Un feu pâle dans la ville

Oslo 31 août de Joachim Trier

« En fin de cure de désintoxication, Anders se rend en ville pour une journée, à l’occasion d’un entretien d’embauche. Il en profite pour renouer avec sa famille et ses amis, perdus de vue.
Une lutte intérieure s’engage en lui, entre un profond sentiment de gâchis face aux occasions manquées, et l’espoir d’une belle soirée et, peut-être, d’un nouveau départ… »
Ce texte est le synopsis du film dans le dossier de presse. Ce qu’il dit est rigoureusement exact. A ceci près qu’on voit très bien les quatre ou cinq films ou téléfilms atroces qui pourraient aussi correspondre à ce synopsis. Ce pourrait être un jeu de les décrire, ou un exercice pour étudiants en cinéma d’en réaliser des extraits. Et à ceci près qu’en face de « ça » (la jeunesse, la drogue, la volonté, le tournant dans la vie, les bons et les mauvais côtés, les amis et la famille…), ou à côté, il y a Oslo 31 août, qui ne ressemble à peu près à rien de ce que vous pouvez prévoir, ni supposer en référence à d’autres films.

Ça tient à quoi ? Mais à tout ! A la lumière, à la voix des acteurs, au rythme avec lequel le très impressionnant Anders Danielsen Lie, qui joue le rôle principal, marche dans la rue. A sa façon d’écouter les autres dans un restaurant, à son regard, à ses silences, cela tient à la musique, aux habits, aux regards. Donc cela tient à ce qu’on appelle la mise en scène, qui est tout dans ce film tendu et émouvant, où chaque élément sonne juste comme la corde bien accordée d’un vaste instrument. Qu’importe dès lors que sa mélodie soit sombre, si la composition qu’il émet est, elle, bien vivante.

Ayant vu le film deux fois, j’ai été aussi surpris à l’issue de la deuxième projection de « découvrir » qu’il s’agit d’une adaptation du Feu Follet, découverte qui semble dès lors totalement évidente. Et c’est aussi vrai comme adaptation du roman de Drieu La Rochelle que du film de Louis Malle, le plus beau de ce cinéaste, qui trouve ici une descendance d’autant plus légitime qu’elle ne l’imite en rien.

Au cours de la journée unique que désigne le titre, et qui est en Norvège celle du dernier jour de l’été, Anders parcourt la ville, retrouve des connaissances, se confronte à son passé et à plusieurs images de lui-même. Ce chemin est semé de pièges, pour le personnage, mais pour la réalisation aussi. Celle-ci, du moins, trouve sans cesse les bonnes réponses, qui sont souvent les plus simples, les plus franches, les plus directes.

La sécheresse graphique de l’image, loin de déshumaniser les personnages, ouvre un accès souterrain à ce qui les travaille de l’intérieur, et d’abord à l’insoluble humanité du gouffre qui habite Anders. Il est aussi clair que difficile à expliquer que cela passe par une élégance rare – et qui a d’autant plus de mal à être reconnue. Oslo 31 août est le deuxième film d’un cinéaste norvégien de 37 ans, après Nouvelle Donne qui, en 2006, affirmait sans hésitation la vigueur et la précision de son talent. Aparté qui change de registre, mais ni de sujet ni de région : j’ai vu avec des semaines de retard le Millenium de David Fincher, pur joyau de mise en scène, admirable composition qui sublime les simplismes un peu racoleurs du récit –  mais il semble que cela n’intéresse plus grand monde vu l’accueil condescendant reçu par le film.

Il faudrait être particulièrement distrait pour ne pas avoir remarqué le dynamisme de la production culturelle scandinave récente, notamment dans le roman et le cinéma. Pour ce qui est des films, un immense artiste, Lars von Trier, continue d’occuper sans conteste une place éminente dans cette partie du monde. Il compte peu de rivaux, notamment parce que, si les conditions matérielles pour la production sont globalement favorables grâce à la coopération entre les institutions des quatre pays, le cinéma est enseigné dans cette partie du monde davantage pour apprendre à rentrer dans le rang audiovisuel que pour stimuler les singularités. La bonne nouvelle est que Joachim Trier est issu d’une de ces écoles (et même deux, une au Danemark et l’autre à Londres), et qu’il a de toute évidence parfaitement résisté au formatage qu’on y promeut.

 

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Dans la nuit de la science

L’œil de l’astronome de Stan Neumann

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“Qu’est ce que c’est, voir, bien ou mal ?”

ENTRETIEN AVEC STAN NEUMANN A L’OCCASION DE LA SORTIE EN SALLES DE SON FILM “L’OEIL DE L’ASTRONOME”, AVEC DENIS LAVANT DANS LE ROLE DE KEPLER.

LES DERNIERS MARRANES, PARIS ROMAN D’UNE VILLE, UNE MAISON À PRAGUE, LA LANGUE NE MENT PAS… et aujourd’hui votre première fiction, L’ŒIL DE L’ASTRONOME. Quel rapport ? Voyez-vous une continuité entre les films que vous avez réalisés depuis le début des années 90 ?

Stan Neumann : C’est le même travail, même si les sujets sont très différents, et donc aussi les manières de les traiter. Au début il y a toujours un étonnement : comment on invente la ville moderne, comment on résiste au nazisme en décortiquant sa langue, comment on fait, quasiment seul contre tous, la révolution astronomique. Et ce qui m’étonne le plus dans toutes ces situations et chez mes personnages, ce que je trouve disons de plus héroïque, ce ne sont jamais les grandes généralités, les grandes proclamations, les morceaux de bravoure.

Je n’ai pas de goût pour les grandes fresques. Au contraire j’aime regarder de près, voir la texture des choses, j’aime filmer les décisions minuscules, des petits bouts de réel avec lesquels on se bagarre pour changer le monde, des détails qui permettent de soulever des montagnes. Et mes personnages, que ce soit Klemperer dans LA LANGUE NE MENT PAS, ou Kepler dans L’OEIL DE L’ASTRONOME, font pareil : on pourrait croire que ce sont des intellectuels, mais en fait ils ont en commun une formidable capacité d’attention au détail, de passion pour le réel, et un rejet tout aussi violent du pathos, du vague et de l’abstrait. C’est ça que je filme, et c’est comme ça que je filme, ou que j’essaye de filmer. Par bouts, par fragments, avec lesquels je bâtis une histoire. C’est l’autre point commun de tous mes films : j’aime raconter. Tout simplement. De petites histoires, qui peuvent sembler disjointes, comme des cailloux, mais qui, j’espère, finissent toujours par marquer un chemin évident, qu’on peut suivre juste dans le plaisir.

Comment avez-vous rencontré l’oeuvre de Kepler, et décidé d’en faire un film ?

Je suis tombé un peu par hasard sur un livre d’Arthur Koestler, Les Somnambules. C’est l’histoire de l’erreur en astronomie, du monde antique jusqu’à Galilée. J’ai été immédiatement fasciné par cette mécanique de l’erreur. Et surtout par le personnage de Kepler, un déclassé de génie, seul roturier et seul protestant à la cour de Rodolphe II, un mathématicien illuminé, totalement moderne et tout aussi totalement archaïque.  Au début j’ai voulu tout naturellement raconter l’histoire de sa plus grande découverte, celle de l’orbite elliptique de la planète Mars, qui se déroule sur cinq, six ans à Prague. Puis ça m’a ennuyé, l’idée d’arriver à “Eureka !”, Kepler-le-héros, qui sort nu de sa baignoire en disant « J’ai trouvé ». Ce n’est pas mon type de cinéma. Et donc j’ai cherché un moment plus discret, plus décalé, où j’aurais l’impression d’être plus en prise avec le monde. Et je l’ai trouvé avec un épisode réel : dix nuits de 1610 pendant lesquelles Kepler a pour la première fois entre les mains le premier télescope de Galilée. Dix nuits, pas une de plus, pour voir dans le ciel ce que personne, à part Galilée, n’y a jamais vu. Et tout cela pendant qu’autour de lui le monde vacille, ce sont les derniers jours de la cour de l’empereur Rodolphe à Prague, bientôt ce sera la fin du dernier petit espace de tolérance existant encore en Europe…

 

Il n’y a pas seulement l’astronomie, il y a aussi l’optique ?

La beauté de l’histoire c’est que Kepler profite de ces dix nuits pour démonter le télescope et en faire la théorie mathématique, alors que Galilée l’avait construit de façon purement empirique “à l’aveugle” si j’ose dire et sans en comprendre le fonctionnement. Et à partir de là, Kepler, va dans les semaines qui suivent, jeter les bases de l’optique moderne. Il est passionné d’optique, il a pour l’oeil et la vision un amour fou. Il est persuadé que Dieu nous a donné des yeux pour que nous puissions explorer l’univers et jouir de sa splendeur. C’est irrésistible pour un cinéaste. La question du travail de l’oeil, les expériences que fait Kepler avec la chambre noire ou les lentilles, jouent dans le film, et dans le plaisir que j’ai eu à le faire, un rôle tout aussi important que le ciel et l’astronomie.C’est aussi un endroit où il est extrêmement moderne : il est le premier à expliquer le fonctionnement de l’oeil. Les autres savants étaient restés bloqués par le problème d’inversion de l’image sur la rétine, ils la refusaient parce qu’ils ne comprenaient pas comment elle pouvait se redresser ensuite, et cela les empêchait de comprendre le rôle véritable du cristallin. Mais Kepler dit : « Bon, jusqu’à la rétine la lumière se propage en ligne droite, donc les lois de l’optique géométrique s’appliquent, tout va bien. Passé la rétine, il suffit de voir comment le nerf optique est tordu pour comprendre que ces lois ne peuvent plus s’appliquer, donc ce n’est plus mon problème. Il y a quelque chose qui fait que ça se redresse, je ne sais pas quoi, je ne m’en occupe pas. » Et je trouve ça absolument magnifique comme principe de travail : ce qui fait un film ou n’importe quelle oeuvre de création, c’est cette coupure qu’on instaure à un moment et on dit ce n’est pas tout, ce n’est pas l’univers entier, c’est juste un petit bout, et on se colle bien à ses parois.

 

Le point de vue des adversaires de Kepler sera ensuite considéré comme faux, mais dans votre film ils ne sont ni des crétins ni des êtres nécessairement malfaisants.

J’ai voulu montrer comment Kepler voyait le monde. Mais pas seulement lui, les autres aussi, tous ceux qui l’en- tourent, amis ou ennemis, et qui voient le même monde autrement. Qu’est ce que c’est voir, bien ou mal ? J’ai toujours été intéressé par la mise en évidence de la multiplicité des points de vue, du regard des autres, même s’ils se trompent. D’où un refus de mise à distance, de jugement à posteriori, du haut de notre suffisance d’aujourd’hui. C’est trop facile de distribuer, comme on le fait trop souvent dans ce genre de films, les bons et les mauvais points. On a tendance à caricaturer ceux aux- quels l’histoire a donné tort. Mais de nombreux astronomes qui s’opposaient à Copernic ou à Kepler avaient des arguments parfaitement logiques, et parfaitement solides, compte tenu des connaissances de l’époque.  Alors que les positions coperniciennes et képlériennes étaient souvent des actes de foi, quasi mystiques. Et mêmes les positions les plus absurdes des opposants, ceux qui par exemple refusaient tout simplement de regarder dans le télescope ou ceux qui étaient sûrs qu’il n’y avait que sept planètes parce que sept est un chiffre sacré, ont quelque chose à nous apprendre. Ils voyaient faux, ils pensaient faux, mais ils voyaient et ils pensaient.

Ce qui invalide la séparation claire entre les vrais savants et des espèces de fanatiques obscurantistes.

Oui. Pour le comprendre et essayer de le faire comprendre, il faut retrouver de l’opacité, oublier ce que l’on sait, nos certitudes, accepter de tâtonner dans le noir, à raz de terre, comme eux. En ce sens, le film est tout sauf une leçon. Plutôt une expérience, en compagnie de gens qui font des expériences. On ne voit pas mieux, pas plus qu’eux. D’où aussi le parti-pris nocturne. Il n’y a pas de jour dans le film. Rien que les nuits. Mais évidemment c’est aussi parce que l’astronomie est une science nocturne, et que montrer les jours aurait été une perte de temps.

 

Le parti-pris de filmer de nuit répond à une logique thématique et artistique, mais aussi matérielle.

Je voulais des vraies nuits, et pas d’éclairage additionnel ni de trucages. On était en train de se demander comment faire quand est apparu l’appareil Canon Mark IV, qui permettait de filmer à 25 secondes avec une stabilité parfaite, et à 1600-3200 ISO. Le film est fait comme ça, il est tourné avec un appareil photo. Six mois avant, ce film-là aurait été impossible.

 

C’est votre lunette de Galilée.

C’est notre lampe à voir la nuit. Les questions techniques m’indiffèrent, mais que la lumière change en fonction du souffle des acteurs, parce que les bougies sont effective- ment la seule source lumineuse, je ne m’en lasse pas.

 

Les sujets techniques ne vous intéressent pas, pourtant le film est en grande partie consacré à des enjeux techniques, des appareils…

Les enjeux m’intéressent. Le film parle de ce que c’est que voir, jusqu’à quel point on peut croire à ce qu’on voit, et est-ce que l’instrument est plus fiable que l’oeil.

 

Avez-vous travaillé avec des conseillers scientifiques ?

J’ai écrit seul, avec un considérable travail de documen- tation – il existe beaucoup d’archives. J’ai ensuite fait lire le scénario à plusieurs scientifiques, dont Marc Lachièze-Rey, pour m’assurer qu’il n’y avait pas d’erreurs factuelles.  Le film est fondé sur une idée, qui a l’air simple mais est rarement mise en pratique : si on veut raconter quelque chose, on le raconte et ce n’est pas la peine de rajouter des ingrédients exotiques pour l’épicer, pour la rendre “humaine”. J’ai refusé les recettes habituelles, Kepler en pantoufle, Kepler avec sa femme, sa maîtresse, sa servante, l’histoire d’amour, etc.

La passion scientifique pouvait remplir la totalité de l’espace et elle avait besoin de ça. Pas la peine de ramener de la dramaturgie au sens convenu du terme pour rendre le récit plus intéressant.

L’OEIL DE L’ASTRONOME est aussi très différent des portraits de grands savants réalisés par Rossellini à la fin de sa vie.

En écrivant le scénario, j’étais convaincu que c’était un film adulte, mais quand on a commencé à tourner j’ai vu se dessiner le contour de quelque chose qui ressemblait plus à un conte.

J’en ai été le premier surpris. Il est vrai que j’aime bien filmer très près des choses et assez bas, par exemple j’adore filmer la surface d’une table vue pratiquement à sa hauteur, il doit probablement y avoir de la nostalgie du regard d’enfant. La nuit contribue à ce côté conte.

 

Vous introduisez dans la continuité du film les ruptures que sont les témoignages au procès en sorcellerie de la mère de Kepler.

Je ne voulais pas être prisonnier d’une comédie de cour savante à la Fontenelle. A ce moment là, on est au seuil de la guerre de 30 ans, ce qui se passe autour de Prague – la misère, les procès pour sorcellerie, les persé- cutions… – est monstrueux. Pas possible que le film reste tranquille, à l’écart. Kepler a d’ailleurs été hypersensible à cet environnement. Mais j’ai un peu triché, le procès de la mère a commencé deux ans après. Sinon le film est très fidèle, sur les plans historiques et scientifiques.

 

La recherche scientifique est à vos yeux un bon sujet de fiction ?

Un très bon sujet de film, fiction ou documentaire ! Mais un sujet qui est de plus en plus abandonné. Il y a un abandon général par le cinéma des sujets non psychologiques. Très peu de films fonctionnent comme fonctionnaient les films de Rohmer, dans une espèce de jouissance physique de l’existence du monde matériel. Je trouve ça consternant. Tout est ramené au personnage, à l’état d’âme.

 

Comment avez-vous choisi Denis Lavant ?

Nous avions déjà travaillé ensemble, il était la voix de Viktor Klemperer dans LA LANGUE NE MENT PAS. J’ai découvert alors un comédien capable d’exister de façon extrêmement physique sur le timbre de sa voix, de donner du corps, de la densité, aussi bien à une analyse philologique qu’au récit d’une perquisition de la Gestapo. Je voulais ce mélange très singulier de force et d’intelligence, cette intensité, cette énergie, Kepler est un concentré d’énergie, une véritable pile électrique, en même temps qu’un type assez décalé, hors norme, d’ailleurs le seul grand astronome de l’époque d’origine sociale modeste, fils d’un aubergiste. Parfois rationnel, parfois ironique, parfois illuminé, jamais en repos.

On peut dire ça de Kepler comme de Denis. Et une générosité, une volonté de partager sans réserve et de se dépenser sans compter qui leur est tout aussi commune.

 

Pour l’image, aviez-vous des références picturales ?

Finalement très peu. Les références au réel m’intéressent plus, les effets suscités par ce que fait la lumière d’une bougie derrière une main me touchent plus que la manière dont cela a pu être traité par un peintre. L’intéressant est que ce que l’histoire de l’art appelle le “nocturnisme” apparait exactement au même moment. Galilée et le télescope, Kepler et les ellipses, le coperni- cianisme qui avance très très doucement (cinquante ans après ils sont quatre ou cinq dans toute l’Europe) et en peinture apparait ce genre, le nocturnisme, avec un tableau d’Elsheimer, une Fuite en Egypte de 1609. Mais en regardant bien, je me suis aperçu qu’il n’y a jamais de noir dans les peintures nocturnes – pas plus comme dans les plans de “nuit” de cinéma. Elles sont toujours très éclairées. Mon parti-pris a été d’avoir du vrai noir. Un noir où il puisse avoir le sentiment de se perdre.

 

(NB : cet entretien figure dans le dossier de presse du film)

 

 

 

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Méliès-Scorsese, de l’autre côté de la magie

Dans Hugo Cabret, Martin Scorsese accorde une place très particulière à Georges Méliès au sein de l’histoire du cinéma. Le film n’en fait pas du tout l’inventeur du cinéma, contrairement à ce qu’on lit ici ou là, bien au contraire il prend le temps d’une véritable leçon d’histoire, qui accompagne étape par étape les premiers pas du septième art. Cette histoire a d’ailleurs ceci de remarquable, pour une production hollywoodienne, d’accorder sans ambiguïté la paternité aux frères Lumière, et non à Thomas Edison comme il est d’usage aux Etats-Unis[1]. Dans Hugo Cabret, Méliès n’est pas l’inventeur du cinéma, il est celui qui, à un moment précis de l’histoire de celui-ci, l’incarna le mieux. Très exactement au tournant du siècle, après Lumière, avant Edwin S. Potter et David W. Griffith. Le Méliès de Scorsese est une légitime incarnation du cinéma lui-même, du geste cinématographique tout entier, à égalité avec les Lumière, avec Griffith, avec Eisenstein, avec Fritz Lang, avec Orson Welles ou Roberto Rossellini ou Jean-Luc Godard. Il ne s’agit pas de compétition mémorielle ni de classement entre qui serait plus ou moins important. Il s’agit de raconter une histoire avec un personnage, le cinéma, qui peut prendre de multiples figures, dont celle de Méliès qui dès lors le représente tout entier. Une des intrigues de ce film à la construction complexe, l’intrigue plus spécifiquement consacrée à l’histoire du cinéma, se joue donc sur la combinaison de trois axes. C’est l’histoire de la réhabilitation (authentique) de Méliès en 1929, 16 ans après avoir cessé toute activité liée aux films, tribulation dramatique avec happy end incroyablement « cinématographique ». C’est la revendication qu’il n’y a pas de « vieux films » (même s’il y a bien un vieux cinéma), et que ceux qui ont incarné en beauté un moment de l’histoire du cinéma ont toute leur place dans l’évolution de celui-ci – d’où l’importance pour Scorsese de la conservation et de la restauration, dont son film fait l’éloge, et auxquelles on sait quelle place accorde le fondateur de la World Cinema Foundation. Et c’est la mobilisation d’une vertu particulière et essentielle du cinéma, celle de garder vivantes les traces du passé, permettant une relation à la mémoire sans équivalent, avec les relations à l’au-delà qui se traduisent ici par la « résurrection » du spectral Monsieur Georges en Méliès.

Outre l’existence du roman graphique de Brian Selznick dont s’inspire le film, le choix de Georges Méliès plutôt que d’une autre incarnation possible du cinéma répond à plusieurs motifs. L’un d’eux est l’intelligent parallèle entre les inventions de l’auteur du Voyage dans la lune et les nouveaux trucages numériques, et en particulier de la 3D, dont Martin Scorsese est le premier depuis Avatar à faire un usage créatif et légitime par rapports aux thèmes de son film – du moins à Hollywood : ce qu’ont fait Wenders et Herzog se situe dans un registre différent. Un autre motif de ce choix est le goût de Martin Scorsese pour les constructions, les mécaniques cinématographiques, « mécanique » étant pris au sens large, qui concerne aussi bien les scénarios que les dispositifs techniques. Il faut ici, une fois de plus, insister sur l’absurdité qu’il y a à opposer un « cinéma Lumière » (réaliste, documentaire) à un « cinéma Méliès » (artificiel, fictionnel), facilité paresseuse contre laquelle François Truffaut s’était, parmi d’autres, brillamment élevé en son temps. Les Lumière ont très vite tourné des fictions (L’Arroseur arrosé, 1896) et recouru aux trucages (Démolition d’un mur, 1896). Et Méliès, tout grand prestidigitateur héritier de Houdini qu’il ait été, était aussi passionné de réalité, inventant notamment des appareils à enregistrer le monde à 360° pour mieux le restituer à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900[2]. De même, si Scorsese est à bon droit célébré pour ses créations fictionnelles, la dimension documentaire de son cinéma en est un aspect important, pas seulement lorsqu’il réalise ce qui est étiqueté comme « documentaire » (Italianamerican et The Last Waltz sont de grands films, et No Direction Home un chef-d’œuvre), mais pour la manière dont depuis Who’s That Knocking at my Door et Mean Streets il aura documenté, par la fiction, certains aspects de la vie de Little Italy à New York notamment.

Mais bien sûr Scorsese aura aussi adoré et défendu avec toute son énergie des formes de cinéma fondées sur l’artifice, le cas le plus exemplaire étant sans doute la véritable passion qu’il voue aux Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger. Dans ses propres films, on retrouve toute une veine où l’artifice revendiqué des codes de mise en scène affirme la possibilité de passer par les effets les plus irréalistes et les stylisations les plus poussées pour atteindre à des formes de vérité autres que la similitude avec le réel. La veine « fantastique » à laquelle appartiennent, d’une manière ou d’une autre, La Valse des pantins, Afterhours, Les Nerfs à vif, A tombeau ouvert ou Shutter Island, les convention du musical pour New York, New York, l’onirisme de La Dernière Tentation du Christ, l’horlogerie dramaturgique des Infiltrés ou l’expressionisme de Gangs of New York participent de cette relation aux machinations visuelles, narratives, psychologiques – tout comme d’ailleurs l’extraordinaire dispositif de prises de vue pour le concert de Shine a Light.

De tous les films de Scorsese, c’est pourtant sans doute Casino qui exprime le plus clairement la relation fantasmatique à la fabrication d’un appareillage à la fois matériel, humain et imaginaire qui, littéralement, engendre un monde. C’est l’inoubliable début du film, avec la description d’un agencement de procédures sophistiquées (bâtiments, systèmes de communication et de surveillance, transmissions, répartitions des rôles, circulation des désirs, des richesses, des allégeances et des dominations), agencement qui assure la prospérité de tous, agencement dont le reste du film racontera la destruction.  Le monde mafieux tel qu’il aurait existé dans un supposé âge d’or est comme le nom moins mythique âge d’or des Studios, il est comme la grande machine de la gare parisienne de Hugo Cabret, elle-même transposition à échelle géante des appareillages du cinématographe.

Mais Martin Scorsese connaît aussi la face sombre de ces puissances démiurgiques, il leur a notamment consacré le récit de folie de The Aviator. Ceux qui fabriquent de telles machineries, et notamment ceux qui font des films sont aussi capables de retourner les rouages de la fabrication des imaginaires contre les humains, ou de s’y broyer. Si le cinéma de Méliès en est la mise en œuvre la plus digne d’affection, la plus propre à susciter des plaisirs partageables par tous, c’est qu’il possède deux vertus essentielles aux yeux de l’auteur de Raging Bull, du Temps de l’innocence et de Kundun : une forme d’innocence, et le fait d’être profondément du côté des vaincus.

 

(Ce texte a été rédigé pour le numéro 2 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)


[1] En revanche, le film attribue à la Guerre de 14 la faillite de Méliès, alors que celle-ci est survenue avant le début des hostilités, et pour une grande part à cause de malhonnêtetés d’Edison. Mais  s’il a historiquement tort sur ce point, Scorsese a raison sur le plan de la dramaturgie : c’est mobiliser une grande cause, la guerre mondiale, plutôt qu’un conflit de personnes, même si la rivalité franco-étatsunienne pour dominer le cinéma au début des années 1910 est loin d’être anecdotique.

[2] « Ayant remarqué que les Vues habituelles du Cinématographe ne peuvent donner qu’une idée très imparfaite des lieux représentés en raison de l’exiguïté du champ embrassé par l’appareil, nous venons d’organiser un dispositif spécial permettant de prendre des vues circulaires, et de reproduire de façon parfaite l’aspect général et complet de chacune des parties les plus pittoresques de l’Exposition. » Georges Méliès, cité par Jacques Malthête dans « Les Vues spéciales de l’Exposition 1900 tournées par Georges Méliès », 1895, Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma n°36.

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Si loin, si proches

Berlinale Report 6 (et dernier)

Après avoir insisté sur les inconvénients d’une sélection pléthorique et incohérente, clôture de cette série d’aperçus du 62e Festival de Berlin avec quelques bons souvenirs glanés au fil des séances. Cinq films aussi différents que possible, cinq distances au monde, qui composent de manière fortuite une possible (parmi tant d’autres) réflexion sur l’état des images, des représentations, des imaginaires actuels.

 

A l’enseigne des « Chevaux d’or », institution qui soutient les films à Taiwan et décerne chaque année les récompenses du cinéma national, 10+10 est ce que les anglo-saxons appellent un « film porte-manteau », réunissant 20 réalisateurs pour autant de courts métrages. L’addition du titre est supposée souligner la rencontre entre des représentants de deux générations, même si la réalité est moins simple – et si, bien sûr, les plus âgés ne font pas forcément des films moins jeunes que ceux de leurs cadets. Il est inévitable qu’un tel film soit inégal, et quasi-impossible que le résultat soit une grande œuvre de cinéma. Cela admis, 10+10 se regarde avec un plaisir presque constant, et une curiosité intriguée.

C’est en effet rien moins qu’un état d’un imaginaire collectif, et les moyens de cinéma disponibles pour les prendre en charge, qui doivent s’accrocher à ce porte-manteau-là. Question singulièrement sensible dans un pays à l’histoire chaotique, à l’avenir problématique et à l’identité incertaine. Ces aspects transparaissent dans nombre des petits films réunis, alors même qu’ils donnent une représentation assez inattendue de leur île. Prédominent les paysages ruraux et les petites villes de province, peuplées surtout de personés âgées, au point de rendre quasiment invisible la grande ville moderne de Taipeh, suractive, hightech et juvénile.

De la même région du monde, et aux antipodes stylistiquement, voici une énorme production signée par celui qui est devenu quasiment le cinéaste officiel du régime chinois, l’ancien leader de la dissidence cinématographique Zhang Yimou. Homme de spectacle surdoué, il s’installe dans un des contextes les plus dramatiques de l’histoire chinoise du 20e siècle (qui n’en manque pas), l’occupation de Nankin et les massacres qui s’ensuivirent en 1937-1938. Batailles, grands sentiments, surdramatisation des conflits aussi bien intimes que de masse, Zhang Yimou surcharge tous les éléments de Flowers of War, il en fait des tonnes dans l’utilisation du son, des couleurs, des musiques en inventant la cohabitation jeunes filles pensionnaires d’un couvent et de prostituées de luxe dans une cathédrale encerclée, sous la direction d’un faux prêtre américain droit sorti d’un western (Christian Bale). Mêlant sans complexe trucs de jeux vidéo, mélodrame et films d’action, il atteint à une sorte de monument kitsch qui dégage une bizarre énergie, comme si l’extrême de l’artifice retrouvait une forme de naïveté.

On reste en Asie, mais avec un film qui prend aussi différemment que possible une autre catastrophe, d’une toute autre nature : pendant des semaines, le réalisateur Toshi Fujiwara a arpenté les territoires désolés de la région de Fukushima, après la triple tragédie du tremblement de terre, du Tsunami et de l’explosion de la centrale nucléaire. Son documentaire No Man’s Zone est un extraordinaire relevé des présences et des absences de la vie dans cette région. Avec un sens très sûr du cadre et une très grande inquiétude quant à sa propre place, à son propre regard dans un tel environnement, Fujiwara écoute et observe, capte les vibrations infimes de la survie, ou même de la renaissance au sein même d’un paysage visiblement et invisiblement massacré.

Autre documentaire, autre geste très personnel, la manière dont le cinéaste égyptien Namir Abdel Nasseh construit le surprenant, hilarant et subtil La Vierge, les coptes et moi. Interrogation sur un phénomène culturel (les apparitions de la vierge aux coptes d’Egypte), film de famille et méditation joueuse sur le cinéma aujourd’hui, LVLCEM chemine de Billancourt au Caire et du Caire à un village de Haute Egypte pour inventer un voyage dans la notion même d’apparition. Aux côtés de paysans du Nil filmés avec une infinie affection se construit l’idée d’un territoire commun des croyances et représentations populaires dont le cinéma serait une manifestation contemporaine d’autant plus mystique qu’elle se donne comme réaliste.

Documentaire, encore, personnel ô combien, en phase avec l’actualité à sa manière encore entièrement différente, retour à Paris avec Jaurès, le nouveau film de Vincent Dieutre. A côté du Canal Saint Martin et de la station de métro qui donne son nom au film (mais ce n’est pas la seule raison, évidemment), Dieutre montre la vie d’un camp de réfugiés afghans en plein Paris durant plusieurs années. Ce sont des images filmées de la fenêtre de l’appartement où le réalisateur aura chaque jour retrouvé un homme profondément aimé, récit amoureux qui se dit, le plus souvent off, sous la forme d’un dialogue avec Eva Truffaut. Le « montage » fut réel – ces gens habitaient en face du domicile de Simon (qui ne s’appelait pas Simon) – l’assemblage de la mélancolie intime du narrateur-filmeur et de la colère et de l’interrogation face au sort des migrants que les flics finiront par faire disparaître se renforcent et se troublent l’un l’autre.

Dieutre y ajoute un petit tour d’imaginaire supplémentaire, en incrustant des formes dessinées dans ses images captées. Elles déploient avec un humour qui soutien l’émotion la force intérieure de ces plans d’une saison dans la vie d’un homme, d’une ville d’une société, qui au cinéma gagne à ne pas laisser oublier qu’il s’agit toujours aussi d’une invention.

Voilà, cette fois je m’arrête ici. De la Berlinale, qui se poursuit jusqu’au 19, on ne tirera aucun bilan sinon celui d’une abondance désordonnée, qui ne sert pas beaucoup les films pris un par un. Mais de l’état du cinéma contemporain, il est possible de dire à nouveau combien il recèle de possibilités d’ouverture et d’angles d’approche réjouissants, entre lesquels se tissent, pour peu qu’on y prête attention, de singuliers échos.

 

 

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L’esprit de “Tabu”

Berlinale Report 5

Tout grand festival doit assembler des films relativement différents, faisant place aux vedettes susceptibles d’attirer l’attention des médias, à de grands auteurs confirmés dont les cinéphiles suivent avec appétit les nouvelles réalisations, comme à des découvertes, explorant de nouveaux styles, de nouveaux territoires, de nouvelles générations. La qualité, mais aussi la lisibilité de cet assemblage est pour beaucoup dans la réussite d’une manifestation. A cet égard, le Festival de Berlin, où avec de la chance et du flair on est susceptible de voir un grand nombre de films intéressants, souffre d’un double problème. La quantité de titres sélectionnés dans ses multiples sections, dont on résume la géographie aux trois grandes têtes de chapitre « compétition », « Panorama » et « Forum », mais qui sont en réalité une bonne dizaine, est une jungle où on peut aisément se perdre. Et la section-repère, la colonne vertébrale du Festival, c’est-à-dire la compétition officielle souffre de choix obéissant à de multiples impératifs diplomatiques, médiatiques ou d’un goût qu’on dira généralement peu sûrs, globalement décevants. Du coup, il devient particulièrement difficile aux œuvres singulières qui y figurent d’y être accueillies comme elle le mérite : toute programmation engendre un certain « esprit », aussi impalpable que prégnant, et les réalisations qui y dérogent ont l’air déplacées. Elles sont de fait accueillies avec une perplexité qui se transforme aisément en hostilité de la part de publics de toute façon saturés de propositions, et en mal de cohérence. C’est ce qui est arrivé au plus beau film découvert à ce jour en sélection officielle, Captive de Brillante Mendoza, c’est aussi le sort qui guette le nouveau film de Miguel Gomez, Tabu.

Dans un noir et blanc somptueux, en un prologue mythologique et deux chapitres, l’un à Lisbonne aujourd’hui, l’autre dans les colonies portugaises à la veille du commencement de leur libération, ce film explicitement placé sous la protection de Murnau est une magnifique proposition romanesque et cinématographique. Amour passionné, mélancolie mortelle, splendeur et misère de l’exotisme, métaphores du passage inexorable du temps, éclatement de notre rapport contemporain aux « autres » après des siècles de stabilité fondée sur l’oppression et le mépris : ce que raconte Tabu, cent livres et autant de films l’ont déjà raconté. Mais nul ne l’avait raconté comme cela. Nul ne l’avait raconté en sachant aussi bien comment cela avait été raconté, et puisant dans ce savoir d’invisibles trésors d’humour, de charme et de violence.

Pas de parodie ici, encore moins de « deuxième degré », cette misère, mais un sens extraordinairement sûr des lois classiques du récit et de la définition des personnages, pour mieux faire vibrer d’émotions étranges, tremblantes de beautés et très près du fou rire, tandis qu’un groupe de rock à l’ancienne égraine ses notes près d’une piscine à demi vide, qu’une vieille dame à demi folle s’éteint entre une missionnaire à la bonté frustrée et une servante noire qui la cajole et l’enferme, que les amants tragiques tentent de s’enfuir à moto dans la savane, que les militants d’on ne sait plus quelle juste cause tentent d’arrêter on ne sait plus quel génocide dans on ne sait plus quel pays martyr qui fut, un jour, symbole de la juste lutte des peuples pour leur indépendance.

C’est immense et poignant, mais sur un ton si doux et si exact que les idées les plus complexes deviennent ici comme les notes de ces morceaux de musique populaire fredonnées sans même avoir conscience de les avoir écoutées, ni que quelqu’un les a composées. Là est l’art très singulier de Miguel Gomez, découvert avec deux films aussi mémorables que différents, La gueule que tu mérites (2006) et Ce cher mois d’août (2009), et qui pourtant étaient déjà inspirés par cette tonalité si particulière, où une sorte de douceur attentive aux détails, au presque rien riche d’infinies assonances, laissaient s’épanouir des mondes de sensibilité. Il n’est hélas pas très assuré que parmi les lourdes conventions et les sons de trompe de la majorité des films en sélection officielle ce Tabu-là puisse se faire entendre.

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Dans la jungle du monde

Berlinale report 4

Attendu depuis le début des festivités, voici donc le film qui impose un changement d’échelle, relativise tous les autres découverts dans la programmation, malgré leur intérêt ou leur attrait. Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otage, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otage, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?

Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.

C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’une récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.

Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.

C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film dans le rôle d’une missionnaire française est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre garde actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Berlin s’apprête à en offrir une caricature avec La Dame de fer (sortie française le 15 février), le biopic indigent, pour ne pas dire crétin, de Margaret Thatcher qui mise tout sur Meryl Streep, très grande actrice assignée à un emploi de monstre surdoué.

Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.

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L’éléphant et le serpent

Berlinale report 3

Est-ce à cause du titre du nouveau film de Denis Côté, Le Bestiaire (pas encore vu) ou du fait de la ménagerie qu’est le circuit des récompenses festivalières (ours de Berlin, tigres de Rotterdam, lions de Venise, étalon, gazelle, hirondelle, condor, fauves et volatiles divers un peu partout dans le monde) ? Toujours est-il que c’est une comparaison animalière qui vient à l’esprit à propos des deux films les plus mémorables vus aujourd’hui, en attendant toujours la rencontre avec une grande œuvre – l’an dernier mon premier film à Berlin avait été le choc du Cheval de Turin de Bela Tarr, mais ça ne peut pas se produire chaque année.

Pachydermique, et trompant un peu sinon énormément, le nouveau film avec Shah Rukh Khan, Don, The King Is Back était un des événements berlinois les plus attendus. Sous la direction de Dieter Kosslick, la Berlinale s’est en effet débrouillée pour être le seul festival occidental offrant un accueil à sa mesure à la plus grande star du cinéma indien, donc à la plus grande star du monde. Il se trouve que cela s’est produit avec deux films remarquables, à de multiples égards passionnants quoique fort différents entre eux, Om Shanti Om et My Name is Khan. Rien de tel cette fois, avec un sequel du déjà guère passionnant film d’action policière Don, histoire de casse émaillé de dizaines de meurtres où il est plutôt navrant de voir Shah Rukh répéter les cascades de James Bond ou d’Ethan Hawk Hunt.

Il y a bien sûr matière à s’amuser au second degré du kitsch de certaines scènes, et le magnétisme de SRK surjouant son statut de superhéro supermacho fait quelque fois sourire, mais c’est bien peu pour les 140 minutes de la projection. Chaque apparition de sa majesté SRK déclenche une émeute, c’est connu, mais dans l’immense salle du Friedrichstadt-Palast, les fans aussi avaient l’air de s’auto-parodier tandis que la star, flanqué de sa costar Pryanka Chopra Roma, du réalisateur Farhan Akhtar et de Kosslick, se démenait pour donner à cette rencontre une consistance, ou une euphorie, ou une folie décidément absentes.

Prévisibles et appesantis de trop de contraintes et de conventions, le film et sa projection étaient à l’exact opposé de la découvert faite aussitôt avant. Aussi inattendu que discret, insaisissable et dérangeant, Modest Reception de Mani Haghighi (au Forum) est la bonne surprise du jour. Le film se présente d’abord comme une fable burlesque – oui, oui, un film iranien burlesque, et vraiment drôle. Deux comparses au volant d’une luxueuse Lexus parcourent les routes des montagnes kurdes, le coffre rempli de sacs de billets de banque qu’ils tentent de distribuer aux habitants de cette région déshéritée. L’humour, potache, noir, non-sensique, mène d’abord cette parabole à plusieurs facettes, qui prend par le travers le devoir de faire l’aumône, obligation cardinale de tout bon musulman, en même temps qu’il fait un écho grinçant aux massives distributions d’argent opérées par Ahmadinejad pour acheter le vote de familles et de clans entiers. On peut aussi y déceler, parmi d’autres références, une interrogation sur le cinéma, cette activité bizarre qui permet à des gens de la ville pleins de fric de débarquer dans des coins reculés pour intervenir dans la vie des gens et modifier lieux et existences.

Mais à mesure que les rencontres successives engendrent des situations plus improbables, une obscure angoisse s’insinue, avant de rendre cauchemardesque ce conte beckettien décidément troublant. Le film va plus loin sur une voie déjà empruntée par la précédente réalisation de son auteur, Men at Work, découvert au même Forum en 2006, et dont il est très regrettable qu’il n’ait jamais été projeté dans les salles françaises. Insidieusement, talentueusement, il ouvre sur des abîmes intimes, difficiles d’abord, impossibles à esquiver.

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Corps perdus, corps en surplus

Berlinale Report 2

Les habitués des festivals connaissent bien un des effets les plus intéressants de ce type de manifestation : l’ « effet montage » qui fait que des films, réalisés tout à fait séparément, commencent subrepticement à se faire écho, au fil des projections qui dépendent pourtant en grande partie des choix subjectifs de chaque festivalier, dès lors que l’offre est suffisamment vaste pour permettre plusieurs parcours. Mais à Berlin, l’offre est tellement large, hétérogène, et pour tout dire confuse, qu’il est très rare que ce phénomène toujours stimulant se produise. Rien à relier avec rien en tout cas en cette journée de samedi, malgré de multiples tentatives. Emergent du lot un intrigant documentaire-enquête entre Burkina et Côte d’Ivoire, et une belle surprise italienne.

Espoir-voyage, de Michel K. Zongo (au Forum) suit pas à pas la recherche du réalisateur burkinabé, sur les traces de son grand frère parti plus de 20 ans auparavant chercher fortune dans le pays voisin comme tant de ses compatriotes, et qui y est mort, sans qu’on sache bien comment ni quand. Le caractère dramatique de la quête entre en résonnance avec la multiplicité des rencontres et détails souvent triviaux qui émaillent son parcours, en nuancier de situations aux sens et intensités très variés. Aussi rigoureux que sensible, le film touche d’autant mieux que jamais il ne sacrifie aux artifices d’une dramatisation pourtant toujours à portée de caméra, tout en captant les ressources spectaculaires de beaucoup de ceux qu’ils croisent, et dont la présence irradie l’écran. Ce sont eux, quidams entrevus ou témoins décisifs, qui alimentent la quête de Zongo, emplissent et débordent son film, lui donnant ainsi un sens bien au-delà du drame familial qui l’a mis en chemin.

Bon, voilà que j’ai médit. En l’écrivant, je vois soudain combien finalement cela fait écho à l’autre film, Cesare deve morire, « César doit mourir ». Belle surprise, en effet de retrouver avec un tel film des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des cinéastes de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le vécu du film, ce qu’on ressent durant la séance est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la gouaille des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.

A nouveau c’est l’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien –  la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (acteurs, metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de Cesare deve morire un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.

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Etrange Paradis

Berlinale, report 1

Le Festival de Berlin, soixante deuxième du nom, s’est ouvert en grandes pompes jeudi 9 février. Je dis ça en confiance, je n’y étais pas, les grandes pompes en question, dont la Berlinale est friande, ne me vont guère, et j’avais déjà vu le film d’ouverture. Un fort bon film au demeurant, Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot, dont il y aura bientôt l’occasion de reparler, sa sortie en salles françaises étant annoncée pour le 21 mars. Débarquer dans le froid polaire de la capitale allemande le lendemain met d’emblée dans la situation, bizarre mais pas déplaisante, d’être poussé un peu n’importe comment dans un grand bain de films, sans repère décisif pour nager ou circuler.

Parmi les rencontres plus ou moins hasardeuses de ce premier jour, une retrouvaille réjouissante et un objet réellement singulier. La retrouvaille s’intitule A moi seule, troisième film de Frédéric Videau, perdu de vue depuis longtemps, trop longtemps (Variétés françaises, beau film de 2003). Son nouveau film, porté de bout en bout par l’épatante Agathe Bonitzer, est d’une finesse tendue, et d’une richesse sans étalage tout à fait remarquables. Lui aussi sort bientôt, le 4 avril, de lui aussi on reparlera.

Y aura-t-il jamais en revanche l’occasion de parler de Lost in Paradise ? Pas sûr. C’est un objet assez sidérant. Son véritable titre est Hot Boy Noi Loan – Cau Chuyen Ve Thang Cuoi, Co Gai Diem Va Con Vit, je confesse n’avoir pas réussi à en obtenir une traduction, mais le « Hot Boy » du début du moins fait sens à nos ignorantes oreilles occidentales. Il s’agit en effet d’une sorte de Sciuscia gay et kitsch dans le Saigon d’aujourd’hui, mélodrame kitsch dans le milieu de la prostitution masculine auquel se mêle une improbable histoire d’amour entre une prostituée vieillissante, un clochard simple d’esprit et un canard. Avec ses éphèbes bodybuildés, ses éclairages surtravaillés et son sentimentalisme exacerbé, le réalisateur Vu Ngoc Dang réussit à évoquer un monde d’une grande brutalité, entièrement voué au profit immédiat, et où règne une terrifiante misère.

On ne dit pas qu’il s’agit d’un chef d’œuvre – franchement pas – mais d’une rencontre inattendue, certainement, y compris avec l’existence d’un cinéaste déjà bien connu dans son pays, et en Asie, et dont c’est le troisième long métrage. De trahisons sordides en étreintes homo sur fond de muzak sirupeuse, de bastons dont sont victimes les garçons qui font le trottoir aux bas-fonds où les plus pauvres vivent parmi les ordures, ce film où jamais n’apparaît un policier ni aucune figure d’autorité officielle, dessine un assez terrifiant état de la société vietnamienne en plein boum économique ultralibéral sous la férule d’un régime autoritaire. Mais qui, si on en croit le générique, s’est associé à la production, ce qui explique les “cartons” réconciliateurs et moralisateurs qui closent la projection, ajoutant malgré eux un tour supplémentaire à l’étrange mais significatif mauvais goût de l’ensemble.

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Le soft power à la française

Les cartes de la présence culturelle française dans le monde.

Institut français de Londres / Metro Centric via Flickr CC License ByInstitut français de Londres / Metro Centric via Flickr CC License By

Le soft power, méthode douce des relations internationales, c’est la capacité d’un pays à élargir son pouvoir d’attraction, et à dominer les échanges mondiaux en employant des outils non-coercitifs, dont l’action culturelle fait partie. «L’action culturelle a une véritable fonction politique et il est crucial que notre pays maîtrise son image externe

Diplomate et géographe, Michel Fouchet a bien voulu confier à Slate.fr ces cartes de l’action culturelle extérieure de la France, prise en charge depuis décembre 2011 par l’Institut français. Pour lui, il ne peut y avoir «d’influence projetée vers le dehors sans une disposition d’ouverture au-dedans». Ces cartes permettent donc de dresser un état des lieux de la présence culturelle française à l’étranger, comme de la présence étrangère en France (cliquez sur les cartes pour les voir en grand).

 

1-Les cartes de la diplomatie culturelle française

 

réseau pour l'action culturelle

Michel Foucher: «Le fond de carte est celui des alliances françaises, créées en 1883 et qui sont si nombreuses que leur représentation est peu lisible. Environ 968 alliances dans 136 pays (hors France) touchent près de 500.000 élèves selon les derniers chiffres de la Fondation Alliance Française. Un maillage serré, avec 80% des établissements hors des capitales. Un blanc majeur: l’Allemagne

Autre absence marquante, celle des Etats-Unis, qui s’explique par le fait que la plupart des nombreuses Alliances françaises qui s’y trouvent relèvent d’un statut particulier et ne sont pas rattachées au centre parisien.

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