Parmi les 16 nouveaux titres qui arrivent sur les écrans ce mercredi 13, nombreux, trop nombreux sont ceux qui mériteraient attention. C’est vrai du passionnant documentaire de recherche d’Andrei Ujica L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu et du passage à la réalisation de cinéma de la plasticienne iranienne Shirin Neshat avec Women without Men, recherche visuelle qui est aussi une rare évocation de la révolution démocratique iranienne de 1951-1953 et de son écrasement, événements sans lesquels on ne comprend rien à l’histoire récente de cette région. On a dit ici même, au moment de sa présentation à Cannes par l’Acid, la promesse que représente le premier long métrage d’Olivier Babinet et Fred Kihn, Robert Mitchum est mort.
Mais voilà, il faut faire des choix au milieu de cette abondance dont on ne peut que répéter qu’elle est destructrice. Et ces choix portent sans hésiter sur deux films d’une puissante beauté, deux films qui à la fin se ressemblent alors que tout aurait dû les distinguer. Disons deux films qui rêvent le cinéma, qui font le cinéma en le rêvant, mais depuis deux emplacements très différents. Deux films « marginaux », au regard du courant dominant du cinéma, mais qui occupent des positions très contrastés vis à vis de ce mainstream. L’un, Road to Nowhere de Monte Hellman, est un magnifique polar où la réalisation d’un film participe logiquement de sa manière de hanter le cœur même du cinéma, son cœur obscur et vibrant. Road to Nowhere est comme le flot obscur qui tourbillonnerait au centre du courant principal. L’autre, Nuit bleue d’Ange Leccia, vient de l’extérieur, s’approche de la pulsation cinématographique par des voies indirectes, s’en imprègne finalement au terme d’une sorte d’aventure formelle qui serait le double secret de son scénario d’aventure amoureuse et terroriste.
Shannyn Sossamon (Laurel/Velma) dans Road to Nowhere
Monte Hellman est un poète flibustier du film de genre. 45 ans après les westerns illuminés qu’étaient L’Ouragan de la vengeance et The Shooting, 30 ans après son œuvre culte Macadam à deux voies, autre western même si les voitures avaient remplacé les chevaux et les colts, il invente cette fois un film noir en forme de vertige, qui est au cinéma ce que les meilleurs Chandler sont à la littérature : une quintessence joueuse imprégnée de sacré. Aimanté par Shannyn Sossamon très convaincante en femme fragile-fatale, le casting sans vedette n’en joue que mieux avec l’incroyable opération d’invocation de fantômes cinématographiques que constitue ce polar aux multiples intrigues emboitées les unes dans les autres. Mais c’est moins la virtuosité de la construction que la grâce sensuelle de la mise en scène qui permet à Monte Hellman de circuler à travers ces récits où meurtres et manipulations sont des ressorts de fiction qui font sans aucun doute partie de la, des réalités.
L’élégance du vertige élaboré par Hellman n’est nullement un exercice de style. C’est au contraire l’exacte mise en scène d’une mélancolie profonde, à laquelle participe l’imaginaire cinématographique comme y participent le désir sexuel, la pulsion de pouvoir ou l’appétit du lucre. Une fois n’est pas coutume, je vous propose la bande-annonce (US), ne vous souciez pas du baratin « les faits/la fiction », « la vérité/l’art » sur les cartons, le film est tellement mieux. Jetez juste un œil aux images, une oreille à la musique.
Moraliste pas du tout moralisateur, plutôt fabuliste affectueux mais sans illusion, l’auteur de Two-Lane Blacktop dessine cette fois une route aux voies multiples mais qui traversent des espaces-temps différents, comme le songe en X dimensions d’un cinéaste amoureux de l’espace, des histoires et des acteurs, mais qui, 100 000 ans après Vertigo, en saurait trop sur les ruses des escrocs de tous poils, politiciens véreux, arnaqueurs à l’assurance, sheriffs souffreteux, scénaristes de cinéma…
Ange Leccia c’est tout le contraire. C’est l’homme qui n’en savait pas assez, et c’est tant mieux. Il a l’air de croire qu’il suffit de coller l’un derrière l’autre des plans sublimes – et ses plans de mer, de marches à travers le maquis corse, de circulation des regards et des tensions entre la jeune femme revenue du continent, l’homme qui l’attend et le garçon qui la découvre sont effectivement sublimes. Donc au début on voit bien que l’artiste très doué qu’est Leccia (ça ce n’est pas une découverte) ne comprend rien du tout au cinéma, et fabrique comme si ce devait être chaque fois une œuvre en soi chacun des plans au lieu de faire son film. Et puis, insensiblement, ça bascule. Impossible de dire ce qui est concerté ou pas, d’ailleurs ça n’a guère d’importance. Assurément la quasi absence de paroles a joué un rôle important, contribué à créer cet espace où les plans peuvent devenir des sortes de nappes flottant imaginairement les unes par rapport aux autres, suggérant un ensemble qu’aucun « fil dramatique » n’attache, mais où le silence des militants armés et le fracas des vagues, le battement du sang dans les veines sous l’effet du chagrin, de la colère et du désir et le fracas des armes organisent des harmoniques qui ne « racontent » rien, au sens d’un discours, mais font affleurer les récits comme des récifs, invisibles et dangereux sous la surface.
Ce qui était addition devient fusion, ce qui était alignement devient mouvement, mouvement interne porté par le vent du large, le désir amoureux, l’engagement dans des actions où le danger est une énergie qui tour à tour éclaire et aveugle. Dans cette Corse grise, venteuse et pluvieuse, mythologique à fond mais pas touristique pour un sou, la caméra sculpte les motifs visuels et thématiques, emprunte à la Renaissance italienne, aux rituels du film d’aventure et à la ritournelle romanesque. Le tourbillon s’accélère, c’est grave et ironique à la fois, suspension du temps, vertige de l’espace et explosions quasi-abstraites. Venu de l’extérieur du cinéma et comme en gravissant les degrés en s’appuyant sur ses emprunts tous azimuts, mais avec un sens très sûr de la dynamique interne qui peut naître entre les images, là où tout se joue, Ange Leccia gagne le pari de son film contre ses propres facilités de créateur visuel, contre son amour démesuré des films venus avant lui. Ne dis rien, en effet : sur un air de Serge Gainsbourg, un ange passe, un ange de cinéma.