Salma Hayek, Carlos Bardem et Mathieu Demy dans Americano de Mathieu Demy
La première image ressemble à un gag. Les deux personnes que l’on entend, puis que l’on voit faisant (semblant de faire) l’amour ne sont autre que la fille de Catherine Deneuve et de Marcello Mastroianni en plein ébats avec le fils d’Agnès Varda et de Jacques Demy. Le téléphone sonne, le garçon répond puis dit à la caméra et à sa partenaire : « ma mère est morte ». Pas sa vraie mère, fort heureusement, Agnès V. se porte comme un charme – elle vient de livrer 5 délicieux programmes à Arte, Agnès de ci de là Varda –, mais le personnage dont le décès enclenche la demi-fiction qu’est Americano. Demi-fiction + demi-vérité = folie Demy.
Americano est une histoire de fou. Ou de fous. L’enjeu du film se joue sur ce passage au pluriel. Comment passer du cas Mathieu à quelque chose de plus général. Parce que fou, nul doute que ne le soit Mathieu Demy, du moins tel qu’il se met en scène dans son premier long métrage. Fou d’être précisément ce qu’il est, saturé d’héritage cinématographique au point de se sentir orphelin de sa véritable parentèle, tout en étant déchiré entre deux territoires, la Californie où il a grandi et où a continué de vivre feue maman, Paris où il vit lui, pas trop près de son père fort peu paternel, joué par Jean-Pierre Mocky.
Entre l’apparition de celui-ci et la réception par Géraldine Chaplin du fils revenu à Los Angeles chercher les clés de la maison de la morte, on a compris. Poussant à bout la logique dans laquelle il est de toute façon pris, au moins pour ce film-là, Mathieu Demy surenchérit sur les présences et les signes de cinéma, tout en racontant ce roman familial sous le signe du trauma réciproque mère/fils. Bien d’autres influences cinématographiques, du road movie au western et du polar au fantastique, que viendront parasiter cette accumulation de ciné-signes. De toutes les interférences cinématographiques dans le déroulement de l’histoire, la plus belle est sans hésiter l’utilisation de plans de Documenteur, où Sabine Mamou, rayonnante, jouait la mère d’un petit Martin effectivement joué par Mathieu Demy. Agnès Varda l’avait réalisé en 1981, son fils avait 9 ans, l’histoire se passait dans la même maison de Venice où revient Mathieu devenu grand, ce qui ne veut pas dire adulte.
Arrivé à LA pour y rester deux jours, antipathique et flippé, Martin s’enfonce dans une quête à tiroirs qui le mènera au Mexique, dans les bas-fonds, dans les bras de Salma Hayek, et au-delà. Débuté entre artifices et coups de force, le film construit son propre univers, composite et déstabilisant, émouvant parfois, intrigant souvent. Surtout, ce qui semblait à l’origine la guerre mentale d’un seul homme, devient peu à peu un voyage à travers une folie beaucoup plus partagée. Martin Demy s’enfonce dans les arcanes de ce qui s’avère moins une mémoire cinématographique, encore moins un savoir cinéphile (nul besoin d’identifier les référence), mais un rapport au monde hanté pas des formes issues des films. A mesure que se construit cette trajectoire, le cas particulier du réalisateur-acteur-personnage devient extensible non seulement aux amateurs éperdus de cinéma, qui plus ou moins vivent dans un monde contaminé par les souvenirs de leurs émotions devant les écrans, mais à tout un chacun.
Récit extraordinairement singulier (nul n’occupe une place comparable à celle de Mathieu Demy), Americano devient la fable romanesque de cet état commun, qui est de vivre dans un monde réellement et fantasmatiquement habité d’autant de créatures nées de l’imaginaire que de personnes et d’objets « réels ». C’est avec ça, autant qu’avec la mémoire compliquée de maman adorée et détestée, que Martin doit trouver moyen sinon de se réconcilier, du moins de vivre avec. Et « ça », les images qui nous travaillent, nous bloquent, nous stimulent, nous embarquent et nous débarquent, il n’est nul besoin d’être le rejeton de deux grands cinéastes pour l’éprouver. Il suffit de vivre aujourd’hui.
lire le billet
Le nouveau film de Jean-Jacques Annaud, une production issue du monde arabe contemporain avec un casting international, vise un public mondial et joue selon les règles hollywoodiennes.
l y a quelque chose d’un peu pitoyable dans la proclamation qui accompagne les affiches de L’Or noir, sur le mode «cette fois, Jean-Jacques Annaud renoue avec l’épopée» — sous-entendu: oubliez le désastreux Sa majesté Minor, et, peut-être, les peu mémorables Deux frères, Stalingrad ou Sept ans au Tibet. Comme s’il fallait proclamer haut et fort la promesse d’un grand spectacle qui, de fait, advient dans les combats de la dernière demi-heure, après près de deux heures où la formule «traversée du désert» prend tout son sens.
L’épopée c’est autre chose, comme on le sait au moins depuis Homère –la colère d’Achille seul dans sa tente est plus épique que la charge en plan large de centaines de figurants, même juchés sur autant de chameaux.
Il y a quelque chose d’un peu pitoyable dans la proclamation qui accompagne les affiches de L’Or noir, sur le mode «cette fois, Jean-Jacques Annaud renoue avec l’épopée» — sous-entendu: oubliez le désastreux Sa majesté Minor, et, peut-être, les peu mémorables Deux frères, Stalingrad ou Sept ans au Tibet. Comme s’il fallait proclamer haut et fort la promesse d’un grand spectacle qui, de fait, advient dans les combats de la dernière demi-heure, après près de deux heures où la formule «traversée du désert» prend tout son sens.
L’épopée c’est autre chose, comme on le sait au moins depuis Homère –la colère d’Achille seul dans sa tente est plus épique que la charge en plan large de centaines de figurants, même juchés sur autant de chameaux.
Resucée de Lawrence d’Arabie mâtinée de plusieurs autres grandes références, Or noir n’a cinématographiquement guère d’intérêt. Ce qui en a plus, et fournit de quoi s’occuper en attendant le climax, ce sont les conditions de fabrication du film, et en particulier sa gestion au trébuchet de la construction de héros arabes et musulmans dans une production visant le grand public international.
Dans ce type de films, d’habitude, il est rares que des Arabes soient des héros —cherchez, vous verrez, il n’y a que de rares cas de fantasmagories dans un orient sans âge, multiples versions du Voleur de Bagdad ou Aladin selon Disney.
La singularité d’Or noir est d’être une production cette fois issue du monde arabe contemporain.
S’il vous est arrivé d’affirmer, même une seule fois, que les films français se ressemblent tous, allez voir Donoma. Ou qu’à jamais votre langue se dessèche et tombe en poussière ! Parce qu’un film comme celui-là, vous n’en avez jamais vu – ni français ni ailleurs. Sorti de nulle part, repéré avec un enthousiasme mêlé de doute sur sa capacité à jamais atteindre les rives d’une distribution à Cannes lors de sa présentation par l’ACID à Cannes 2010, le film de Djinn Carrénard jaillit comme un diable de sa boite un an et demi plus tard. Un an et demi d’un labeur ininterrompu du réalisateur et de l’équipe du film pour amener dans la lumière des projecteurs commerciaux un film qui avait toutes les raisons de ne pas exister. Et même deux fois. Toutes les raisons de ne pas être produit, et celles de ne pas pouvoir être vu. Mais ce garçon-là est doué d’une énergie peu commune, et qui en suscite d’autres autour de lui.
Au point que la saga en deux temps de la fabrication du « film à 250 euros », puis de la tournée militante à travers toute la France qui a construit la possibilité d’une distribution, risque de prendre le pas sur le film lui-même, ce qui serait idiot.
Au cœur de la Donoma success story il y en en effet Donoma, le film, étonnant ruissellement de récits, de sentiments et de mots qui construisent peu à peu un espace émotionnel inconnu, et pourtant aux échos familiers. Si on y parle et on y bouge comme le font ces protagonistes, jeunes gens des banlieues françaises marginalisés par un monde qui ne le aimes pas plus qu’ils ne l’aiment, le folklore « cité » est explosé en moins d’une minute, et la sociologie, même de terrain, se révèle le moindre des soucis de Carrénard. C’est à la fois nettement plus simple et beaucoup, beaucoup plus compliqué. Tout simplement parce que le réalisateur et sa caméra éprouvent à l’évidence une empathie avec la totalité des personnages, comme personnages – c’est de la fiction – mais personnages singuliers, ne jouant des clichés et des archétypes que pour les retourner ou s’en servir à des fins tout de qu’il y a d’individuel. Affaires de désir, de codes, de croyances, d’espace à partager (ou pas), à occuper ou à construire. Affaire de couleurs et de lumière, d’écoute et de silence. Affaire de cinéma, et de vie.
Ces personnages dont les trajectoires s’entrelacent d’une manière complexe et pourtant toujours lisible sont extraordinairement différents. Mais ils sont tous portés par une énergie, quelque chose de vital, et même de brûlant, qui donne au film cette tension qui le porte de bout en bout.
Découverte majeure en cette semaine terrifiante saturée de sorties en tous genres – 19 films, une folie, dont des gros films de genre US (Time Out, Le Casse de Central Park, Les Immortels), un JJ.Annaud au pays de l’or noir, un nouveau marivaudage d’Emmanuel Mouret, un film libanais qu’on se reproche de n’avoir pas vu tout comme celui d’Agnès Merlet, et le dessin animé de Laguionie… Au milieu de tout ça, qui distinguera aussi une autre découverte de l’ACID, Black Blood du Chinois Zhang Miaoyang ? Malgré quelques coquetteries auteuristes, le somptueux des plans au noir et blanc brièvement parasité de teintes mortifères est démultiplié par la virulence du propos, et des annotations burlesques du meilleur effet pour dire la misère d’une grande partie de cette Chine rurale qui n’a affaire à la modernisation accélérée du pays que pour en subir les pires effets, pollution et contamination aggravées par l’idéal entrepreneurial désormais promu par la radio d’Etat.
Il faut aussi faire place à l’épatant documentaire Tous au Larzac de Christian Rouault, qui évoque la longue lutte des paysans du Causse contre le plan d’extension de l’armée durant toute la décennie 70’s : épopée émouvante et joyeuse, au ras d’un terrain devenu un symbole, portée par des personnages remarquablement filmés, et aux multiples échos actuels. Intense comme un bon western et joyeux comme une comédie de Capra.
lire le billet
Jean-Pierre Darroussin et Ariane Ascaride dans Les Neiges du Kilimandjaro de Robert Guédiguian
J’ai pleuré aux Neiges du Kilimandjaro. Je pleure souvent au cinéma mais disons que cette fois j’ai beaucoup pleuré. Et j’estime l’œuvre de Robert Guediguian, ce à quoi il travaille depuis 30 ans, même si je n’aime pas tous ses films. Avec celui qui sort ce mercredi 16, le réalisateur de l’Estaque retrouve le meilleur de son inspiration, son inscription dans le territoire marseillais, la collectivité de ses habitants populaires campés par ses comédiens de toujours, la mémoire d’un mode de vie et de relations individuelles et collectives qui, de Rouge Midi et Dieu vomit les tièdes à La ville est tranquille et Lady Jane, affirme une stimulante reconstruction du rapport au présent.
Guédiguian y inscrit cette fois un scénario émouvant, inspiré lointainement des Pauvres gens de Victor Hugo et plus directement des coups de tabac qui continuent de frapper ceux qui furent l’aristocratie ouvrière du grand port. Pourtant, il faut bien le dire, Les Neiges du Kilimandjaro est un film réactionnaire. Un film qui, avec affection pour ses personnages et un incontestable sens dramatiques, et même mélodramatique (ce n’est pas un reproche), construit une vision profondément passéiste, finalement fausse sinon dangereuse, de la réalité.
Le genre auquel appartient le 18e long métrage de Guédiguian, on le connaît bien, c’est un classique du cinéma français : le récit affectueux d’un monde qui s’éteint. Mais d’habitude, chez Sautet, Deray, Corneau ou Tavernier, ce monde était celui des bourgeois, ou des truands à l’ancienne, ou des vieilles noblesses, toutes détentrices d’un « art de vivre » et d’un code de l’honneur dont ces films chantaient avec tristesse la destruction. Guédiguian se charge aujourd’hui de faire rejoindre aux marins et dockers CGT les rangs de ces castes d’un temps qui s’estompe.
On pourrait dauber sur la vision idéalisée de ces braves gens, mais cela valait au moins autant pour les mélancolies des propriétaires terriens savourant leur dernier vieux cépage à l’ombre d’arbres centenaires que d’infects promoteurs n’allaient pas manquer de détruire, dans les lumières dorées du crépuscule de leur ère – idem pour les caïds ou les petits entrepreneurs. Noiret, Ventura, Montand auront avec délectation prêté leur talent à ces figures de notables devenues des archétypes. Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan incarnent aujourd’hui leurs équivalents prolétaires.
Ce cinéma-là, qui capitalise sentimentalement, et souvent avec efficacité, sur le sentiment de perte, est un cinéma qui n’aide pas à comprendre, ni même à éprouver émotionnellement comment le monde et les relations humaines sans cesse se reconfigurent. Il ne fait pas de doute que les anciens modèles de solidarité collective se défont, que la violence des mutations socio-économique casse des manières d’« être ensemble » construites au cours des décennies, et qui ont permis à ceux qui étaient loin d’être des privilégiés à l’échelle de l’ensemble de la société de se soutenir, affectivement et matériellement. En établir le constat par les moyens d’une fiction est on ne peut plus légitime. Mais Les Neiges du Kilimandjaro, qui ne prend pas pour rien comme titre une chanson rétro et mélo, le fait d’une manière qui ignore les nouvelles formes de solidarité ou de révolte, ou seulement la nécessité et la possibilité de les inventer.
Par fidélité sans doute, surtout me semble-t-il par recherche d’une efficacité dramatique plus encore que par passéisme politique, Robert Guédiguian n’accorde de prix qu’à un modèle qui, quelle que soit la manière dont on le juge (et qui appellerait des nuances), est obsolète. C’est alors s’enfermer dans un rapport passéiste, c’est ignorer l’existence d’autres pratiques, au moins les tentatives de les inventer, face à la misère matérielle et morale qui, elle, ne faiblit pas.
lire le billetJacqueline Meppiel avec Gabriel Garcia Marquez et les élèves africains de la première promotion de l’EICTV en 1987
Profession: monteuse de films. Ce fut longtemps son métier, ce qui ne dit pas tout, loin s’en faut, du rôle important qu’elle a joué dans le cinéma français des années 60, 70 et 80. Car monteuse, pour elle, ne signifiait pas une activité technique mais un mode de pensée en actes, une façon de réfléchir à la fois avec la tête et avec les mains. De Jean-Pierre Melville (Léon Morin Prêtre, 1961) à Coline Serreau (Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux !, 1982), très nombreux sont les cinéastes aux côtés de qui elle aura déployé une énergie rieuse et exigeante, qui laissait une marque indélébile chez tous ceux qui avaient la chance de rencontrer cette grande et belle femme.
Cette pensée et cette énergie furent toute sa vie inséparable de ses engagements. En 1963, elle est avec Yann Le Masson qui réalise Sucre amer sur l’élection truquée de Michel Debré à la Réunion. Puis elle joue un rôle important dans l’accomplissement de Loin du Vietnam (1967), film collectif à l’initiative de Chris Marker, signe majeur de cette époque. En 1969, elle accompagne William Klein pour la réalisation du Festival Panafricain d’Alger, repère lui aussi décisif au sein d’une autre histoire, celle du tiers-mondisme (et aussi de la musique, grâce notamment à la présence d’Archie Shepp). Elle participe à de nombreux documentaires, dont Angela Davis : Portrait of a Revolutionary (Yolande DuLuart, 1972), rencontre Med Hondo qu’elle accompagne sur Bicots nègres, nos voisins (1974) puis dans la réalisation, pour le Front Polisario, de Nous aurons toute la mort pour dormir (1977). Chris Marker la met en relation avec le sociologue Armand Mattelart, ensemble et avec Valérie Mayoux, ils réalisent La Spirale (1976), analyse économico-politique du processus qui a mené au coup d’Etat chilien et à l’assassinat d’Allende. Le film reste aujourd’hui exemplaire des puissances d’intelligence du réel par le cinéma.
Ce sont le même engagement et la même passion qui la mènent d’abord en Angola à peine libéré des Portugais, à la demande du grand ingénieur du son Antoine Bonfanti, pour assurer la formation de futurs réalisateurs et techniciens, puis à Cuba au début des années 80. Elle crée le département “montage” de l’Ecole internationale de cinéma et de télévision, inaugurée en 1985 à l’initiative de Gabriel Garcia Marquez, et connue comme “l’école de San Antonio de los Baños”, qui formera des générations de réalisateurs venus de tout le continent latino-américain. Mariée à l’acteur Adolfo Llaurado (1940-2001), une des grandes vedettes du cinéma cubain, Jacqueline Meppiel a enseigné à l’EICTV jusqu’à ce que la maladie l’en empêche. Elle est morte du cancer des poumons le 9 novembre, elle avait 83 ans.
lire le billet
Mahnaz Mohammadi et Hossein Farzi Zadeh dans Noces éphémères de Reza Serkanian
Premier film d’un jeune cinéaste iranien vivant en France, mais rentré tourner dans son pays, Noces éphémères se joue en deux parties à peu près symétriques, et qui toutes deux relèvent d’un genre codifié. La première met en scène une cérémonie familiale dans un village, univers de tradition où l’assemblée bonhomme de la famille et des voisins maintient dans un carcan d’airain le respect des normes sociales, y compris et surtout sous la liesse, d’ailleurs sincère, qui accompagne ici une double célébration, celle d’une circoncision et celle de fiançailles. A quoi s’oppose, comme ils se doit, le désir d’autonomie de deux personnages que leur éducation ou la puissance de leur désir incite à transgresser la norme ancestrale.
C’est ici le cas de Kazem, le fiancé malgré lui, jeune homme revenu de la ville pour se soumettre à un mariage arrangé qui lui pèse, et de Maryam, sa très charmante belle-sœur, aussi sensible aux attraits du garçon qu’il l’est aux siens. Dès lors l’art et l’adresse de Serkanian consistent à faufiler dans le déroulement du rituel officiel (la fête de famille) et du rituel clandestin (la montée de la séduction entre les deux personnages) les flux perturbateurs qui transforment avec succès une situation convenue en enchainement de moments troublants, souvent inattendus. Effet obtenu grâce aussi à l’absence de manichéisme dans les description des protagonistes tout autant qu’à l’irruption de transgressions des règles de la censure iranienne (boire de l’alcool !), règles tout aussi rigides que celles de la tradition familiale.
On assiste ainsi à une véritable montée vers la rupture, intensification dont fait les frais le personnage physiquement le plus fragile – mais pas le moins fort dramatiquement. Sa mort, et le transport de son corps à la grande ville voisine, enclenche à nouveau un double registre : à la fois description de pratiques bien réelles, qui seront ici religieuses, policières et judiciaires, et un nouveau conflit, ou une autre version du même, celui qui oppose le désir des amoureux à l’implacable contrôle des mœurs qui régente la société iranienne. Et à nouveau, mais avec une puissance et une subtilité décuplée, le réalisateur déjoue les stéréotypes, en s’appuyant sur la réalité de pratiques elles-mêmes ambigües – les mariages temporaires, l’application de la loi par des flics qui n’y croient pas eux-mêmes, la complexité du rapport à la règle de la part de religieux traités sans complaisance mais sans caricature. Cette manière de prendre à contrepied son dispositif dramatique est d’autant plus probant qu’il parait naître non d’une volonté de décalage, mais de la puissance perturbatrice du désir amoureux éprouvé par Maryam et Kazem.
Faisant cela, Reza Serkanian parvient à une double réussite : établir une description de nombreux aspects de la réalité iranienne d’une manière singulièrement précise et nuancée, et donner au sentiment amoureux, y compris dans sa dimension la plus physique, une vivacité du ressenti, au lieu de cette fonction de ressort utilitaire qui est si souvent son lot dans les fictions. Grâce aussi à une interprétation en finesse, grâce en particulier à la présence de l’actrice (par ailleurs aussi réalisatrice) Mahnaz Mohammadi dans le rôle de Maryam et à la richesse des émotions qu’elle fait vibrer, Noces éphémères se révèle à la fois une sensuelle histoire d’amour et un des films les plus attentifs et les plus sensibles sur bien des aspects de la société iranienne qu’on ait pu voir récemment.
lire le billetAffiche du 4e First Film Festival qui s’est tenu dans toute la Chine du 26/10 au 9/11
Etrange situation dans laquelle je me retrouve à Pékin : expliquer à des Chinois l’œuvre d’un cinéaste chinois. Car chinois, Edward Yang l’était profondément, même si ce réalisateur taïwanais avait aussi étudié l’informatique aux Etats-Unis, où il vécut les années 70, découvrant avec passion le cinéma moderne européen. En Chine continentale, son œuvre singulière, marquée par ses racines et son cosmopolitisme, restait jusqu’à présent inaccessible. Quatre ans après sa mort, une conspiration de bonnes volontés permet enfin l’organisation dans la capitale d’une première rétrospective, hélas incomplète : seuls les quatre premiers films, In Our Time, That Day on the Beach, Taipeh Story et Terrorizers ont pu être montrés. Pas la faute des autorités chinoises, mais de problèmes avec les ayant-droits. En même temps, mon livre Le Cinéma d’Edward Yang publié l’an dernier à l’occasion de l’intégrale à la Cinémathèque française est traduit en chinois. Oui, oui, ça fait plaisir.
Me voici donc, devant un défilé de journalistes (presse écrite, télés, médias en ligne surtout) en train de détailler l’œuvre d’un cinéaste dont je suis persuadé que son œuvre n’a pas seulement admirablement décrit ce qui se passait alors dans sa ville, Taipei basculant à toute vitesse d’une société archaïque et dictatoriale aux violences ultramoderne d’une modernisation capitaliste à outrance, mais que cette œuvre a aussi décrit à l’avance beaucoup de ce qui se joue en ce moment en Chine – et ailleurs. La bonne surprise est l’impressionnante curiosité bienveillante dont l’homme et les films semblent jouir, impression décuplée par l’accueil enthousiaste lors des projections où j’interviens à l’Académie du Cinéma, devant une immense salle comble.
La salle de l’Académie du cinéma de Pékin lors de la projection de Taipei Story d’Edward Yang
Même l’intense pratique du piratage n’a pourtant pu permettre à ces étudiants et à leurs enseignants de se familiariser avec l’œuvre de celui qu’on nomme ici de son nom chinois, Yang Dechang, les films étant très difficiles à trouver en DVD pirates ou sur Internet, sauf tronçonnés et en infecte définition sur Youtube. Encore faut-il avoir envie d’aller les chercher…
Cette rétrospective est organisée dans le cadre du FFF, festival qui a pour vocation essentielle de montrer des premiers films, chinois et étrangers, principalement à un public d’étudiants : son infatigable organisateur, le réalisateur, producteur, distributeur, éditeur et activiste Wen Wu, a mis en place un réseau de projections dans pas moins de 53 campus du pays. Le double avantage de ce choix est de toucher un public jeune, peu exposé aux propositions autres que le cinéma commercial dominant, et d’être dispensé d’avoir à passer sous les fourches caudines de la censure. Dix longs métrages chinois, autant d’étrangers et une vingtaine de courts ont ainsi circulé du 26 octobre au 9 novembre à travers le pays, ainsi que des éléments des quatre rétrospectives, consacrées, outre E.Yang, à la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80, à l’œuvre de Joris Ivens et à Jeanne Moreau, figure de proue d’une importante présence française.
Il se trouve en effet que Wen Wu a étudié le cinéma à Paris, sa francophilie et sa cinéphilie ont d’ailleurs trouvé un écho important du côté d’une manifestation elle aussi dédiée aux premières œuvres, le Festival Premiers Plans d’Angers, depuis un quart de siècle place forte de la défense de la diversité et du renouvellement des talents cinématographiques. Une solide escouade angevine a d’ailleurs fait le déplacement de Pékin, pour stabiliser un partenariat bien nécessaire au développement de l’ambitieuse mais fragile manifestation chinoise.
Claude-Eric Poiroux, directeur du Festival Premiers Plans d’Angers à Pékin avec Wen Wu, directeur du FFF
Celle-ci participe d’une effervescence aussi réelle que paradoxale en faveur de la créativité du cinéma actuelle dans le pays. En même temps que le FFF se tenait à Nankin le 7e Festival du Film indépendant, animé notamment par le producteur et prof à l’Université du cinéma de Pékin (et autre francophone émérite) Zhang Xian-ming. Juste avant avait eu lieu le 6e BIFF (Beijin Independant Film Festival), autre temps fort de l’effort permanent de faire vivre, et de rendre visibles les réalisations tournées hors système, ou refusées par lui. Paradoxale, puisqu’alors que le cinéma commercial connaît un boum spectaculaire en Chine, où on inaugure chaque jour plusieurs salles quelque part dans le pays, et où la production commerciale ne cesse d’augmenter, la fracture s’élargit de plus en plus entre le « centre » et les marges. A la notable exception de la salle MOMA à Pékin, havre cinéphile (mais arty et bobo en diable) flanqué d’une bonne librairie, ni les films du FFF, ni ceux de Nankin ni ceux du BIFF n’auront été montrés dans des salles de cinéma. Amphithéâtres, galeries, cafés, lieux de fortune (et un tout petit peu la Cinémathèque) ont accueilli les projections, parfois dans des conditions précaires.
Le BIFF, qui accueillait certains des films qui auraient dû être montrés en avril lors du Festival du documentaire indépendant, interdit à la dernière minute pas les autorités, aura ouvert sous surveillance policière. Grâce à un secret bien gardé, les organisateurs auront pourtant réussi à montrer le sulfureux Le Fossé, magnifique réalisation de Wang Bing consacré au « goulag » chinois, sujet ultra-tabou.
Rencontrés peu après la clôture, des réalisateurs indépendants confiaient ne même plus essayer de trouver un distributeur, le double obstacle de la censure politique et de la recherche immédiate du profit chez les entrepreneurs rendant l’exercice aussi épuisant que pratiquement sans espoir. Outre les festivals qui essaiment dans le pays, ce sont donc dans des galeries d’art, ou grâce à un réseau de circulation de DVD (plutôt que par Internet, où il reste difficile de faire transiter des films, le web servant essentiellement à transmettre des informations), que s’entretient une vitalité créative qu’on nomme en Chine Underground. Pas véritablement souterraine pourtant, plutôt à fleur de terre, prolifération ni secrète ni officielle d’énergies, de talents, de paroles (le cinéma fait beaucoup parler et écrire) dont on ne sait s’il faut se réjouir de son tonus ou s’affliger de la marginalité dans laquelle le maintiennent ensemble la violence économique et la brutalité politique qui régissent la Chine actuelle.
lire le billet« Mathématiques, un dépaysement soudain ». Fondation Cartier pour l’art contemporain. Jusqu’au 18 mars 2012. 261, Boulevard Raspail, 75014 Paris.
On cherche en vain à quelle autre exposition comparer ce qui se passe en ce moment à la Fondation Cartier. Lieu en principe dédié à l’art contemporain, le bâtiment du boulevard Raspail accueille pour plusieurs mois un événement baptisé «Mathématiques, un dépaysement soudain».
Effectivement consacrée aux maths, l’exposition n’a pourtant rien à voir avec les propositions de vulgarisation scientifique qui fleurissent dans les musées et dans d’innombrables lieux publics, souvent d’ailleurs avec bonheur.
Vous n’y apprendrez pas plus le calcul ou la géométrie que vous n’aurez affaire à des «œuvres» aux sens habituels du terme, même les sens retravaillés et tire-bouchonnés par un bon siècle de déconstructions et autres expériences post-duchampiennes. Il ne s’agit de rien de tout cela. Quoi, alors?
« La poursuite n’est pas (…) un thème parmi d’autres qui qualifierait un certain type de narration. La poursuite est l’essence même du cinéma. (…) la construction du regard du spectateur à partir d’une expérience perceptive continue de faire opérer la poursuite, la rupture et les suspens dans ce qui nous est donné à voir et qui s’appelle un film, suite d’images inscrites dans une temporalité à la fois réelle et fictive. » Ces phrases figurent dans le nouveau livre de la philosophe Marie-José Mondzain, Images (à suivre), qui vient de paraître chez Bayard. Elles font directement écho à Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, qui sort en salles ce 2 novembre.
Qu’y poursuit-on ? Qui est poursuivant ? Poursuivi ? Il faudra tout le film pour donner non pas les réponses, mais le véritable sens de ces questions. La situation paraît pourtant simple. Un meurtre a été commis. Arrêté, l’assassin doit conduire un policier, un procureur et un médecin là où est enterré le cadavre. Mais il est incapable de désigner l’endroit avec précision, ou peut-être le prétend-il. Dans la nuit qui tombe et s’épaissit, voici donc un convoi de voitures errant à travers la steppe anatolienne, d’un lieu à l’autre correspondant aux indices livrés par le meurtrier, une fontaine avec un arbre à côté, près de la route…
Enquête, quête, errance, doute, mise à jour de la vérité des personnages qui participent à ce périple nocturne, et qui devient parcours initiatique pour celui qui se révèle au centre du récit, le médecin des villes embarqué à son corps défendant dans cette affaire violente et archaïque, opaque et banale. En même temps que s’épaissit la nuit de plus en plus difficilement trouée par les phares des voitures, en même temps que s’alourdit la fatigue et que s’exacerbe la tension, le mystère s’approfondit, au sein de cette maigre énigme se révèlent peu à peu d’autres ombres, d’autres troubles.
« Expérience perceptive », en effet, que l’impressionnante beauté des images dans ces paysages désolés où la mythologie rôde. Mais expérience perceptive, aussi, que l’inquiétante étrangeté des présences de ces corps d’hommes, assignés à des fonctions (LE meurtrier, LE docteur, LE flic, LE juge), et dont la présence et les actes, la confrontation à des péripéties à la signification incertaine, ou peut-être dépourvues de sens, construisent en effet le regard des spectateurs. Expérience palpitante qui s’élance d’abord lentement puis de plus en plus intensément dans l’aridité des lieux et de l’intrigue, tandis que Nuri Bilge Ceylan déploie son film comme proposition d’une aventure vécue par chaque spectateur.
A la lueur de ces lanternes et de ces lampes torches qui, à l’écran, métaphorisent le projecteur de cinéma, dans les replis d’une fiction qui est aussi celle des attentes, des préventions et repères du spectateur, la recherche qui anime les protagonistes engendre un espace presque infini, et en même temps intime, propre à chacun de ceux qui verront le film, et où il revient à chacun de frayer son propre chemin.
Ce sera aussi, non sans rebondissement, le trajet intérieur du médecin, personnage autour de qui, peu à peu, s’organise la progression de la narration. Et en retour celle-ci exige de lui le passage du statut de témoin à celui d’intervenant – de spectateur à acteur, exactement ce qui est proposé à ceux qui sont dans la salle.
Est-ce à dire que Il était une fois en Anatolie, avec son titre-citation, serait un film sur le cinéma ? Pas du tout, ou pas plus qu’aucune œuvre importante n’est toujours aussi mise en jeu et en question des moyens artistiques dont elle use. Chacun a tout loisir, dans le film de Bilge Ceylan, d’élaborer les dimensions (morales, politiques, esthétiques, de vie quotidienne…) que mobilise la projection. Elles sont innombrables, et, au plus, ne renvoient au dispositif cinématographique que pour autant que celui-ci est représentatif d’enjeux infiniment plus larges. Il n’est pas question ici du « sujet » du film, comme avec toute œuvre d’importance elle ne saurait se réduire à un quelconque sujet, il est question de mise en scène.
Le cheminement nocturne par lequel s’ouvre le film accomplit le beau prodige d’en créer à la fois les conditions narrative au sein de l’économie du film, et les conditions psychiques, dans l’esprit de chaque spectateur. Dans ce film-arbre, la première partie est un tronc dense et rectiligne, dont la densité et la droiture sont la condition du vaste épanouissement qui se produit ensuite. Le sixième long métrage du cinéaste turc apparaît ainsi comme la synthèse et le dépassement réussi de ses réalisations précédentes, qui en seraient comme les racines profondément enfoncées dans la terre de son pays. On y retrouve la capacité de laisser affleurer l’immensité, la complexité, la beauté et cruauté du monde qui caractérisait ses deux premiers films, les moins connus et pourtant les plus beaux jusqu’à ce jour, La Ville (Kasaba)et Nuages de mai, tout en retrouvant la vigueur dramatique, la pulsion interrogative qui habitait Uzak, Les Climats et Les Trois Singes.
lire le billet