Tintin ajoute un clou au cercueil de la 3D

Grosse affaire, mais tout petit film. Le gap bande dessinée/cinéma, le fossé culturel européo-américain (1), le budget, les technologies, la célébrité de Spielberg, son alliance avec l’autre grande puissance qu’est Peter Jackson, le budget pharaonique… tout ce qui accompagne la sortie de Les Aventures de Tintin : le secret de la Licorne avait de quoi alimenter les gazettes, ce qui aura été le cas ad nauseam. Après, dans la salle, sur l’écran ? Pas de quoi s’énerver ni s’emballer, une petite aventure qui ne suscite guère de commentaire particulier sur le plan du cinéma.

Qu’il soit bien clair que l’auteur de ces lignes se considère, comme des millions de ses contemporains, comme un tintinologue chevronné, capable d’exégèse éperdue sur les métamorphoses pileuses dans L’Etoile mystérieuse et On a marché sur la lune, les usages symboliques de l’appareil photo dans Le Sceptre d’Ottokar et Le Lotus bleu, et se souvenant de (presque) tous les noms des savants des Sept boules de cristal. Mais que ce n’est pas vraiment l’enjeu. On va au cinéma pour voir un film, en l’occurrence un film d’aventures, c’est écrit dans le titre, pas pour mesurer l’écart entre modèle et adaptation. Le film d’aventure est sympathique et pas très intéressant, seul Haddock suscite un peu d’intérêt et a droit à un peu de présence, pour une raison fort simple : Spielberg filme ses yeux.

Pour le reste, l’hybridation humain-dessin permise par la motion capture donne des résultats plutôt faibles, même si la scène de bataille navale entre le Chevalier de Hadoque et Rackham le rouge est assez réussie. Aucune comparaison possible avec la puissance et l’inventivité d’Avatar, ou même avec certaines réalisations d’un pionnier du genre, Robert Zemeckis, qui après avoir associé acteurs et créatures animées dès Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (il y a 23 ans…) a exploré avec Le Pôle Express et La Légende de Beowulf des pistes visuelles autrement stimulantes. C’était pourtant des productions Spielberg, dont Zemeckis est un proche.

En ce qui concerne Tintin, il reste une étrangeté, le relief. Un récent article publié sur slate pointait le très mauvais état de ce procédé, en chute libre au box-office après une succession de productions indigentes, et en explicitait les causes. La seule objection à cette analyse aussi précise que pessimiste résidait dans le fait que deux des plus grands noms de Hollywood étaient en train de finaliser des films en 3D, et que personne ne pouvait croire qu’un Steven Spielberg ou un Martin Scorsese recourrait à cette technique sans être porteur d’un projet original, qui donnerait au relief ses lettres de noblesse, reprenant le flambeau fièrement brandi par James Cameron il y a deux ans, et repris par personne depuis.

En ce qui concerne Spielberg, il  faut à cet égard déchanter. Que le film soit en 3D ne l’a manifestement pas du tout intéressé. D’ailleurs, le film sort à Paris sur 30 copies dont une bonne dizaine en 2D, et il ne fait pas de doute que ceux qui le verront dans cette version n’y perdront rien. On dira qu’il y avait un paradoxe à se lancer pour la première fois dans l’aventure du relief à partir de planches dessinées par le maître de la « ligne claire » et de l’aplat. De fait, dans les entretiens accordés à propos du film, Spielberg semble faire peu de cas de ce procédé, il ne faut pas le pousser beaucoup pour qu’il en dise plutôt du mal. De là à supposer que c’est une exigence des financiers (datant de l’époque où on croyait que le relief boostait les entrées) plutôt qu’un choix artistique, il n’y a pas loin.

Avant la séance de Les Aventures de Tintin : le secret de la Licorne, on peut voir la bande annonce de Hugo Cabret, le film 3D de Martin Scorsese né lui aussi sous le signe d’un magicien européen, non plus Hergé mais Georges Méliès. L’histoire de Méliès a prouvé que les créateurs isolés face à l’industrie n’ont aucune chance. Ce qui est en train de se passer avec la 3D ressemble à une nouvelle mouture de cette vieille histoire. Après Wim Wenders et Werner Herzog, dont Pina et La Grotte des rêves perdus traduisent de véritables innovations dans l’usage delà 3D, Jean-Luc Godard réalise en ce moment lui aussi un film en 3D. Mais il est clair que si l’industrie n’impose pas le dispositif et choisit d’y renoncer après l’avoir inconsidérément surexploité, il n’y a aucune chance que les artistes singuliers puissent continuer d’explorer ces chemins pourtant prometteurs. A cet égard, l’inintérêt total de la 3D dans le Tintin de Spielberg est une sorte de défaite. Scorsese ou la dernière chance ?

 

(1) Petite curiosité sur ce terrain : dans le film en version originale, Tintin vit Grande-Bretagne, choisie sans doute comme lieu intermédiaire entre Europe et Etats-Unis (il paie la maquette de la Licorne en livres sterling). Dans la version française il est en territoire francophone, indécidable entre France et Belgique mais dans une ville qui est aussi un port capable d’accueillir le Karaboudjan. Où habite-t-il pour les versions allemande, italienne, japonaise… ?

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Ombres blanches

Curling de Denis Côté

 

Je parle d’un film vu il y a plus d’un an, pas revu depuis. De « l’histoire », je ne me souviens pas très bien. Je me souviens des présences, des intensités. Je me souviens des bruits dans la neige, de la route qui traverse la nuit et passe devant la maison. Je me souviens avec une extraordinaire précision des gestes de l’homme qui travaille dans un bowling, et du moment où il prépare à manger pour sa fille de 12 ans. Je me souviens des espaces, des durées, des visages. Je me souviens bien quand il fait froid, vraiment froid, et combien la chaleur est chaude. Curling est un film de sensations, qui marquent profondément durant la projection, perdurent ensuite. Il raconte une histoire pourtant, c’est même sans doute le plus narratif des films de Denis Côté, ce réalisateur québécois dont, depuis bientôt dix ans, on n’en finit plus de découvrir l’univers frémissant, à la fois inquiet et généreux, grâce à des films qui ne se ressemblent pas entre eux.

L’auteur des Etats nordiques et de Carcasses a filmé Curling comme on marche dans une neige épaisse, en s’enfonçant peu à peu dans des couches de sensations, en avançant selon une trajectoire qui semble erratique parce qu’elle suit d’invisibles lignes de pente, au gré des sentiments, des angoisses, des obsessions de ceux qui habitent son film comme autant de voisins mal connus, pourtant si proches, si semblables. Il fait évoluer son récit comme on fait progresser les pierres dans le jeu mentionné par le titre, en modifiant insensiblement la température ambiante, en dégageant des espaces alentour. De la chronique naturaliste au film d’horreur, du roman familial au pamphlet social, les modèles et les références jouent comme des forces d’aspiration, comme des incidents qui dévient les trajectoires, autorisent les surgissements, comme des micro-incidents qui ouvrent sur des gouffres.

Un cartographe inspiré pourrait sans doute dessiner les lignes de force qui organisent subtilement la trajectoire de Curling, la force opaque de la relation entre le père et la fille (Emmanuel et Philomène Bilodeau) comme un impossible trou noir essayant de résister aux puissances d’appel du monde, l’attracteur étrange de la route et ses bas-côtés, où le fantastique et l’atroce sont tapis dans les ombres blanches de l’hiver, les sinusoïdes des collègues et connaissances, dont l’étonnante figure féminine boostée par Sophie Desmarais et ses perruques gothiques. Cela ferait comme la carte d’un voyage intérieur tant, aux côtés du sombre et attachant Jean-François Sauvageau, il s’agit moins de suivre un chemin que de pénétrer peu à peu dans des arcanes intimes, qui semblent d’abord les hantises de ce seul marginal taiseux, et ouvrent doucement, si doucement, sur ce qui se partage de plus humain.

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Bruno Dumont : « Il faut de la disproportion »

 

David Dewaele et Alexandra Lematre dans Hors Satan de Bruno Dumont

La sortie de Hors Satan est à la fois confirmation de la puissance et de la singularité du talent de Bruno Dumont, et marque d’un renouveau au sein de la construction d’une œuvre. Cette parabole matérialiste sur le bien et le mal est le fruit d’une manière de concevoir son travail de cinéaste qu’il explicite ici.

Y a-t-il une source à Hors Satan ?

Oui, les origines du film remontent à loin. Dans le premier plan de La Vie de Jésus, on voyait une petite cabane en tôle, qui était habitée par un ermite. Et dès cette époque j’ai eu envie de faire un film autour d’un tel personnage. J’ai commencé à écrire une histoire qui se passait là, à Bailleul, donc dans les Flandres. Ensuite j’ai eu envie de changer de décor, tout en tournant un film ancré dans un espace unique après avoir beaucoup circulé pour Flandres et Hadewijch. Un personnage d’ermite permettait cette stabilité, dans un territoire que je connais bien, où je vis une partie de l’année, que j’ai beaucoup fréquenté dans mon enfance.

 

Où est-ce ?

Sur la Côte d’Opale, dans le département du Nord, entre Calais et Boulogne sur Mer. J’ai écrit le scénario à partir de ces paysages, de cette lumière, et de mon désir de me situer dans cet espace. Je suis très sensible aux paysages, mes films partent toujours d’un rapport à un lieu. Les paysages qu’on voit dans le film se trouvent dans un domaine protégé, en principe il est interdit d’y aller – ce qui n’a pas facilité le tournage… Mais il me plaisait parce qu’il est composé d’une très grande variété de types de végétation, de terrains, pratiquement chaque dune a une couleur différente, etc. Au même endroit je disposais d’une diversité visuelle considérable. J’ai écrit après avoir longtemps arpenté la zone. J’ai choisi mes paysages, ensuite j’ai rédigé le scénario. J’ai besoin de cette puissance de la nature pour donner de l’intensité à des scènes où souvent il se passe des choses très simples.

 

Cette intensité vient des paysages, mais aussi de la manière de filmer…

Oui, la mise en scène vise à rendre visible la force qui émane de personnages et de situations qui en eux-mêmes sont souvent ordinaires, ou pourraient passer pour telles en étant filmés autrement.

 

Une des dimensions essentielles de cette mise en scène comme intensification passe par une utilisation très particulière du son, dans un film où les dialogues sont réduits au minimum et où la musique est absente.

Tout est en son direct et « mono », ce sont exactement les sons correspondants à la prise, je ne les ai ni modifiés ni réenregistrés. Il y a des bruits que je ne désire pas, mais je les prends avec le reste – on entend même parfois les rails de travelling. Je ne travaille plus avec un monteur son, et il n’y a aucune post-synchro. La matière sonore est très riche, pas du tout domestiquée. Du coup, quand il y a du silence, on le sent bien.

 

Vous  faites très peu de prises, vous vous contentez de ce qui s’est passé devant la caméra ?

Pas du tout, je cherche quelque chose d’assez précis, et on refait la scène aussi souvent qu’il faut. Mais cela concerne ce qui se passe avec les comédiens, pas la technique.

 

Qui sont ces acteurs ? Vous les connaissez au moment d’écrire ?

Je connaissais David Dewaele, j’ai déjà fait deux films avec lui, il avait des rôles secondaires dans Flandres et Hadewijch. J’avais envie de lui donner un premier rôle. Je sais comment il se comporte devant la caméra, j’ai écrit en pensant à lui. En revanche, je ne connaissais pas Alexandra Lematre, que j’ai rencontrée par hasard dans un café de Bailleul. On a fait des essais, elle était très bien. J’ai aimé sa pudeur, sa manière d’avoir du mal à partager ses sentiments.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alexandra Lematre dans Hors Satan

 

 

Elle répondait à ce que vous attendiez pour le personnage ?

Non, ça ne marche pas comme ça. Je ne construis pas mes personnages de manière définitive, je suis prêt à accueillir ce qui va arriver, et bien sûr celui ou celle qui va jouer, et les transformations que sa présence, sa manière vont engendrer.

 

Mais en même temps sur le tournage vous êtes très directif.

Oui, j’insiste pour obtenir quelque chose de particulier, qui correspond au film dans son ensemble. Mais mon exigence s’inscrit toujours à l’intérieur de ce que l’acteur me donne et qui vient de lui. Pour prendre une comparaison, il est la couleur, mais c’est moi qui choisis l’intensité de cette couleur. Nous parlons beaucoup avant le début du tournage, nous nous mettons d’accord sur ce que nous allons faire ensemble. Ensuite, les acteurs découvrent chaque matin ce qu’ils vont jouer exactement, mais cela s’inscrit toujours dans le cadre que nous avons défini, à l’intérieur des grandes lignes qu’ils connaissent. Je ne les prends pas par surprise.

 

Dans ce film, vous avez radicalisé votre manière de filmer, plus encore que vos précédents films Hors Satan est composé presqu’uniquement de plans très larges, qui montrent les paysages, et de gros plans.

Oui, ma manière de filmer a changé, elle est plus composée. Jusqu’alors, j’avais tendance à considérer que l’intrigue et ses personnages primaient, et que l’équipe de réalisation devait suivre. Je ne fais plus ça. On y perdait beaucoup sur le plan de la qualité des plans. Cette fois la définition de ce qu’on allait voir était beaucoup plus ferme avant chaque prise, par exemple il y avait un grand nombre de marques au sol pour délimiter les mouvements des acteurs. Ça change leur façon de jouer, et ils sont « bien filmés », au sens où les angles, les points de vue sont les plus riches. Cette manière de tourner contribue à donner de la puissance à des plans où il se passe quelque chose qui en soi peut être très banal.

 

Vous aviez décidé d’un vocabulaire visuel particulier pour ce film ?

Oui, comme pour chacun de mes films. Ce travail de composition est non seulement nécessaire mais il doit être perceptible par le spectateur, il participe du projet. Pour Hors Satan, outre l’alternance plans très larges/gros plans, j’ai voulu employer beaucoup des plongées et des contre-plongées. Pour les plongées, on avait quatre hauteurs de caméra, 2 mètres, 4 mètres, 6 mètres, 8 mètres, et c’est tout. L’émotion doit venir des positions de la camera au moins autant que de ce qui se passe ou de ce qui se dit. La composition des cadres, par exemple la place de l’horizon, donne du tempérament au sujet. Cette approche était déjà celle des romans de Zola, ou des tableaux impressionnistes : l’idée que le sujet doit être simple, ordinaire, et que ce n’est pas là que ça se passe. C’est dans le déploiement de la peinture, ou de l’écriture (ou de la mise en scène) que la chose a lieu.

 

Il n’y a pas que la mise en scène qui construise cette intensification, il y a aussi des actes excessifs, disproportionnés.

C’est indispensable. Si on montre naturellement des gestes ordinaires, il ne se passe rien. Il faut de la disproportion, mais à condition que ce déséquilibre ait un sens, qu’il fasse percevoir autre chose que ce qu’on voit superficiellement.

 

Le film emploie une étrange figure de style, qui consiste à plusieurs reprises à montrer un personnage en train de regarder quelque chose, puis à montrer ce qui se trouve devant lui, mais ce qui se trouve devant lui n’est pas ce qui a suscité ce regard…

Absolument. C’est une ellipse, pas une ellipse dans l’action, mais dans la psychologie. Je considère que le spectateur d’aujourd’hui est à même de compléter par lui-même. Si le film montre tout, explique tout, décrit tous les trajets, le film perd en énergie, il s’alourdirait terriblement. Je crois beaucoup aux capacités rétrospectives du spectateur, à la possibilité de montrer quelque chose qu’on ne comprend pas sur le moment mais qui ensuite prend sens, et ça donne du mouvement et de l’intensité dans le rapport à l’ensemble du film. Les films qui vous prennent par la main en permanence, qui expliquent et justifient tout pas à pas m’ennuient et me dépriment. Il faut jouer avec ce qui se produit dans la tête du spectateur, tout en lui faisant confiance pour tirer plaisir de tels déplacements.

 

Hors Satan se confronte à un des défis auquel le cinéma a affaire depuis toujours : filmer un miracle.  Défi auquel vous trouvez une réponse très particulière.

Je sais qu’il faut tourner en respectant les règles de la représentation dans lesquelles je me trouve, en son direct, sans musique, etc. Pas question de parachuter subitement un « effet » venu d’ailleurs, d’un autre univers esthétique. J’ai longtemps cherché comment rester dans ce cadre-là. Et comment filmer une telle situation d’une manière qui n’implique pas une relation à la religion. Je ne suis pas croyant, mon film ne contient l’exigence d’aucune autre foi que dans le cinéma. Puisque pour moi le cinéma c’est ce qui permet de faire place à l’extraordinaire dans l’ordinaire, et de laisser percevoir ce qu’il y a de divin chez les humains. C’est ce qui rapproche le cinéma de la mystique : la mystique dit « regardez la terre, vous verrez le ciel ». Eh bien le cinéma peut faire ça. Et il n’y a pas besoin de religion pour autant.

 

A un moment l’homme, après avoir abattu un chevreuil, dit : « j’ai tiré sans voir ». Cette phrase résonne comme une sorte de devise de la mise en scène.

C’est une phrase de chasseur. S’il y a une alouette en vol stationnaire, c’est qu’il y a une bête en dessous. Il y a une promesse invisible.  Et ensuite il faut agir. Au début du film, il dit : « il n’y a qu’une chose à faire », et après : « on a fait ce qu’il fallait faire ». Des situations concrètes, des réponses, pas d’états d’âme.

 

Le film a été annoncé un temps sous le titre L’Empire. Pourquoi a-t-il changé de titre ?

En fait il s’appelait Hors Satan depuis le début, mais à un moment il y a eu un doute, et puis ce titre compliquait les choses pendant le tournage. Tant que le film n’est pas là pour répondre du titre, c’est compliqué de le justifier, c’est fatigant. Donc pendant la phase de fabrication on l’a appelé L’Empire, qui est le nom du lieu où se passe l’histoire. Ensuite j’ai repris le titre original, qui est celui qui répond au projet.

 

Ce titre incite à se référer à Bernanos.

A bon droit. Je suis un grand lecteur de Bernanos. Chez lui j’ai appris qu’en regardant bien l’ordinaire on voyait apparaître le surnaturel. Pour moi il y a une grande proximité de Zola à Bernanos.

 

Mais justement, ce film repose moins sur l’attente d’une apparition grâce à la durée, qui était une caractéristique de vos réalisations précédentes. Globalement les plans sont plus courts, le montage est différent, avec un moindre recours au plan séquence.

Oui, il y a eu une maturation, qui fait que je n’ai plus besoin de la durée. Je découvre comment je peux atteindre ce que je cherche par d’autres moyens, notamment le cadrage et le jeu des acteurs dont j’ai parlés, mais aussi le montage. En moyenne, les plans de ce film sont nettement moins longs que dans les précédents. C’est aussi le premier film que je monte moi-même entièrement – j’avais monté les 20 premières minutes de Hadewijch, cette fois je tenais à prendre en charge la totalité du montage, même si un monteur, Basile Belkhiri, est à mes côtés. Parfois il adoucit la brusquerie de mes choix, mais l’essentiel y reste. Au montage, j’ai beaucoup coupé. J’ai beaucoup écrit, beaucoup tourné, et ensuite beaucoup coupé. J’ai besoin de cette matière pour y trouver la bonne coupe. Un peu comme un sculpteur a besoin d’un bloc de marbre dans lequel tailler.

 

Si on vous dit que c’est un film sur le bien et le mal…

C’est le matériau de départ, mais d’une manière ou d’une autre c’est le cas de tous les films, non ? Sauf qu’on est moins dans une opposition simpliste que dans la construction d’un rapport au monde, un rapport où cela existe, le bien et le mal, et où il s’agit de trouver sa place, de « faire ce qui il y a à faire ». Ce « faire » n’est pas moral, il est vital. Il s’agit de se confronter à ce monde, et à la possibilité d’agir, pas d’aller prêcher ce qui est bien ou ce qui est mal. Le film ne fait pas la morale, il prend acte de gestes. Il est par-delà le bien et le mal, à sa manière. Et après, ça se passe dans le fors intérieur de chacun : le film a vocation à susciter les réactions de chacun pour lui-même, pendant et surtout après le film, à partir des expériences éprouvées pendant qu’on le regarde. Je ne fais absolument pas un « cinéma d’idées », je fais un cinéma de sensations en comptant que d’éprouver ces sensations, à partir des paysages, des présences physiques, des sons, etc. produira des effets sur le spectateur. Y compris éventuellement qu’il ait, lui, des idées. Mais ce n’est pas à moi d’en avoir à sa place ou de lui dire quoi penser. Quand un acteur énonce un raisonnement, je m’enfuis en courant. Je préfère être brut. C’est aussi pourquoi je n’ai pas envie d’épiloguer sur le « message » du film, ce qui importe c’est l’expérience éprouvée pendant la projection.

Une version différente de cet entretien est parue dans le dossier de presse accompagnant la sortie du film.

 

 

 

 

 

 

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Paris, 50 ans après

 

Un demi-siècle, est-ce beaucoup ? Interminablement long, inadmissible, lorsqu’il s’agit du retour à la surface du crime de masse commis par la police française le 17 octobre 1961. Comme ces cadavres d’Algériens qui, pour beaucoup, jamais ne remontèrent à la vue de témoins qui de toute façon ne témoigneraient pas, le massacre lui-même flotte encore entre deux eaux de la mémoire collective et de sa reconnaissance par le pays. La sortie simultanée de deux films, un réalisé peu après les événements, l’autre datant de cette année, ne sera pas la fin de cette si longue trajectoire à travers le déni et l’opacité – cette opacité qui empêcha même qu’y soit fait référence alors qu’on jugeait enfin, là aussi 50 ans après, les crimes contre l’humanité de celui qui commandait la police parisienne en 1961, Maurice Papon.

Des journalistes, des historiens, des militants ont pourtant peu à peu reconstitué les éléments de compréhension de ce qui s’est passé ce soir-là à Paris : la rencontre d’un parti pris de violence répressive au plus haut niveau de l’Etat et d’un racisme meurtrier massivement présent parmi les policiers, comme parmi une grande partie de la population française, tandis que les forces collectives qui auraient dû s’opposer à ces forces néfastes faisaient preuve d’une coupable retenue, contrebalancée seulement par la détermination de quelques uns. Durant des années, les 9 morts de la répression à Charonne en février 1962 occuperaient une place symbolique infiniment supérieure aux centaines de cadavres d’Algériens martyrisés en octobre …

Réalisé aussitôt après les événement à l’initiative du Comité Roger Audin animé par Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz, le film Octobre à Paris de Jacques Panijel fit « évidemment » l’objet d’une interdiction immédiate. Il faudra la courageuse grève de la faim du cinéaste René Vautier en 1973 pour obtenir la levée de cette interdiction. Le film ne sortira pourtant toujours pas, cette fois du fait de Panijel lui-même, qui exige en vain la réalisation d’un préambule replaçant le film dans son contexte, plus d’une décennie après. C’est donc la première sortie officielle du film qui a lieu ce mercredi 19 octobre 2011, même s’il a connu une diffusion militante importante entre-temps. Sortie conforme aux vœux de son auteur, décédé en 2010, puisque le film est effectivement précédé d’un court métrage réalisé aujourd’hui, et qui lui offre une mise en perspective contemporaine évoquant le long combat pour la prise en compte des faits. Ce combat est jalonné, à partir des années 80, de nombreux films de toute nature et de toute durée, dont le beau Le Silence du fleuve (Mehdi Lallaoui et Agnès Denis, 1991) et de loin le plus vu d’entre tous, Nuit noire, téléfilm d’Alain Tasma pour Canal + en 2005, aussi courageux dans son principe qu’indigent dans sa réalisation.

Composé à partir de documents photographiques (les images du photographe Elie Kagan, et aussi celles de plusieurs reporters de Paris Match), d’images documentaires réalisées juste après, et aussi de reconstitutions sur les lieux mêmes de certaines scènes, Octobre à Paris est un film militant qui, dans l’esprit, s’inspire directement de ce que Jean Cayrol et Alain Resnais intitulaient « dispositif d’alerte » au moment de Nuit et brouillard. Ce dispositif d’alerte qui se formulait ainsi avec les toutes dernières images, tournées à Auschwitz : « Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus … Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. » Le parallèle est d’ailleurs clairement établi par Panijel sur la continuité des menaces de la terreur – continuité que la présence de Papon incarne jusqu’à la caricature.

Le deuxième film, Ici on noie les Algériens, 17 octobre 1961 de Yasmina Adi, opère un double mouvement : mouvement dans le temps, en repartant depuis aujourd’hui à la recherche de ce qui s’est produit il y a 50 ans, et changement de point de vue, en se plaçant cette fois aux côtés des Algériens, dont de nombreuses personnes qui participèrent à la manifestation pacifique du 17 octobre, ainsi que des femmes dont les maris ont disparu ce jour-là – si le bilan des morts est estimé entre 150 et 200, il s’y ajoute environ 300 disparus, sur le sort desquels il est à présent difficile d’avoir des doutes. Plus encore que les apports significatifs de nouveaux documents visuels grâce aux archives de l’INA, c’est ce déplacement de point de vue qui fait l’intérêt du film de Yasmina Adi, en contrepoint à celui de Panijel. (1)

Il se trouve qu’un autre film sort au même moment, film de la même époque, film important lui aussi même si c’est à un autre titre que celui de Panijel : lorsqu’en 1960 le sociologue Edgar Morin s’associe à l’ethnologue Jean Rouch pour réaliser ensemble Chronique d’un été, il s’agit de rien moins que de donner corps à une idée nouvelle du cinéma, qui associerait l’énergie de la Nouvelle Vague en pleine ascension à une capacité d’observation et de compréhension de la réalité, sous l’appellation de « Cinéma Vérité ». Les deux compères élaborent une enquête de sociologie filmée dans Paris au cours de l’été 1960, autour d’une question posée à un assortiment d’interlocuteurs sur le thème « Comment vis-tu ? ». Salué à l’époque comme une expérimentation prometteuse, le film n’eut guère de suite. Il repose sur une conception du rapport à la réalité marquée par un mélange de naïveté (on va filmer le réel) et de fausse naïveté (la plupart des quidams qui figurent à l’image sont en réalité des connaissances des réalisateurs, des scènes sont rejouées ou reconstituées, etc.). Dans une scène saisissante, Morin et Rouch commentent à la fin du film les réactions pas convaincues des « personnages » auxquels ils viennent de montrer leur œuvre, pour conclure que ceux-ci ont tort de ne pas mieux s’y reconnaître. Peu après, Chris Marker (Le Joli Mai, Rhodiacéta), Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, Masculin-Féminin) ou Maurice Pialat (L’amour existe) inventeraient des moyens autrement cinématographiques d’observer la réalité française.

Chronique d’un été est un échec dans son projet artistico-scientifique, il se trouve que c’était, et reste, un film passionnant à regarder, saturé de moments de grande émotion, de véritable drôlerie, d’éclairs de poésie. Il est désormais complété par un retour un demi-siècle après sur cette expérience, Un été+50 réalisé par Florence Dauman. Celle-ci revient sur l’expérience d’alors en compagnie de nombre de ceux qui y ont participé, dont Morin, et Régis Debray alors étudiant débattant à dîner du sens de l’engagement devant la caméra de Rouch. Cet éclairage à 50 ans de distance précise et déplace les ombres et les lumières du film d’alors d’une manière étonnamment suggestive, à la fois émouvante et réjouissante.

La réalisation de Florence Dauman restitue avec modestie à la fois l’ambition d’alors, l’esprit d’aventure qui animait le projet, et ce qu’il avait d’instable sous les discours plutôt dominateurs des maîtres d’ouvrage de Chronique d’un été.  En montrant le dispositif de réalisation qu’ils avaient mis en œuvre, voire des scènes non-montées parce que moins « lourdes de sens », plus ouvertes, Un été+50 est bien davantage qu’un « bonus » a posteriori : la remise en jeu, à distance, de tout ce qui était si vivant dans le projet de Rouch et Morin, et dont leur propre film ne témoigne pas si bien.

Jean Rouch, Marceline Loridan et Edgar Morin pendant le tournage de Chronique d’un été

Mais ce n’est pas tout. Comme toujours, le cinéma raconte davantage, montre et partage plus que ce à quoi les films croient être consacrés. Et la réapparition simultanée de ces deux « paires de films », Octobre à Paris et Ici on noie les Algériens, Chronique d’un été et Un été+50, engendre bien des effets de sens supplémentaires. Il y aurait à dire sur la manière dont l’Algérie hante le film de Rouch et Morin, mais un aspect particulièrement sensible concerne la ville de Paris, et sa proche banlieue. Ce qui frappe, c’est combien la ville a peu changé. Ces décors sont les mêmes, l’immense majorité des rues, des bâtiments, l’organisation de l’espace, et jusqu’au contraste violent entre les quartiers cossus de la capitale (la manif des Algériens était aux Champs Elysées, sur les Grands Boulevards et au Quartier latin) et la misère des banlieues. Là, sans doute, les bidonvilles d’alors ne ressemblent pas, visuellement, aux cités poubelles d’aujourd’hui. Mais la misère et la violence qui y règnent ?

Un demi-siècle, est-ce beaucoup ? Cette ressemblance visuelle, sensible, matérielle, est loin d’offrir seulement un commentaire sur l’urbanisme ultra-conservateur de la capitale française. Elle murmure obstinément que c’est le même monde. Elle réitère à son tour le processus du dispositif d’alerte, pour aujourd’hui, s’adressant par dessus les années à « nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »

(1) A voir également, à propos du 17 octobre 1961, le webdocumentaire 17.10.61

 

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Bon travail d’arabe

Ce n’est pas la soirée des Césars, mais une réunion à la préfecture d’un département de banlieue –le 9-9– où est intronisée une nouvelle promotion de flics. Tous blancs-gaulois. Donc quand même un peu comme dans les films français.

Djamel Bensallah continue son salutaire travail de modification de ce que les écrans français réfractent de la société actuelle, y compris des publics qui s’assoient devant eux. La discrimination positive, le réalisateur de Le Ciel, les oiseaux et… ta mère! y est passé depuis plus de dix ans. Ce qui ne l’empêche pas d’en voir aussi les travers et les ridicules. Avec Beur sur la Ville, son sixième film en douze ans (si on compte le mémorable Neuilly ta mère, qu’il n’a pas réalisé mais écrit et produit), il poursuit sans faiblir la mise à jour du cinéma français.

Du cinéma français, pas du cinéma beur, ni du cinéma des banlieues.

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Salut The Artist

 

© Warner Bros / Wild Bunch 

Joyeuse et gonflée, cette idée de raconter sans paroles le triomphe du  cinéma parlant. Avec comme ambition à peine cachée de rappeler à une (ou deux, ou trois) génération(s) que le cinéma peut être fort plaisant, même autrement qu’aux standards du grand spectacle d’aujourd’hui. Puisqu’à n’en pas douter ce film est conçu pour un très large public, ce dont il y a tout lieu de se réjouir.

La première heure de The Artist, sur le mode Rise and Fall, chute de la star du muet campée par Jean Dujardin et ascension de l’actrice devenue vedette du parlant impeccablement incarnée par Bérénice Béjo en décalquant les archétypes à jamais gravés dans le celluloïd par Chantons sous la pluie, est une réussite à peu près parfaite: drôle, vive, gracieuse, inventive. Hollywood plus vrai, donc plus faux que nature, chauffeur de maître en direct hommage du majordome Max von Stroheim de Sunset Bvd, plus un clébard clown qui vaut le petit singe du Cameraman.

On sait ce qui va arriver? Précisément! Sans une fausse note, scénario, réalisation, interprétation, costumes, lumières jouent avec ce savoir, en font non la limite mais la planche d’appel d’une histoire, une bonne histoire bien racontée, heureusement filmée.

Avec les OSS117, Hazanavicius et Dujardin avaient montré leurs talents pour recycler sur un mode ironique les codes d’un genre désuet. Ce qu’ils font ici, avec une énorme affection pour les modèles dont ils s’inspirent sans manquer d’en rire de bon cœur, est d’une autre trempe.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Dans The Artist, qui n’est pas principalement sur le mode ironique, cette insistance, cette manière d’enfoncer le clou (les étapes de la déchéance du héros, les stigmates de son orgueil et de son incapacité à prendre la main tendue) fabriquent à nouveau un autre rapport au film, creusent une sorte de gouffre.

© Warner Bros / Wild Bunch
Jean Dujardin et Bérénice Béjo
© Warner Bros / Wild Bunch

 

On ne croit pas une seconde que cette insistance soit une maladresse involontaire. Sa manière d’investir excessivement dans chaque scène pour elle-même, comme si elle pouvait se suffire absolument alors qu’au bout d’un moment ces scènes travaillent contre l’élan du film souligne ce qu’il y a de délirant dans le fétichisme à l’égard de ce cinéma daté, de cet univers mythifié. Et sans doute, aussi, y a-t-il le désir que tout ça ne file pas comme sur des roulettes, du début à la fin.

Hazanavicius et Dujardin (on n’a pas envie de les dissocier tant, avec leurs trois films, se devine une connivence qui fait littéralement ce qu’on voit sur l’écran), H&D, donc, savent faire du spectacle bien huilé et efficace, et ils le prouvent. Mais ils ne veulent pas en rester là. Et si la «morale» et la chute paraissent donner raison à l’horrible et imparable diktat The Show Must Go On, c’est l’essoufflement et la fatigue des êtres de lumière qui touche soudain lors du «et bien, dansez maintenant!». Comme si l’absence de paroles avait eu pour but secret de faire entendre ce difficile filet d’air exhalé par les poumons de la star (comme si une étoile avait des poumons).

Il y a un plan, très bref, où Jean Dujardin a exactement le regard de Chaplin dans Limelight, ce grand film désespéré. Signe fugace de la noirceur nichée dans la comédie enjouée, gracieuse et sentimentale, mais qui ne dit pas encore tout de ce film aux multiples facettes. Des enjeux de la parole, et de l’incapacité de (se) parler, comme de la multiplicité des possibles rapports au réel évoqués par l’irruption ou non de tel ou tel type de son (musiques, bruits…), il aura au passage effleuré bien des aspects.

Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un film travaillé non par la nostalgie du passé, mais par des questions bien actuelles : la capacité ou non à comprendre comment se transforme sa propre époque, y compris sur le plan des technologies – le numérique, la 3D étant grosso modo les manifestations actuelles de ce que représentait le son à la fin des années 20. On a même, de 29 à 09, la symétrie des krachs. Largement de quoi donner à The Artist, à l’intérieur de l’indéniable plaisir pris à le regarder, matière à une déclaration d’amour au cinéma, mais au cinéma comme dynamique compliquée, qui ne marche pas droit. Le monde change, ça fait des dégâts, faites en autre chose. Et si vous ne savez pas le dire, dansez-le ! Bien sûr, ça ne vaut pas que pour le cinéma.

NB: Ce texte a été mis en ligne lors de la présentation du film au Festival de Cannes

 

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La grande menace des familles

 

Le Skylab de Julie Delpy

Il se tourne chaque année plus de 200 films français. C’est énorme. Parmi cette masse, il y a plein de mauvais films, et aussi un nombre toujours remarquable de bons films – je veux dire de films singuliers, qui cherchent quelque chose, inventent de nouvelles manières de raconter, de montrer, de faire ressentir et réfléchir. Certains sont ce qu’on appelle des films d’auteur, d’autres ce qu’on nomme des films de genre. Et puis il y a… un tas. Un gros tas. Ou une flaque, une grande flaque. Il s’agit de la masse de transpositions sur grand écran des péripéties de la vie d’une famille bien de chez nous, d’un groupe de copains bien de chez nous, d’un mélange de familles qui font copains, sur un mode qui mélange moments pour faire rire et moments pour s’émouvoir. A la maison, à la campagne, à la plage, en camping, pour les anniversaires, les mariages et les enterrements  – et, en regardant bien, Les Petits Mouchoirs n’était pas le pire.

L’auteur de ces lignes confesse s’être toujours copieusement ennuyé aux réunions de sa propre famille, aussi l’idée d’aller assister à celle des autres, et éventuellement d’avoir à payer sa place pour ça, relève du gag absurde, sinon de la cruauté caractérisée.

Les réunions de famille des autres ? Des autres qui n’existent pas, jamais n’existèrent ni n’existeront. Une des caractéristiques du genre est en effet de ne jamais montrer personne qui ressemble de près ou de loin à des êtres humains, mais d’écraser tous les protagonistes sous une double chape de plomb. Celle de caractérisations simplistes, où la sociologie de comptoir (mais on connaît des comptoirs de meilleur aloi) se mêle à la psychologie de bazar, et celle d’une dramatisation des situations supposés fournir des rebondissements aussi prévisibles que misérables. La tantine était gouine, oncle Alfred le bigot a trompé son épouse, papy qu’on croyait gâteux écrit un traité de physique nucléaire, les gosses vont découvrir les choses de la vie sans slip, les parents qui avaient l’air de si bien s’entendre se haïssent en douce depuis 20 ans, ou l’inverse, on s’en fiche…

De ces déballages trafiqués et nombrilistes, nous avons une nouvelle illustration avec l’entrée dans l’atmosphère des salles obscures du Skylab mis sur orbite par Julie Delpy. Un amusant malentendu fait que cette énième variation sur un modèle aussi convenu que déprimant arrive paré d’une sorte d’auréole d’auteur(e), sans doute parce que sa réalisatrice fut, au siècle dernier, actrice chez Jean-Luc Godard. Skylab raconte une réunion de famille à la fin des années 70. Un des aspects les plus embarrassants de ce genre d’entreprise est la bassesse du regard posé sur les malheureuses silhouettes agitées sur l’écran (on ne saurait dans ce cas parler de personnages), et donc aussi sur les comédiens qui les interprètent. Dans le cas présent, on est triste de voir ainsi des « belles personnes de cinéma » comme Noémie Lvovsky, Eric Elmosnino, Sophie Quinton ou Aure Atika enlaidies de la sorte. Si vous avez la possibilité de vous livrer à cet exercice, regardez Lvovsky filmée par Bonello dans L’Apollonide et par Julie Delpy dans Le Skylab, et vous aurez une idée assez nette de ce qu’est la qualité d’un regard de cinéaste.Sans rien dire de la transformation des enfants en singes savants…

Ah du scénario il y en dans Le Skylab, du pitch, et des dialogues, et de la parlotte, et des vrais morceaux du passé brillants comme chez l’antiquaire de la place du marché. Mais du cinéma… Et tout cela pour ne dire absolument rien d’intéressant ni sur la France d’alors, ni sur celle d’aujourd’hui, ni sur quoique ce soit d’autre d’ailleurs.

Et alors ? Y a-t-il de quoi s’énerver pour autant ? Non, sans doute… mais oui, un peu, quand même, dès lors que le genre prolifère et envahit les écrans. La raison n’en est que trop évidente. Les comédies dramatiques familiales sont en fait des clones de téléfilms, ou de possibles pilotes de séries télé. Cette proximité leur vaut une double complaisance. Celle des financeurs eux-mêmes télévisuels, et qui sans doute apprécient des produits qui ressemblent tant aux leurs, en tout cas qui sont assurés de trouver place dans leurs grilles, auxquelles ils semblent naturellement destinés. Et, à l’évidence des statistiques du box-office, ces produits conviennent à un grand nombre de spectateurs, plus désireux de retrouver sur grand écran ce qu’ils pratiquent à la maison sur le petit que d’expérimenter les aventures singulières qui devraient être la caractéristique du film de cinéma. Résultat, ce type de films est devenu à la production française ce que les algues vertes sont aux côtes bretonnes : un phénomène qui se développe sans contrôle, et menace d’étouffer les autres espèces vivantes.

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Léos Carax et les fantômes de la Samaritaine

Léos Carax tourne “Holly Motors”, son premier long métrage depuis douze ans. Avec Denis Lavant et… Kylie Minogue.

C’est immense et sombre. On s’en serait douté, mais l’effet dépasse tout ce qui était prévisible. Gigantesque paquebot de béton évidé, entre ruine et splendeur, l’intérieur de la Samaritaine est, de nuit, plongé dans une obscurité presque complète, d’où émerge, magnifique, le grand escalier qui semble presqu’intact et dont les volées successives dessinent une sorte de vaisseau spatial rococo.

Tout là-haut, de puissants projecteurs envoient une lumière diffuse à travers la verrière, faisant doucement briller les fresques dorées de l’ancien décor art déco pseudo-égyptien. Mais cette lumière ne traverse pas jusqu’au niveau du sol. Là, dans la pénombre, se déplacent doucement les fantômes. Plusieurs peuples de fantômes qui semblent s’y être donnés rendez-vous.

Sous des suaires de plastiques transparents, des mannequins abandonnés figurent une escouade de spectres immobiles. D’autres, étalés au sol, démembrés, évoquent on ne sait quel massacre. Du fin fond du gigantesque open space qu’est devenu l’ancien grand magasin, à travers une obscurité rythmée de minuscules points lumineux, arrivent en procession trois silhouettes, un grand pompier noir et deux êtres beaucoup plus petits, qui semblent des vieillards.

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Jean Rolin, écrivain cinéaste

Avec son nouveau livre, «Le Ravissement de Britney Spears» (P.OL.), il poursuit son chemin, son travail entièrement dédié au récit du monde.

Au fin fond du Tadjikistan, un agent des services secrets français raconte le déroulement de la mission dont l’échec l’a mené en ce lieu aussi reculé qu’inhospitalier. Redoutant un projet d’enlèvement de Britney Spears par des islamistes, ses employeurs avaient chargé le narrateur d’une surveillance de la star américaine et d’une étude de son environnement afin de pouvoir agir en cas de besoin. Mais qui espérera du 17e ouvrage de Jean Rolin un classique roman d’espionnage en sera pour ses frais.

De même, quiconque comptera sur lui pour des déballages croquignolets sur l’intimité de l’interprète de Baby One More Time et de Femme fatale fera fausse route.

A la différence de ses précédents romans parus chez P.O.L. (La Clôture, Chrétiens, Terminal Frigo, L’Explosion de la durite, Un chien mort après lui), et qui composent un ensemble aussi cohérent que leur thématique paraît dispersée, Rolin, sans renoncer à l’écriture à la première personne du singulier, l’attribue clairement cette fois à un personnage de fiction, et même un personnage assez improbable d’espion dilettante et obsessionnel, dépourvu de la plupart des qualités généralement supposées pour l’exercice de ce métier, à commencer par l’art pourtant assez répandu de savoir conduire.

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