Ombres blanches

Curling de Denis Côté

 

Je parle d’un film vu il y a plus d’un an, pas revu depuis. De « l’histoire », je ne me souviens pas très bien. Je me souviens des présences, des intensités. Je me souviens des bruits dans la neige, de la route qui traverse la nuit et passe devant la maison. Je me souviens avec une extraordinaire précision des gestes de l’homme qui travaille dans un bowling, et du moment où il prépare à manger pour sa fille de 12 ans. Je me souviens des espaces, des durées, des visages. Je me souviens bien quand il fait froid, vraiment froid, et combien la chaleur est chaude. Curling est un film de sensations, qui marquent profondément durant la projection, perdurent ensuite. Il raconte une histoire pourtant, c’est même sans doute le plus narratif des films de Denis Côté, ce réalisateur québécois dont, depuis bientôt dix ans, on n’en finit plus de découvrir l’univers frémissant, à la fois inquiet et généreux, grâce à des films qui ne se ressemblent pas entre eux.

L’auteur des Etats nordiques et de Carcasses a filmé Curling comme on marche dans une neige épaisse, en s’enfonçant peu à peu dans des couches de sensations, en avançant selon une trajectoire qui semble erratique parce qu’elle suit d’invisibles lignes de pente, au gré des sentiments, des angoisses, des obsessions de ceux qui habitent son film comme autant de voisins mal connus, pourtant si proches, si semblables. Il fait évoluer son récit comme on fait progresser les pierres dans le jeu mentionné par le titre, en modifiant insensiblement la température ambiante, en dégageant des espaces alentour. De la chronique naturaliste au film d’horreur, du roman familial au pamphlet social, les modèles et les références jouent comme des forces d’aspiration, comme des incidents qui dévient les trajectoires, autorisent les surgissements, comme des micro-incidents qui ouvrent sur des gouffres.

Un cartographe inspiré pourrait sans doute dessiner les lignes de force qui organisent subtilement la trajectoire de Curling, la force opaque de la relation entre le père et la fille (Emmanuel et Philomène Bilodeau) comme un impossible trou noir essayant de résister aux puissances d’appel du monde, l’attracteur étrange de la route et ses bas-côtés, où le fantastique et l’atroce sont tapis dans les ombres blanches de l’hiver, les sinusoïdes des collègues et connaissances, dont l’étonnante figure féminine boostée par Sophie Desmarais et ses perruques gothiques. Cela ferait comme la carte d’un voyage intérieur tant, aux côtés du sombre et attachant Jean-François Sauvageau, il s’agit moins de suivre un chemin que de pénétrer peu à peu dans des arcanes intimes, qui semblent d’abord les hantises de ce seul marginal taiseux, et ouvrent doucement, si doucement, sur ce qui se partage de plus humain.

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