Festival de Venise, prise N°2

Par les marges

(Il Gemello de Vincenzo Marra, Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa)

 

Deux expériences aux limites du cinéma ont marqué cette deuxième journée. Deux rencontres avec des objets qui, a priori, relevaient d’un autre univers, celui de la télévision, mais que l’approche de leur réalisateur réinstalle fièrement au cœur du cinéma. Le documentaire de Vincenzo Marra, Il Gemello (« Le Jumeau »), aurait a priori tout pour être un reportage de plus sur la vie dans les prisons. En s’attachant au détenu dont le surnom donne son titre au film, en semblant pouvoir rester à ses côtés quasiment en toutes circonstances et sur une durée de plusieurs semaines, Marra révèle au contraire une toute autre compréhension, un tout autre rapport à une situation à la fois convenue et offrant bien des possibilités de voyeurisme et de sensationnalisme. Sans doute ce garçon de 29 ans, enfermé pour 12 ans dans cette prison près de Naples, est un « personnage » étonnant – oui, personnage, comme dans les films de fiction. Encore fait-il savoir trouver la distance et la durée, être attentif à ses mots, à ses gestes, à ce qui se joue – et ne se joue pas – sur son visage, dans sa vois, à travers son corps. Et du coup, autour du Jumeau et de tous ceux auxquels il a affaire dans la prison, codétenus, gardiens, psychologue, mère et sœur en visite…, c’est bien davantage qu’un « témoignage » qui se met en place. Une sensation du temps, une relation à l’énergie de vivre, à la nécessité de s’organiser et de s’adapter à l’environnement, une mise en scène de la violence et de l’intelligence, de la ruse et de l’honnêteté, de l’instinct et de l’expérience qui se révèle incroyablement riche et vivante.

Télévision aussi, et plus encore, avec les 4h30 de Shokuzai (« Punition ») de Kiyoshi Kurosawa : il s’agit bien cette fois d’un téléfilm en cinq épisodes, pour la chaine Wowow. Mais de cette sombre histoire d’une meurtre d’une petite fille dans une école, et de la relation perverse nouée entre les copines de la victime et la mère de celle—ci, avec ses effets 15 ans plus tard, le réalisateur de Kairo et de Jelly Fish fait une aventure cinématographique étonnamment puissante et troublante. Cela tient à sa manière de défaire l’enchainement linéaire des causes et des effets, en une suite de péripéties centrées chaque fois sur un personnage, mais selon des cheminements si peu systématique que tout formatage de la réception par le spectateur est exclu. Cela tient à un art exceptionnel de la suggestion, du jeu avec le hors champ, avec l’apparition des images mentales comme fantômes, visibles ou non, avec une stratégie sur délicate du rapport à la peur, au désir, qu’elle suscite peu à peu des vagues qui balaient tout ce qu’il y avait de programmatique dans le projet. Et cela tient à une manière de filmer ses actrices, leur visage et leur silhouette, qui ne cesse de paraître les découvrir : magie de l’apparition qui fait directement à la magie de l’invocation qui est sa manière, circulant librement à travers le temps et la narration pour aller sans cesse à la rencontre de « quelque chose d’autre ». Quelque chose qui n’a pas de nom. Par où passe le cinéma.

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Liberté pour Orwa!

Le 23 août, le réalisateur et producteur syrien a été arrêté par les services de sécurité alors qu’il s’apprêtait à prendre l’avion pour Le Caire. Sa famille et ses mais sont sans nouvelle depuis.

Ci-dessous, le texte rédigé par le cinéaste Ossama Mohammed, la pétition signée par des centaines de cinéastes et professionnels, la déclaration de Martin Scorsese et le communiqué de la Cinémathèque française, Festival de Cannes, SACD, SCAM et ARP.

Orwa Noribiya est en voyage d’affaires !!

par Ossama Mohammed , cinéaste syrien

Orwa Noribia a été arrêté le 23 août à Damas. Directeur du festival de documentaires Dox Box, internationalement reconnu comme un festival de référence, membre du jury des festivals d’Amsterdam, de Téhéran, de Leipzig et de Copenhague, Orwa est un cinéaste syrien indépendant, producteur de films documentaires, notamment avec Arte. Il a partagé avec son associée, Diana Al Jaroudi le Grand Prix de EDN (European Documentary Network) pour leur exceptionnelle contribution au développement du film documentaire.

Après une formation de comédien à l’Institut Supérieur de Théâtre, dont il est sorti en 1999, Orwa a été premier assistant-réalisateur sur mon film Sacrifices, et en 2004, il a tenu le rôle principal dans Les Portes du Soleil de Yousri Nasrallah. Les deux films, produits par Arte, ont été sélectionnés au Festival de Cannes.

Le cinéma syrien accouchait péniblement d’un film par an. Les salles étaient vides… Le rythme du cinéma agonisait et les Syriens pensaient que tel était leur destin, quand en 2008, Orwa, avec ses jeunes compagnons ont lancé le festival Dox Box. C’est ainsi qu’on a commencé à croiser dans les rue de Damas Guzman, Philibert, Longelito, Ibn Ismail, et bien d’autres cinéastes. Le public a découvert La Bataille du Chili, Les Leçons des ténèbres, Être et avoir, a pu rencontrer ces artistes, dialoguer avec eux… et constaté avec douleur l’absence du cinéma syrien.

Orwa et ses compagnons ont alors monté des ateliers d’écriture de scenario, de direction de la photo, de réalisation et de production indépendante. Ces ateliers ont été encadrés par des professionnels venus du monde entier. Et c’est ainsi qu’Orwa « est parti en voyage d’affaires ». Le voyage de la culture face à la violence et à la répression, celui de la construction face à l’attente… Et c’est ainsi que le garçon tendit sa joue gauche.

La civilisations syrienne et son pluralisme ont triomphé de l’isolement dans l’espace et le temps. Une nouvelle génération s’est levée, portant en son sein Tarkovski, Godard, Fellini et Amiralay. Cette génération porte, où qu’elle aille, dans les cafés, les rues ou les prisons, leurs images en son cœur. Telle des “cinémathèques” ambulantes qui racontent l’histoire du théâtre et du cinéma, la propagent, la critiquent et l’aiment par dessus tout. Cette nouvelle génération est amoureuse de cette culture qui cherche si avidement la beauté, la beauté de la justice et celle de la diversité et du pluralisme..

Mais à nouveau, l’oppression cherche à priver la Syrie de son intelligence et de son imagination séculaires. Des cinéastes, des hommes de théâtres, des écrivains se relaient dans les cellules de l’oppression. Le journaliste Mazen Darwouich, le militant pour la paix Yehia al Chorbajji , le comédien Osso, le metteur en scène de théâtre Cordello, l’écrivain Zirai… et le cinéaste Orwa.

En l’an 2000, Orwa a écrit dans le quotidien libanais Al Safir : « Je ne me souviens plus très bien, tout se mêle dans ma mémoire, ses frontières s’estompent, ses contours s’évaporent. Mais je me souviens avoir assisté à un massacre. J’étais petit, et pourtant, je n’étais pas sur les lieux. Avec quel œil je l’ai-je vu ? Je me souviens de beaucoup de sang, de chair humaine sur les murs, sur des câbles, sur des armes, sur des uniformes militaires. Je me souviens, j’étais avec toi quand tu as eu mal, quand tu as pleuré seule et que personne ne t’entendait, ne nous entendait. Je me souviens de beaucoup de choses et pourtant, je n’y étais pas… Je n’ai rien perdu de mon corps, ni de mon énergie, ni de mon amour ; je n’ai pas perdu mon rêve et je n’ai rien oublié. Je suis neuf, je suis vivant… Je n’ai pas été tué… Mon cerveau n’a pas pas été volé, mon cœur n’a pas été arraché et je n’oublie rien … »

Orwa a rendu le rêve du cinéma réel et palpable. Il se dirigeait à l’aéroport pour se rendre au Caire. « La Sécurité » l’a arrêté à l’aéroport de Damas et il a été conduit dans un des cachots des services de renseignement, dans l’obscurité, obscurité qu’il n’ a eu de cesse de combattre par le cinéma.

 

Nous, les signataires, dénonçons avec inquiétude et indignation l’arrestation du cinéaste syrien Orwa Nyrabia à l’aéroport de Damas le 23 août 2012.

Producteur indépendant de films documentaires, Orwa est le directeur du Festival Dox Box de Damas, qu’il a fondé en 2008.

Il a obtenu le Grand-Prix Spécial de l’EDN (Europeen Documentary Network) pour son exceptionnelle contribution au développement du film documentaire.
Orwa est un humaniste à l’imagination et au talent lumineux.
Nous demandons aux autorités syriennes sa libération immédiate, pour le cinéma, l’avenir et pour la vie.

Youssef Abdelké • Maya Abdul-Malak • Judith Abitbol • Jad Abi Khalil • Maher Abi Samra • Jean Achache • Jacqueline Ada • Nadia Aissaoui • Hala Alabdalla • Jaber Al Azmeh • Robert Alazraki • Fulvia Alberti • Alexis Alexiou • Thomas Alfandari • Mohammad Ali Atassi • Malek Ali Yahia • Darina Al Joundi • Maran Al Masri • Meyar Al Roumi • Mohamad Al Roumi • Anne Alvaro • Mathieu Amalric • Isabelle Amann • Jorge Amat • Jean-Pierre Améris • Wes Anderson • Raed Andoni • Marta Andreu • Michel Andrieu • Solveig Anspach • Viktor Apfelbacher • Olivier Assayas • Madeleine Avramoussis • Nabil Ayouch • Palmyre Badinier • Sabine Badinier • Hélène Badinter • Balufu Bakupa-Kanyinda • Diane Baratier • Alberto Barbera • Luciano Barisone • Jean-Pierre Beauviala • Xavier Beauvois • Laurent Becue-Renard • Katayoun Beglari-Scarlet • Lucas Belvaux • Anne Benhaïem • Malek Bensmaïl • Julie Bergeron • Anne Bernard • Emmanuelle Bidou • Christophe Blanc • Olivier Bohler • Rémi Bonnot • Catherine Bonjour • Claudine Bories • Barbara Bossuet • Olivier Bourbeillon • Karim Boutros Ghali • Jean Breschand • Caroline Breton • Chantal Briet • Jean-Stéphane Bron • Mikael Buch • Erik Bullot • Juan-Luis Bunuel • Dominique Cabrera • Catherine Cadou • François Caillat • Fabrizio Calvi • Laurent Cantet • Leos Carax • Xavier Carniaux • Luca Casavola • Flavia Castro • Stéphane Cazes • Marcelo Cespedes • Ayesha Chagla • Caroline Champetier • Wang Chao • Li Cheng • Patrice Chagnard • Despina Chatzivassiliou • Patrice Chéreau • Laurent Chevallier • Laurent Chollet • Ramzi Choukair • Gérald Collas • Enrica Colusso • Jean-Louis Comolli • Bob Connolly • Christian Cools • Elena Christopoulou • Richard Copans • Philippe Costantini • Delphine et Muriel Coulin • Mark Cousins • Véronique Cratzborn • Jean-Noël Cristiani • David Cronenberg • Frank Dabell • Claas Danielsen Luc et Jean-Pierre Dardenne • Eric Darmon • Claire Davanture • Andrée Davanture Taleghani • Marina Déak • Jacques Debs • Caroline Decroix • Émilie Deleuze • Arnaud Des Pallières • Pascal Deux • Cédric Deloche • Carlos Diegues • Mati Diop Habiba Djanine • Jacques Doillon • Ariane Doublet • Olivier Ducastel • Marie-Pierre Duhamel Muller • Hans Robert Eisenhauer • Bernard Eisenschitz • Diana Elbaum • Nadia El Fani • Jean-Bernard Emery • Prune Engler • Eduardo Escorel • Laurine Estrade • Odile et Pierre Etaix • Abbas Fahdel • Hicham Falah • Jacques Fansten • Rami Farah • Philippe Faucon • Isabelle Fauvel • Anne-Marie Faux • Jean-Marc Felzenswalbe • René Feret • Mima Fleurent • Fred Forest • Thierry Frémaux • Denis Freyd • Brahim Fritah • Jean-Michel Frodon • Thierry Garrel • Tony Gatlif • Eric Gautier • Costa Gavras • François Gazio • Sylvain George • Fabrice Genestal • Denis Gheerbrant • Bernard Gheur • Khaled Ghorbal •Sabyl Ghoussoub • Lisa Giacchero • John Gianvito • Thomas Gilou • Arlette Girardot • Vincent Glenn • Anna Glogowski • Adour Golpalakrishnan • Alain Gomis • Serge Gordey • Romain Goupil • Eugène Green • Dominique Gros • Olaf Grunert • Carmen Guarini • Serge Guez • Joana Hadjithomas • Haytham Haki • Mia Hansen Love • Mahamat-Saleh Haroun • Annette Hellerung • Fares Helou • Esther Hoffenberg • Yu Huo • Marie-Anne Iacono • Henri-François Imbert • Annemarie Jacir • Dagmar Jacobsen • Patric Jan • Yves Jeuland • Thierry Jousse • Khalil Joreige • Ann Julienne • Ali Kaaf • Olivier Kaeppelin • Cédric Kahn • Elisabeth Kapnist • Nada Karami • William Karel • Aki Kaurismaki • Ademir Kenovic • Nino Kirtadzé • Baudoin Koenig • Gérard D. 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Martin Scorsese: “‘Je suis extrêmement inquiet d’apprendre que le réalisateur et producteur syrien Orwa Nyrabia a été arrêté par le régime syrien, est détenu dans un lieu inconnu et privé de toute communication avec lemonde exterieur, y compris sa famille proche. La communauté internationale du cinéma doit rester vigilante, et porter attention à toute injustice perpétrée contre contre nos collègues artistes. Nous devons maintenir la pression pour obtenir la libération immédiate d’Owa Nyrabia”.
— Martin Scorsese

Orwa Nyrabia a été arrêté le 23 août à l’aéroport de Damas, alors qu’il s’apprêtait à se rendre au Caire. Arrêté par la « Sécurité » du régime syrien, il a été conduit dans un des cachots des services de renseignement. Nous sommes sans nouvelles de lui depuis six jours.

Directeur du Festival de documentaires Dox Box, internationalement reconnu comme un festival de référence, membre du jury des festivals d’Amsterdam, de Téhéran, de Leipzig et de Copenhague, Orwa Nyrabia est un cinéaste syrien indépendant, producteur de films documentaires, notamment avec Arte. Il a partagé, avec son associée Diana Al Jaroudi, le Grand Prix de EDN (European Documentary Network) pour leur exceptionnelle contribution au développement du film documentaire.

Après une formation de comédien à l’Institut Supérieur de Théâtre dont il est sorti en 1999, Orwa Nyrabia a été premier assistant-réalisateur sur le film d’Ossama Mohammed, Sacrifices, et il a tenu l’un des rôles principaux dans La Porte du Soleil de Yousri Nasrallah, en 2004. Ces deux films, produits par Arte, ont été sélectionnés au Festival de Cannes.

Orwa Nyribia appartient à la jeune génération de cinéastes et cinéphiles syriens, amoureux du cinéma du monde entier et épris de liberté. Son arrestation nous inquiète et nous indigne.

Nous exigeons qu’Orwa Nyrabia soit remis au plus vite en liberté.

Les signataires :

La Cinémathèque française, Le Festival de Cannes, La SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), La Scam (Société Civile des Auteurs Multimédia), L’ARP (Société Civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs).

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Venise 2012, prise 1

Ouverture

(The Reluctant fundamentalist de Mira Nair)

Riz Ahmed, dans The Reluctant Fundamentalist de Mira Nair, film d’ouverture

La 69e Mostra s’est ouverte le 29 août avec le faste et l’optimisme de rigueur. Pourtant sa situation est précaire, pour des raisons qui tiennent à la situation économique de l’Italie, à l’affaiblissement de la place de la culture, et notamment du cinéma, dans ce pays, mais aussi à des problème propres au plus ancien festival du monde. Mal à l’aise dans l’île du Lido dont les infrastructures peinent à accueillir aussi bien les projections que les festivaliers, devenu d’un cout exorbitant pour de nombreux professionnels,  il est également sujet à une double concurrence qui pourrait s’avérer mortelle. Une semaine après s’ouvrira le Festival de Toronto, qui s’est imposé comme un des principaux rendez-vous de la planète, et la porte d’entrée des Etats-Unis pour les films du reste du monde. En novembre, ce sera au tour du Festival de Rome , création politicienne très richement dotée qui ne fait pas mystère de vouloir devenir le plus grand festival de la péninsule.

Face à cela, le retour à la direction artistique de la Mostra d’Alberto Barbera est la meilleure nouvelle possible, tant cet authentique cinéphile, également bien introduit dans les milieux politiques et professionnels, fait figure de héros de la dernière chance. Une réussite, nécessaire mais pas suffisante, est d’ores et déjà à porter à son crédit, avoir fait venir des stars hollywoodiennes, et deux films très attendus, ceux de Terrence Malick et Paul Thomas Anderson. Un projet porte une partie de ses espoirs, la création d’un marché. Cette édition, et ses suites, diront si cela suffira à résister aux multiples menaces, dont la moindre n’est pas l’arrivée à la tête de Rome du précédent directeur de Venise, Marco Müller, bien décidé à prendre l’ascendant sur la manifestation qu’il aura incarnée durant huit ans.

Cette 69e édition s’est donc ouverte, avec un film… intéressant. The Reluctant Fundamentalist (« Fondamentaliste malgré lui) de réalisatrice indienne Mira Nair, est un produit hollywoodien assez banal dans sa facture, mais où on décèle deux singularités. D’abord si n’importe quel scénariste vaguement progressiste prendrait acte que les horreurs commises depuis un siècle à peu près partout dans le monde par les Américains les empêchent de se présenter comme de braves gens face aux attaques islamistes, il est plus rare de trouver une mise en parallèle méthodique des effets meurtriers de l’intégrisme du marché et de l’intégrisme islamique. Les « fondamentaux » – du Coran ou de profit – sont ici invoqués dans une stricte équivalence, inséparable de l’autre aspect singulier du film situé entre New York et Lahore, de septembre 2001 à septembre 2011 : celui de pouvoir observer ce que donne l’utilisation de schémas narratifs et de mise en scène américains mis en œuvre par des non-occidentaux, le romancier pakistanais Moshin Hamid dont le livre a servi de base au film, et la réalisatrice. Hormis ces intérêts plutôt abstraits, pas grand chose à se mettre sous les yeux durant la projection.

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Miracle sur le Nil

La Vierge, les Coptes et moi… de Namir Abdel Messeeh

Jeune réalisateur d’origine égyptienne vivant près de Paris, Namir Abdel Messeeh se lance dans ce qui paraît d’abord un projet impossible : à la fois une introspection « à la Woody Allen », sur lui-même, ses rapports à ses origines, à sa maman et à la création, et une étude sur un phénomène anthropologique, les apparitions de la Vierge aux coptes d’Egypte. Et puis, plan après plan, de Billancourt au Caire puis dans un village copte de Haute Egypte d’où sa famille est originaire, il découvre pas à pas comment l’introspection, le deuxième degré, l’attention aux autres peuvent se répondre.

Hilarant et subtil, La Vierge, les coptes et moi affronte les questions les plus tendues (la situation des chrétiens en Egypte aujourd’hui – juste avant le changement de régime) et les problèmes les plus complexes : qu’est-ce que voir ? que voir collectivement ? que croire à ce qu’on a vu – ou cru qu’on a vu ? Et aussi : qu’est-ce qui fait communauté, pour quelqu’un qui ne veut ni rompre avec ceux qui composent sa famille, ni se soumettre à leurs règles de vie en lesquelles sil ne se reconnaît pas. Un virtuose sens de l’humour, et d’inventives idées de réalisation et de montage, servent de viatique à Messeeh, mais cela ne suffirait certainement pas.

Une chose est d’embaucher sa propre mère comme productrice pour tenir tête au « véritable producteur » qui ne veut plus accompagner le projet, une autre est de savoir alors filmer cette dame, par ailleurs très hostile à l’idée d’affronter en Egypte les relations des gens à la religion, d’être capable de la montrer aux autres – nous, les spectateurs. Une chose est d’inventer avec des paysans du Nil l’improbable projet d’une reconstitution « pour de vrai » d’une apparition afin d’en faire un tournage, une autre est de construire sa propre place, en apparaissant à l’image et en la fabriquant, dans le relation avec des personnes pour lesquelles il éprouve affection et respect, tout en se sentant très loin de leur rapport au monde.

C’est dans la qualité de son regard sur les autres tels qu’ils sont que réside la force fédératrice du cinéma que pratique Namir Abdel Messeeh. Aux côtés de ces villageois filmés avec une infinie considération se construit l’idée d’un territoire commun des croyances et représentations populaires, croyances et représentations dont le cinéma serait une manifestation contemporaine d’autant plus mystique qu’elle se donne comme réaliste. Et c’est précisément parce qu’il croit, sinon aux miracles, du moins en ceux qui eux, y croient, que son film en devient un, de miracle.

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Mais de quel siècle ?

Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde (Sortie le 29 août)

Peter Doherty et Charlotte Gainsbourg

Tout de suite quelque chose ne va pas. Le corps, ou plutôt la présence, la manière d’être là à l’écran de ce jeune homme en costume bourgeois du 19e siècle. Un corps – et un visage – que beaucoup reconnaitront comme ceux du musicien punk rock Peter Doherty, une apparence qui surprendra les autres par son côté poupin, pas tout à fait fini, quelque chose d’imprécis et de flottant dans les traits et la manière d’exister. Ni un homme jeune du 19e siècle (l’idée qu’on s’en fait), ni un héros de film (l’idée qu’on s’en fait).

Ah oui, tout de suite, autre chose aussi ne va pas. L’action se situe à Paris, mais tout le monde parle anglais, à commencer par cette omniprésente et lancinante voix off, qui est supposée être celle d’Alfred de Musset, tout de même.

Tout de suite, ceci et cela que ne va pas suscite un trouble, une curiosité, d’abord un peu sceptique avouons-le, ne serait-ce que parce que la réalisatrice de Stella ne semblait pas particulièrement armée pour une telle entreprise. Mais bientôt il apparaît que ces écarts initiaux suffisent, et annoncent le meilleur : de cette brèche, Sylvie Verheyde va faire un abîme, avec le renfort de Charlotte Gainsbourg, qui tarde à apparaître et aussitôt s’impose, incroyable de justesse et de force fragile. Un abîme fascinant et musical, qui se met à résonner d’improbables échos, entre la mélancolie du dandy et un très actuel mal-être, entre des façons éloignées d’utiliser les mots, pour avouer et tromper à la fois la difficulté d’aimer et de ne pas aimer, façons qui semblent soudain très actuelles, mieux, très quotidiennes, malgré leurs tournures datées et leur vocabulaire choisi.

La lumière, les lumières et les ombres, ont une grande part à la mise en place de ce vertige affectif et sonore. Les extérieurs laiteux, comme pris dans une lumière blanche qui, loin de tout décoratif, invente un espace entre onirisme et trivialité répondent en mineur aux intérieurs, d’une sombre sobriété, qui anéantit les fadaises de la « reconstitution d’époque ». A l’unisson, les corps, ceux des deux personnages principaux mais aussi des autres protagonistes, conquièrent une étrange forme d’existence, à la fois très réelle et fictionnelle, jusque dans l’infilmable scène d’orgie, cérémonial dérisoire tournée sans aucune arrogance envers les situations et ceux qui s’y trouvent confrontés. La gestuelle aussi, très singulière, frôlant le comique parfois (et c’est heureux !), entre chorégraphie, convenances et simplicité.

Lentement mais sûrement, l’entière légitimité d’être allé chercher l’ancien chanteur de The Libertines pour le rôle s’impose. Une star du rock plutôt destroy est-elle l’équivalent contemporain d’un poète romantique d’il y a 150 ans ? Question bidon, en tout cas superficielle et limitée. Analogie bas de gamme et histoire de l’art tâtasse. Le film s’échappe vite de cette facilité, existe pour lui-même, accueille les harmoniques et les contradictions des personnages, des acteurs, des références. Ça bouge. Plutôt lentement, sinon secrètement, mais de manière vivante.

Est-ce la présence de Doherty qui détermine l’usage de l’anglais ? Peu importe, ce décalage devient une précieuse ressource du film, l’entraine vers le cœur de ce qui vibre dans cette réalisation où, dans la littéralité même de la reprise de grands passages du livre de Musset, c’est la notion d’adaptation qui s’évanouit. Au point que la seule fausse note est finalement dans le titre : il ne s’agit ici pas plus du 19e que du 21e siècle, pour tout ce que cela pourrait avoir de sociologique ou d’anecdotique. Il s’agit de personnes humaines affrontées aux choix, engagements, renoncements et aveuglements de la vie, il s’agit de désir, de courage et de lâcheté, de lucidité et d’arrangements. Peut-être, sans doute, était-ce déjà ainsi chez Musset, la distance dans le temps et les couches de vernis scolaire l’avaient occulté. Ce film qui littéralement invente son présent en témoigne avec un éclat d’autant plus fort qu’il semble assourdi.

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Neil Armstrong. Un grand pas pour la mondialisation

Depuis le 20 juillet 1969 et l’alunissage d’Armstrong et d’Aldrin, le monde est vu d’ailleurs, et vu par tout le monde.

Lorsque, le 20 juillet 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posent sur la Lune, leur acte représente une foule de significations –scientifiques, politiques, romanesques, etc. Parmi elles, de manière symbolique, leur arrivée sur la Lune permet pour la première fois à des hommes de regarder la terre depuis une autre planète –les esprits chagrins ne manqueront pas de souligner qu’il y a alors déjà des années que la boule bleue a pu être observée depuis des modules orbitaux, photographiée et filmée.

Il reste qu’il est différent d’être cette fois arrivé ailleurs, et de se trouver en situation, au moins imaginaire, de construire un autre point de vue stable sur notre monde, et qui permet de l’embrasser tout entier.

Cette expérience prend toute sa valeur symbolique du fait que ce déplacement de point de vue, s’il est vécu en personne par les trois passagers d’Apollo XI, est également vécu en direct par plusieurs centaines de millions d’humains. Pulvérisant les précédents records d’audience, le voyage sur la Lune est la première expérience partagée simultanément par autant de gens.

Cette double massification –la terre comme totalité, les terriens comme collectivité– est due à la collaboration de deux dispositifs technologiques, celui qui permet la mission spatiale et celui de la télévision. En ce sens, le 20 juillet 1969 peut à bon droit être tenu comme une possible date de naissance de ce que nous nommons la mondialisation, ou la globalisation, et de la perception de ce processus.

A la fin du XIXe siècle, il avait fallu un temps extraordinairement bref, moins de quatre ans, pour que les opérateurs Lumière parcourant la planète pour à la fois filmer et projeter «montrent le monde au monde». 70 ans plus tard, une opération d’une ampleur encore supérieure se produit dans ce qui est vécu comme l’instantanéité (qu’on baptisera du nom bizarre de «temps réel»).

A ce double phénomène, construction d’un autre point de vue et partage collectif de ce point de vue, s’ajoute une troisième dimension, elle aussi symbolique de la période qui s’ouvre: le doute, très tôt proclamé par certains, et toujours actif sur la réalité de l’événement. La manipulation par les pouvoirs, et les soupçons –fondés ou non– de manipulation, sont vieux comme le monde, la possible décision de faire de la manipulation un spectacle mondial serait, elle, une nouveauté, qui fait partie de l’ère qui commence.

Le Système des objets de Baudrillard vient de paraître. La mondialisation ne va pas sans son corollaire, la puissance du virtuel, le trouble face à ce qui assure que le réel est réel.

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La vie comme un parc

Tokyo Park de Shinji Aoyama (en salles le 22 août)

Il y a des vivants et des morts, des parents et des enfants, un frère et une sœur qui n’est pas sa sœur, un philosophe tenancier de bar homosexuel, des amoureux et un dentiste, un bébé dans une poussette rose et un gros arbre, des bancs, des lieux pour la nuit et des lieux pour le jour. On circule naturellement des uns aux autres. L’ami mort est coloc de Koji l’étudiant en photographie, jusqu’à ce que la copine du défunt retrouve le sens de la marche. Le passage de l’argentique (l’appareil photo de feue maman) au numérique (l’appareil à gagner des sous et de l’adrénaline en filant une jolie jeune femme dans tous les parcs de Tokyo pour révéler une géométrie fossile et aquatique) est un passage du Rubicon – ou de son équivalent japonais.

C’est un film très étrange qu’invente ici Shinji Aoyama, cinéaste surtout connu pour l’immense Eureka, mais qui continue depuis 1996 une œuvre passionnante, dont il est assez incroyable qu’elle soit aussi peu accessible en France. Comment expliquer que des films tels que le sublime Eli Eli, mais aussi La Forêt sans nom, Crickets et Sad Vacation, n’aient jamais été distribués ? Etrange, Tokyo Park l’est surtout pas sa manière de circuler naturellement dans des espaces et entre des situations que rien ne rapprocherait. Il le fait avec une sorte de grâce sereine, qui magnifie les sentiments par une savante mais quasi-invisible stratégie de l’effleurement. Il y a quelque chose de stratosphérique dans les relations entre les multiples personnages, une perception météorologique des liens, attractions et tensions qui les relient sans que jamais rien ne soit souligné ou imposé.

Le « parc » du titre renvoie ainsi moins à l’un des principaux décors du film qu’à une idée du monde, de l’existence individuelle et du rapport aux autres, représentation mentale construite par le film comme un espace d’étendues ouvertes, d’allées, de bosquets, de grands arbres, d’ombres et de lumière, de bassins qui peuvent être profonds ou réduits à un miroir. Un espace où seraient aussi secrètement reliés des lieux, mais aussi des temps, et des états (vivant/mort, frère-sœur/amants) en principe disjoints. Un parc un peu borgésien sans doute, y compris du fait de la mélancolie qui y règne, à l’horizon de son apparence plutôt ludique.

Au cœur d’un tel accomplissement, léger et mystérieux, se trouve la notion de mise en scène, au sens de proposition d’un univers intérieur par des éléments très simples, histoires d’amour, conflit familial, intrigue plus joueuse que policière autour d’une éventuelle trahison et d’une surveillance. Invisible et souveraine, la mise en scène joue ici comme assemblage impalpable proposé à chaque spectateur, mais qui ne peut être vraiment effectué que par lui, soit une de ses formes les plus élégantes qui se puissent imaginer.

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Mort de Tony Scott: l’art délicat de la nécrologie

Cinq questions  soulevées par le traitement par la presse française de la disparition du cinéaste.

Le suicide de Tony Scott, le 19 août, a suscité une polémique en France après la parution sur les sites de Télérama et de L’Express de nécrologies où les rédacteurs refusaient de faire du réalisateur de Top Gun et de USS Alabama un grand cinéaste sous prétexte qu’il était mort. Aussitôt, de nombreux internautes ont manifesté leur fureur et s’en sont pris aux auteurs de ces articles, Jérémie Couston et Eric Libiot, et au passage aux critiques eux-mêmes –les attaques qu’on a pu lire sur les sites ne constituant qu’une partie de cet iceberg de protestations, les sites étant modérés et de nombreuses critiques ayant également été émises sur Facebook ou Twitter.

L’épisode soulève plusieurs questions qui, toutes emberlificotés les unes avec les autres, deviennent illisibles et accroissent l’impression d’une boite de Pandore inconsidérément ouverte.

Inscription dans un rapport au passé

Première question: qu’est-ce qu’une nécrologie dans un média? C’est un texte qui ne se contente pas d’énoncer des faits (date de naissance et de mort, principales actions notables du défunt, circonstances de son décès), mais qui entreprend un travail complexe d’inscription dans un rapport au passé –qui il a été, pourquoi il a compté, en quoi il a joué un rôle significatif— et au présent –ce qu’il convient d’en garder, en quoi, même mort, il est «toujours là», par ce qu’il laisse et ce qu’il symbolise (voir, sur cet aspect, dans la revue Questions de communication n°19, les articles d’Alain Rabatel et Marie-Laure Florea, «Re-présentations de la mort dans les médias d’information», et, de Marie-Laure Florea seule, «Dire la mort, écrire la vie. Re-présentations de la mort dans les nécrologies de presse»).

Contradiction entre nécrologie et critique

Deuxième question: dans quelle mesure le rédacteur d’une «nécro» est-il supposé faire part de son opinion personnelle, même quand elle est négative ou mitigée à propos de la personne disparue?

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Un amour de Delmira

Demain ? de Christine Laurent, en salles le 22 août

C’est qui cette fille ? Une enthousiaste, une excitée, une passionnée ? Une qui écrit, qui a envie de rencontres, qui a envie d’aimer ? Une qui ne sait pas toujours ce qu’elle veut, ou en tout cas par où y aller. Une belle fille, en tout cas, oui. Une nature. Du genre qui tourne la tête des hommes, et retourne les sens de ses parents, mais aussi détourne les projets de ses amies. Un cas. Elle s’appelle Delmira ? Connais pas. Mais cette énergie, cet espoir d’exister par soi-même et avec les autres, mais pas comme les autres ont prévu, ça oui. On connaît, on reconnaît. Ça vient de très loin et d’à côté, ça fait la vie dans ce qu’elle a de plus vivant, et des films aussi, parfois.

On est où ? Une grande maison dans un parc, des costumes d’autrefois, des gens qui parlent avec des accents un peu chantants. On est ici et au loin, il y a 100 ans et maintenant. Ce sera dit, à un moment : l’Uruguay, début du 20e siècle. Mais l’Uruguay, hein… autant dire le pays des rêves de poètes et de jeunes femmes trop gourmandes d’exister.

Il se trouve, mais qui le sait ?, que l’Uruguay du début du 20e siècle a été un peu cela, une utopie démocratique aux antipodes, plus européennes que jamais l’Europe ne réussit à l’être, avec amour éperdu des lettres et des arts, constitution égalitaire et féministe, rêve d’un autre monde. Enfin, il se trouve… en tout cas, cela a été vécu et raconté tel, par certains, et qui construiront les prémisses des mouvements de libération sud-américains, à une époque où presque tous croient encore que les Etats-Unis sont un modèle démocratique. Il y aura eu ce drôle de gars, Ugarte, qui croise une fois le chemin de la Delmira et elle ne s’en remettra jamais. Pas amoureuse de lui, non, amoureuse de son idée et de son style.

Laure de Clermont dans Demain? de Christine Laurent

Amoureuse, elle l’est du garçon qu’elle a épousé, mais le mariage, non, elle ne l’aime pas du tout. Elle aime danser et écrire, elle aime la danse et les orages, la lumière tôt le matin. Alentour, en ces lieux et temps plus ou moins rêvés, plus ou moins historiques, on réalise les premiers de ces trucs bizarres qu’ensuite on appellera des films. Premières caméras, premières projections. On dirait qu’ils sont inventés tout exprès pour garder la trace de ce désir et de cette jeunesse.

Et c’est ce que fait Christine Laurent. Cent ans ou presque après que Delmira Agustini (1886-1914), poétesse uruguayenne, ait été tuée par son amant, qui était aussi son mari. Elle n’avait pas 30 ans, en Europe, cette Mecque de la civilisation, la grande boucherie allait commencer. Presque toute son œuvre (non traduite en français) paraitrait à titre posthume. On apprend un peu au passage de cet épisode d’une histoire lointaine, tant mieux, pas très important. L’important, c’est l’ombre qui habite les plans et où se jouent l’espoir d’écrire, la passion du rythme et du mot pour partager quelque chose d’informulé. L’important, c’est le suspens de la danse solitaire du père de Delmira, et comment soudain tout ce qu’a été une vie, et tout ce qu’elle n’a pas été, peut s’épanouir dans l’accompagnement des gestes qui ailleurs, autrement, seraient ridicules, et là sont magnifiques. L’important c’est de faire la beauté du Guépard, sans Delon ni Lancaster ni Cardinale, sans figurants ni grands décors, dans le vertige d’une langue, la vibration d’une lumière et l’élégance des corps.

Elle fait ça, Christine Laurent,  elle a du trouver en cette Delmira dont elle aussi ignora longtemps l’existence (pourtant elle connaît bien l’Uruguay, on le sait depuis son bouleversant Transatlantique), elle a du rencontrer une sorte de sœur, à demi-retrouvée, a demi-inventée, c’est le même geste, ici. Son film est une syncope, un battement de cœur qui s’accélère et se suspend, une affaire de souffle plus que de narration.

 

 

Entretien avec Christine Laurent

 

« D’où vient votre intérêt pour le personnage de Delmira Agustini ?

–       Il vient de ma longue fréquentation de l’Uruguay. J’ai été mariée presque dix ans avec un membre des Tupamaros (mouvement révolutionnaire et de résistance à la dictature qui a écrasé ce pays de 1973 à 1985). J’y ai fait un film, Transatlantique (1996). J’y ai rencontré beaucoup d’amis, dont la poétesse Idea Vilariño, jusqu’à sa mort en 2009, et à qui Demain ? est dédié. Elle était aussi une grande traductrice, on lui doit notamment beaucoup des plus belles traductions en espagnol de Shakespeare. Je la voyais souvent, un jour où j’étais chez elle, elle a ouvert une armoire et a sorti des coupures de presses, des lettres, des manuscrits, et un livre écrit par elle, et elle m’a dit : « tu devrais mettre ton nez là-dedans. Si quelqu’un peut faire un film sur cette personne, c’est toi ». La personne en question était Delmira, dont j’ai découvert l’existence à ce moment.

–       Dès ce moment vous avez su que vous feriez un film ?

–       Dès que j’ai commencé à lire et à étudier ces documents, je me suis passionnée pour Delmira. Plus tard, je suis allée à la Bibliothèque nationale uruguayenne, où se sont ouvertes d’autres armoires. Il n’y avait pas seulement des documents littéraires, j’ai touché sa robe de mariée, j’ai vu ses poupées, ses manuscrits, on m’a mis dans la main la mèche de cheveux que la mère a coupée… Delmira devenait physiquement très présente. Le film devenait une évidence.

–       Mais ce film, vous ne l’avez pas tourné en Uruguay.

–       C’était impossible, pour ce film-là. Il n’y a pas d’infrastructure. L’Uruguay est un des plus petits pays d’Amérique latine, et un des plus pauvres. On peut y réaliser des films, et il y a aujourd’hui une jeune génération de réalisateurs, pionniers, très talentueux, mais il faut travailler dans des conditions qui ne correspondaient pas à ce projet-là. De toute façon, je ne voulais surtout pas faire de la reconstitution, il fallait tout réinventer pour être plus fidèle. Changer de pays était un bon moyen – c’est d’ailleurs ce que j’avais déjà fait à l’époque d’Eden Miseria, l’histoire d’Isabelle Eberhardt, qui se passe en Algérie et que j’ai tournée aux îles du Cap Vert.

–       Mais pourquoi au Portugal ?

–       C’est un autre pays que je connais très bien, je fais des mises en scène de théâtre chez Luis Miguel Cintra depuis 20 ans. Demain ? fait converger beaucoup de ce qui a compté dans ma vie, sur deux continents et à des périodes différentes. En outre, j’ai rencontré au Portugal un producteur formidable, Luis Urbano, le producteur de Miguel Gomes, ce qui a évidemment facilité la mise en chantier du film.

–       Mais vous avez choisi de faire s’exprimer les personnages en français.

–       En Uruguay à l’époque, la langue chic c’était le français. Le pays a connu une grande prospérité, grâce à l’exportation du bétail, notamment en France, et ceux qui en bénéficiaient ont fait de la France un modèle. Tous ces propriétaires étaient d’origine européenne, souvent française et plus particulièrement basque (même si le père de Delmira est d’origine italienne et sa mère allemande). Donc la présence du français a un sens. En même temps, la génération des parents parlait espagnol, mais avec un accent dû à leurs origines, alors que la génération suivante parlait espagnol sans accent. J’ai transposé cela en donnant les rôles des personnages d’âge mur à des acteurs qui parlent français avec un accent, et ceux des plus jeunes à des acteurs qui parlent français sans accent.

–       De quelle documentation disposiez-vous pour écrire le film, et comment décidez-vous de l’utiliser?

–       Avec mon coscénariste Georges Peltier, nous avons lu tout ce qu’elle a écrit, et pratiquement tout ce qui  a été écrit sur elle et sur son œuvre. Nous disposions comme corpus d’informations de quelques lettres, de ses poèmes et d’éléments biographiques souvent contradictoires. Nous avons inventé en nous inspirant de ces éléments. Par exemple la rencontre avec Ruben Dario a bien eu lieu, mais ce qu’on voit est une fiction imaginée par nous à partir des lettres dont nous disposions. Tous les personnages du film ont existé.  Enfin, le point de départ pour concrétiser le film a été la découverte de la maison, à Sintra près de Lisbonne. A partir de là, j’ai su que le film pourrait se construire entièrement dans et autour de ce lieu.

–       Ugarte est une des figures importantes du film.

–       C’est Idea qui m’avait incité à porter la plus grande attention au personnage d’Ugarte. On a longtemps considéré Manuel Ugarte (écrivain, publiciste et homme politique argentin, 1875-1951) comme une sorte d’intellectuel voyageur et Don Juan, plutôt superficiel. Mais il a joué un rôle politique fondateur en Amérique latine au début du 20e siècle, notamment par sa critique précise et lucide du risque que représentaient les Etats-Unis, alors largement regardés comme un idéal, pour un continent dont ils allaient effectivement organiser durant tout le siècle l’oppression et l’exploitation. Les Argentins eux-mêmes sont en train de réhabiliter son rôle dans l’histoire de l’Argentine. Ugarte a joué un rôle décisif pour Delmira même s’ils ne se sont vus que trois fois, et jamais seuls. Il lui a ouvert le monde. Là aussi la lettre de Delmira à Ugarte citée dans le film est authentique.

–       La tonalité de Demain ? est très singulière.

–       J’ai cherché à entremêler le tragique et le comique. Le comique retarde le moment de la tragédie. Je voulais me tenir au plus loin du théâtre bourgeois, aller là où les mots ne peuvent plus rien expliquer, ne plus rien résoudre. Je voulais cette rupture, qui est aussi une rupture avec les habitudes des spectateurs. Contraste, surprise, brusquerie. Un film féministe ou romantique ou psychologique aurait commencé par le double meurtre, et le film aurait prétendu l’expliquer. Je ne voulais surtout pas ça : un crime d’amour, ça ne s’explique pas.

–       Vous n’avez pas seulement écrit et réalisé le film, vous avez aussi conçu les costumes et les décors.

–       Dans le cas de ce film, cela allait ensemble, il fallait inventer les formes, les matières qui permettraient à Delmira d’apparaître. Il ne s’agit en aucun cas d’un biopic. Et ce n’est pas non plus un film culturel sur l’œuvre d’une poétesse latino-américaine… Demain ? raconte un parcours singulier, une exigence intime, l’histoire de cette jeune femme qui choisit le mariage pour en sortir ensuite, afin d’atteindre ce vers quoi elle tend. Elle déjoue tous les schémas, aussi bien le conformisme de la génération de ses parents que les méthodes de libération de ses deux amies, qui sont féministes et ne comprennent rien à ses choix. C’est une aventure de vie.

–       Comment définiriez vous Delmira ?

–       Elle est indéfinissable, sinon par la négative. Ce n’est pas un personnage romantique, ni un personnage féministe. Elle n’est pas asociale, mais elle essaie de trouver un chemin à elle. C’est par là qu’il y a une véritable modernité, qui est du même mouvement celle de sa vie, de son art, de ses amours. Lorsqu’avec Jacques Rivette et Pascal Bonitzer nous écrivions Jeanne la pucelle, on disait : « elle sait ce qu’elle veut mais elle ne sait pas comment y arriver ». Cela vaut aussi pour Delmira. Elle s’invente littéralement un chemin, à partir de ce qu’elle éprouve de manière très intime. Le film essaie aussi de faire percevoir ce que c’est que de faire sortir de soi, de son être, quelque chose de très personnel qui vous habite. Ce n’est pas un film sur la poésie comme production de texte, mais sur ce geste d’aller chercher en soi ce qui vous hante pour le porter vers la lumière. Et comment la société réagit à ça.

–        En arrière plan, on découvre l’Uruguay du début du 20e siècle comme une sorte de terre d’utopie.

–       Cela a été le cas. L’Uruguay est un pays inventé comme Etat-tampon entre le Brésil et l’Argentine. Sous la présidence de José Battle y Ordeñez au début du 20e siècle, des réformes inspirées par le modèle républicain français, mais en fait souvent beaucoup plus progressistes, par exemple le vote des femmes, ont été instaurées, dans un contexte de prospérité économique qui durera jusqu’à la fin des années 1920. Le pays a réellement été alors une enclave de progrès très étonnant, qu’on appelait « la Suisse de l’Amérique latine », ou « la petite tasse d’argent ». Cette modernité paradoxale fait que ce monde d’il y a un siècle, et situé de l’autre côté de la terre, n’est pas si étranger au nôtre.

–       Le film était-il très écrit ?

–       Entièrement. Les dialogues sont tous dans le scénario, il n’y a aucune improvisation, même si le tournage accueille aussi les événements qui se produisent, les accidents, comme j’ai appris à les intégrer grâce à Jacques Rivette. Par exemple le ballet des déménageurs s’est inventé sur le plateau, quelques instants avant qu’on tourne, avec les machinistes et un électricien. Le tango du père n’est pas non plus dans le scénario, c’est en voyant l’acteur jouer que j’ai repensé à mon propre père et comment il m’avait appris à danser…

–       Qui sont les acteurs ?

–       Les jeunes sont pour la plupart sinon des débutants, du moins des comédiens qui n’ont pas encore tenu de rôles de premier plan au cinéma – sauf les deux amies de Delmira, jouées par Beatriz Batarda, la star montante du cinéma et du théâtre portugais, et par Lolita Chammah. Mais il y a aussi de très grands acteurs portugais, comme Luis Miguel Cintra, ami fidèle, avec qui j’ai beaucoup travaillé au théâtre et au cinéma. Adriano Luz, qui joue le père, avait le rôle principal des Mystères de Lisbonne de Raoul Ruiz, il vient de la troupe de Luis Miguel… Ainsi que Teresa Madruga.

–       Aviez-vous défini des principes pour la réalisation ?

–       Je savais que le film serait peu découpé, qu’il fallait que les espaces et les durées puissent s’épanouir. Pour chaque film je fais un livre, avec plein de notes, de dessins, de photos, d’échantillons. C’est le document auquel tout le monde se réfère, c’est la bible commune. Des peintres qui m’accompagnent depuis toujours, comme Manet et Balthus, sont des inspirations plus ou moins conscientes pour composer les images. Je viens de la peinture et du dessin, j’ai commencé comme décoratrice et costumière, c’est comme ça que j’ai rencontré René Allio, et c’est en le voyant travailler que j’ai « dévié » vers le cinéma.

–       L’image est très originale, notamment par son utilisation du noir.

–       Dans ce film, je savais que l’obscurité et les trouées de lumière joueraient un grand rôle. Nous avons beaucoup travaillé cela avec le directeur de la photo André Szankowski, qui est un jeune chef opérateur brésilien très doué – il a fait l’image des Mystères de Lisbonne. C’était mon premier film tourné en numérique, il m’a beaucoup aidé à trouver les nuances et les ambiances que je voulais en utilisant cette technique. Demain ? est un film où les ellipses sont essentielles, elles sont aussi à l’intérieur des plans eux-mêmes, grâce à ces zones d’ombre.

–       Qu’est-ce que le petit film qu’on voit à la fin ?

–       C’est la première séquence que nous avons tournée. J’avais d’abord pensé commencer le film comme ça, mais finalement je préfère qu’on s’arrête avec ces images, qui à la fois suggèrent qu’on n’en saura pas plus parce qu’il n’y a rien de plus à savoir, et simultanément que, grâce au cinéma, Delmira continuera d’exister. C’est comme un salut, où elle reste vivante et énigmatique.

 

Cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

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Total Forgettable

Total Recall de Len Wiseman

Colin Farrell dans Total Recall

Au début des années 90, avec une intelligence dont on aurait tort de s’étonner, Hollywood prenait acte de la grande mutation en cours qu’on commençait à appeler la révolution du virtuel. Branché sur les avancées technologiques dans la Silicon Valley alors en plein essor, des scénaristes, producteurs et réalisateurs trouvaient notamment chez le romancier de science-fiction Philip K. Dick, mais aussi dans les thèses du philosophe Jean Baudrillard sur le simulacre, la matière à des projets de blockbuster capables de mettre en scène ce bouleversement des relations entre réel et imaginaire, un thème qui en effet concernait directement leur activité. C’est l’acteur Arnold Schwarzenegger, alors bêtement affublé par beaucoup d’une image de brute épaisse, qui aura le plus méthodiquement et le plus intelligemment accompagné cette thématique, avec Total Recall de Paul Verhoeven (1990), Last Action Hero de John MacTiernan (1993) et True Lies de James Cameron (1994), sans oublier le film qui marque un tournant décisif dans l’utilisation des images virtuelles, Terminator 2, également de Cameron (1991). En 1998, The Truman Show de Peter Weir donnera de cette mise en fiction de la question du virtuel la version la plus simpliste, tandis que deux grands films, Man on the Moon de Milos Forman et Fight Club de David Fincher, portent le thème à incandescence en 1999, la même année que l’habile mais nettement moins subtil ExistenZ de David Cronenberg.

22 ans après, le meilleur gag du remake de Total Recall sorti ce 15 août sur les écrans français est sans doute d’être produit par une société nommée Original Films. Rien n’est original dans le film, qui pique allègrement à droite et à gauche les idées de décors (pillage éhonté de Blade Runner… première grande adaptation à l’écran d’un texte de Philip K. Dick), de design et de gadgets, sans parler des péripéties. Reprenant les mêmes prémisses que Souvenirs à vendre, la nouvelle de Dick, et pas mal de ressorts du film de1990, qui déjà  s’éloignait beaucoup du bien plus complexe texte d’origine, le scénario est surtout marqué par un parfait désintérêt pour le trouble qui faisait l’enjeu du premier film, enjeu vaillamment conservé par Verhoeven comme une interrogation durant toute la projection.

Hollywood n’a pas renoncé à travailler ces interrogations, de Matrix à Inception, pour ne citer que deux des meilleurs exemples, les aventures dans les épaisseurs du réel continuent. Rien de tel avec le reboot de Len Wiseman, insipide histoire de combat contre une dictature standard. S’il a un vague intérêt, c’est qu’il s’y joue un curieux phénomène, qui peut être relié au principal événement technologique advenu au cinéma à grand spectacle ces dernières années : le passage à la 3D. Total Recall est en 2D, mais en termes de mise en scène sa seule idée originale concerne une séquence où des cabines d’ascenseur circulent dans les trois dimensions, se croisant aussi bien horizontalement que verticalement. Comme si l’idée de la 3D venait brièvement ensemencer la réalisation, alors même que l’essentiel de celle-ci, mais surtout le scénario aplatissent au contraire le film, le privant de sa dimension d’incertitude, du jeu sur le passage entre différents niveaux de réalité, de voyage dans l’espace mental. Cet aplatissement est traduit visuellement par l’invention plutôt ridicule du nouveau scénario : le voyage sur mars est remplacé par une improbable traversée de la terre dans une sorte de métro, ou de train de banlieue reliant l’Angleterre à l’Australie ( ?). Ce passage par le centre de la terre (clin d’œil involontaire au titre québécois du premier Total Recall, Voyage au centre de la mémoire), est tout ce qui reste d’intériorité à ce film… totalement oubliable.

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