Olivier Barlet est sans doute le meilleur connaisseur français (donc européen) des cinémas d’Afrique. Le titre de son nouveau livre, Les Cinémas d’Afrique des années 2000, ne rend pas justice à l’ampleur des informations, analyses et réflexions ici rassemblées. Si cet intitulé insiste sur un des mérites de l’ouvrage, privilégier une approche contemporaine, qui tire les leçons actuelles d’une histoire désormais longue de plus d’un demi-siècle, il ne traduit pas l’exhaustivité d’une approche qui éclaire l’ensemble d’un processus historique et théorique. Ce processus est défini par la période coloniale, par les décolonisations et leurs suites politiques comme par les constructions idéologiques successives qui ont cherché à en tirer les leçons et à définir de nouvelles conceptions des possibilités de représentation et de narration, où le cinéma occupe une place particulière, due à ses ressources et ses contraintes propres.
Se refusant aux simplifications abusives, cette approche prend en considération à la fois la durée longue du processus et sa fragmentation, ce qui rapproche et ce qui distingue l’Afrique sub-saharienne autrefois sous domination française, anglaise ou Portugaise, le cas de l’Afrique du Sud, les pays du Maghreb, l’Egypte… Elle considère également les différentes approches « occidentales », essentiellement française et anglo-saxonne. Edouard Glissant, Frantz Fanon, le grand théoricien du post-colonialisme Achille Mbembé, Marie-José Mondzain penseuse des puissances démocratiques de l’image font partie des principaux repères intellectuels de cette approche qui, à partir du cinéma, permet un questionnement dépassant largement ce seul domaine. Symétriquement, le travail d’Olivier Barlet, sans jamais cesser de s’intéresser à son objet, ouvre d’importantes perspectives sur le cinéma en général, et même sur les enjeux de fiction, de représentation et d’imaginaire, bien au-delà des seuls cas africains.
Arpentant en tous sens le territoire complexe des cinémas d’Afrique (les biais introduits pas l’expression « cinéma africain » font partie des sujets débattus), Barlet en soulève les enjeux esthétiques, politiques, techniques et économiques, tels qu’ils ont existé, et tels qu’ils ont été formulés au cours des décennies. Il le fait en s’appuyant sur un immense thésaurus, le travail mené depuis une décennie dans le cadre du site www.africultures.com , qu’il dirige et où il a signé la plupart des milliers d’articles consacrés au cinéma. A l’intérieur du texte aujourd’hui publié, un système de renvoi très simple permet de retrouver sur le site web des développements concernant chacun des points abordés, transformant ainsi le livre en une très utiles base de données raisonnée, même si l’ouvrage a été entièrement rédigé en vue d’une lecture continue.
Cette lecture est égayée par l’érudition joueuse de l’auteur, qui multiplie citations d’écrivains et de cinéastes, jongle avec les références à des centaines de films comme à des proverbes et formules venus de toute l’Afrique. Ces procédés rhétoriques permettent de lier des chapitres généralistes, retraçant à grands traits des tendances lourdes, et des chapitres plus thématiques, qui ouvrent par exemple une réflexion approfondie sur ce que peut le cinéma face à l’Itsembabwoko (le nom que les Rwandais donnent au génocide qui a ensanglanté leur pays), ou, dans un registre très différents, l’étude des effets du « modèle » Nollywood, cette explosion de productions bon marché diffusées en vidéo à domicile qui a fait du Nigeria un des plus grands pays de productions d’images, mais sans doute pas un pays de cinéma.
Travaillé de contradictions qui sont celles-là mêmes auxquelles les cinémas d’Afrique sont confrontées (relations avec les gouvernements de leurs pays, et avec les anciennes puissances coloniales, opposition entre goût des publics locaux et valorisation internationale, dialectique ou antagonisme du petit et du grand écran, rôle réel du piratage…), le livre d’Olivier Barlet y trouve une forme supplémentaire de vitalité. Celle-ci se nourrit d’abord d’une réelle affinité avec les films, d’une sensibilité extrême aux ressources thématiques et émotionnelles d’œuvres souvent convoquées pour leur exemplarité, mais aussi, pour les meilleurs d’entre elles, revendiquées dans leur complexité et leur ouverture. Le sous-titre Une perspective critique fait résonner l’effective mise en perspective de l’histoire à la lumière du présent selon une approche qui ne cesse de poser des questions, et la place singulière que l’auteur réclame pour le travail critique au sens strict, à juste titre désigné comme une des pierres angulaires d’un possible essor. Succédant quinze ans après au Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question (L’Harmattan, 1996) du même auteur, Les Cinémas d’Afrique des années 2000 s’impose ainsi comme le nouvel ouvrage de référence sur l’ensemble des sujets mobilisé par le cinéma en Afrique.
Vous m’avez reproché la dernière fois mon attitude, donc je vais m’efforcer de ne pas prendre le ton de l’attaque.
Mais difficile de ne pas hurler quand on lit “le meilleur connaisseur français (donc européen) des cinémas d’Afrique.” On doit donc s’attendre à ce que vous ayez lu non seulement tous les livres anglais sur la question (trop facile), mais aussi allemands, espagnols, italiens, tchèques, danois, hongrois, suédois… pour que cette remarque puisse être considérée comme étant valide. Peut-être bien qu’Olivier Barlet est le meilleur connaisseur européen des cinémas d’Afrique. Mais le raccourci “français donc européen” me semble particulièrement douteux.
Détail? Certes, et votre article est par ailleurs très intéressant. Mais détail dangereux.
Bonjour, et merci de l’effort de courtoisie. Il me semblait clair que cette formulation était une provocation, non pas au sens où ce qu’elle dit serait faux, mais poserait question.
Je n’ai d’ailleurs pas non plus lu tous les ouvrages en français sur les cinémas d’Afrique, donc la première partie de la phrase est également contestable.
Je maintiens, bien sûr, ce que j’ai écrit: c’est une opinion, et non l’affirmation d’un fait, auquel cas ça n’aurait pas de sens.
Bien cordialement. JMF
Touché! Puisque je suis en effet provoqué. Mais permettez-moi dans ce cas-là de demander: quel est l’intérêt d’une provocation qui brosse dans le sens du poil? Une provocation qui forcerait la critique française à s’ouvrir à d’autres (le décalage en France entre la visibilité des films internationaux, extraordinaire, et la visibilité des critiques internationaux (ales), très faible, ne cesse de m’étonner), à se rendre compte qu’il existe d’autres manières de penser le cinéma etc, serait la plus bienvenue. Une provocation qui indique au lecteur français que vraiment, tout est à sa portée et que le discours français sur ce qui est non-français peut lui suffire, me semble une “provocation” plus rassurante qu’autre chose.
L’intérêt était, sans s’y étendre, d’interroger la singularité du rapport français à ces enjeux. Je partage votre avis sur le manque de visibilité d’approches étrangères dans le champ de la réflexion sur le cinéma. Le cas des cinémas d’Afrique me semble singulier dans la mesure où les deux autres angles d’approche significatifs, à ma connaissance, sont non-européens: états uniens et africains. C’est pourquoi j’ai parlé de l’Europe. L’approche de Barlet se situe clairement au sein d’un héritage intellectuel français, celui de la critique, il le revendique et s’en explique (héritage qui n’est pas incarné que par des français, bien sur, Michelson, Rosenbaum, Jones, Wilson, Kehr, Conley aux USA, Cousin en GB, Hasumi et ses disciples au Japon, l’équipe de Caïman en Espagne, celle de Seans en Russie, Quintin en Argentine, Apra, Ghezzi et allii en Italie pour ne citer que des exemples particulièrement frappants) témoignent du contraire. Mais, oui, il y avait bien en filigrane une marque de défiance envers les post-colonial Studies et leur manière de viser à prendre le contrôle de ce domaine de pensée.. Même si nous,divergeons, je suis heureux que vous l’ayez perçu. Très cordialement.