1) Une question de distinction
Longtemps la question de savoir ce qui était du cinéma, par différenciation sinon par opposition à ce qui n’en est pas, ne s’est pas posée. Quand, juste avant de mourir, André Bazin réunit un certain nombre d’articles écrits au cours des années 40 et 50 dans un ouvrage devenu une référence essentielle, et l’intitule Qu’est-ce que le cinéma ? (Editions du Cerf), il pose la question de la nature même du cinéma, question à laquelle il se garde d’ailleurs de donner une réponse exhaustive. Il ne se soucie pas de distinguer le cinéma de ce avec quoi on pourrait le confondre, tout simplement parce qu’un tel risque n’existe pas. Si son ouvrage abonde en comparaisons avec les autres arts, la littérature, le théâtre, la peinture et la photographie, c’est pour dessiner ce qui se ressemble et ce qui dissemble dans ces ensembles que personne ne pourrait mélanger.
C’est pourtant à peu près au même moment, ce moment qui celui de l’essor de la télévision, que la question va commencer de se poser, dès lors qu’il va devenir courant de voir dans le même cadre, le poste de télé, des objets qui relèvent du cinéma (les films) et d’autres non (tout le reste). Depuis, on n’en est jamais sorti, et même ça n’a fait que se compliquer, avec la multiplication des supports pour les films (VHS, DVD, VOD), et surtout la démultiplication des formes audiovisuelles autres que le cinéma (télé sous toutes ses formes, vidéo art, videogames, V-jaying, remix, monde infini des productions d’images en ligne…). Sacré renversement, après un peu plus de demi-siècle où il y aura eu une évidence de l’homonymie entre « cinéma » comme moyen d’expression et « cinéma » comme lieu (bâtiment et dispositif) où le public rencontrait le premier – le cinéma se trouvait dans les cinémas, et c’était tout.
L’enjeu peut sembler purement théorique, et même rhétorique. Pourtant, en France tout du moins, cette distinction cinéma/télévision n’est pas seulement abstraite, elle est aussi administrative et économique, puisqu’il est obligatoire de clairement choisir son statut, film de cinéma ou produit audiovisuel : pas les mêmes conditions de financements, pas l’accès aux mêmes aides, pas les mêmes règles de diffusion ni de répartition des recettes. Mais cette distinction stricte, qui a une histoire longue et qui vient de préoccupations complexes et à bien des égards légitimes, ne recoupe pas une autre réalité subjective : ce qui fait que, non pas réglementairement mais esthétiquement, certaines réalisations sont du cinéma et d’autres non.
2) Les violons du bal
Première réponse, par la négative : ce n’est certainement pas le fait de sortir d’abord en salle qui fait qu’une production audiovisuelle est un film. On peut au contraire affirmer que beaucoup de ce qui sort en salle n’est pas du cinéma, que c’est le plus souvent de la télévision et y trouverait à meilleur droit sa place, tandis que certaines réalisations produites par la télévision et prioritairement diffusées par elle sont pourtant bel et bien des films de cinéma à part entière. Ce double phénomène s’explique par une série de causes liées entre elles, qui correspondent à la fois à l’évolution de la production et de la diffusion.
Côté production, en France tout au moins, on a réussi à imposer au cours des années 70, et à instituer de manière de plus en plus vigoureuse et systématique l’obligation pour les chaines de financer les films de cinéma. C’est d’une manière générale une bonne chose, qui a permis au cinéma français de maintenir une productivité (en termes quantitatifs) et une créativité (en termes qualitatifs) sans égal dans les pays comparables. Mais assez logiquement, au fil des ans et malgré les garde-fous qu’on a tenté de mettre en place, les bailleurs de fonds ont de plus en plus influencé les produits dont ils permettaient la naissance. C’est le vieux dicton « qui paye les violons du bal mène la danse ».
Une diffusion en prime time appelle un autre type de produit qu’un projet de cinéma : pas le même scénario, pas la même organisation des péripéties, pas le même jeu d’acteur, pas la même utilisation du cadre, de la lumière, du montage, etc. Certains cinéastes agissent très consciemment dans ce contexte. Clint Eastwood a expliqué un jour qu’il recourait systématiquement à des plans très sombres dans ses films pour que ceux-ci deviennent irregardables à la télévision. Mais il vaut mieux être Clint Eastwood pour essayer d’imposer ce genre de parti pris.
Josey Wales, hors-la-loi (de la la télé?). “Des plans si sombre qu’on n’y verra rien à la télévision” (ni sur internet)
D’autres ne risquent pas de se poser ce genre de questions. Ici, un souvenir personnel. Au début des années 2000, le Festival de Venise présentait chaque matin à 8h30 du matin le premier film d’un jeune réalisateur italien. N’écoutant que mon devoir de critique, je me suis plusieurs années de suite levé à l’aube pour aller à la découverte d’une nouvelle génération de cinéastes italiens, relève que nous attendons depuis un bon quart de siècle maintenant. Ce que j’ai vu était… horrible. Ce n’est pas que j’ai vu des mauvais films, ça j’en vois toute l’année, et originaires de tous les pays, à commencer par la France. Mais j’ai vu des produits audiovisuels dont il était évident, à mes yeux au moins, que leurs réalisateurs n’avaient jamais vu, ou en tout cas n’avaient jamais senti ce qu’était un film de cinéma. Ils avaient vu de la publicité, ah ça oui, ils avaient vu des clips et jeux télévisés, ils avaient vu des séries télé, ils avaient vu des jeux vidéo. Mais des films de cinéma, pour autant qu’on pouvait en juger, non.
Or la question n’est pas du tout liée au fait de voir seulement, ou même principalement des films sur petit écran. Voir des films sur petit écran, c’est notre cas à tous, et toutes les générations successives qui ont découvert le cinéma à partir des années 70, c’est-à-dire toutes les personnes de moins de 50 ans, l’ont d’emblée majoritairement connu sur un petit écran, celui de la télévision unique et publique, de la télévision privée, cryptée, pas cryptée, thématique, satellite, TNT, celui relié au magnétoscope, au lecteur de DVD, au blue-ray, à des serveurs internet légaux ou pas – je laisse de côté les écrans de téléphones portables. En France, la cinéphilie des adultes doit plus aux programmes de Claude Jean Philippe et de Patrick Brion, le Ciné-Club sur la 2 et le Cinéma de Minuit sur la 3, auxquels j’ajouterais volontiers les « Dernières Séances » d’Eddy Mitchell, qu’à aucune institution cinéphile classique.
Est-ce à dire que le dispositif de visionnage n’aurait alors aucune importance ? Evidemment non. Mais elle n’est pas décisive. Ce qui est décisif est ce qui est en jeu dans l’expérience de la projection en salles, avec l’ensemble des opérations qui s’y rattachent : sortir de chez soi, être dans le noir, être au sein d’un collectif dont on ne connaît pas la plupart des membres, être face à une image considérablement agrandie, être immergé dans un environnement sonore en partie comparable sur le plan auditif au bigger than life de la projection. A quoi pourrait encore s’ajouter, dans certains cas, le fait de payer, même si la relation entre un acte de paiement volontaire et la vision d’un film s’estompe et se brouille avec la multiplication des cartes dites « Illimité ».
Il faut rappeler ici que nous parlons d’une expérience, la projection en salle, qui suscite à nouveau et depuis dix ans un engouement certain chez nos contemporains, et particulièrement chez les plus jeunes. Les entrées en salles sont sur une courbe ascendante, la fréquentation moyenne d’un cinéma par l’ensemble de nos concitoyens a sensiblement augmenté, la part des préadolescents, adolescents et jeunes adultes dans le public global reste écrasante. Contrairement à ce qu’on a dit au cours des décennies antérieurs, les années 70, 80 et 90, nous ne vivons nullement une disparition ou même un affaiblissement des expériences de la projection par le public et notamment les jeunes spectateurs.
Dire cela ne préjuge pas de quels films sont vus, dans quelles salles et quelles conditions de projection. Mais même si ces éléments sont de nature à nourrir bien des inquiétudes, il reste très important qu’en tant que telle l’expérience de la projection en salle compte, qu’elle est désirable, et que toutes les évolutions techniques ont participé du renforcement de cette expérience. On pourrait faire ici un aparté à propos du cas de la projection à domicile ou dans un espace privé, ce qu’on appelle le « home cinéma ». Même s’il est appelé à rester limité, il s’agit d’un phénomène intéressant dans la mesure où il permet de reproduire une partie de ce que produit la salle, à savoir un phénomène sensoriel et mental très particulier qui tient à la projection, à la projection venue de derrière soi, d’une image plus grande que soi, dans l’obscurité. Ce phénomène est très différent de celui produit y compris par les écrans plats de grande taille, plasma ou autres, qui même s’ils offrent une aussi grande image que la projection n’offrent pas la même image.
3) La salle de cinéma, destination fatale
Mais j’en reviens au caractère singulier de l’expérience de la projection en salles, avec ce qu’elle induit. Parce que ce dispositif particulier de la salle et du grand écran joue un rôle décisif dans la conception des films, de certains films, ou plutôt des seules productions audiovisuelles qui devraient recevoir l’appellation de films. C’est même le seul critère pour essayer d’évaluer ce qui, parmi toutes les propositions d’images animées et sonores qui nous environnent, relève du cinéma : ce qui définit un film est le fait d’avoir été conçu avec comme visée la salle et le grand écran.
Nous savons qu’aujourd’hui les films sont moins vus en salles que sur petit écran, et que leur rentabilité se joue pratiquement toujours sur ce qu’on nomme les « marchés secondaires », droits TV, droits vidéo, droits VOD. Ces marchés sont « secondaires » parce qu’ils arrivent en second, après, mais ils sont devenus décisifs en terme de retour sur investissement. Nous savons que la salle est désormais considérée pour beaucoup de films comme une sorte de vitrine, un espace promotionnel qui permet un lancement de prestige avant de passer au business. C’est très important, il serait très dommage de ne pas se soucier de ce processus de la vitrine, de l’exposition, qui est le processus de la construction symbolique de l’importance du film comme objet, de sa distinction – avec toutes les difficultés que suscitent à cet égard la multiplication des sorties, et les effets négatifs des cartes « Illimité » qui tendent à rapprocher les offres de films d’une offre de flux. La sortie en salles reste l’espace qui construit, ou en tout cas qui a vocation à construire la visibilité du film, son existence comme objet singulier.
Or ce processus de la distinction est, en principe, le pendant de ce qui s’est joué avant, au cours du processus de création de l’œuvre. En principe, la salle répond du projet esthétique qui définit ce qui y est projeté. « En principe », car nous savons bien d’une part que les méthodes de marketing sont très capables de nous vendre du produit audiovisuel comme des œuvres de cinéma, et d’autres part que de très nombreux spectateurs ne demandent pas forcément ce que le cinéma permet ou propose. Un exemple ? Francis Veber, qui a été un réalisateur de comédies plus qu’honorable à ses débuts (la trilogie avec le tandem Depardieu-Richard), a filmé sa pièce de théâtre Le Diner de cons sans aucune idée de mise en scène cinématographique. Pourquoi pas ? C’est une « captation » comme on dit, ça permet de la diffuser à la télé à des millions de gens qui ne l’auraient pas vu au théâtre et à qui ça plait, tout va bien. Mais que cet enregistrement attire aussi des millions de spectateurs en salle, où se produit n’a rien à faire, prouve que dans les salles peuvent se jouer bien d’autres désirs qu’un désir de cinéma, lequel n’est à aucun moment partie prenante de cette opération de démultiplication des marchés. Que le film, le « geste cinématographique » soit loin d’être le seul motif pour aller dans une salle est un phénomène ancien, mais qui se développe à mesure que les exploitants travaillent en finesse tout ce qui permet de vendre des billets (et des confiseries, beaucoup plus rentables). On le voit avec l’essor de programmes alternatifs, qui se cachent derrière le grossier cache-sexe d’une programmation culturelle (Parsifal au MET ! live ! mazette !) pour faire entrer dans les mœurs une pratique sur laquelle, comme artiste lyrique je ne compterais pas pour assurer mon avenir. Le foot, en revanche…
Mais cela ne change rien à la réalité des expériences singulières, et qui participent elles pleinement du cinéma, que permet la projection en salles, et qu’il importe d’autant plus de travailler à partager. Cette expérience répond au fait que certaines productions audiovisuelles sont réalisés dans la visée du grand écran et de la salle. Cette visée, généralement inconsciente chez les cinéastes mais qui ne va pas de soi, et ira de moins en moins de soi à mesure que d’autres expériences audiovisuelles sont massivement partagées, cette visée est loin d’être toujours l’attente des producteurs et des bailleurs de fond, qui souvent appartiennent à un autre univers que le cinéma. Cette visée se traduit par une infinité de choix en terme de narration, de jeu d’acteur, de décisions concernant le cadre, la lumière, la profondeur de champ, le montage, etc.
Melvil Poupaud et Thomas Monplot dans Les Faux-Monnayeurs de Benoît Jacquot
Le cinéma, en tant que processus créatif conçu pour un dispositif spécifique, la salle, recèle des richesses particulières dont chacun peut tirer parti. Je ne suis pas en train de dire que tout ce qui n’est pas du cinéma est nul. Il existe la possibilité d’accomplissements passionnants dans d’autres registres que celui du cinéma, que ce soit du côté des séries TV ou de l’art vidéo notamment. Il existe même des gens qui font le choix de travailler dans plusieurs registres, par exemple Jean-Luc Godard qui est très clair sur le fait que ses Histoire(s) du cinéma ne sont pas un film mais un essai vidéo, ou Benoit Jacquot qui refuse que son adaptation des Faux Monnayeurs soit montrée en salle, alors même qu’on le lui propose. Jacquot a conscience d’avoir réalisé une œuvre de télévision, d’ailleurs excellente. Ce qui est tout à fait différent de ce qui se passe par exemple quand Pascale Ferran réalise pour le cinéma Lady Chatterley mais doit, pour des motifs réglementaires qui tiennent au financement, livrer une « version télé », en l’occurrence plus longue, tandis que à l’époque de la collection « Tous les garçons et les filles », André Téchiné et Olivier Assayas avaient eux aussi réalisé des films de cinéma (Les Roseaux sauvages et L’Eau froide) avant de livrer un montage court pour l’antenne (Sur un arbre perché et La Page blanche).
4) Qui est-ce qui décide ?
Au-delà de l’affirmation générale de la visée du grand écran, qu’est-ce qui permet d’affirmer que tel ou tel « objet » est ou n’est pas un film de cinéma ? Rien. Ou plutôt, aucun critère général. Il faut regarder les films un par un, et répondre à chaque fois à la question. Et qui peut énoncer la réponse, qui est légitime pour prononcer le verdict ?
Moi.
Pas moi tout seul, vous, chacun de nous. Parce qu’il n’y a pas de critère objectif, pas de définition technique. Il y a la formation du goût, la construction toujours subjective de certaines attentes, de certaines ouvertures. Il y a la capacité du cinéma à construire des blocs d’espace temps qui ouvrent sur un mystère. Rohmer le fait, Hou Hsiao-hsien le fait, David Lynch le fait, James Cameron le fait, Isild Le Besco le fait, Raymond Depardon le fait, Miyazaki, Nanni Moretti et Tim Burton le font. Et beaucoup d’autres, par une infinité de moyens. Mais encore beaucoup plus ne le font pas, ne savent pas le faire, ou n’essaient même pas. Ils font autre chose que du cinéma. C’est à dire qu’ils n’offrent pas une des innombrables modalités de rapport au monde que permet le cinéma, et lui seul. Des modalités qui, permettant de l’élaboration de certains rapports à la réalité et à l’imaginaire, à soi-même et aux autres, sont capables de contribuer à la construction d’eux-mêmes des individus, ce qui est la véritable raison d’être de toute œuvre d’art.
Qui, alors, dit si ce qui se donne pour un film accomplit cette promesse du cinéma ? Une autre réponse que le « moi » de tout à l’heure serait : la critique. Mais pas au seul sens cette de fois de « moi, le critique », pas au sens d’une corporation dont je fais partie. La critique au sens de l’esprit critique dont chacun est en principe doté, au sens du travail critique que tout spectateur peut faire face au film, pour lui-même. C’est le seul tribunal qui vaille. Non pour condamner, mais pour choisir et pour, au plus beau sens du mot, distinguer.
NB : ce texte est une réécriture d’une conférence sur le thème « Diffuser/montrer/recevoir : Comment les conditions de diffusion d’une œuvre influent-elles sur sa perception par le public? » prononcée à l’occasion des Rencontres de l’éducation artistique aux images à Montpellier, le 2 février 2011.