Walk Away Renée de Jonathan Caouette
Ceux qui ont vu Tarnation n’ont pas oublié, n’oublieront jamais la vertigineuse découverte, dans le même maelström, de l’intimité d’un jeune homme comme jailli de sa famille en explosifs lambeaux (« dysfonctionnelle » semble décidément beaucoup trop sage) et d’un incontestable cinéaste comme jailli de nulle part. C’était il y a huit ans, on guettait le retour de Jonathan Caouette. Il revient avec un film différent, mais dans le droit fil du précédent, centré autour de cette héroïne tragique, Renée, qui est aussi sa mère. Renée, jeune femme au caractère fragile, fragilisée d’avoir été abandonnée par son mari juste après la naissance de leur enfant, Renée livrée aux psychiatres qui lui ont administrés des centaines, peut-être des milliers de séances d’électrochocs et toute la pharmacopée d’assaut des traitements lourds qui ont été l’ordinaire des « nids de coucou », Renée est aujourd’hui une dame de 58 ans qui a l’air d’une vieille épave: psychotique grave, trimballée d’institution mal adaptée en institution moins bien adaptée.
Au début du film, elle est à Houston, Texas, et elle est mal soignée, du coup elle débloque sérieusement. A New York, Jonathan s’angoisse et s’énerve. Puis finit par trouver une autre institution, à proximité de son domicile. Il part chercher sa mère. Walk Away Renée est le récit affectueux, halluciné, paradoxal, de leur voyage. C’est un voyage dans l’espace, la route entre le Texas et New York jalonnée de rencontres et d’incidents. C’est un voyage dans le temps, depuis l’enfance de Renée, photos et films de famille, donc aussi dans l’histoire d’une certaine Amérique, des années à 50 à aujourd’hui, grâce à des images chargées de sens multiples et intenses. C’est un voyage en enfer, l’enfer de la « prise en charge » psychiatrique, dessinée entre conversations téléphoniques angoissées, prescriptions inadaptés, témoignages désespérants. C’est un voyage dans les limbes d’un esprit du temps, temps à la fois au long cours et extrêmement présent. Douloureusement et joyeusement présent.
Et c’est même un voyage dans plusieurs univers, aux confins des imaginaires de la mère et du fils, dans des régions où la science-fiction, pour le meilleur ou pour le pire, est une modalité de l’intime, où le monde enchanté des vedettes de la chanson et du cinéma est une province du pays, peut-être même la pièce d’à-côté de la maison. Les proches et des quidams de rencontre participent de cette trajectoire multidimensionnelle, où l’infinie tendresse de J. Caouette pour sa mère et l’infinie rigueur du réalisateur J. Caouette s’enroulent en une sinusoïdale étincelante. Elle mène sur des chemins étonnamment ouverts à tous, cette histoire personnelle à l’extrême devient la fable juste de ce monde, de ses terreurs, des ombres de son passé, des gouffres de son présent. Chemins parcourus avec une légèreté souvent rieuse, toujours attentive, et qui mène à un authentique miracle : la résurrection de Renée, moment de grâce, éphémère sans doute, mais où l’énergie d’un être humain à prendre soin d’un autre être humain entre en collision avec la vibration purement cinématographique d’une image enfouie, occultée, et qui soudain surgit.
Walk Away Renée relève de ce qu’on pourrait appeler l’auto-fiction filmée. Genre déjà ancien (Jonas Mekas, depuis le début des années 50), il est un marqueur particulièrement fort de ce qui distingue radicalement (on ne dit pas : qui oppose) écrire et filmer. Rien de ce qui fait la force, la beauté, la colère, la simplicité du film de Jonathan Caouette ne pourrait advenir autrement que grâce au film, et à la sensibilité de cinéaste de celui qui le met en œuvre. L’auto-fiction filmée est devenue une tentation facile à assouvir avec les caméras numériques. Comme il se doit, cette facilité ne fait qu’élever le niveau d’exigence dans la mise en œuvre d’un procédé grand ouvert à toutes les complaisances. Tout autant que lorsque John Cassavetes à bout de souffle filmait Gena Rowlands – une des références majeures, et à bon droit, de Caouette – c était incroyablement compliqué de réussir Walk Away Renée. On en sent à chaque seconde la tension et les risques. Et cela ne fait qu’ajouter au troublant bonheur d’accompagner cet amoureux voyage au bord de l’abîme.