Il y a toujours un peu d’embarras à mettre dans le même sac, ou du moins dans le même texte, deux films qui n’existent chacun que pour et par lui-même. Mais pour le spectateur curieux de découvertes hors des sentiers balisés par la promo, la sortie simultanée de En ville de Valérie Mréjen et de Lourdes de Jessica Hausner, ce mercredi 27, fait signe.
Les deux titres ont d’ailleurs quelques points communs. Tous deux sont réalisés par des femmes, qui sont l’une et l’autre des cinéastes déjà découvertes et appréciées, encore en phase de confirmation de la singularité de leur style et de leur univers, au fil d’un cheminement qui chez l’une et l’autre a mené du documentaire à la fiction. Plasticienne et vidéaste réputée, Valérie Mréjen a approché le cinéma avec deux documentaires mémorables, Pork and Milk et Valvert. Jessica Hausner, après ses débuts comme documentariste, avait déjà affronté la fiction (Lovely Rita, Hotel), mais pour l’une et l’autre le changement est sensible par rapport aux travaux précédents, dans le cas de la réalisatrice autrichienne aussi parce qu’elle est venue tourner en France, avec uniquement des comédiens français.
En outre, comme le souligne les titres, chacun de deux films est profondément lié à une ville, même si cette ville est en même temps un décors, et d’une certaine manière une abstraction. Ainsi de celle qui donne son titre à Lourdes comme de la cité portuaire imaginaire, composée à partir de plans tournés surtout à Saint Nazaire, pour En ville. Enfin et surtout, les deux films affirment une écriture singulière, une manière inédite de traiter un sujet connu.
Stanislas Mehrar et Lola Creton dans En ville de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer
Ici s’arrêtent les comparaisons. Tout d’abord En ville est une coréalisation, par Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, philosophe et romancier, dont c’est le premier film. Ensuite les choix de mise en scène comme les sujets sont complètements différents. En ville raconte l’éducation sentimentale d’une adolescente, Iris, qui rencontre un homme venu d’ailleurs, Jean, porté par un projet et un regard (il est photographe). Ils sont « instables » l’un et l’autre, elle du fait de sa jeunesse, des possibilités ouvertes devant elle, lui habité de tensions divergentes, d’attractions et de refus, de difficulté ou d’inquiétude à trouver se place. La singularité de En ville est de ne pas se construire sur un face à face, mais comme une sorte de galaxie dont les planètes auraient des densités différentes, composant un univers mouvant polarisé par les mouvements des deux personnages centraux. Autour d’Iris et Jean, les trajectoires des amis de la jeune fille, de la compagne de l’homme, des familles de l’une et l’autre composent un ensemble aux multiples dimensions, où circulent vibrations et harmoniques auxquelles les grands espaces vides des quartiers d’entrepôts, d’immeubles solitaires, de quais et de voies ferrées offrent une troublante caisse de résonnance.
En ville est un projet formaliste, au sens où c’est cette construction d’ensemble qui donne sa singularité aux émotions éprouvées par les personnages, au sens où la beauté des plans (images remarquables de Claire Mathon) passe ouvertement par une construction esthétique pour atteindre une intimité sensorielle, quelque chose de très humain et d’assez secret. Ce n’est sans doute pas un hasard, plutôt une preuve supplémentaire de la sensibilité du regard de Mréjen et Schefer, si on retrouve dans leur film les deux actrices qui ont illuminé le cinéma français depuis le début de l’année, Valérie Donzelli (dont on aura l’occasion de reparler bientôt), et surtout, ici, Lola Creton, parfaite en Iris après avoir été sublime dans Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve, dans des rôles qui auraient pu se ressembler et qu’elle sait rendre entièrement différents. C’est aussi une joie de retrouver Stanislas Mehrar dans son meilleur emploi depuis les grands moments que furent son interprétation de deux des plus belles adaptations littéraires du cinéma récent, Adolphe (B. Jacquot d’après B. Constant) et La Captive (C. Akerman d’après M. Proust), interprétations et personnages dont le photographe errant d’En ville serait souterrainement la prolongation.
Sylvie Testud et Léa Seydoux dans Lourdes de Jessica Hausner
On change entièrement de registre avec Lourdes. Au cinéma multidimensionnel de Mréjen et Schefer s’oppose la frontalité délibérée, méthodique, du film de Jessica Hausner. C’est là aussi dans ce parti-pris que se jouent l’originalité et la force du film. Méthodiquement, en se gardant de tout commentaire et surtout de toute ironie facile, la réalisatrice décrit le parcours d’un groupe de pèlerins en visite à Lourdes, et de leurs accompagnateurs. Les personnages sont typés, les situations nettement dessinées par les caractéristiques du contexte : les contraintes du voyage en groupe aggravées par les handicaps des voyageurs, le rapport compliqué à la religion, entre espérance éperdue de personnes en souffrance, bazar aux colifichets, exigence d’organisation des flots immenses de visiteurs, devoirs et désirs des jeunes gens qui accompagnent les pèlerins pour des motivations où la dévotion aux malheureux n’est pas toujours prioritaire, ou omniprésente.
Tout cela compose une sorte de catalogue de situations volontairement montrées de manière contrastée par une réalisatrice chez laquelle on retrouve à la fois le savoir-faire descriptif du documentaire et le penchant pour une observation distanciée des travers humains. Mais toute cette construction prend ici un sens particulier, puisque c’est à l’intérieur de ces compositions appuyées qu’advient l’inexplicable d’un miracle. Parmi les pèlerins, une jeune femme paralysée mais pas très adepte des croyances miraculeuses, venue surtout parce qu’elle s’ennuyait à périr dans son fauteuil roulant, retrouve l’usage de ses membres. Pas d’explication, pas de discours. L’irruption d’un fait qui perturbe aussi tous ceux qui, en principe, croient aux effets de la grotte et des onctions d’eau, voire qui en font profession et commerce, sans parler des autres pèlerins, plus jaloux que confortés dans leur propre espoir de guérison.
Jessica Hausner observe cela, en montre l’accomplissement et les suites comme elle a montré la vie des pèlerins, et celle des membres de la congrégation de l’Ordre de Malte. Il émane de Lourdes une cruauté « à plat », qui évoque un peu Les Monstres de Dino Risi, l’humour en moins. Mais aussi quelque chose de plus étrange, et qui serait la volonté d’affronter un « c’est comme ça » qui prend en charge en même temps la vérité de la peur et de la souffrance, le kitsch du barnum de la grotte miraculeuse, la possibilité de dire non à son statut fut-il aussi contraignant qu’une paralysie lourde, l’inexplicable d’une guérison sans motif scientifique connu, la violence de réactions collectives, l’hypocrisie et les propres failles des professionnels de l’accompagnement spirituel, médical, touristique, etc. Un « c’est comme ça » qui est à la fois perplexité devant le monde comme il est et défi au cinéma, à sa capacité à trouver la bonne distance, à éviter les simplifications sans perdre en puissance dramatique.
Avec son côté « page blanche » où tout semble pouvoir s’inscrire, le plus ordinaire comme le plus fantastique, Sylvie Testud est à la fois l’interprète idéale et comme la métaphore vivante de l’écran blanc tel qu’en use Jessica Hausner. Autour de l’actrice principale, des acteurs au contraire chargés d’une intensité très marquée (Bruno Todeschini, Léa Seydoux, Elina Löwensohn) renforcent la juste abstraction du film, et de son héroïne.
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Tandis que son sidérant Pater poursuit son beau parcours dans les salles, Alain Cavalier est encore deux fois présent cet été, grâce à deux sorties DVD. Ceux-ci mettent en lumière de manière particulièrement lisible, et plaisante, l’étonnant parcours de ce cinéaste.
Le premier de ces DVD, édité par Solaris, rend accessible en vidéo ce qui était devenu une rareté : La Chamade, réalisé par Cavalier en 1968. Cette adaptation du best-seller de Françoise Sagan, avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, est aujourd’hui une curiosité agréable à regarder, surtout pour les effets d’époque (ah les coiffures !), et le plaisir de retrouver un « moment » du talent des deux acteurs principaux. Au fil des péripéties de ce marivaudage upperclass entre une charmante oisive, un homme d’affaires et un jeune éditeur impécunieux, on ne cesse de retrouver les (lointains) échos avec les films des années 60 signés Godard, Truffaut ou Demy où apparaissaient les mêmes acteurs.
Mais La Chamade est aussi exemplaire d’une certaine dérive de ce qui a fait partie du surgissement moderne dans le cinéma français au début des années 60 surnommé Nouvelle Vague. Un cinéma de son époque, mais sans inventer de voie nouvelle, c’est à dire de nouvelles manière de filmer, de raconter en cinéma. Comme ses contemporains et amis Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau ou Claude Sautet, Alain Cavalier est un réalisateur doué, imprégné de la sensibilité de l’époque, mais qui se garde bien alors de quelque audace formelle ou exploration esthétique – à la différence des Godard, Resnais, Rohmer, Varda, Rivette, Demy, mais aussi, quoiqu’on en ait dit, Truffaut ou Chabrol.
Avec La Chamade, ses artifices, ses décors luxueux, ses stars, ses costumes haute couture, sa psychologie en abscisse et sa sociologie en ordonnée, on atteint à un sommet du « nouvel establishment » du cinéma français qui s’est alors mis en place. Comme le roman de Sagan, il ne boude pas la provocation, portée par l’« immoralité » de la jeune et belle Lucille, jouisseuse sans complexe, et – pas évident à l’époque – par l’évocation explicite de l’avortement. Le conformisme de la réalisation n’en est que plus visible, et pesant.
La date du film, 1968, compte évidemment. C’est très exactement à ce moment-là que Cavalier rompt sans retour avec une idée du cinéma qu’incarne à l’extrême sa Chamade. « A l’extrême », mais pas de manière caricaturale, tant tout cela est léger, et, avec le recul du temps, plutôt plaisant à regarder (comme Le Sauvage de Rappeneau qui vient de ressortir en salles, par exemple).
Le second DVD est édité par Documentaire sur grand écran dans le cadre d’une nouvelle collection, « Les collections particulières ». Les Braves porte à son paroxysme l’exigence et la confiance qu’Alain Cavalier a commencé de mettre dans les puissances du cinéma, au fil d’un long parcours initié par la rupture dans son parcours de cinéaste après La Chamade – rupture qui correspond aussi à des crises intimes, comme le savent les spectateurs de Ce répondeur ne prend pas de message et d’Irène. « Les Braves » : trois hommes, trois plans fixes, trois récits à la première personne du singulier. Raymond Lévy, résistant qui après un voyage hallucinant parvint à s’évader du train qui l’emmenait en déportation, Michel Alliot, prisonnier qui réussit à s’évader d’un camp allemand, Jean Widhoff qui, officier en Algérie, s’opposa l’arme au poing à la torture. Des visages, des voix, des mots : hyper-minimalistes, aux antipodes de la machinerie spectaculaire de La Chamade, ces trois films (qui font partie d’une série destinée à être continuée) se déploient entièrement dans le regard et l’esprit du spectateur, à mesure que la « grande histoire » et les « grands principes » se trouvent grandis de l’humilité avec lesquels ceux qui étaient alors de très jeunes gens, aujourd’hui des hommes âgés, décrivent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont éprouvé, ce qu’ils ont pensé.
En apparence, tout oppose les films qui se trouvent sur ces deux DVD. Mais pour l’édition DVD de La Chamade, Alain Cavalier a réalisé un bonus très simple, intitulé Elle, seule… Par un montage sans apprêt, il trouve dans le film d’il y a 43 ans quelque chose qui anticipe son cinéma d’aujourd’hui : l’attention avec laquelle il filmait le visage de Catherine Deneuve, et l’infinie richesse de ce que celle-ci donnait à la caméra, sous l’apparente uniformité de sa beauté ultra-formatée, ultra-maquillée y compris au lit ou à la plage. Il suffisait d’une intonation – le « ah non, il se casse pas » de Lucille jetant à terre son faux diamant est un vrai diamant de jeu en finesse à l’intérieur d’une situation on ne peut plus convenue – pour que Deneuve excède, plus encore que son rôle, son personnage de gravure de mode appelée à poser pour de grandes marques de cosmétiques. C’est cette richesse que, tant d’années après, Cavalier retrouve dans ses propres plans, avec la sensibilité de celui qui a su filmer comme des épopées les plans fixes des Braves.
lire le billetI am the Wind, Mademoiselle Julie, Jan Karski. Trois soirs, trois pièces, qui n’ont à peu près rien en commun, sauf de poser chacun d’une manière singulière la question du théâtre.
width=”364″ height=”500″ />Tom Brooke et Jack Laskey dans I Am the Wind de Jon Fosse
mis en scène par Patrice
Chéreau
Avec I Am the Wind, Patrice Chéreau, accompagné du chorégraphe Thierry Thieû Niang, propose la réponse la plus
souveraine. On peut en détailler les composants.
Nicolas Bouchaud et Juliette Binoche dans Mademoiselle Julie mis en scène par Frédéric Fisbach.
Laurent Poitrenaux dans Jan Karski (Mon nom est une fiction) mis en scène par Arthur Nauzyciel.
Retour à La Rochelle, rendez-vous festivalier annuel, pour la 39e édition, qui s’est tenue du 1er au 10 juillet. Deux bonnes nouvelles et une constante. Les bonnes nouvelles, ce sont d’une part l’augmentation de l’affluence, au point que de nombreuses séances refusent du monde, et un certain rajeunissement du public, toujours fidèle mais qui avait tendance ces dernières années à être de plus en plus dominé par les séniors. Ces deux renforcement consacrent mieux encore la constante qu’est la réussite de l’assemblage de programmation concocté chaque année par Prune Engler et Sylvie Pras, savant mélange de découvertes audacieuses, d’avant premières prestigieuses (quelques joyaux cannois : Habemus Papam de Moretti, Melancholia de Lars von Trier, L’Apollonide de Bonello, Hors Satan de Dumont, Les Bien-aimés de Honoré) et de retrouvailles mettant en valeur des grandes figures du patrimoine.
La Rochelle n’est pas un festival pour les critiques ni pour les professionnels, c’est un festival pour le public. Un critique a pourtant largement de quoi s’y occuper, même sans systématisme – et en étant contraint de laisser de côté des pans entiers de la programmation (autant pour les documentaires mexicains, pour les films d’animation du Japonais Koji Yamamura, pour les films de Maurice Faillevic et ceux d’Andrew Kötting, pour la leçon de musique autour de Maurice Jarre avec Stéphane Lerouge…) . Parmi de multiples autres options, cette édition aura été, pour moi, grâce à l’hommage à Jean-Claude Carrière, l’opportunité de revoir quelques Buñuel de la dernière période, exercice toujours salutaire autant que réjouissant ; grâce au programme Keaton (accompagné par le virtuose local, le toujours inventif pianiste Jacques Cambra), elle aura permis de (ré-)expérimenter le partage enthousiaste des bonheurs fondateurs de la projection ; et, de manière moins prévisible, elle aura aussi offert l’occasion de remettre sur le tapis quelques certitudes en revisitant au moins en partie l’œuvre plus complexe qu’elle n’y paraît de David Lean, particulièrement cette curiosité qu’est La Route des Indes.
Côté découverte d’œuvres et de cinéastes inconnus, parmi une offre pléthorique, on se souviendra de plusieurs très belles apparitions : celle du jeune réalisateur norvégien Joachim Trier, dont le deuxième long métrage, Oslo 31 août sortira cet automne, et dont aussi bien Seconde Chance, son premier film, mérite grande attention. Un premier film slovène, Oca de Vlado Skafar, très belle plongée dans l’intimité d’hommes cernés et diminués par la fermeture de l’usine qui faisait vivre leur région, la maison hantée de fantômes basques de Aita de José de Orbe, ou le magnifique et très drôle Eternity, premier film thaïlandais de Sivaroj Kongsakul, qui ressemble et ne ressemble pas aux œuvres de son compatriotes Apichatpong Weerasethakul. Des choix au petit bonheur la chance, mais la chance était au rendez-vous, bien aidée par les programmatrices du Festival.
Enfin le Festival de La Rochelle offre la joie d’observer, et le cas échant d’accompagner la reconnaissance de cinéastes contemporains de première importance, mais dont l’œuvre n’a pas encore conquis toute la visibilité qu’elle mérite. Ainsi du Français Bertrand Bonello, du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun, et du Québécois Denis Côté, celui qu’il est peut-être le plus nécessaire de présenter, celui qui reste le plus à découvrir. Afin d’y contribuer, voilà le texte que j’avais écrit pour le catalogue de cette édition :
Le pas de Côté de Denis l’ouverture
Ça part de la ville vers un bourg au loin dans le Nord. Ça part d’une fiction familiale vers un voyage et des rencontres. Ça part de ce que le Québec a offert de meilleur au cinéma, l’école documentaire des Pierre Perrault, Michel Brault et compagnie. Mais surtout, ça part. ça s’en va, ça prend le large. Peu d’expériences aussi réjouissantes pour qui aime le cinéma que de découvrir impromptu un film dont il ne savait rien, d’un réalisateur dont il n’a jamais entendu parler, et d’aussitôt sentir qu’il se passe quelque chose. Un mouvement, un élan, une vibration. C’est ce qui m’est arrivé un jour de 2005, dans la salle de la Cinémathèque à Montreal, dont le directeur, Pierre Jutras, chez qui je présentais des films en soirée, m’a dit un matin (avec l’accent, évidemment) : « tiens pi qu’t’as rien en affaire, r’garde don ça ! ».
« ça », c’était Les Etats nordiques, premier long métrage du critique Denis Côté. Et « ça », c’était l’évidence d’un regard. Que Denis Coté ait travaillé comme critique, comme tant de cinéastes en herbe qui faute d’avoir accès à la réalisation se débrouillent pour demeurer au plus près des films, et si possible en vivre un peu, qu’il ait été critique n’a pas tellement d’importance. Mais qu’il ait vu beaucoup de film, et qu’il ait intensément aimé le cinéma, oui, c’est important. Et sacrément actif dans sa façon d’en faire à son tour.
Au début des Etats nordiques, un homme commet un crime par amour, puis quitte la ville, traverse la campagne en voiture, roule vers le Nord, et même « le Nord du Nord » aurait chanté Gilles Vigneault. Mais lorsqu’il arrive à Radisson, dont les habitants « forment la seule communauté non autochtone du Québec à habiter au nord du 53e parallèle », comme nous en informe un carton, la solitude et le tourment du personnage ne seront pas le sujet du film. Pas plus qu’on n’y assistera à une enquête pour découvrir le meurtrier du début. Sans crier gare, le film mute une deuxième fois, après être passé du mélodrame criminel au road movie poétique, il devient documentaire, étude et écoute des habitants de Radisson.
C’est-à-dire qu’il se reconfigure, il devient autre chose sans entièrement cesser d’être ce qu’il avait été. Il s’enrichit et se diversifie, échappant aux définitions. Et c’est comme si, plutôt que untel ou untel, c’était le film lui-même son personnage principal, voire unique. Depuis, on a au moins compris ça : Denis Côté donne naissance à des films qui sont comme des êtres vivants. Et là c’est vrai qu’on peut songer à un autre critique, Serge Daney, qui n’a pas réalisé de film mais qui a écrit certains de ses meilleurs articles sous forme de dialogue imaginé avec le film transformé en interlocuteur, considéré comme un être vivant (et doué de parole).
Dès le premier long métrage de Denis Côté –et ce sera aussi le cas ensuite, avec les quatre autres tournés depuis – il y aura ce mouvement vital, venu de l’intérieur du film. Un mouvement né de ses premiers composants, et qui ne cesse d’évoluer au fil de leur rencontre avec d’autres facteurs, qui peuvent aussi bien se trouver dans le paysage réel et les conditions matérielles de réalisation que dans les imaginaires que les prémisses du film ont mobilisés. Ce sont souvent des imaginaires cinématographiques, mais pas seulement.
Cinq films comme cinq êtres, fort différents dans ce qui est raconté – puisqu’à la fin des fins « ça » raconte quelque chose et même plein de choses, mais certes pas sur le mode convenu intrigue-scénario-réalisation-montage. Chacun de ces cinq êtres se déploie selon une logique organique, qui est la manifestation visible de forces intérieures qui les travaillent.
Dès son premier long métrage, Denis Côté a suscité une certaine perplexité chez les critiques de chez lui, sinon un rejet. C’est sûr que si le critère d’excellence c’est Denys Arcand, alors gloire du cinéma québécois, on en est loin ! Même pas aux antipodes, carrément sur une autre planète. Toujours est-il qu’il a fallu la reconnaissance à l’étranger du film, grâce notamment au Léopard d’or du Festival de Locarno (dans la section « vidéo », c’est à dire en fait dans la section « trucs bizarres »), pour commencer d’offrir à ce réalisateur une forme de légitimité, y compris chez lui. Six ans et quatre films plus tard, la place de Denis Côté est établie, il a même été intronisé chef de file d’un « jeune cinéma québécois » découvert au milieu des années 2000. C’est vrai : il y a bien l’apparition d’une génération de jeunes réalisateurs originaux et talentueux dans la Belle Province (Rafael Ouellet, Maxime Giroux, Stéphane Lafleur…) et Côté est bien le plus doué et le plus visible d’entre eux, ou il l’a été jusqu’à l’irruption en 2009 du « cas » Xavier Dolan. Et c’est faux : il n’est le chef de rien ni de personne, et ne se soucie nullement de le devenir.
Cette « reconnaissance », à nouveau confortée par l’adoubement des festivals (jusqu’à celui de Jeonju en Corée qui lui a commandé en 2009 un court métrage, commande réservée aux figures éminentes de l’art du cinéma contemporain) et de la critique, se double le plus souvent dans les articles que la presse québécoise consacre à ses films de conseils de « prudence » aux possibles spectateurs, avertis d’un cinéma « difficile », « austère », etc.
Difficile ? Austère ? Mais c’est tout le contraire ! Rien de moins lointain ni de moins savant qu’un film de Denis Côté. On ne sait pas bien ce qu’est l’histoire ? Euh… et dans un nocturne de Chopin, ou un solo de saxophone de Sonny Rollins, ou un déchainement de guitare des Clash, c’est quoi l’histoire s’il vous plait ? Et c’est austère ? C’est difficile ? Je prends mes comparaisons dans la musique, mais elles pourraient aussi bien être empruntées à la peinture, ou à la poésie.
Les points de départ des films de Denis Côté ne se ressemblent pas. Voici Nos vies privées, une histoire d’amour dans la forêt canadienne entre deux jeunes immigrants bulgares, et d’étonnantes et logiques rencontres, réalistes ou pas. Ou la plus simplement humaine des aventures mais racontée autrement, dans une langue étrangère, avec d’autres repères. Voici Elle veut le chaos, une sorte de western primitif et contemporain au noir et blanc somptueux comme une invocation au puissances anciennes du cinéma de genre pour raconter des peurs et des désirs qui sont de tous et de chacun. Voici Carcasses, mise en place attentive d’un paysage d’arbres et de voitures hors d’usage, habité réellement et magiquement par un homme si singulier qu’il faudra un peu de temps pour comprendre que sa singularité est celle de chaque individu ? Et alors les esprits viendront à sa rencontre, bien réels eux aussi.
Guère en commun donc, sinon cette même attente du spectateur, d’une disponibilité à accompagner le film, à voyager avec lui, à ne pas commencer par lui demander ses papiers (scénario, genre, thème, sujet, but…). Rien de difficile ni d’austère, ni d’ailleurs d’intellectuel – ce qui ne serait pas un défaut. Les films de Denis Côté sont au contraire des expériences sensorielles, des agencements de propositions visuelles, sonores, en mouvement dans des éléments de réalité et des ondes oniriques, des réminiscences. Ils sont une certaine organisation de possibilités multiples traversées comme des rayons de lumière et des bruits d’animaux en marchant dans la forêt. Ça peut faire un peu peur parfois, ça oui, ça peut faire rêver, imaginer, rire et frissonner – et même réfléchir.
Réalisateur de ses films, Denis Côté en est aussi le scénariste et le producteur, qui s’en étonnera dès lors qu’il est évident que tout cela est un seul et même processus, où la fabrication est le film ? Non pas qu’il montre la fabrication mais parce que le film vit de la dynamique intérieure qui l’a fait naître. Cette question, souvent posée, du manque de moyens matériels et financiers n’a guère de sens : ces films sont le fruit de leurs conditions concrètes de fabrication, ils sont nés de leur budget comme ils sont nés du temps qu’il a fait, comme ils sont nés de l’imaginaire de Denis Côté, de ses rencontres avec des hommes et des femmes qu’il a désiré comme présences dans ses films, à la fois acteurs et personnages et un peu autre chose aussi. S’il y avait eu plus d’argent cela aurait fait un autre film, pas forcément meilleur, ni pire.
Après ses quatre premiers longs (et une quinzaine de courts), le plus récent à ce jour, Curling, qui sortira en France cet automne, semble offrir quelques chemins d’accès plus balisés. Tant mieux s’ils permettent, comme il semble que c’est le cas, la rencontre avec davantage de spectateurs. Mais il ne faut pas s’y tromper, autour de Jean-François/Emmanuel Bilodeau, de sa fille, des usagers du bowling et des autres, c’est bien le même mouvement intérieur qui se met en branle. Quelque chose qui aurait à voir avec une certaine qualité de température, de vitesse de passage du temps, de proximité de certaines inquiétudes, réelles ou fantasmées, d’une difficulté à savoir vivre. Creusé par une horreur qui hante le monde Curling construit son propre espace avec un espace qui déjà existait, un espace habité de rythmes, de ruptures, de rimes. Il se déploie en contrepoints de couleurs, de sens, d’émotions et d’imaginations prennent forme autour d’un espace noir pour s’élancer dans le courant de la projection, comme au long de cette route qui traverse le film.
A propos d’Elle veut de chaos, Denis Côté parlait dans un entretien[1] de « scénario à trous ». Des trous comme on en perce dans un roseau pour que ça fasse de la musique, oui. Des trous pour que notre imaginaire puisse s’y nicher, et à son tour se mettre en mouvement. Des trous dans le mur des systèmes verrouillés qui contrôlent tout, et pas seulement la manière de faire des films. La liberté ? N’employons pas de grands mots, songeons-y un peu quand même.
[1] « L’art de vivre entre deux chaises » propos recueillis par Bruno Dequen, dans Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois n°11. www.cinema-quebecois.net
Anne Azoulay est Léa dans Léa de Bruno Rolland
C’est qui, c’est quoi ? Surgies d’un anonymat un peu gris, quartier sans âme d’une ville de province, Léa et Léa, la fille et le film, s’insinuent de biais, prennent de bizarres détours, conquièrent une présence et un charme. Et il y a une belle justesse à ce que le film et celle qui en est le centre et la force portante parcourent ainsi cette même trajectoire, sinueuse mais ascendante. Elle, Léa, ne ressemble pourtant pas à une héroïne de film, cette jeune femme à cloche-pied entre vie terne dans une cité de province, galère de boulots, tentatives d’études supérieures, ratages et volonté, colère, déprime, pulsion de vie. De vie en miettes, en morceaux, parce que la grand mère qui perd peu à peu la boule et prend bien la tête, parce que le père qui trahit, parce que pas d’argent et pas de projet, encore moins de programme. Mais quelque chose pourtant.
Ça passera par le corps, surtout, pas sur le mode romantique de l’épanouissement genre danse qui révèle la grâce du papillon, non, plutôt sur le mode crade, boite de striptease et plus si…, besoin de fric contre vulgarité agressive et humiliations, mais pas seulement – jamais « seulement ». Léa, le film, bouge tout le temps, décale ses lignes, comme Léa, le personnage, se reformule sans cesse, en se déplaçant, en se découvrant, en se prenant de vitesse (ou de lenteur).
Elle a grugé, a réussi son coup – faire partie de ces étudiants « issus des milieux défavorisés » auxquelles Sciences Po réserve des place. Mais son affirmative action, outre un bon pain au prof d’économie libérale façon commedia dell’arte, bouffi d’arrogance, elle la mènera dans les tempos binaires des musiques de boite, sous les éclairages outrés où elle se dénude, à poil seule avec une barre de métal poli sous les regards des mâles. Où est-elle, là ? On ne sait pas, c’est pas dit dans la chanson, dans le film. Puisque celui-ci a l’exigence et l’intelligence de ne pas combler l’abime ouvert, de ne pas répondre à ses propres questions, de faire de ce trouble béant la chambre de compression d’un moteur qui ne cesse de prendre de l’énergie et de l’ampleur.
Léa se joue dans un triangle dessiné par l’immeuble triste puis la maison de retraite du Havre où se défait sa grand-mère, Sciences-Po dans le 6e arrondissement de Paris, et la boite de striptease. Mais ce triangle n’est pas le Triangle des Bermudes, Léa n’y disparaît pas. Bien au contraire, elle y construit son image, même si, surtout si cette image n’est pas d’un seul tenant, si entre déréliction d’un monde qui se défait, paroles du pouvoir et jeu conquérant même si douloureux avec sa propre puissance d’attraction, l’être auquel elle donne naissance a quelque chose de la grâce des monstres.
Léa, Léa, Anne A. L’émouvant processus d’alchimie entre le film et son héroïne (oui, Léa est une belle et forte héroïne de cinéma) n’est évidemment possible que grâce au phénomène similaire de fusion/réaction entre le personnage et son interprète. Anne Azoulay est comme un instrument à la sonorité inouïe, elle fait exister à l’écran en même temps des sensations antinomiques, elle pourrait jouer dix personnages différentes, et concentre en Léa ces possibilités (ou leurres de possibilités), ces élans et fêlures qui en font un être de fiction d’une intense réalité. On ne sera pas étonné de découvrir qu’Anne Azoulay est aussi coscénariste du film, tant est intime la fusion entre actrice, personnage et film. On ne sera que plus étonné, et admiratif, de découvrir combien un réalisateur inconnu au bataillon du jeune cinéma français, Bruno Rolland, parvient dans ce premier long métrage à capter et à amplifier cette circulation d’énergies complexes, où les basses intensités ne sont pas moins émouvantes que les paroxysmes.
Anne Azoulay avec Eric Elmosnino, un des excellents seconds rôles du film (il faudrait aussi citer Ginette Garcin, Thibault de Montalembert, Claude Dauphin, Magali Muxart…)
Léa fut l’une des très bonnes surprises du Festival de Cannes 2011, où il figurait dans la sélection de l’ACID. Il était curieux, et très instructif, de le découvrir pratiquement en même temps qu’un autre film qui se trouvait avoir quasiment le même scénario, Sleeping Beauty de Julia Leigh (en compétition officielle) : là aussi une jeune femme faisant commerce de son corps pour payer ses études et prise dans un attirance au-delà de l’utilitaire, là aussi une liaison sans amour avec le serveur du bar où elle trouve un complément de revenu, là aussi un environnement social d’une froideur qui confine à un volontaire aveuglement collectif. La comparaison entre les deux films n’en soulignaient que mieux combien celui de Bruno Rolland est du côté de l’incarnation, de la sensibilité – au sens de pellicule sensible – aux radiations qu’émet un être qui est, contradictoirement mais inséparablement, un corps et autre chose qu’un corps.
Post-scriptum. Aujourd’hui 6 juillet sortent sur les écrans deux films français, deux histoires de jeunes femmes réalisés par de jeunes cinéastes, l’admirable Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve et Léa de Bruno Rolland. Ces films ne se ressemblent en rien. Cela fait trois bonnes nouvelles d’un coup.
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Camille et Sullivan, d’abord, on les connaît. C’est un jeune couple, comme on en fréquente, dans la vie, et au cinéma – un cinéma proche de la vie, où les frissons du petit matin, un geste tendre ou une décision du quotidien peuvent très bien tenir lieu d’aventure romanesque.
Un carton a indiqué «Paris, février 1999», mais ces deux-là, et la manière dont ils sont présentés, pourraient être Antoine et Antoinette au début du film de Becker des années 1940, ou Antoine et Christine au milieu des années 1960 chez Truffaut, ou Suzanne et Jean-Pierre chez Pialat au début des années 1980.
Non que leur relation soit filmée de manière intemporelle ou abstraite, mais au contraire parce que, comme dans ces films (et d’autres, mais pas tant que ça), l’inscription juste dans une manière d’être là, de se déplacer, de se parler, dans des inclinaisons du visage et des intonations de la voix plutôt que dans des accessoires, assure du même mouvement naturel la reconnaissance et la singularité de ceux qu’ainsi on rencontre.
Sullivan va partir, laisser Camille…
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