithe de l’engagement et du courage de la totalité des personnages algériens.
La caractéristique la plus notable de Zabana ! est sa manière d’insister méthodiquement sur les ressemblances entre la Résistance française au nazisme (ou plutôt l’imagerie qui s’en est imposée, dans l’évocation des maquis comme des cellules urbaines combattantes) et les militants armés du FLN. Le parallèle entre Ahmed Zabana et Guy Mocquet est même explicitement formulé. Simultanément, d’une manière qui n’aurait sans doute pas été aussi insistante il y a 10 ou 20 ans, les références à l’islam et au coran sont ici très présentes, témoin de l’inflexion récente du discours officiel en faveur d’une place croissante réservée à la religion. L’omniprésence sur la bande son des « Allah o Akbar » dans la dernière partie du film peut être perçue comme une manière de réaffirmer que le FLN n’a pas attendu son opposition islamiste pour combattre sous le drapeau de dieu. Mais cette insistance renvoie aussi, aujourd’hui, aux combats actuels du monde arabe, notamment en Libye et en Syrie, suggérant une connexion tout à fait différente entre l’épisode historique raconté et d’autres événements, connexion complètement hétérogène à celle concernant la Résistance française. En quoi le système de signes mobilisés par Zabana !, film officiel dont la première mondiale a eu lieu le 30 août à Alger en présence de personnalités du régime algérien, s’avère malgré tout plus complexe qu’il n’y paraît. Et peut-être qu’il ne le souhaitait. Les échos qu’un tel film est capable de susciter en France restent à observer, en un temps où la pression de la droite dérivant vers l’extrême a réussi à empêcher une personnalité aussi modérée que Benjamin Stora d’organiser une exposition consacrée à Albert Camus dans le cadre de Marseille Provence 2013.
El Hadi, le grand oncle du réalisateur, refait ses gestes d’il y a 50 ans
La guerre d’Algérie est également présente à Toronto grâce à un autre film, le documentaire Fidaï réalisé par Damien Onouri (et produit par Jia Zhang-ke). Le jeune réalisateur français – dont le père est algérien – va à la rencontre de son grand-oncle, qui fut un des combattants du FLN sur le territoire français durant la Guerre d’Algérie. Davantage qu’une leçon d’une histoire sur des événements d’il y a plus d’un demi-siècle, le film est une interrogation sur la mémoire, sur les traces d’événements traumatiques tels qu’ils s’inscrivent dans les souvenirs, dans les corps, dans la perception qu’en ont la famille et l’entourage, dans l’emploi de certains mots et l’absence de certains autres. Avec subtilité, Fidaï compose la contrepoint de l’imagerie commémorative exemplairement représentée par Zabana ! (et par des centaines d’autres films du monde entier visant à embaumer le passé dans une geste héroïque et simplifiée). Hommage à un combattant de l’ombre qui avait gardé secret une part de son passé, le film d’Onouri est surtout une manière ouverte d’interroger la manière humaine de vivre avec son histoire. Question qui est clairement loin d’être réglée, ni en Algérie ni en France.
lire le billet(Outrage Beyond de Takeshi Kitano, Anton’s Right Here de Lyubov Arkus)
Impossible de quitter la Mostra (qui se poursuit, elle, jusqu’au 9 septembre), sans mentionner au moins deux films importants découverts dans mes derniers jours de présence au Lido. On ne parlera pas ici du très beau, très fin et très important Après Mai d’Olivier Assayas, attendant sa sortie désormais prochaine, le 14 novembre, ni l’intrigante fresque en vignettes de Valeria Sarmiento, Les Lignes de Wellington, sur les écrans français la semaine suivante. Mais il importe de ne pas passer sous silence deux autres titres.
Le premier est le nouveau film de Takeshi Kitano, qui se présente comme une suite d’Outrage, œuvre sombrement glaciale découverte à Cannes en 2010. Si ce Beyond fait un peu plus de place à l’humour, c’est sans aucune concession quant à l’implacable condamnation de la brutalité des gangsters, leur totale absence de scrupule, et leur idiotie fondamentale, quelle que soit par ailleurs leur habileté à s’enrichir et à se faire la guerre. La guerre, Kitano la fait, lui, aux films de yakuza, à ces innombrables réalisations qui même sous prétexte de dénonciation capitalisent sur la séduction de la violence et le folklore des truands.
Rien de tel ici, juste une brutalité terne de fonctionnaires du crime, exemplarisée par l’extraordinaire première heure, durant laquelle il ne se produit strictement que des conversations entre interchangeables hommes en gris, et qui ne différencie guère flics te gangsters englués dans leurs manœuvres et leurs rituels. Et pourtant cette première partie engendre une tension extrême qui explose dans le seconde moitié du film, mais toujours sur le même mode : les coups de feu sont aussi mécaniques et sans éclat que les paroles. Rigoureux et taciturne, à l’écran comme derrière la caméra, Takeshi Kitano incarne une radicale exigence éthique, avec un sens graphique et rythmique qui porte son film vers une conclusion aussi évidente que sidérante, dont il convient de ne rien dire.
Pas de point commun avec l’autre film, sinon, mais sous une toute autre forme, l’absolue dignité du regard et de la mise en scène. Lyubov Arkus vit et travaille à Saint Petersbourg, elle y dirige une des plus belles revues de cinéma qui jamais existèrent dans le monde, Seance. Et voilà qu’un jour son chemin croisa celui d’Anton, un adolescent autiste, dont elle avait découvert un texte d’une incroyable densité poétique – il y a des autistes qui écrivent, voire qui investissent éperdument dans l’écriture leur solitude et leur demande d’amour. Lyubov Arkus a commencé d’accompagner le destin d’Anton, d’essayer d’améliorer ses conditions d’existence, puis de lui éviter le pire lorsqu’on diagnostiqua un cancer incurable chez sa mère, la seule personne qui s’occupait du garçon. Des années durant, dans des conditions parfois insupportables et où parfois surgissent des espoirs ou des rémissions, Lyubov Arkus et sa caméra ont accompagné Anton, l’ont regardé et écouté.
Et c’est une incroyable aventure, au sens épique du mot, qui se déploie dans cette attention parfois maladroite et consciente de sa maladresse et de ses impuissances, dans ces courages et terreurs partagées ou additionnées, dans ces trajets et ces rencontres. Histoire collective servie par une capacité de regarder les autres – il y a dans Anton des plans de la mère malade qui font d’elle une beauté sublime, bouleversante –, cheminement où toujours la question du lien social (qui s’occupe de qui et comment ?) et la question de la réalisation (quelle place pour la caméra ? quel sens au geste de filmer et quels effets concrets ?) mène Lyubov Arkus à une lumineuse compréhension intime d’elle-même et des rapports avec les autres. Documentaire russe signé d’une inconnue et présenté hors sélection, Anton’s Right Here ne semble pas promis à une grande visibilité publique. Ce qui est parfaitement injuste, et complètement idiot. Parce que c’est juste un grand film.
P.S.: Dans leur singularité, ces deux films sont aussi assez exemplaires de ce qu’aura réussi la Mostra cette année: un ensemble de propositions de cinéma très diverses, mais où se multiplient les bonnes surprises, les retours en forme inattendus, les découvertes de toutes natures. Pas forcément sur le mode triomphal, au total d’ores et déjà une excellente édition.
lire le billet(E Stato il figlio de Daniele Cipri, L’Intervallo de Leonardo Di Constanzo)
Toni Servillo dans E Stato il figlio de Daniele Cipri
Parmi les nombreux films italiens sélectionnés à Venise dans les différentes sections, dont trois en compétition, deux titres présentés presque coup sur coup illustrent à l’extrême la situation de la création de films dans ce pays. Le premier, E Stato il figlio (« C’était le fils ») de Daniele Cipri représente une dérive omniprésente dans ce que le cinéma italien propose dans les festivals et les salles : cette version criarde et arrogante de « la comédie à l’italienne », genre aujourd’hui très exagérément sacralisé mais qui connut en effet ses belles heures de la fin des années 50 au début des années 80. La noirceur et la cruauté étaient alors les mises à jour lucides d’un cinéma populaire marqué par un sentimentalisme et une forme de gentillesse aux limites évidentes.
Un quart de siècle plus tard, sous l’influence des Benigni, Sorrentino et récemment Garrone, le parti pris de caricature a éliminé toute relation un peu riche avec les êtres humains qui sont supposés servir de modèle, même recomposés, aux personnages de leur film. Pour se convaincre du changement, il faut imaginer Alberto Sordi ou Vittorio Gassman dans le rôle principal de E Stato il figlio à la place de Toni Servilo, plus grande star du cinéma « d’auteur » italien actuel. On mesure alors la perte d’humanité, et la montée d’une haine de soi et des siens aussi antipathique qu’inquiétante.
C’est ce dont témoigne, après d’autres, cette histoire de délire pour les signes extérieurs de richesses dans une famille pauvre de la banlieue de Palerme : défilé de clichés coloriés par un réalisateur qui est aussi un chef opérateur coté, et qui fut en tandem avec Franco Maresco l’auteur d’une série de titres où le grotesque fonctionnait sur une toute autre rhétorique. Ici, tout n’est que commande et contrôle, enfermements symétriques des personnages et des spectateurs, par le scénario, la réalisation et l’interprétation.
Francesca Riso et Alessio Gallo dans L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo
Soit exactement le contraire de ce que propose un premier film situé lui aussi dans un quartier pauvre du sud italien, à Naples cette fois. L’Intervallo, premier film de Leonardo Di Costanzo, se déroule presque entièrement dans une grande bâtisse en ruine au milieu d’un jardin à l’abandon. Là, un adolescent est forcé par des membres de la camorra de surveiller une fille du même âge jusqu’à ce qu’un responsable vienne lui infliger les conséquences d’une « erreur ». Entre ces deux très jeunes gens se déploie peu à peu un monde entier de sensualité et d’inquiétude, d’imagination et de partage. Les gestes, les mots, les silences, les déplacements, la lumière et l’ombre, les bruits, les souvenirs, les bêtes et les choses, tout concoure à ce que se produise une véritable floraison, dans l’espace-temps généreusement ouvert par le cinéaste et ses deux jeunes interprètes. Sans perdre en chemin la tension engendrée par la situation, et qui trouvera elle aussi une issue d’une grande finesse, le bien nommé L’Intervallo parie sur les écarts et la manière dont chacun – protagoniste comme spectateurs – est capable de les investir. Il reste à espérer qu’un tel film puisse conquérir un peu de reconnaissance dans un milieu cinématographique et médiatique qui s’est montré récemment surtout friand de machination cynique et de coups de force.
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