Rires palestiniens, énergie égyptienne

Blagues à part de Vanessa Rousselot

Etre invité du Festival franco-arabe d’Amman, qui s’est tenu du 18 au 23 juin, permet de découvrir quelques aspects d’une situation complexe, et une poignée de films mémorables. Complexe, en effet, la situation d’un festival co-organisé par trois instances (la Jordan Royal Film Commission, la Mairie d’Amman et les services culturels de l’Ambassade de France) entre lesquels la complicité n’est pas forcément totale. Et ce d’autant que le jour de l’ouverture du Festival, les bureaux de l’AFP étaient ravagés par un groupe télécommandé par le Palais, après que l’agence de presse française ait fait état des manifestations hostiles qui avaient accueilli le roi en visite dans le sud du pays : la Jordanie a beau faire tout ce qu’elle peut pour se tenir à l’écart des mouvements et conflits de la région, et ostensiblement ignorer la tragédie qui se déroule de l’autre côté de la frontière syrienne, pourtant proche de la capitale, les effets du printemps arabe ne sont pas entièrement étouffés, notamment dans la partie méridionale du pays, la plus pauvre et la moins associée à la modernisation menée par le régime hachémite.

D’ailleurs les cinéastes arabes rencontrés à Amman (jordaniens, libanais, égyptiens, palestiniens ou algériens) se gardent de tout commentaire trop explicite à propos de cet immense mouvement qui balaie le pourtour méditerranéen, du Maroc à la Syrie. Non par timidité intellectuelle ou peur d’une répression qui ne menace guère, du moins dans les enceintes culturelles et confortables où nous sommes accueillis, mais par perplexité devant les événements actuels et plus encore futurs, inquiétude mêlée d’espoir et tamisée par l’infinité complexité de situations en grande partie incomparables d’un pays à l’autre.

Quant aux films, au sein d’une programmation inégale imputable en partie aux agendas différents des co-organisateurs, au moins quatre films en émergeaient avec force. Du premier, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, il n’est pas nécessaire de reparler ici, sinon pour avoir constaté que le film était extrêmement bien accueilli et compris, quand on pouvait s’interroger sur sa réception en pays arabe et musulman. Après la séance, une spectatrice prit la parole pour informer que le Père Jean-Claude, le seul survivant du massacre de Tibhirine, se trouvait à présent dans un monastère en Syrie, où il encourrait des risques comparables à ceux auxquels il avait échappé en Algérie.

On ne reviendra pas non plus sur un autre film digne des plus grands éloges, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmaïl, passionnante évocation de la mémoire des luttes de l’indépendance dans l’Algérie actuelle : le film a été distribué en France, où il a reçu un accueil justement élogieux.

Deux véritables découvertes en revanche. La première est un film de fiction égyptien, réalisé par un jeune cinéaste très prometteur, Ahmed Abdalla. Microphone est construit sur un principe connu, pour ne pas dire rebattu, celui du portrait d’une grande ville à travers la circulation croisée de multiples personnages. Rien de tel qu’un schéma prévisible pour constater très vite l’originalité et le sens cinématographique d’un réalisateur : dans Alexandrie sillonnée par rappeurs, petits voleurs, étudiants, grapheurs, oisifs, suractifs ou combinards, Abdalla déclenche une chorégraphie énergique et précise, laquelle donne vie à chaque plan et une très réjouissante puissance à l’ensemble. Inattendu, souvent drôle, parfois tendu à l’extrême, son film réalisé évidemment avant les événements du printemps égyptien raconte avec une justesse à fleur de peau un état de la ville, et de la société, aux antipodes de l’artificiel et complaisant Immeuble Yacoubian, sociologie appliquée et qui n’aidait à rien comprendre.

L’autre film, Blagues à part (dont il a déjà été fait mention sur slate), est un documentaire tourné par une jeune française, Vanessa Rousselot, auprès des Palestiniens, dans les territoires et avec ceux qui vivent en Israël. A des gens rencontrés souvent dans la rue, ou au hasard de visites, la réalisatrice a demandé de raconter les blagues qui ont cours chez eux. L’idée de décaler ainsi l’interminable chronique doloriste et violente de la détresse palestinienne soumise depuis plus de 60 ans à l’oppression, la dépossession et l’exil, est en soi excellente. Ne serait-ce que parce qu’elle réinterroge les stéréotypes, aussi bien les nôtres, spectateurs occidentaux abreuvés des mêmes représentations depuis si longtemps, que celles des Palestiniens eux-mêmes, ayant intériorisées leur positons de victimes ou d’opposants farouches, au risque de faire disparaître ce qui est le tissu de la vie même, d’un jour le jour inévitablement plus complexe et contrasté, sans bien entendu faire disparaître pour autant cette ombre sinistre qui obscurcit la vie de millions de gens depuis si longtemps.

Mais la réussite de Blagues à part va bien au-delà de son programme. Avec un très juste sens cinématographie, la réalisatrice laisse dériver les situations qu’elle a enclenché, les réponses à côté, les irruption d’autres rapports à la réalité et au langage, l’apparition improbable d’un vieux monsieur qui collationne méthodiquement les blagues palestiniennes classées par époques, lieux et situations politiques dans des boites d’archives, les silences comme les fous rires qui empêchent le récit, construisent un monde mental où règne le désespoir, mais qu’habitent des vivants, hommes, femmes, adolescents, vieille dame bouleversante, et non des « figures » assignées à un rôle  ou une fonction (fut-ce celle de raconter une blague).

Libérateur, le rire ne l’est évidemment pas au regard de l’enfermement et de l’injustice –mais la question du rire se révèle au moins libératrice d’une manière nouvelle pour le cinéma de regarder ce qui existe. Diffusé seulement à la télévision (sur Planète, qui l’a coproduit), Blagues à part n’est jamais sorti en salles. C’est bien regrettable.

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Mort d’un personnage nommé Peter Falk

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«Quand j’ai commencé à faire l’acteur, j’étais plein d’enthousiasme et de naïveté, comme beaucoup de ceux qui débutent dans ce métier. On est tout excité, plein de rêves et d’espoirs. Et au bout de quelques années, j’étais devenu plutôt cynique, je n’aimais pas les films dans lesquels je tournais. Et puis j’ai rencontré John et Gena (…) Ils voulaient faire un film nommé Husbands. Ça a été pour moi comme une bouffée d’air frais, ça m’a ramené à la vie. Tout d’un coup j’avais une raison de me lever le matin, ça a vraiment changé ma vie ».

Tout autant qu’un avant (et pas réellement d’après) Columbo, il y a un avant et un après Cassavetes dans la vie de Peter Falk, comme il le raconte dans le livre de Doug Headline et Dominique Cazenave, John Cassavetes Portraits de famille (Editions Ramsay).

Columbo, Cassavetes… l’acteur américain mort le 23 juin, à 83 ans, des suites de la maladie d’Alzheimer dont il souffrait depuis plus de 10 ans aura eu une vie professionnelle entièrement dominée par ces deux pôles. Son génie est qu’il aura fait en sorte que, malgré tout ce qui oppose la participation au long cours à une des plus personnelles et radicales aventures du cinéma moderne et l’emploi de vedette d’une série télé familiale interminable, ces deux pôles, ces deux modes d’existence n’auront pas été antagonistes.

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Mort d’une éditrice

Claudine Paquot est morte  mercredi 22 juin au matin du cancer contre lequel elle luttait depuis plusieurs années. Elle avait 60 ans. Durant près de 30 ans, elle avait dirigé les éditions des Cahiers du cinéma.

Claudine était une amie, c’était une femme droite et courageuse, aussi capable d’écoute ouverte que de fermeté rigoureuse. Elle a consacré une immense énergie à son travail au sein des Cahiers, où elle était entrée en 1978, travaillant d’abord à la photothèque, puis comme secrétaire de rédaction aux côtés de Serge Daney et de Serge Toubiana. Celui-ci, aujourd’hui directeur de la Cinémathèque, vient de publier sur son blog un juste et émouvant portrait d’elle. Avec Jean Narboni puis Alain Bergala, Claudine Paquot fut dès l’origine partie prenante de l’aventure éditoriale lancée par la revue. Elle l’a ensuite assumée seule, avec un engagement et une cohérence qui ont créé quelque chose qui, à ma connaissance, n’a aucun équivalent, ni en France ni ailleurs.

Ce sont en effet plus de 400 livres consacrés au cinéma qui ont été publiés à son initiative. Ils couvrent une diversité d’approches sans égale, aussi bien en termes de types d’écriture qu’en terme d’angles d’intervention concernant le cinéma lui-même. Ouvrages théoriques de haut niveau, traduction de grands textes étrangers, documents de travail, entretiens au long court, essais monographiques dédiés aux grands réalisateurs ou textes inédits de ceux-ci, albums prenant en charge par le texte et l’iconographie les méthodes de travail des grands auteurs ou les grands domaines d’activités professionnelles, volumes encyclopédiques, collections de textes mettant en valeur la continuité des réflexions et des engagements de la revue, « Petits Cahiers » pédagogiques, ouvrages hors collections répondant à des sollicitations exceptionnelles ou nées de ses initiatives à elles : la production éditoriale de Claudine Paquot durant les années 80, 90 et 2000, de très loin la plus riche quantitativement en ce qui concerne l’écriture sur le cinéma en langue française, est aussi exemplaire qualitativement.

Pour la mener à bien, elle aura su faire participer à cette immense entreprise – d’autant plus immense si on la rapporte aux moyens matériels dont elle disposait – des signatures prestigieuses, les représentants de plusieurs générations de collaborateurs de la revue malgré les écarts et ruptures d’une histoire agitée, et des spécialistes parfois distants, intellectuellement aussi bien que géographiquement, de ce qui se produisait dans les locaux du Passage de la Boule blanche.

Claudine ne travaillait pas seulement aux Cahiers, elle les aura incarnés avec fougue et solidité, et aura ainsi contribué à une présence élargie de ce label, dans le paysage artistique, intellectuel et professionnel, en France et à l’étranger. Pour avoir travaillé à ses côtés comme directeur de la rédaction des Cahiers à une époque (2003-2009) mais surtout pour avoir, comme auteur, été édité par elle, je sais quelle exigence et quelle connivence elle pouvait mettre en œuvre dans la relations aux textes, aux auteurs, aux idées. Au-delà de la tristesse personnelle éprouvée au moment de sa mort, c’est le gigantesque travail accompli qu’il est légitime de saluer aujourd’hui.

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Pater, ou la table de l’égalité

La lumière, c’est-à-dire l’écran, n’est pas encore allumée. On entend deux voix qui discutent, question sérieuse: deux amis qui préparent leur repas. Ces voix, on les connaît. Il y a celle de l’acteur Vincent Lindon. Il y a celle du réalisateur Alain Cavalier, devenu peu à peu aussi l’acteur de ses films, jusqu’ici le plus souvent invisible derrière sa caméra (parfois pourtant, un miroir), mais dont le commentaire chuchoté est devenu avec La Rencontre, Le Filmeur, Irène, un élément de ce cinéma à la première personne qu’il invente depuis quinze ans, avec ses caméras légères pour mieux aller à la rencontre du monde, des souvenirs, de quelque chose qui aurait à voir avec la vérité. Quelque chose de plutôt amusant, et très souvent bouleversant.

Ça y est la lumière est allumée, les deux compères sont dans la cuisine, on ne les voit pas encore…

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A regarder ici, deux scènes inédites de Pater, pour Slate.fr

 

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Omar m’a tuer, la construction d’un innocent

l faut dire d’abord qui a regardé le film qui sort ce 22 juin. Moi qui écris ces lignes, je crois «en mon âme et conscience» que le jardinier Omar Raddad n’aurait jamais dû être condamné en 1994 pour le meurtre de Ghislaine Marchal à Mougins. C’est mon opinion depuis longtemps, telle qu’il m’a été possible de me la forger à travers les articles des journaux que je lis, la parution du livre de Jean-Marie Rouart Omar. La Construction d’un coupable (Editions De Fallois), quelques informations à propos du procès en cassation de 1995.

Comme spectateur, ma situation est incomparable à celle de quelqu’un qui considère Raddad coupable, ou qui ignore tout de l’affaire. Dans la situation qui est la mienne, qu’est-ce que j’attends de la projection du film Omar m’a tuer de Roschdy Zem, consacré aux suites du meurtre de madame Marchal? Plusieurs choses.

1) J’attends que l’existence de ce film fasse mieux connaître ce que je considère, à titre privé, comme une injustice.

2) J’attends le plaisir que procure de voir incarnées et défendues des opinions que je partage.

3) J’attends d’apprendre davantage, de comprendre un peu mieux (pas tout, mais un peu mieux) ce qui s’est passé et ce que cela signifie.

4) J’attends, comme avec tout film, des plaisirs de spectateur, des émotions, des surprises.

5) Et j’attends, comme avec tout film, que le cinéma m’aide un peu à construire un rapport au monde dans le lequel je vis.

Les points 4) et 5) soulignent qu’en aucun cas on ne renonce aux légitimes attentes d’un spectateur de cinéma quand un film se consacre à un dossier important ou à un enjeu moral grave. Et que ce serait la marque d’un grand mépris envers ceux qui ont fait le film de croire révoquées ces attentes-là du fait du «sujet».

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Harry Potter et l’avant-première maléfique

Branle-bas de combat chez les professionnels du cinéma. Harry, trahison! Motif de cette agitation: pour la sortie du septième et dernier épisode des aventures du jeune sorcier franchisé, Harry Potter et les reliques de la mort 2e partie, le 13 juillet, son distributeur, Warner, organise la veille une avant-première publique (et payante) non pas dans un grand cinéma comme il est d’usage, mais au Palais Omnisports de Paris-Bercy. C’est-à-dire hors du périmètre du monde cinématographique.

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Mahamat Saleh Haroun: «La pensée a déserté le cinéma africain»

Entretien avec le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun, qui avait critiqué ouvertement le Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou en mars dernier, et s’interroge sur l’avenir du 7e art africain.

Rencontré durant le Festival de Cannes, où il faisait partie du jury officiel, le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun avait déclenché un beau vacarme en critiquant ouvertement ce qu’est devenu le Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou (Fespaco) lors de sa 22e édition en mars dernier au Burkina Faso.

En dénonçant les dérives et scléroses de la plus importante vitrine du cinéma africain, le réalisateur d’Abouna et de Daratt contribuait à réinterroger l’état et l’avenir du cinéma africain de manière plus large. Un cinéma dont il est aujourd’hui, artistiquement et politiquement, une figure majeure.

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Traversée des gouffres

Lizzie Brocheré (Aurore) et Pierre Perrier (Chris) dans American Translation de Pascal Arnold et Jean-Marc Barr

 

Sur le mode de la très légère déstabilisation comme du choc frontal, le nouveau film du tandem Arnold&Barr qui sort en salles ce 8 juin recèle nombre d’aspects intrigants. L’un des plus significatifs est sans doute son titre. Tout d’abord on n’en perçoit guère l’enjeu. Sans doute American Translation raconte les amours passionnées et fatales d’un jeune Français très français, natif d’une petite ville du Nord qui pourrait tout aussi bien se situer dans l’Ariège, le Cotentin ou la Creuse, et d’une jeune franco-américaine. Sans doute celle-ci aime-t-elle confier à son amant ses secrets dans la langue d’outre-Atlantique, que le garçon ne comprend pas. Mais ces aspects (la nationalité d’Aurore, l’ignorance de l’american language par Christophe) semblent longtemps marginaux.

Ce qui ne l’est pas est le fait de raconter, dans des paysages très français –Paris, les bourgades de province, la campagne – a une histoire que nous connaissons, que nous ne connaissons que comme une histoire américaine : celle d’un serial killer, pour le dire en VO.

Depuis qu’ils font des films, sur trois continents (Too Much Flesh était entièrement situé aux USA, une grande partie de Being Light se passait en Inde), les deux réalisateurs jouent avec les multiples formes du métissage. Il faut entendre « métissage » au sens large, et aussi avec ce que le mot contient d’effet de fusion, pas d’opposition entre des différences. Pascal Arnold et Jean-Marc Barr ne sont pas des provocateurs, ce sont des adeptes des glissements, de la caresse troublante, même si elle peut aller jusqu’à la mort. Là se trouve le charme très particulier de leurs réalisations. C’est, à rebours de tant de facilités, avoir compris que la transgression est et reste une posture moralisatrice, qui entérine les barrières des bonnes mœurs et des routines de pensée en les franchissant. De telles ruptures ne les intéressent pas du tout. Ils cherchent au contraire d’autre manière de regarder et de raconter qui ne tiendrait pas du tout compte de ces barrières, qui inventeraient d’autres distances, d’autres enchainements, d’autres logiques émotionnelles. C’est difficile, ça ne marche pas toujours, mais c’est toujours stimulant, comme un voyage dans la pénombre d’une terre inconnue.

Cette joie exploratoire concerne cette fois un territoire défini par deux types de paramètres. A un niveau, il s’agit de l’existence d’un garçon qui passe à l’acte meurtrier de manière compulsive et répétée, mais vue par une fille qui l’aimerait assez pour, sans l’approuver, ne jamais le juger. Et à un autre niveau, il est défini par l’opération critique de nos habitudes de spectateurs devant une histoire que nous connaissons bien (les tueurs en série sont des personnages pas vraiment nouveaux au cinéma) mais racontée dans un contexte que nous connaissons tout aussi bien, mais où ne se situent pas d’habitude de telles histoires. Il n’y a guère que Chabrol pour avoir ainsi abordé, selon une approche toute différente, cette double dérive problématique, avec une autre forme d’attention et de délicatesse, à l’époque du Boucher.

American Translation, qui aurait d’ailleurs pu s’intituler Lost in Translation, se déploie dans cette double faille, celle qui court de la psyché du garçon à la relation amoureuse nouée avec la fille, celle qui sépare le sujet du récit du cadre où il se déroule. On y éprouve un trouble singulier, où interfèrent effets de reconnaissance et de surprises, ondes sensuelles des scènes d’amour très physiques, éclats morbides des gestes au-delà du sens de l’assassin, fragrances hyperréalistes des espaces où s’inscrit l’action.

La double origine franco-américaine de J.M. Barr, son double parcours d’acteur et de réalisateur, la double signature avec P. Arnold de tous leurs films sont évidemment à la fois des moteurs et des indices pour cette manière de remettre en jeu, de multiples manières, les repères auxquels nous sommes accoutumés. Cette dérive vis à vis des impératifs moraux comme vis à vis des archétypes dramatiques passent à nouveau souvent par un pari éperdu sur les puissances de la présence physique, érotique, de ce qui est filmé : les corps des personnages, mais aussi la forêt, la camionnette qui roule, même le décor d’un lavomatique. Séducteur ténébreux et  enfant perdu, physique d’ange noir un peu trop dessiné, Pierre Perrier n’est pas le plus grand bénéficiaire de cette démarche où le filmage table sur une évidence du regard qui trouve une trop évidente réponse dans l’évidence du look de l’acteur – rien à reprocher au comédien, mais la manière de filmer de PA&JMB réclame sans doute moins de littéralité chez les interprètes. Exactement ce qu’offre de manière remarquable Lizzie Brocheré, aux apparences beaucoup plus instables, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement attirante lorsqu’il le faut. Ou, pour le dire autrement, Christophe se coltine des catégories avec majuscules (l’Enfant trop présent chez le jeune adulte, l’Animalité dans l’humain) quand Aurore est un personnage compliqué mais irréductible à des catégories.

 

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Ritwik Ghatak, géant du Bengale

L’Etoile cachée de Ritwik Ghatak

 

Il fait partie de ces secrets bizarres, bizarres car pour qui les connaît ils sont aussi évidents qu’accessibles, alors que tant d’autres n’en ont même pas l’idée. Ritwik Ghatak est l’auteur de quelques uns des plus beaux films jamais réalisés. Ceux qui le savent s’étonnent que ce ne soit pas de notoriété publique, alors même que le nom demeure confidentiel et les œuvres inaccessibles, malgré le travail de quelques pionniers, notamment le Festival des 3 Continents à Nantes. Mais cette semaine s’entrouvre la possibilité de découvrir enfin cette œuvre majeure, grâce à l’organisation d’une intégrale à Cinémathèque française et à la parution d’un livre de très haute tenue aux Editions de l’Arachnéen, auxquelles on doit déjà l’ouvrage « historique » consacré à Fernand Deligny.

Réalisateur de huit films entre 1953 et 1974, ce natif de Dacca (aujourd’hui capitale du Bengladesh) est à tous égards un enfant de l’Indépendance de l’Inde, de la sanglante partition du pays avec le Pakistan, mais surtout des bouleversements qui ont ravagé son véritable pays, qui est le Bengale plus encore que l’Inde même si Calcutta où il s’établit en 1947, à 22 ans, dépend administrativement de la confédération indienne. Ce Bengale divisé, agité et fécond, où fleurissent dans les années 50 et 60 mouvements révolutionnaires, conflits sectaires, ouvertures intellectuelles et artistiques de haute volée, catastrophes humanitaires, mutations sociales vertigineuses.

Engagé, alcoolique, visionnaire, romantique, pédagogue, autodestructeur : tous ces adjectifs disent quelque chose de celui que son contemporain et compatriote Satyajit Ray tenait pour le grand cinéaste indien. Une compétition entre ces deux immenses artistes n’aurait aucun sens, mais il est significatif que, malgré les difficultés nombreuses qu’il eut à affronter, Ray ait pu, en son temps et pour l’avenir, s’imposer comme la grande figure de cinéma du sous-continent (position dont nul n’est depuis venu le détrôner depuis) quand Ghatak restait, chez lui aussi bien qu’aux yeux de la cinéphilie internationale, un marginal.

Adhérent du Parti communiste (interdit par l’occupant anglais) en 1946, il en sera exclu en 1954 ; d’abord écrivain, dramaturge, acteur, il traduit Brecht, crée une troupe inspirée de Stanislavski et met en scène Gogol avant de s’approcher du cinéma en 1950, d’abord pour élargir la diffusion des idées qu’il défend.  Critique, scénariste, assistant, il passe à la réalisation avec Nagarik (Le Citoyen) en 1953. Dans ce film tourné dans des conditions expérimentales, pratiquement pas vu à l’époque, perdu, puis retrouvé après la mort de Ghatak, sa formation théâtrale reste très perceptible, ainsi que sa conception d’un art ayant vocation à transformer les mentalités et la société. Il restera fidèle à cette exigence et toute sa vie rompra des lances contre « l’art pour l’art », mais dès le film suivant, Ajantrik (1958), il révèle la puissance lyrique de son cinéma. Aux franges du burlesque et du fantastique, cette improbable histoire d’amour entre un homme déclassé et la vieille voiture qu’il conduit comme chauffeur de taxi (une Chevrolet 1920 qui semble sortie d’un Laurel et Hardy) devient parabole burlesque, monstrueuse et mélancolique, aux multiples résonnances.

Dans des tonalités où dominera ensuite le mélodrame, ce seront les caractéristiques de ses cinq films suivants, où s’imposent des modes de récit, un jeu d’acteur et des constructions d’images très singuliers. Si Ghatak, dans ses nombreux écrits et entretiens, a toujours rendu un hommage appuyé à Eisenstein, son œuvre montre tout autant l’influence de l’expressionnisme allemand, de John Ford et du burlesque américain, tout en étant puissamment inscrit dans sa culture et son territoire – à la différence de S. Ray et de la plupart des membres de l’intelligentsia indienne de l’époque, il n’a jamais voyagé à l’étranger.

Parmi ces cinq films, qui ne connaît pas l’œuvre de Ghatak doit absolument découvrir les deux réalisations majeures que sont L’Etoile cachée (1960) et La Rivière Subarnarekha (1962). Le thème politico-historique de la partition du Bengale, qui hante toute son œuvre, est plus explicite dans le premier, situé à Calcutta, mais la puissance émotionnelle, la beauté violente et l’étrangeté des deux films excèdent toutes les interprétations qu’on peut en proposer. Seul L’Etoile cachée aura été un succès, dont les bénéfices sont aussitôt engloutis dans le film suivant, Komal Ghandar (Mi bémol, 1961), échec cinglant.

La Rivière Subarnarekha

En 1966, après la sortie longtemps retardée de La Rivière Subarnarekha, il écrit (dans la revue Film) « Nous sommes nés à une époque critique. Aux jours de notre enfance, nous avons vu le Bengale entier et resplendissant. Rabindranath avec son génie sublime était au sommet de sa créativité littéraire, tandis que la littérature bengalie florissait avec les œuvres du groupe Kallol [le frère ainé de Ritwik Ghatak, Manish, fut un des animateurs de ce groupe d’écrivains modernistes, en rupture avec la vision traditionnelle de Tagore et Shaterjee]. Le mouvement nationaliste s’était étendu largement et profondément parmi la jeunesse, dans les écoles et les collèges. Le Bengale encore rural se divertissait dans ses contes de fées et ses panchalis [chants], avec ses treize fêtes en douze mois et palpitait d’espoir dans une nouvelle poussée de vie.

Ce monde a éclaté en morceau avec la Guerre et la Famine, lorsque le Congrès et la Ligue musulmane ont mené le pays au désastre, le coupant en deux pour s’emparer d’une indépendance morcelée. Des émeutes dans les communes ont englouti le pays. L’eau du Gange et du Padma a coulé, écarlate du sang des frères combattants. Tout cela faisait partie de notre expérience, de ce qui se passait autour de nous. Nos rêves s’évanouissaient. Nous fracassions nos visages, agrippés à un Bengale émietté et dépouillé de toute sa splendeur. Quel Bengale que celui qui nous restait, avec sa pauvreté et son amoralité comme compagnes quotidiennes, avec ses trafiquants du marché noir et ses politiciens malhonnêtes qui imposaient leur loi, et son peuple condamné à l’horreur et à la misère.

Je n’ai pas été capable de me défaire de ces thèmes dans aucun de mes films réalisés récemment. Ce que j’ai trouvé de plus urgent est de présenter au public l’apparence effritée d’un Bengale divisé, pour éveiller les Bengalis à une prise de conscience de leur état et à un engagement en faveur de leur passé et de leur avenir ».

« Cinéaste maudit », mais néanmoins reconnu par ses pairs, enseignant la mise en scène à l’école nationale du cinéma de Puné, Ghatak est à la fois un révolté politique et un écorché vif, qui à partir du début des années 60 fait de l’alcool (dans un environnement où l’islam est très présent) bien plus qu’un refuge, une sorte de revendication poétique. Ce sera très clair dans son dernier film, sorte de profession de foi désespérée en forme de labyrinthe picaresque, Raison, discussion et un conte, qui ne sortira qu’après la mort du cinéaste, en 1976. Il avait 50 ans.

Grâce à la rétrospective de la Cinémathèque et grâce à l’énorme travail éditorial sous la direction de Sandra Alvarez de Toledo Ritwik Ghatak. Des films du Bengale réunissant textes de Ghatak et études de son œuvre par des spécialistes indiens et par les très bons connaisseurs de son œuvre que sont, en France, Charles Tesson et Raymond Bellour, il est possible aujourd’hui  de commencer à rendre au cinéaste bengali la place qu’il mérite. Et, surtout, de se faire immensément plaisir en découvrant son œuvre.

Ci-dessous, annonce du débat organisé à la Cinémathèque dans le cadre de la rétrospective

 

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