Chris Marker, explorateur du siècle

 

Il est mort le jour de ses 91 ans, le 29 juillet. Jusqu’au dernier moment, il aura surveillé le score de son film Chat écoutant la musique sur YouTube. Rien d’anecdotique à cela,  mais une curiosité sans fin pour les techniques modernes et un amour des chats, deux des nombreuses facettes de l’homme qui avait choisi de s’appeler, le plus souvent, Chris Marker.

Marker aura été, toute sa vie, un « homme de son temps ». Tellement en phase avec le présent qu’il n’aura cessé d’en explorer toutes les dimensions, dans l’espace, la durée, les idées et les techniques. Avant et mieux que d’autres, il aura compris les périls de la médiatisation, et choisi de ne pas apparaître en public. Après la mort d’un chat particulièrement cher, il prendra l’apparence de celui-ci, nommé Guillaume-en-Egypte, pour émettre commentaires, apologues et facéties. Lors de la mobilisation-réflexe après le 21 avril 2002 qui vit une foule spontanément descendre dans la rue suite à l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, il reconnaitra comme un signe fraternel la présence parmi la foule de chats, et de masques de chats – ceux du peintre et street artist Thoma Vuille – faisant écho aux chats ornant les murs de la ville. Ce sera son dernier long métrage, Chats perchés (2004), aux confins du journalisme militant et du cinéma, avec les ressources de la vidéo légère dont il aura toute sa vie accompagné les mutations.

Chris Marker était cinéaste, mais aussi… mais aussi voyageur, bidouilleur de machines,  chercheur en poésie, internaute insomniaque, étudiant en sciences politiques, observateur des pratiques des autres artistes, mélomane. Chercheur, anthropologue, savant, pataphysicien. Et, donc, écrivain, éditeur, photographe, vidéaste. Et cinéaste.

On ne sait pas grand chose de l’enfance de Christian-François Bouche-Villeneuve, né à Neuilly le 29 juillet 1921, sinon son amitié adolescente avec Simone Kaminker, qui deviendra Signoret, élève dans un établissement voisin du sien – il le racontera dans Mémoires pour Simone (1986), un des nombreux films qui, d’une manière ou d’une autre, participent de l’immense travail de complicité active, avec des amis – connus personnellement ou pas – qui font aussi partie de son œuvre – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Akira Kurosawa, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Andrei Tarkovski, Costa Gavras, Nagisa Oshima, Agnès Varda… Le plus remarquable exemple de cet activisme à 360° est sans doute cet accomplissement exceptionnel dans l’univers de la télévision, L’Héritage de la chouette (1989), treize fois 26 minutes pour comprendre le monde contemporain à partir de ses sources dans la pensée grecque. Pas une succession : un réseau. Un réseau de pensée, d’amitié, d’agencement de compréhension.

Le réseau, la clandestinité… CF Bouche-Villeneuve est devenu Marker sans doute durant la Résistance, peut-être – il y a tant de légendes, la plupart créées par lui – comme traducteur aux côtés des troupes américaines. L’action, la pensée, les arts aussi et toujours, c’est là, à la Libération, cela s’appelle alors « Peuple et Culture » et « Travail et Culture », associations nées elles aussi de la Résistance, où se croisent communistes et chrétiens de gauche, où il fait la connaissance d’André Bazin et d’Alain Resnais. Il publie un beau roman qu’il n’aimait pas, Le Cœur net (1949), dont Jean Cayrol écrira la préface, il coréalise le magnifique Les statues meurent aussi avec Resnais, où la beauté des images et la finesse du commentaire sont des armes affutées contre le colonialisme français alors encore triomphant : terminé en 1952, le film est immédiatement interdit, et pour longtemps.

Marker écrit (en particulier un admirable Giraudoux par lui-même en 1952), Marker filme, Marker voyage et dirige une collection qui bouleverse l’idée même de guide de voyage, Petite Planète, aux éditions du Seuil. Il photographie aussi, peut-être surtout à ce moment. Cinéaste ? Pas encore vraiment : il est en train d’inventer quelque chose d’autre, qui sera longtemps au cœur de son style. Une manière à lui d’organiser son extraordinaire virtuosité dans le maniement des mots et dans la création d’images. On en vérifiera les puissances dans un des tout premiers films qu’il signe, Lettre de Sibérie, 1958, avec la scène du « Iakoute qui louche », scène montrée sous trois jours différents selon le commentaire, séquence saluée en son temps par Bazin comme l’acte de naissance d’un genre dont Marker restera l’un des maîtres, le « film-essai ».

Cette relation particulière mots/images, appuyée sur le rapport au voyage et sur l’engagement politique, est au principe de l’essentiel de son œuvre « documentaire » du début des années 60, Description d’un combat (1960, en Israël), Cuba si (1961), Le Mystère Koumiko (1965, au Japon qui devient une de ses destinations de prédilection), Si j’avais quatre dromadaires (1966, composé de photos prises partout dans le monde et d’un dialogue à trois). Mais elle caractérise aussi sa réalisation la plus célèbre, La Jetée (1962), sans doute un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, agencement d’images fixes et de mots qui construisent une vertigineuse boucle à travers le temps, pour une fraction de seconde mouvement, le regard d’une femme crucifiée par l’amour et la mort.

De cet instant de mouvement du monde et des sentiments au croisement du récit par les mots et de la construction des images, il est permis de voir le point de départ d’une série décisive, en trois temps : 1) avec Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui est ici co-auteur à part entière, pour le geste à la fois plus modeste, plus attentif au réel, et à bien des égards plus clairvoyant, et aujourd’hui d’une pertinence intacte, qu’est Le Joli Mai, ce mois de mai 1962 alors que la guerre d’Algérie approche de son terme et que Paris et la France changent d’époque. 2) Loin du Vietnam (1967), projet pensé politiquement comme geste collectif, qu’il met sur pied et coordonne sans rien réaliser lui-même, mais en concevant le montage final qui réunit  Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens et Michèle Ray (le segment tourné par Agnès Varda ne figurant pas dans le montage final, comme d’ailleurs celui du Brésilien Ruy Guerra). Soit une idée de la pratique du cinéma qui dépasse la fabrication de l’objet film, pour devenir l’intelligence d’une pratique. 3) Ce que relance et déploie l’expérience simultanée de la création d’une coopérative, Slon (qui aujourd’hui s’appelle Iskra et travaille toujours) et d’une initiative : accompagner par le cinéma une grande grève ouvrière, celle de la Rhodiacéta à Besançon en mars 1967. Il en nait un film, A bientôt j’espère, un débat, avec les ouvriers filmés et leur famille, qui critiquent le film, et un geste : mettre à leur disposition le matériel de tournage, pour qu’ils tournent selon leur propre approche leur situation. Naîtront des films, et une structure, les Groupes Medvedkine, qui durant six ans feront vivre d’autres hypothèses de cinéma.

Medvedkine, c’est le grand cinéaste révolutionnaire soviétique, l’inventeur du ciné-train qui déjà voulait rendre à ceux qu’on filme le pouvoir sur les images qu’on fait d’eux, l’auteur de l’iconoclaste Le Bonheur (1934) que Slon distribuera en salles, le cinéaste ayant traversé l’espoir et la trahison de l’espoir révolutionnaire à qui Marker consacrera plus tard le lucide et bouleversant Le Tombeau d’Alexandre (1993). Mais déjà, avant la succession des ciné-tracts (1967-68) et des films d’intervention « On vous parle… » (du Brésil, de Paris, de Prague – 1969-1971), c’était en 1967 la mise en place de nouvelles méthodes réinventant l’articulation de l’action collective héritée de Travail et culture et du geste ô combien personnel du virtuose compositeur d’images et de mots.

Première image du premier Ciné-tract

Au cours de la décennie qui commence alors (1967-1977), Chris Marker alimentera la pensée, la vision, la sensibilité par une telle quantité de travaux qu’on ne peut les énumérer, d’autant qu’il ne signe pas la majorité d’entre eux, collaborant, en France et dans le monde – notamment dans les colonies portugaises à l’heure de leur lutte de libération – à d’innombrables projets inséparablement artistiques, politiques et pédagogiques.  De cette décennie, et des ses racines historiques et idéologues, c’est aussi et surtout lui qui tirera le bilan terriblement clairvoyant, celui de l’espoir trahi, dans le sang et la torture des dictatures fascisantes, en particulier en Amérique latine, dans les trahisons meurtrières et les ridicules sinistres des régimes « socialistes », dans l’inaboutissement des espoirs d’un autre monde né un peu partout sur la planète durant les années 60 : à l’opposé du cynisme ou de l’abdication des « nouveaux philosophes », Le fond de l’air est rouge (1977) reste la grande œuvre politique de ce changement d’époque.

Publiant le texte du film (Maspero, collection Voix) comme il avait auparavant publié au Seuil, sous l’intitulé Commentaires les textes de ses précédentes réalisation, Marker y écrivait « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ». Foudroyante mise en contact de l’enjeu historique (la fin des « grands récits » annonciateurs des lendemains qui chantent) et de la forme cinématographique (le rapport texte-image).

La suite logique, artistiquement et politiquement logique, sera la reconstruction dans et hors le dispositif « film » des modes de représentation et de récit, avec une conscience aigüe des effets humains et poétiques des nouvelles technologies. Ce sera la correspondance imaginaire de Sans soleil qui, en 1982, voit le basculement du monde des images à un moment où on ne parle pas encore de numérique, et le traduit dans ce voyage incantatoire qui fera des listes « des choses qui font battre le cœur » de Dame Sei Shônagon un mot de passe entre des milliers et des milliers de proches, dans le monde entier. Ce seront les premières installations, réunies sous l’appellation « Zapping Zone », qui se multiplieront de 1981 à 1993, prenant des formes multiples et transitoires. Il y aura le film Level 5 (1996), qui continue de défaire l’agencement des formes cinématographiques, tient du jeu vidéo à un niveau que celui-ci ignore alors, et du site Internet qui n’existe même pas. Et puis le CD-Rom Immemory (1998), qui est lui un voyage spirituel anticipant les ressources du virtuel pour circuler dans l’histoire du cinéma, la mémoire personnelle de l’auteur et les grands enjeux politiques de son temps. Génie du montage de cinéma capable d’organiser dans le déroulement linéaire du film des trajectoires multiples (jamais gratuites), selon un mode contrôlé dont La Jetée reste le modèle puis avec l’ouverture des arborescences revendiquées par Le Fond de l’air, Marker entre cette fois de plain-pied dans les puissances du multimédia.

Par des chemins différents, et en particulier des rapports à la technique qui ne se comparent pas, Chris Marker et Jean-Luc Godard auront été de manière synchrone les deux grands ouvriers de la réflexion en acte sur les puissances et faiblesses du cinéma en interaction avec le cours de l’histoire contemporaine. C’est vrai depuis le dialogue à distance entre Le Joli Mai et Masculin-féminin et Deux ou Trois choses que je sais d’elle jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les inventions de chacun quand aux potentialités de circulation de déplacement entre des « zones » que l’habitude tient séparées – chez Godard, exemplairement dans Histoire(s) du cinéma.

Depuis toujours passionné de technique et des enjeux politiques et esthétiques des appareils, Chris Marker vit à partir des années 90 non seulement dans l’amoncellement de films et de documents qui étaient son habitat naturel, mais dans une véritable caverne des merveilles et bidules technologiques. Pour lui qui depuis toujours pense en termes de réseau, l’essor d’Internet est l’évidence d’opportunités sans fins, vers d’autres branchements, d’autres associations, ludiques comme la chronique politico-ironique tenue par Guillaume en Egypte sur le site Poptronics des Bazooka, mais aussi ouvertes sur de multiples explorations.

Ce sera  notamment la création de L’Ouvroir sur Second Life, un espace d’exposition virtuel où son double félin guide le visiteur d’expositions photos en rencontres et questionnement. On peut encore le visiter sur le site Gorgomancy qui réunit nombre de fabrications markeriennes récentes, et y voir aussi son dernier court métrage, Leila Attacks[1], mais pas y circuler en mode interactif comme dans l’univers virtuel tel qu’il avait été créé avec un musée de Zurich, et où figuraient en particulier l’admirable ensemble de photos réunies sous l’intitulé « Staring Back »[2] .

Le virtuel n’est pas pour lui un ailleurs, encore moins une échappatoire au monde réel, son engagement immédiat et sans réserve contre les agressions serbes en Bosnie, qui se traduisent pas deux films, Le 20 heures dans les camps (1993) et Casque bleu (1995) en sont parmi les témoignages évidents (complété par Un maire au Kosovo, en 2000, avec François Crémieux). Au contraire, il est parmi les premiers à comprendre comment le virtuel fait partie du réel, et combien il importe d’en prendre acte, et d’y agir. Y compris avec l’outil classique du montage, comme lorsqu’il interroge le regard d’Adolf Eichman filmé par Leo Hurwitz regardant Nuit et brouillard (auquel Marker a tant contribué), dans Le Regard du bourreau (2008).

Ce geste contemporain entre en résonnance, en même temps qu’avec l’œuvre au long cours, avec ses artefacts les plus récents, les nouveaux ensembles photographiques (The Passengers, 2011), les dessins et montages envoyés aux amis sur Internet, les petits posts sur Youtube, et surtout la sublime installation vidéo The Hollow Men, qui a été présentée dans nombre des plus grands musées du monde. Mais pas au Centre Pompidou à Paris, qui à la grande tristesse et non moindre fureur de Marker, lui avait fermé ses portes[3]. C’est à Genève, sous l’intitulé Spirales. Fragments d’une mémoire collective. Autour de Chris Marker qu’aura été organisée en 2011, pour ses 90 ans, la plus complète rétrospective d’un des inventeurs qui aura le plus inspiré d’artistes et de penseurs durant le siècle.

La dernière image connue mise en ligne par CM (mais il y en à évidemment beaucoup d’autres à découvrir)

PS: Son amie Agnès Varda a envoyé ce petit message:

Chris MARKER va nous manquer. Il a commencé à exister pour moi en 1954, par sa voix. Il téléphonait à Resnais, qui montait mon premier film. Son intelligence, sa rudesse, sa tendresse, ont été une de mes joies tout au long de notre amitié. Tous ses amis avaient accès à un peu de lui. Il envoyait des  dessins, des collages. Lui seul sans doute replaçait les pièces de son auto-puzzle. Il s’en va, sachant qu’il a été admiré et très aimé. Je le rencontrais avec plaisir, mais quand je l’ai filmé dans son atelier, son antre de création, on l’entend, mais on ne le voit pas. Il a choisi depuis longtemps de se faire connaître par son travail et non par son visage ou par sa vie personnelle. Il a choisi le dessin qu’il a fait de son chat Guillaume-en-Egypte pour se représenter. Il a aussi choisi – au moins pour un temps – d’apparaître dans “Second life” sous forme d’un grand type clair, un avatar qui circulait sur une île et discutait avec une chouette.

Le voilà dans sa troisième vie. Longue vie là-bas !

Agnès Varda 30 juillet 2012

Chaque année, Chris Marker envoyait à ses amis une carte de voeux de son cru. Ce sera la dernière reçue de son vivant…

 

 

 

 

 

 

 


[1] Des puristes considèreront comme le dernier film de Marker l’image qu’il a envoyée en 2011 au groupe Damon and Naomi pour accompagner leur morceau And You Are There. Pourquoi pas ? un film avec une seule image est aussi une option.

[2] Ces photos ont été éditées par les éditions MIT Press.

[3] A Paris, l’installation a été présentée à la Galerie de France, début 2008.

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Le chevalier de l’illusion

The Dark Knight Rises de Christopher Nolan

Dans une des scènes d’action les plus réussies de The Dark Knight Rises, Bane, le «méchant», s’empare de Wall Street pour opérer une manipulation boursière destinée à ruiner Bruce Wayne, le richissime héritier qui, dans le passé, revêtait les attributs de l’homme chauve-souris pour sauver la ville de Gotham.

Cette séquence est à la fois  complètement idiote, habile, et significative du film dans son ensemble.

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Idiote, comme souvent les ressorts strictement factuels des films de superhéros, puisque plus personne ne croit que pour manipuler des cours de bourse il faille physiquement s’emparer du lieu où elle s’exerce –c’est d’ailleurs ce qu’un trader dit à Bane: «Mais qu’est-ce que vous fichez là? Il n’y a pas d’argent ici!»

Habile, parce qu’elle prend en charge un nouvel «ennemi public», la Bourse devenue symbole de tous les soupçons depuis la crise des subprimes.

Significative, surtout, parce que le principe même des Batman selon Christopher Nolan (et son frère Jonathan, son coscénariste et producteur) consiste à rendre visible ce qui est abstrait.

N’importe quel super-vilain (pas seulement dan les fictions, cf. Goldman Sachs ou Barclays) est capable de trafiquer la Bourse depuis le confort de son bureau ou de son yacht.

Pas de ça chez Nolan: il faut montrer, il faut justement rendre visible ce qui est devenu virtuel, et en faire un (rentable) spectacle, afin de questionner la nature et la validité de ce qu’on voit.

C’était la grande idée d’Inception (2010): montrer et expliquer en détail ce qui se passe là où c’est en principe invisible (dans la psyché des personnages): une idée très précise du cinéma. Ou plutôt: une idée très précise du spectacle, depuis la tragédie grecque.

Il ne faut pas se laisser impressionner par le déluge d’effets spéciaux et de paillettes, les Nolan sont des intellectuels sérieux, des Européens nourris aux sources classiques de la culture occidentale, et qui ont en outre tout compris du fonctionnement de Hollywood. C’est d’ailleurs ce qui fait de Christopher Nolan sans doute le plus grand auteur de sa génération (avec David Fincher, et sous réserve d’un retour en forme de M. Night Shyamalan) au sein du système des Studios.

Chez Nolan, personnages et situations sont littéralement des illustrations d’idées, il faudrait plutôt écrire: d’Idées. Oui oui, comme chez Platon: la Justice, la Vérité, le Sens de la Vie, et aussi la Société, ramenée à sa forme fondatrice: la Cité.

La «cité», abstraction philosophique, c’est Gotham qui sera d’ailleurs isolé du reste du territoire par la destruction des ponts. Elle est à l’écart, un écart théorique, du pays (les Etats-Unis, leur président et leurs forces armées n’apparaissent fugacement que pour témoigner de leur impuissance et de leur bêtise) et du monde, transformé en un vaste glacis informe où confins hostiles (et «orientaux») et coulisses prometteuses d’un repos sophistiqué (un Fernet Branca sur une piazzetta de Florence, trop chic!) sont à portée d’une collure au montage, autant dire nulle part.

C’était la réussite quasi parfaite du précédent film, The Dark Knight: la capacité d’enchaîner du même élan longs débats sur le sens de l’action individuelle et collective, exploits spectaculaires et explosions.

Si Nolan rejoue la même recette cette fois-ci, c’est avec moins d’inspiration: ça grince entre les séquences de dialogues et les séquences d’action, les discours sonnent un peu trop longs et sentencieux –alors qu’on sait, notamment depuis Le Prestige (2006), de quelle efficacité les frère Nolan sont capables aussi dans l’utilisation de la parole, et quelle importance ils lui accordent.

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Le cinéma chinois face à l’envahisseur venu de Hollywood

Alors même qu’il connait une expansion exceptionnelle, le cinéma chinois se sent menacé par l’ouverture aux produits hollywoodiens.

Le Festival de Shanghai qui s’est tenu en juin a été l’occasion d’une étrange levée de boucliers. Etrange parce qu’elle a réuni des gens qui d’ordinaire s’ignorent, quand ils ne se méprisent pas ouvertement. On a en effet entendu s’exprimer d’une même voix les ténors du cinéma commercial chinois et les principaux représentants du cinéma d’auteur.

Dans un pays où, alors que la production et la diffusion des films connaît une explosion foudroyante, la séparation est radicale entre une approche commerciale et une approche artistique, il était singulier de retrouver à la même table Jia Zhang-ke, Lou Ye et Wang Xiaoshuai, figures de proue de la création et de la recherche célébrés par tous les festivals du monde, et Feng Xiaogang, signataire de blockbusters officiels, Guan Hu, représentant d’une génération venue du clip, de la pub et de l’esthétique du jeu vidéo, ou Lu Chuan, en train de conquérir sa place parmi les jeunes loups de l’industrie. Un seul mot d’ordre, qui semblait venu d’une époque révolue: halte à l’invasion américaine.

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DVD pour l’été (1ère salve)

The Story of GI Joe, de William Wellman.
L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu,
d’Andrei Ujica.
Lila Lili
et Petites Révélations
, de Marie Vermillard.

 

1 The Story of GI Joe, de William Wellman, Wild Side Vidéo, collection «Classics  Confidential».

Robert Mitchum et Burgess Meredith dans The Story of GI Joe

A tout seigneur tout honneur, voici l’édition parfaite d’un film exceptionnel. Exceptionnel, The Story of GI Joe, sorti en France sous le titre à la fois niais et assez exact Les Forçats de la gloire, l’est d’abord parce qu’il s’agit d’un des meilleurs films de guerre jamais réalisé. Il est signé d’un très grand réalisateur, William Wellman, que la singularité de ses opinions (pas seulement sur le cinéma) et un caractère de cochon, tirent à l’écart des feux de la reconnaissance.

Connu pour avoir cassé la figure de Daryl Zanuck, «bête noire de Jack Warner et de Louis B. Mayer» [*], cet ancien héro de l’aviation américaine durant la première Guerre mondiale, dont les engagement progressistes sont célèbres, a déjà tourné plus de 60 films (dont L’Ennemi public, premier grand film noir avec James Cagney, la première version de Une étoile est née, L’Etrange Incident, réquisitoire contre le lynchage, Buffalo Bill qui pour la première fois donnait la parole aux Indiens…) lorsqu’on lui propose ce scénario, lui aussi singulier à plus d’un titre. Il s’agit en effet de rendre hommage non à une action héroïque ou à une figure exceptionnelle, mais aux trouffions de base qui se battent toujours.

Chroniqueur des trouffions

On est en 1944, il faudrait prêter davantage d’attention à ce qui distingue les films de guerre tournés durant les conflits de ceux qui seront réalisés ensuite, une fois la guerre gagnée et la légende en train de s’écrire – sur ce plan, le seul rival de The Story of GI Joe est le chef d’œuvre de Raoul Walsh, Aventures en Birmanie. Le titre revendique ce projet, mais le film le décale à nouveau, en faisant très intelligemment d’un civil le personnage central: le correspondant de guerre Ernie Pyle, devenu très célèbre justement pour s’être fait le chroniqueur des hauts faits et des souffrances quotidiennes, des trouffions, sur tous les fronts où combat l’US Army.

Wellmann, qui en bon aviateur méprise les rampants, rencontre Pyle, même pas un soldat, ils deviennent les meilleurs amis du monde. Un très bon acteur qui n’a rien d’une star, Burgess Meredith, a déjà été embauché, choisi par le journaliste pour jouer son rôle, de préférence à Gary Cooper, Fred Astaire ou James Cagney.

Des vétérans, pas des vedettes

Le reporter et le réalisateur travaillent ensemble sur le projet, préférant s’appuyer sur des données de premières mains à commencer par les articles de Pyle et son livre, et les images effectivement tournées en pleine action par un autre grand de Hollywood, John Huston, et qui feront la matière de son admirable La Bataille de San Pietro (1945 toujours). Pour jouer les soldats de la compagnie C du 18e bataillon de la Cinquième armée, Wellman veut des vétérans, pas des figurants.Après moult tractations, le haut commandement les lui accorde.

Il refuse aussi de prendre une vedette pour jouer l’officier qui commande l’unité à laquelle Pyke est affecté, et choisit un abonné des seconds rôles dans des séries B… nommé Robert Mitchum, qui grâce ce seul film deviendra une star.

Modernité quasi-prophétique

Du désert tunisien à la libération de Rome, le résultat est un film incroyablement dense, qui donne la préférence aux hommes sur les péripéties tout en parvenant à maintenir une tension extrême, selon une économie du récit d’une modernité quasi-prophétique, avant Rossellini, bien avant Fuller. Le véritable Ernie Pyle, qui aura beaucoup accompagné la création du film, est mort pendant la bataille d’Okinawa avant que The Story of GI Joe ait été terminé.

A film exceptionnel, édition DVD remarquable, grâce à l’initiative de Wild Side Video de le publier dans sa collection «Classic Confidential», qui se caractérise par l’adjonction d’un livre dédié au film, et surtout d’avoir confié la rédaction de ce livre à Michael Henry Wilson. On retrouve la plume de l’auteur de livres décisifs sur Raoul Walsh, Clint Eastwood et Martin Scorsese ce mélange d’érudition ultra-pointue, d’affection pour les films et ceux qui les font, d’humour tongue in the cheek qui en font l’un des meilleurs raconteurs de l’histoire du cinéma qu’on connaisse. Accompagné de nombreux documents photographiques, le livre inscrit avec verve l’aventure de GI Joe dans ses différents contextes, celui de la grande histoire, celui de l’histoire d’Hollywood, et celui de l’histoire du langage cinématographique.

2 L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu d’Andrei Ujica. Mandragoa International.

Sorti en salle l’automne dernier, le film d’Ujica démontrait avec une virtuosité sidérante les puissances du montage cinématographique pour construire d’autres regards sur la réalité et sur l’histoire. Utilisant uniquement des archives de propagande produites sous le contrôle du Parti Communiste Roumain, s’abstenant de tout commentaire en voix off, il déployait avec finesse, humour et cruauté les replis d’une domination où le geste, le mot, la routine, le spectaculaire, le jeu sur les apparences et sur les sentiments, le détournement des idéaux et l’inversion des signes deviennent les agents d’un contrôle total et vétilleux.

Archive et réquisitoire

L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu est à la fois une véritable leçon d’histoire de la deuxième moitié du 20e siècle, un témoignage incroyablement riche sur les êtres et les choses d’un certain temps, et un réquisitoire d’autant plus implacable qu’il est subtil. C’est aussi une archive irremplaçable des procédures de manipulation, bien au-delà des simplismes et des ridicules de la dictature roumaine.

Au vertige dynamique mis en mouvement par le film lors de sa projection, l’édition DVD ajoute une intrigante mise en profondeur. En publiant dans un livret la brève biographie des principaux protagonistes du film, il accroit le jeu sur la surface et la profondeur qui est au principe de celui-ci: les choix d’image et le montage d’Andrei Ujica montraient, en restant à la surface de ce que les oppresseurs avaient eux-mêmes voulu montrer, les abymes de déshumanisation et de misère mentale qu’ils engendraient, le petit who’s who qui l’accompagne désormais inscrit de plus la possibilité de multiples perspectives individuelles qui, là aussi au-delà de l’intérêt strictement historien, fait s’épanouir les inquiétudes et les bizarreries qui vibrent au fond de cette évocation d’un grand cirque absurde et sombre, mais d’autant plus inquiétant et bizarre d’avoir été mis en œuvre par celles et ceux qui redeviennent ici des personnes.

3 Lila Lili et Petites Révélations, de Marie Vermillard. Revolver Edition.

Rare et précieuse (mais pas chère), cette édition DVD rend accessible deux film d’une cinéaste elle aussi trop rare. Premier long métrage de Marie Vermillard sorti en 1998, Lila Lili témoignait pourtant d’une sensibilité et d’un sens de la narration, une façon singulière de faire surgir la comédie, le fantastique et le drame dans le quotidien. Marie Vermillard semble souvent filmer de manière frontale pour mieux faire apparaître ce qui se trouverait à côté, bord cadre ou hors champs: tout un monde d’inquiétude ou de rêves. Autour de son personnage de jeune fille sombre, c’était un monde à la fois réaliste et décalé qui prenait vie, il se colore aujourd’hui d’une tonalité étrange, tant ce monde-là, le monde des maltraités par la vie, notre monde, a changé, s’est durci – comme l’anticipe d’ailleurs la séquence finale. C’était la justesse de la mise en scène qui captait alors un état du réel par les moyens de la fiction, et devient ainsi également une sorte de poème ironique sur l’aggravation du malheur des uns depuis 15 ans.

Emotions de traces de lait

Huit ans plus tard, la forme brève (moins d’une heure) et éclatée de Petites Révélations déploie les ressources de la micro-fiction toujours habitée d’une prééminence de la présence à l’écran sur l’anecdote pour composer une sorte de grand chant à l’humanité, plus émouvant d’être seulement murmuré. Vous ne savez, sans avoir vu ce film qui est aussi une formidable déclaration d’amour aux acteurs, comme les traces d’un litre de lait répandu sur les pavés peut soudain troubler.

Il est absurde que ces films ne soient rendus accessibles que par un éditeur allemand, l’excellente filiale DVD de la non moins excellente revue berlinoise Revolver. Sur Internet, ce n’est pas plus compliqué de se la procurer que chez un éditeur français.

* Les passages entre guillemets viennent du texte de Michael Wilson, Le Ciel ou la boue. Retourner à l’article.

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Pour l’amour de Laurence

Laurence Anyways de Xavier Dolan

Melvil Poupaud dans Laurence Anyways de Xavier Dolan

On avait considéré avec une affectueuse ironie la protestation de son auteur, le tout jeune Xavier Dolan, regrettant publiquement d’être privé de la possibilité d’obtenir une Palme d’or, faute d’être en compétition. Mais c’est qu’il avait raison le bougre ! Et qu’on ne s’explique pas que son film n’ait pas été préféré à nombre de produits plus prévisibles et formatés qui ont encombré  la section reine du Festival. Laurence Anyways raconte l’histoire d’un homme qui, à 35 ans, proclame à ses proches ce qu’il sait depuis longtemps : qu’il est en réalité une femme, qu’il se sent femme. Le film l’accompagnera durant dix ans à la suite de ce coup de Trafalgar, soit les dix dernières années du 20e siècle.

Laurence Anyways n’est pas réductible à un film sur la transsexualité, ou l’identité sexuelle, ou même la liberté de choisir qui on est. C’est d’abord une étonnante histoire d’amour, entre Laurence et une jeune femme nommée Fred.  C’est l’histoire de quelqu’un, de quelques uns, L, F, la maman de L, la sœur de F, et une poignée d’autres. C’est aussi, ou surtout, une tempête d’images, un bonheur de filmer, de filmer fort, de filmer juste, d’être avec ceux qu’on filme pour les accompagner ailleurs, jouer avec eux (et donc aussi avec les spectateurs). Un, cinq, dix jeux, à la suite et à la fois, des pistes qui bifurquent, des listes comme en faisait la princesse japonaise Sei Shônagon, une brique peinte en rose sur un immeuble bourgeois de Trois-Rivières, les Five Roses, délicieux travestis dépositaires de toutes les chansons du monde, un orage de feuilles mortes à Montréal, le procès injuste mais imparable du chocolat noir, des pluies d’habits colorés comme un rêve de Jacques Demy, une île qu’on croirait inventée par Hergé, et un tourbillon ininterrompu d’émotions faites lumières, sons, rythmes et mots.

Et au cœur de tout ça l’admirable et renversant et complètement craquant Melvil Poupaud, si étonnant qu’on pourrait manquer de saluer ce que fait, tout à fait remarquable également, Suzanne Clément, qui joue Fred – et un des plus beaux rôles de Nathalie Baye, qui pourtant n’en manque pas.

Laurence Anyways dure dix ans, et 2h39, Xavier Dolan a tout fait, le scénario, le montage, la production, les costumes dont des capes de héro violet où Prince paraît percuter le Petit Prince – mais n’est-ce pas justement lui, XD, cet enfant bizarre descendu d’une planète trop petite ? Lui qui sait filmer la Cinquième Symphonie en 1/33, le format fondateur du cinéma, et c’est la modestie du cadre portée à incandescence par le romantisme revendiqué en même temps que tendrement moqué, mais aimé sans détour.  Cinéma, anyways.

(Reprise de la critique publiée lors de la présentation du film dans la section Un certain Regard du Festival de Cannes)

 

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Deux mondes parallèles

Historias, les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient de Julia Murat

ACAB (All Cops Are Bastards) de Stefano Solima

Historias, les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient de Julia Murat

Trois nouveautés réellement appétissantes paraissent sur les écrans ce 18 juillet. De la première, Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler, il a déjà été question ici-même la semaine dernière, mais la sortie du film a été repoussée. Le deuxième film, Historias, les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient, est lui aussi originaire d’Amérique latine, confirmant la constante montée en puissance de ce continent grâce à de jeunes auteurs. Venu non plus d’Argentine mais du Brésil, il s’agit à nouveau d’un premier film, et là aussi signé par une jeune femme, Julia Murat. Dans un village qui semble à l’écart du monde débarque un jour une autre (?) jeune femme, photographe. Rita découvre l’ambiance étrange de ce lieu où nul ne meurt plus depuis que le cimetière a été fermé, où des personnes (bien plus que des personnages) rejouent chaque jour le rituel du quotidien, avec une sincérité et une justesse déroutantes. Rita est sans aucun doute une fille d’aujourd’hui, mais à quel temps appartient ce village où les trains ne passent plus depuis longtemps ?

L’inspiration du film vient à n’en pas douter de cet immense flux romanesque qui, de Borges à Carpentier et de Vargas LLosa à Garcia Marquez, irrigue la littérature latino-américaine, sous la discutable appellation de réalisme magique. Le cinéma a cherché de nombreuses fois à s’en inspirer, et s’y est presque toujours cassé les dents. Depuis la réussite en 1967 de L’Invention de Morel de Claude-Jean Bonardot d’après Bioy Casares, on ne compte plus les récits ampoulés, les effets de manche « baroques », et tout un bazar pseudo-onirique qui aura témoigné combien cet esprit particulier ne se laissait pas aisément prendre en charge par le cinéma – un bel hommage, soit dit en passant, à la singularité de la littérature comme du cinéma.

Et voilà qu’avec une extrême simplicité cette jeune réalisatrice semble, séquence après séquence, trouver toutes les bonnes réponses, pressentir le bon rythme, inventer la juste distance à la présence effective des hommes et des femmes qu’elle filme comme aux ombres et lumières qui les enveloppent. Voilà que soudain la frontière entre réalisme et fantastique semble ne plus exister, ou plutôt n’avoir aucune importance, voilà que le territoire du conte et celui du documentaire se confondent au fil de ces plans-tableaux, qui jouent avec l’hypothèse du regard photographique de Rita. Très composé, avec un travail sur les couleurs et sur les sons d’une grande finesse, Historias fait ainsi entrer de plain-pied dans un monde où la mélancolie du temps suspendu se transforme doucement. Loin de se limiter à un peur exercice de style réussi, son potentiel poétique devient parabole de la bien réelle non-concordance des temps dans lesquels vivent nos contemporains. Plus que jamais, les humains n’habitent pas tous la même époque, et en souffrent. Pas besoin de voyager bien loin pour vérifier que cette question n’a rien d’artificiel, il suffit d’ouvrir son journal.

ACAB de Stefano Sollima

Poésie délicate contre débauche d’action shootée à l’adrénaline, apparemment tout oppose le film de Julia Murat à celui de l’italien Stefano Sollima, ACAB. Pourtant il s’agit dans les deux cas d’un premier film – en outre l’un et l’autre signés par des « enfants de », Julia est la fille de la réalisatrice Lucia Murat (Brava Gente Brasileira, Quase Dos Irmaos), Stefano est le fils d’un réalisateur de quelques mémorables westerns spaghetti des années 60, Sergio Sollima). Surtout, fut-ce pas des voies fort différentes, il s’agit d’un détour par une forme stylisée pour affronter une réalité très contemporaine. Consacré aux membres d’un détachement de la police anti-émeute de Rome, ACAB est un thriller inscrit dans un contexte documentaire, inspiré d’un livre-enquête sur l’équivalent italien des CRS, notamment suite aux crimes commis par les policiers à l’école Diaz durant le G8 de Gênes en 2001.

Un petit jeune rejoint le groupe de compagnons de lutte durs à cuire, qui se charge de l’initier aux codes et pratiques du métier, brutalité macho, solidarité sans faille du groupe, sentimentalisme et lyrisme guerrier, loi du silence… Le récit suit d’abord un schéma très convenu, tout comme est convenue l’efficacité de la réalisation nerveuse et d’une interprétation sans nuance. L’intérêt, et même l’importance du film se joue dans le lent glissement qui s’y opère vers un monde parallèle, un monde en guerre ouverte où s’affrontent sans fin, dans une permanente escalade de la violence, flics, groupes extrémistes, supporters de foot, tous chauffés à blanc par une haine sans limite. Celle-ci s’inscrit sur un arrière-fond où convergent l’activisme de groupuscules skins, un populisme raciste en plein essor, et certaines nostalgies du fascisme mussolinien.

ACAB cherche plutôt maladroitement à relier cette dimension à un commentaire concernant la politique officielle, en dénonçant les dirigeants qui à la fois entretiendraient par intérêt (lequel ?) cette violence, tout en refusant d’assumer leurs devoirs vis-à-vis de leurs employés en uniforme. Même si elle est loin d’être sans fondement, cette composante se révèle singulièrement pauvre, notamment au regard des formes modernes de contrôle social et de distorsion de la démocratie que connaît l’Italie, mais que son cinéma, à de très rares exceptions près (Moretti, et une poignée de documentaristes), se révèle incapable de comprendre.

Ce ne sont pas les mécanismes explicatifs – psychologiques ou « politiques » – qui font la force d’ACAB, mais cette évocation hallucinée d’un univers d’une violence totale, prévisible et incontrôlable à la fois, dans les rues d’une grande ville d’Europe de l’Ouest. Chez nous.

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Des Afriques, des cinémas, un livre

Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques. Olivier Barlet. L’Harmattan.

Olivier Barlet est sans doute le meilleur connaisseur français (donc européen) des cinémas d’Afrique. Le titre de son nouveau livre, Les Cinémas d’Afrique des années 2000, ne rend pas justice à l’ampleur des informations, analyses et réflexions ici rassemblées. Si cet intitulé insiste sur un des mérites de l’ouvrage, privilégier une approche contemporaine, qui tire les leçons actuelles d’une histoire désormais longue de plus d’un demi-siècle, il ne traduit pas l’exhaustivité d’une approche qui éclaire l’ensemble d’un processus historique et théorique. Ce processus est défini par la période coloniale, par les décolonisations et leurs suites politiques comme par les constructions idéologiques successives qui ont cherché à en tirer les leçons et à définir de nouvelles conceptions des possibilités de représentation et de narration, où le cinéma occupe une place particulière, due à ses ressources et ses contraintes propres.

Se refusant aux simplifications abusives, cette approche prend en considération à la fois la durée longue du processus et sa fragmentation, ce qui rapproche et ce qui distingue l’Afrique sub-saharienne autrefois sous domination française, anglaise ou Portugaise, le cas de l’Afrique du Sud, les pays du Maghreb, l’Egypte… Elle considère également les différentes approches « occidentales », essentiellement française et anglo-saxonne. Edouard Glissant, Frantz Fanon, le grand théoricien du post-colonialisme Achille Mbembé, Marie-José Mondzain penseuse des puissances démocratiques de l’image font partie des principaux repères intellectuels de cette approche qui, à partir du cinéma, permet un questionnement dépassant largement ce seul domaine. Symétriquement, le travail d’Olivier Barlet, sans jamais cesser de s’intéresser à son objet, ouvre d’importantes perspectives sur le cinéma en général, et même sur les enjeux de fiction, de représentation et d’imaginaire, bien au-delà des seuls cas africains.

Arpentant en tous sens le territoire complexe des cinémas d’Afrique (les biais introduits pas l’expression « cinéma africain » font partie des sujets débattus), Barlet en soulève les enjeux esthétiques, politiques, techniques et économiques, tels qu’ils ont existé, et tels qu’ils ont été formulés au cours des décennies. Il le fait en s’appuyant sur un immense thésaurus, le travail mené depuis une décennie dans le cadre du site www.africultures.com , qu’il dirige et où il a signé la plupart des milliers d’articles consacrés au cinéma. A l’intérieur du texte aujourd’hui publié, un système de renvoi très simple permet de retrouver sur le site web des développements concernant chacun des points abordés, transformant ainsi le livre en une très utiles base de données raisonnée, même si l’ouvrage a été entièrement rédigé en vue d’une lecture continue.

Cette lecture est égayée par l’érudition joueuse de l’auteur, qui multiplie citations d’écrivains et de cinéastes, jongle avec les références à des centaines de films comme à des proverbes et formules venus de toute l’Afrique. Ces procédés rhétoriques permettent de lier des chapitres généralistes, retraçant à grands traits des tendances lourdes, et des chapitres plus thématiques, qui ouvrent par exemple une réflexion approfondie sur ce que peut le cinéma face à l’Itsembabwoko (le nom que les Rwandais donnent au génocide qui a ensanglanté leur pays), ou, dans un registre très différents, l’étude des effets du « modèle » Nollywood, cette explosion de productions bon marché diffusées en vidéo à domicile qui a fait du Nigeria un des plus grands pays de productions d’images, mais sans doute pas un pays de cinéma.

Travaillé de contradictions qui sont celles-là mêmes auxquelles les cinémas d’Afrique sont confrontées (relations avec les gouvernements de leurs pays, et avec les anciennes puissances coloniales, opposition entre goût des publics locaux et valorisation internationale, dialectique ou antagonisme du petit et du grand écran, rôle réel du piratage…), le livre d’Olivier Barlet y trouve une forme supplémentaire de vitalité. Celle-ci se nourrit d’abord d’une réelle affinité avec les films, d’une sensibilité extrême aux ressources thématiques et émotionnelles d’œuvres souvent convoquées pour leur exemplarité, mais aussi, pour les meilleurs d’entre elles, revendiquées dans leur complexité et leur ouverture. Le sous-titre Une perspective critique fait résonner l’effective mise en perspective de l’histoire à la lumière du présent selon une approche qui ne cesse de poser des questions, et la place singulière que l’auteur réclame pour le travail critique au sens strict, à juste titre désigné comme une des pierres angulaires d’un possible essor. Succédant quinze ans après au Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question (L’Harmattan, 1996) du même auteur, Les Cinémas d’Afrique des années 2000 s’impose ainsi comme le nouvel ouvrage de référence sur l’ensemble des sujets mobilisé par le cinéma en Afrique.

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Une femme, trois femmes, deux films

La femme qui aimait les hommes de Hagar Ben Asher

Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler

Ce mercredi 11 juillet sortent sur les écrans deux films parfaitement différents, puisque parfaitement singuliers. Leur singularité est bien sûr plus importante que ce qui amène ici à les rapprocher, et qui ne tient pas qu’à la date de distribution. Ce sont l’un et l’autre des premiers films, l’un et l’autre réalisé par une femme, et l’un et l’autre consacré à des personnages féminins.  Venus de régions du monde fort différentes – Israël, l’Argentine – ce sont aussi deux films aux tonalités et aux thèmes éloignés. Ils ont pourtant encore ceci en commun : une confiance revendiquée dans les puissances du cinéma, un pari sur la construction d’une relation avec le spectateur qui ne passe ni par un discours, ni par des ruses de scénarios ou l’intimidation d’un « grand sujet ».

Disons que La femme qui aimait les hommes de Hagar Ben Asher et Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler sont l’un et l’autre des films « atmosphériques », au sens où la mise en scène travaille dans l’un et l’autre cas à faire entrer dans un environnement qui ne se définit ni par le récit, ni par tel ou tel événement, ni par aucun composant principal, mais compose un ensemble, un univers si on veut, fut-ce l’univers d’une seule personne dans le cas du premier film, de trois dans le second. Et qu’il y a là, pour qui accepte d’entrer dans ce monde – nul autre effort que celui de renoncer aux mécanismes classiques de la fiction spectaculaire – une étonnante richesse de sensations, d’émotions, de compréhension.

Hagar Ben Asher dans le rôle titre de son film, La Femme qui aimait les hommes

Hagar Ben Asher est aussi l’actrice principale de son film, elle incarne avec une présence brûlante Tamar, cette jeune femme de la campagne, qui va d’homme en homme, entre désir et addiction, tout en s’occupant au mieux de ses travaux agricoles, et de ses deux petites filles. Le retour d’un ami d’enfance, la naissance d’un sentiment amoureux qui entre en conflit avec son habituel commerce des mâles du voisinage, la frustration de ceux-ci privés d’ébats avec la fermière « facile » et attirante, forme la trame d’une course vertigineuse.

Le projet de La femme qui aimait les hommes pourrait donner lieux à dix films calamiteux, il aurait pu être graveleux, complaisant, moralisateur, simplificateur y compris sur le versant du féminisme et de la revendication du droit à la liberté sexuelle. Le film de Hagar Ben Asher n’est rien de tout cela, il est intense et troublant, il avance par à-coups en une succession de plans secs, sur une ligne de crête que surélève la qualité des images – qu’il s’agisse des corps humains ou des paysages – définies par une absence complète de joliesse, et la force intérieure de l’interprétation. La femme qui aimait les hommes n’affirme rien, ne condamne ni ne proclame. Au point de fusion de l’élan vital et de la dépendance, le film prend acte de l’ambivalence des pulsions chez les humains, les accompagne avec une rare sensibilité et une forme de respect, auquel se mêle une certaine tristesse. Il laisse ouverte, palpitante, les questions du désir et du besoin, du rapport à l’autre comme personne ou comme fonction, de la violence intérieure et de la brutalité sociale.

Martina Juncadella, Ailin Salas et Maria Canale,

les Trois Soeurs du film de Milagros Mumenthaler

Les trois très jeunes femmes du film de Milagros Mumenthaler habitent une maison hantée. Hantée par la présence de sa propriétaire, leur grand’mère qui les a élevées, et qui vient de mourir. Hantée par cette absence, mais aussi par celle, jamais mentionnée, de leurs parents, dans un pays où ce genre de situation renvoie aux horreurs de la dictature, dont une des conséquences fut de laisser tant d’enfants à la responsabilité des grands parents, les adultes ayant disparus. S’y ajoute d’ailleurs un autre effet de cette époque noire, l’hypothèse d’une adoption, comme ce fut le cas dans des conditions opaques sous le régime militaire installé par les Etats-Unis.

Sans jamais sortir de la maison et de son petit jardin, le film met en place une sorte de géographie mentale, agençant des espaces aux couleurs des angoisses, des désirs et des rêveries des trois jeunes filles. Le titre original, Aprir portas y ventanas, « Ouvrir les portes et les fenêtres », suggérait bien mieux les enjeux de cette exploration que l’intitulé tchékhovien dont il est affublé en français. Accompagnant les amours, les secrets, les trahisons ou les silences de Marina, Sofia et Violeta, Milagros Mumenthaler circule dans les pièces sombres et les décors aménagés par les jeunes filles à l’intérieur de la maison d’une autre pour mieux laisser percevoir ce qui se joue d’intérieur, et souvent d’indicible, chez chacune.

Léopard d’or au dernier festival de Locarno, Trois sœurs est un film déroutant à partir d’une situation dramatique qui semblait conventionnelle. Il convainc lentement, par sa manière de chercher en permanence sous la surface, à côté des explications prévisibles, et de croire davantage aux ressources d’une mélodie, d’une lumière ou d’un mouvement du corps qu’à la psychologie ou à la sociologie. Le plus beau étant sans doute la manière dont l’univers apparent, matériel et humain du fil se défait, pour ouvrir davantage d’espace et de possible à chacune de ses héroïnes, et à chacun de ses spectateurs.

Rectificatif: un changement de dernière minute a repoussé au 18 juillet la sortie de Trois Soeurs.

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Le plus beau film du monde

Petit passage par le Festival de La Rochelle, qui fête son 40e anniversaire du 29 juin au 8 juillet. Haut lieu de ferveur amoureuse du cinéma, rencontres multiples et amicales, salut à Bertrand Bonello qui a animé ici un atelier dans une cité et retrouvailles enjouées avec Pema Tseden, poète cinéaste tibétain dont espère que les films seront bientôt distribués, avant une conversation publique que j’aurai la joie d’avoir avec Miguel Gomes, enchanteur du quotidien. On picore dans l’éclectique programmation. Entre un Walsh insurrectionnel et sensuel, complètement fou (La Rivière d’argent, 1948) et le nouveau et magnifique Aujourd’hui d’Alain Gomis, boum ! Le plus beau film du monde.

Je sais, j’ai déjà fait le coup, je n’arrête pas. Pas plus tard qu’il y a trois jours avec Holy Motors, ou il y a 10 jours avec Faust de Sokourov, et on ne sait combien de fois avant. Et alors ? Aller au cinéma, ce n’est pas être juge arbitre dans un concours de foire. C’est même l’exact contraire de ce médiocre esprit de compétition ! Quelle importance, la beauté, l’accomplissement sans réserve par d’autres films de tout ce qu’on est en droit s’attendre du cinéma, face à l’expérience, ici et maintenant, de la rencontre avec un film. A ce moment-là, on ne voit pas les autres, on le voit lui. Et ça va comme ça.

Donc, Les Hommes de la baleine est le plus beau film du monde. Absolument et sans réserve.

Documentaire couleur réalisé en 1956, à la main, avec une des premières caméra 16mm et les pêcheurs de baleine des Açores, film d’aventure extrême hanté par Dieu, Herman Melville et le combat de chaque jours des hommes, chorégraphie cosmique à laquelle une dentelle de mots composée par Chris Marker déroule un contrepoint comme une danse de l’esprit, pierre fondatrice de ce qu’on appellera ensuite de noms incertains et maladroits – « cinéma-vérité », « cinéma direct »…

Son réalisateur s’appelle Mario Ruspoli. Il a fait ce qui n’est devenu possible qu’avec l’invention de la DV, 45 ans plus tard. Poète et gastronome, aristocrate et pataphysicien, il a regardé et écouté les ivrognes, les fous, les docteurs, les paysans pauvres, les baleines et ceux qui les affrontent et les tuent pour ne pas mourir. Bientôt, ces merveilles multiples et diverses vont devenir accessibles en DVD. On attend.

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Holy M, 2

Holy Motors de Leos Carax

 

Que devient un film très aimé, quelques semaines après ? Vu deux fois il y a un peu plus d’un mois, Holy Motors sort cette semaine en salles. J’aurais pu retourner le voir, je sais que je le ferai, en compagnie de personnes avec qui j’ai envie de le partager. J’aurais pu recopier, en la modifiant ou pas, la critique publiée ici même lors de la projection à Cannes. D’ailleurs, je la recopie, cette critique, ci-dessous, sans rien y changer. Mais à cette réaction « à chaud », ce que j’ai été capable d’en dire dans l’immédiateté et la presse festivalières, voici qu’est apparue l’envie d’ajouter un peu de ce qu’a fabriqué ce film dans les semaines suivantes, de raconter le sillage laissé dans la mémoire. Si on y songe, c’est un peu bizarre de ne toujours parler des films que comme si on venait de les voir, alors que ceux qui comptent vivent en nous d’une vie longue, et qui peut connaître, pour le meilleur ou non, bien des mutations.

Il y a le film, et il y a ce qui l’aura, conjoncturellement, entouré, et qui fait aussi partie de la trace effective laissée par une œuvre – j’ai souvent vérifié combien nous nous rappelons précisément dans quelle salle, et éventuellement en quelle compagnie, nous avons vu les films qui ensuite nous restent. Dans le cas de Holy Motors, il y a donc eu Cannes, la sélection, la chaleur et l’émotion de l’accueil, des articles inespérés dans les journaux. Et il y a eu, juste après, le mauvais coup du palmarès. Non seulement le film de Leos Carax méritait la Palme d’or et le fait qu’il ne reçoive rien est une injustice flagrante, mais dans ce cas plus que dans d’autres, une telle récompense serait venue consacrer un cinéaste dont l’importance est restée jusqu’à présent tue, sinon niée. Le  choix du jury, illisible mélange de conformisme et d’émiettement, constitue un véritable gâchis.

En même temps, mesurant l’un à l’autre ce qu’est le film de Carax et ce que sont les récompenses, il apparaissait clairement qu’aucun autre prix n’aurait été de mise, et qu’à tout prendre rien du tout vaut mieux qu’un « petit prix », ou même le prix du meilleur acteur à Denis Lavant, même s’il le mérite à l’évidence. Un cran plus loin, et c’est bien toujours de la manière dont le film aura traversé les jours ayant suivi sa projection qu’il s’agit, les lendemains de Cannes ont peu à peu confirmé l’importance de Holy Motors, engendrant le paradoxe d’être bien plus souvent mentionné que la plupart des lauréats, l’absence de récompense devenant le motif d’une marque d’intérêt supplémentaire, d’un surcroit d’affection. Cannes, malgré son jury, aura finalement bien joué son rôle en faveur du film.

Ces péripéties auraient pu parasiter le souvenir du film, lui faire de l’ombre. Ce sont au contraire de petits éclairages supplémentaires, des loupiotes d’appoint fournies par le Festival, et qui en soulignent encore mieux l’importance. Mais l’essentiel est évidemment ailleurs. Il est dans les traces laissées par la longue limousine blanche sillonnant Paris, il est dans la beauté surréelle d’Edith Scob au volant, l’élégance de sa non moins longue et non moins blanche silhouette s’approchant affectueusement, maternellement, du corps explosif de celui dont elle a la charge. L’essentiel est dans les changements de régime énergétique de celui-ci, cet être unique et multiple que le film ne quitte pas d’une semelle, et qui est à la fois Denis Lavant, Oscar que joue Denis Lavant, les nombreux personnages que joue Oscar.

C’est impossible à expliquer à qui n’a pas vu le film, cette fluidité du mouvement qui ne cesse de mener le film et son protagoniste de l’avant, en même temps que sont radicalement disjointes situations et ambiances, en même temps que mutent sèchement l’intensité de chaque épisode, et la distance à un réel qui ne cesse jamais d’être là. D’être là comme l’alpha et l’oméga de la fiction, en même temps que comme un état parmi d’autres des propositions d’imaginaire, de croyance, de fantaisie – et bien sûr de souvenirs d’autres films. D’où l’humour du film. Sa cruauté. Sa tristesse aussi.

Certains plans de Holy Motors portent la marque d’un surdoué du cinéma. Cela importe à peine. Certains cadres magnifient des visages et des corps de femme comme rarement des films en furent capables. Certains moments entrebâillent sur une violence et une tendresse irradiant de Denis Lavant, à en donner le vertige. En y repensant, cela revient très fort, la puissance des images, la folie du travail, du combat et du sexe sur fond vert, la montée dans la nef noire de la Samaritaine avec Kylie Minogue, cette jeune femme au chevet du vieillard mourant, la fulgurance d’un coup de flingue à la terrasse du Fouquet’s, cet absolu de l’humain enregistré par Etienne-Jules Marey dès l’aube du cinéma et à jamais, une infernale et sublime piéta au fond de l’égout, avec érection torse et corps surnaturel enrobé dans l’étoffe dont sont faits les songes. La paix, pourtant. La paix, là, loin des machines, et d’une société machinalement machiniques.

Holy Motors est composé d’une suite de moments, avec le recul, ces épisodes deviennent les facettes d’un film en volume, quelque chose qui ressemblerait à une architecture à la Frank Ghery, avec des trous, des changements d’axes, des zones sombres ou ultra-brillantes. Mais une architecture qui bouge, qui palpite plutôt. Il semble que, depuis, le mouvement n’ai fait que s’amplifier.

 

La critique de Holy Motors publiée sur slate.fr le 24/05

Cela commence par un rêve, rêve ou cauchemar de cinéma, traversée des apparences vers l’immensité sombre d’une salle obscure. C’est Carax, en personne, en pyjama et en compagnie de son chien qui vient sous nos yeux éberlués ouvrir cette improbable perspective. D’où miraculeusement nait une maison château bateau, splendeur de Le Corbusier entrevue le temps de livrer passage à un père de famille qui part au travail, un grand banquier qui aussitôt installé dans sa limousine extra-longue entreprend de jouer sur les marchés et de se procurer des armes pour se défendre de tous ceux que son immodeste gagne-pain accule à un désespoir possiblement vengeur. Mais attendez… Pourquoi est-ce Edith Scob, plus belle et longiligne que jamais, qui pilote cette voiture étrange, d’autant plus étrange que quiconque a lu le roman Cosmopolis de Don DeLillo sait qu’on retrouvera un autre grand banquier dans l’habitacle customisé d’une autre et identique stretch limo, dans le film de David Cronenberg programmé à Cannes deux jours plus tard? Ce n’est que le premier des effets de proximité extrême entre les signes du cinéma, effets qui s’en vont travailler tout le nouveau film de Léos Carax. La présence de l’actrice des Yeux sans visage de Georges Franju annonce l’étonnante partie à laquelle sera convié tout spectateur.

Il s’agit en effet d’accompagner Monsieur Oscar au long de sa journée de travail. Monsieur Oscar est un être humain dont l’activité consiste à devenir successivement, et sur commande, le protagoniste d’histoires toutes différentes. La grande voiture blanche sillonne Paris de rendez-vous en rendez-vous, s’écartant parfois du trajet annoncé sans qu’on sache si cette digression est une entorse au programme ou l’accomplissement de protocoles secrets.

L’intérieur de la voiture est aménagé en loge d’acteur. C’est pour l’acteur Denis Lavant l’occasion de transformations à vue, qui sont à la fois l’impressionnante exhibition des trucages auxquels recourent les artistes du masque et du déguisement, et la dérision de cette exhibition, tant il est évident que ce qu’accomplit Lavant excède infiniment les artifices du maquillage, du costume et de la contorsion.

Banquier, vieille mendiante russe, réapparition destroy du monsieur Merde du court métrage Tokyo! (occasion de la plus somptueuse piéta qu’on ait pu voir depuis 3 siècles, avec égout, zizi tordu, burqa couture et pétales de rose), père de famille, prolétaire des effets spéciaux, assassin chinois… les personnages sont aussi inattendus que différents.

Un film vivant, joyeux, tragique

Mais qui est Monsieur Oscar qui les incarne tour à tour? En quoi serait-il plus réel que ses rôles? Rien, dans le film, ne viendra l’attester. Pour s’appuyer sur les bons vieux schémas du paradoxe du comédien, il faut qu’il y ait ici le comédien et là les rôles. Rien de tel dans Holy Motors, qui ne cesse de déplacer et déjouer ce qui relèverait du «construit» –la commande passée à Monsieur Oscar, l’accomplissement du scénario dans le cadre d’un genre dramatique ou cinématographique.

Ce qui rend le film si vivant, si joyeux et si tragique est le caractère insondable, ou plutôt constamment rejoué de cette séparation, y compris quand le possible patron de cette entreprise, nul autre que Michel Piccoli grimé en Michel Piccoli grimé, monte à bord de la limousine, ou lorsque Monsieur Oscar croise une partenaire (Kylie Minogue) dont il semble bien qu’elle est plutôt sa collègue que sa cliente. Cela vaudra une bouleversante et fantomatique ascension dans le paquebot évidé de la Samaritaine, d’où s’élève un chant qui transperce, pour s’arrêter, ou pas, au-dessus du mortel gouffre du Pont-neuf, qui engloutit Léos C. il y a 11 ans. Mais pas sans retour.

Le jeu des méandres, des citations, des échos est infini, on s’épuiserait à vouloir en dresser la liste ou la carte. L’essentiel n’est pas là, ni dans l’étourdissante virtuosité du travail de Denis Lavant.

L’essentiel est dans l’enthousiasmant bonheur de faire que le cinéma advienne, s’enchante, se réponde à lui-même et ainsi ne cesse de parler toujours davantage des émotions, des peurs et des désirs bien réels des humains. Qu’au passage, particulièrement à Cannes, chaque scène mobilise les réminiscences d’un ou plusieurs films qu’on vient tout juste de voir sur le même écran du Festival atteste de la justesse d’écriture, mais est au fond anecdotique.

L’important est dans la fusion brûlante entre les deux tonalités du film. La tonalité funèbre d’un requiem pour le réel, chant d’angoisse devant l’absorption des choses et des êtres peu à peu dévorés, dissous par les représentations, elles-mêmes fabriquées par des machines de moins en moins visibles. Et la tonalité vigoureuse, farceuse, constamment inventive qui porte la réalisation elle-même. Paradoxe? Eh oui. Mais surtout immense joie de spectateur, et certitude foudroyante que ce film-là domine sans aucune hésitation la compétition cannoise telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à aujourd’hui.

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