1) Une question de distinction
Longtemps la question de savoir ce qui était du cinéma, par différenciation sinon par opposition à ce qui n’en est pas, ne s’est pas posée. Quand, juste avant de mourir, André Bazin réunit un certain nombre d’articles écrits au cours des années 40 et 50 dans un ouvrage devenu une référence essentielle, et l’intitule Qu’est-ce que le cinéma ? (Editions du Cerf), il pose la question de la nature même du cinéma, question à laquelle il se garde d’ailleurs de donner une réponse exhaustive. Il ne se soucie pas de distinguer le cinéma de ce avec quoi on pourrait le confondre, tout simplement parce qu’un tel risque n’existe pas. Si son ouvrage abonde en comparaisons avec les autres arts, la littérature, le théâtre, la peinture et la photographie, c’est pour dessiner ce qui se ressemble et ce qui dissemble dans ces ensembles que personne ne pourrait mélanger.
C’est pourtant à peu près au même moment, ce moment qui celui de l’essor de la télévision, que la question va commencer de se poser, dès lors qu’il va devenir courant de voir dans le même cadre, le poste de télé, des objets qui relèvent du cinéma (les films) et d’autres non (tout le reste). Depuis, on n’en est jamais sorti, et même ça n’a fait que se compliquer, avec la multiplication des supports pour les films (VHS, DVD, VOD), et surtout la démultiplication des formes audiovisuelles autres que le cinéma (télé sous toutes ses formes, vidéo art, videogames, V-jaying, remix, monde infini des productions d’images en ligne…). Sacré renversement, après un peu plus de demi-siècle où il y aura eu une évidence de l’homonymie entre « cinéma » comme moyen d’expression et « cinéma » comme lieu (bâtiment et dispositif) où le public rencontrait le premier – le cinéma se trouvait dans les cinémas, et c’était tout.
L’enjeu peut sembler purement théorique, et même rhétorique. Pourtant, en France tout du moins, cette distinction cinéma/télévision n’est pas seulement abstraite, elle est aussi administrative et économique, puisqu’il est obligatoire de clairement choisir son statut, film de cinéma ou produit audiovisuel : pas les mêmes conditions de financements, pas l’accès aux mêmes aides, pas les mêmes règles de diffusion ni de répartition des recettes. Mais cette distinction stricte, qui a une histoire longue et qui vient de préoccupations complexes et à bien des égards légitimes, ne recoupe pas une autre réalité subjective : ce qui fait que, non pas réglementairement mais esthétiquement, certaines réalisations sont du cinéma et d’autres non.
2) Les violons du bal
Première réponse, par la négative : ce n’est certainement pas le fait de sortir d’abord en salle qui fait qu’une production audiovisuelle est un film. On peut au contraire affirmer que beaucoup de ce qui sort en salle n’est pas du cinéma, que c’est le plus souvent de la télévision et y trouverait à meilleur droit sa place, tandis que certaines réalisations produites par la télévision et prioritairement diffusées par elle sont pourtant bel et bien des films de cinéma à part entière. Ce double phénomène s’explique par une série de causes liées entre elles, qui correspondent à la fois à l’évolution de la production et de la diffusion.
Côté production, en France tout au moins, on a réussi à imposer au cours des années 70, et à instituer de manière de plus en plus vigoureuse et systématique l’obligation pour les chaines de financer les films de cinéma. C’est d’une manière générale une bonne chose, qui a permis au cinéma français de maintenir une productivité (en termes quantitatifs) et une créativité (en termes qualitatifs) sans égal dans les pays comparables. Mais assez logiquement, au fil des ans et malgré les garde-fous qu’on a tenté de mettre en place, les bailleurs de fonds ont de plus en plus influencé les produits dont ils permettaient la naissance. C’est le vieux dicton « qui paye les violons du bal mène la danse ».
Une diffusion en prime time appelle un autre type de produit qu’un projet de cinéma : pas le même scénario, pas la même organisation des péripéties, pas le même jeu d’acteur, pas la même utilisation du cadre, de la lumière, du montage, etc. Certains cinéastes agissent très consciemment dans ce contexte. Clint Eastwood a expliqué un jour qu’il recourait systématiquement à des plans très sombres dans ses films pour que ceux-ci deviennent irregardables à la télévision. Mais il vaut mieux être Clint Eastwood pour essayer d’imposer ce genre de parti pris.
Josey Wales, hors-la-loi (de la la télé?). “Des plans si sombre qu’on n’y verra rien à la télévision” (ni sur internet)
D’autres ne risquent pas de se poser ce genre de questions. Ici, un souvenir personnel. Au début des années 2000, le Festival de Venise présentait chaque matin à 8h30 du matin le premier film d’un jeune réalisateur italien. N’écoutant que mon devoir de critique, je me suis plusieurs années de suite levé à l’aube pour aller à la découverte d’une nouvelle génération de cinéastes italiens, relève que nous attendons depuis un bon quart de siècle maintenant. Ce que j’ai vu était… horrible. Ce n’est pas que j’ai vu des mauvais films, ça j’en vois toute l’année, et originaires de tous les pays, à commencer par la France. Mais j’ai vu des produits audiovisuels dont il était évident, à mes yeux au moins, que leurs réalisateurs n’avaient jamais vu, ou en tout cas n’avaient jamais senti ce qu’était un film de cinéma. Ils avaient vu de la publicité, ah ça oui, ils avaient vu des clips et jeux télévisés, ils avaient vu des séries télé, ils avaient vu des jeux vidéo. Mais des films de cinéma, pour autant qu’on pouvait en juger, non.
Or la question n’est pas du tout liée au fait de voir seulement, ou même principalement des films sur petit écran. Voir des films sur petit écran, c’est notre cas à tous, et toutes les générations successives qui ont découvert le cinéma à partir des années 70, c’est-à-dire toutes les personnes de moins de 50 ans, l’ont d’emblée majoritairement connu sur un petit écran, celui de la télévision unique et publique, de la télévision privée, cryptée, pas cryptée, thématique, satellite, TNT, celui relié au magnétoscope, au lecteur de DVD, au blue-ray, à des serveurs internet légaux ou pas – je laisse de côté les écrans de téléphones portables. En France, la cinéphilie des adultes doit plus aux programmes de Claude Jean Philippe et de Patrick Brion, le Ciné-Club sur la 2 et le Cinéma de Minuit sur la 3, auxquels j’ajouterais volontiers les « Dernières Séances » d’Eddy Mitchell, qu’à aucune institution cinéphile classique.
Est-ce à dire que le dispositif de visionnage n’aurait alors aucune importance ? Evidemment non. Mais elle n’est pas décisive. Ce qui est décisif est ce qui est en jeu dans l’expérience de la projection en salles, avec l’ensemble des opérations qui s’y rattachent : sortir de chez soi, être dans le noir, être au sein d’un collectif dont on ne connaît pas la plupart des membres, être face à une image considérablement agrandie, être immergé dans un environnement sonore en partie comparable sur le plan auditif au bigger than life de la projection. A quoi pourrait encore s’ajouter, dans certains cas, le fait de payer, même si la relation entre un acte de paiement volontaire et la vision d’un film s’estompe et se brouille avec la multiplication des cartes dites « Illimité ».
Il faut rappeler ici que nous parlons d’une expérience, la projection en salle, qui suscite à nouveau et depuis dix ans un engouement certain chez nos contemporains, et particulièrement chez les plus jeunes. Les entrées en salles sont sur une courbe ascendante, la fréquentation moyenne d’un cinéma par l’ensemble de nos concitoyens a sensiblement augmenté, la part des préadolescents, adolescents et jeunes adultes dans le public global reste écrasante. Contrairement à ce qu’on a dit au cours des décennies antérieurs, les années 70, 80 et 90, nous ne vivons nullement une disparition ou même un affaiblissement des expériences de la projection par le public et notamment les jeunes spectateurs.
Dire cela ne préjuge pas de quels films sont vus, dans quelles salles et quelles conditions de projection. Mais même si ces éléments sont de nature à nourrir bien des inquiétudes, il reste très important qu’en tant que telle l’expérience de la projection en salle compte, qu’elle est désirable, et que toutes les évolutions techniques ont participé du renforcement de cette expérience. On pourrait faire ici un aparté à propos du cas de la projection à domicile ou dans un espace privé, ce qu’on appelle le « home cinéma ». Même s’il est appelé à rester limité, il s’agit d’un phénomène intéressant dans la mesure où il permet de reproduire une partie de ce que produit la salle, à savoir un phénomène sensoriel et mental très particulier qui tient à la projection, à la projection venue de derrière soi, d’une image plus grande que soi, dans l’obscurité. Ce phénomène est très différent de celui produit y compris par les écrans plats de grande taille, plasma ou autres, qui même s’ils offrent une aussi grande image que la projection n’offrent pas la même image.
3) La salle de cinéma, destination fatale
Mais j’en reviens au caractère singulier de l’expérience de la projection en salles, avec ce qu’elle induit. Parce que ce dispositif particulier de la salle et du grand écran joue un rôle décisif dans la conception des films, de certains films, ou plutôt des seules productions audiovisuelles qui devraient recevoir l’appellation de films. C’est même le seul critère pour essayer d’évaluer ce qui, parmi toutes les propositions d’images animées et sonores qui nous environnent, relève du cinéma : ce qui définit un film est le fait d’avoir été conçu avec comme visée la salle et le grand écran.
Nous savons qu’aujourd’hui les films sont moins vus en salles que sur petit écran, et que leur rentabilité se joue pratiquement toujours sur ce qu’on nomme les « marchés secondaires », droits TV, droits vidéo, droits VOD. Ces marchés sont « secondaires » parce qu’ils arrivent en second, après, mais ils sont devenus décisifs en terme de retour sur investissement. Nous savons que la salle est désormais considérée pour beaucoup de films comme une sorte de vitrine, un espace promotionnel qui permet un lancement de prestige avant de passer au business. C’est très important, il serait très dommage de ne pas se soucier de ce processus de la vitrine, de l’exposition, qui est le processus de la construction symbolique de l’importance du film comme objet, de sa distinction – avec toutes les difficultés que suscitent à cet égard la multiplication des sorties, et les effets négatifs des cartes « Illimité » qui tendent à rapprocher les offres de films d’une offre de flux. La sortie en salles reste l’espace qui construit, ou en tout cas qui a vocation à construire la visibilité du film, son existence comme objet singulier.
Or ce processus de la distinction est, en principe, le pendant de ce qui s’est joué avant, au cours du processus de création de l’œuvre. En principe, la salle répond du projet esthétique qui définit ce qui y est projeté. « En principe », car nous savons bien d’une part que les méthodes de marketing sont très capables de nous vendre du produit audiovisuel comme des œuvres de cinéma, et d’autres part que de très nombreux spectateurs ne demandent pas forcément ce que le cinéma permet ou propose. Un exemple ? Francis Veber, qui a été un réalisateur de comédies plus qu’honorable à ses débuts (la trilogie avec le tandem Depardieu-Richard), a filmé sa pièce de théâtre Le Diner de cons sans aucune idée de mise en scène cinématographique. Pourquoi pas ? C’est une « captation » comme on dit, ça permet de la diffuser à la télé à des millions de gens qui ne l’auraient pas vu au théâtre et à qui ça plait, tout va bien. Mais que cet enregistrement attire aussi des millions de spectateurs en salle, où se produit n’a rien à faire, prouve que dans les salles peuvent se jouer bien d’autres désirs qu’un désir de cinéma, lequel n’est à aucun moment partie prenante de cette opération de démultiplication des marchés. Que le film, le « geste cinématographique » soit loin d’être le seul motif pour aller dans une salle est un phénomène ancien, mais qui se développe à mesure que les exploitants travaillent en finesse tout ce qui permet de vendre des billets (et des confiseries, beaucoup plus rentables). On le voit avec l’essor de programmes alternatifs, qui se cachent derrière le grossier cache-sexe d’une programmation culturelle (Parsifal au MET ! live ! mazette !) pour faire entrer dans les mœurs une pratique sur laquelle, comme artiste lyrique je ne compterais pas pour assurer mon avenir. Le foot, en revanche…
Mais cela ne change rien à la réalité des expériences singulières, et qui participent elles pleinement du cinéma, que permet la projection en salles, et qu’il importe d’autant plus de travailler à partager. Cette expérience répond au fait que certaines productions audiovisuelles sont réalisés dans la visée du grand écran et de la salle. Cette visée, généralement inconsciente chez les cinéastes mais qui ne va pas de soi, et ira de moins en moins de soi à mesure que d’autres expériences audiovisuelles sont massivement partagées, cette visée est loin d’être toujours l’attente des producteurs et des bailleurs de fond, qui souvent appartiennent à un autre univers que le cinéma. Cette visée se traduit par une infinité de choix en terme de narration, de jeu d’acteur, de décisions concernant le cadre, la lumière, la profondeur de champ, le montage, etc.
Melvil Poupaud et Thomas Monplot dans Les Faux-Monnayeurs de Benoît Jacquot
Le cinéma, en tant que processus créatif conçu pour un dispositif spécifique, la salle, recèle des richesses particulières dont chacun peut tirer parti. Je ne suis pas en train de dire que tout ce qui n’est pas du cinéma est nul. Il existe la possibilité d’accomplissements passionnants dans d’autres registres que celui du cinéma, que ce soit du côté des séries TV ou de l’art vidéo notamment. Il existe même des gens qui font le choix de travailler dans plusieurs registres, par exemple Jean-Luc Godard qui est très clair sur le fait que ses Histoire(s) du cinéma ne sont pas un film mais un essai vidéo, ou Benoit Jacquot qui refuse que son adaptation des Faux Monnayeurs soit montrée en salle, alors même qu’on le lui propose. Jacquot a conscience d’avoir réalisé une œuvre de télévision, d’ailleurs excellente. Ce qui est tout à fait différent de ce qui se passe par exemple quand Pascale Ferran réalise pour le cinéma Lady Chatterley mais doit, pour des motifs réglementaires qui tiennent au financement, livrer une « version télé », en l’occurrence plus longue, tandis que à l’époque de la collection « Tous les garçons et les filles », André Téchiné et Olivier Assayas avaient eux aussi réalisé des films de cinéma (Les Roseaux sauvages et L’Eau froide) avant de livrer un montage court pour l’antenne (Sur un arbre perché et La Page blanche).
4) Qui est-ce qui décide ?
Au-delà de l’affirmation générale de la visée du grand écran, qu’est-ce qui permet d’affirmer que tel ou tel « objet » est ou n’est pas un film de cinéma ? Rien. Ou plutôt, aucun critère général. Il faut regarder les films un par un, et répondre à chaque fois à la question. Et qui peut énoncer la réponse, qui est légitime pour prononcer le verdict ?
Moi.
Pas moi tout seul, vous, chacun de nous. Parce qu’il n’y a pas de critère objectif, pas de définition technique. Il y a la formation du goût, la construction toujours subjective de certaines attentes, de certaines ouvertures. Il y a la capacité du cinéma à construire des blocs d’espace temps qui ouvrent sur un mystère. Rohmer le fait, Hou Hsiao-hsien le fait, David Lynch le fait, James Cameron le fait, Isild Le Besco le fait, Raymond Depardon le fait, Miyazaki, Nanni Moretti et Tim Burton le font. Et beaucoup d’autres, par une infinité de moyens. Mais encore beaucoup plus ne le font pas, ne savent pas le faire, ou n’essaient même pas. Ils font autre chose que du cinéma. C’est à dire qu’ils n’offrent pas une des innombrables modalités de rapport au monde que permet le cinéma, et lui seul. Des modalités qui, permettant de l’élaboration de certains rapports à la réalité et à l’imaginaire, à soi-même et aux autres, sont capables de contribuer à la construction d’eux-mêmes des individus, ce qui est la véritable raison d’être de toute œuvre d’art.
Qui, alors, dit si ce qui se donne pour un film accomplit cette promesse du cinéma ? Une autre réponse que le « moi » de tout à l’heure serait : la critique. Mais pas au seul sens cette de fois de « moi, le critique », pas au sens d’une corporation dont je fais partie. La critique au sens de l’esprit critique dont chacun est en principe doté, au sens du travail critique que tout spectateur peut faire face au film, pour lui-même. C’est le seul tribunal qui vaille. Non pour condamner, mais pour choisir et pour, au plus beau sens du mot, distinguer.
NB : ce texte est une réécriture d’une conférence sur le thème « Diffuser/montrer/recevoir : Comment les conditions de diffusion d’une œuvre influent-elles sur sa perception par le public? » prononcée à l’occasion des Rencontres de l’éducation artistique aux images à Montpellier, le 2 février 2011.
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Dire que ce début d’année 2011 a été stérile serait abuser. On a eu un moment de pure beauté du cinéma, l’Angelica d’Oliveira, une ouverture éblouissante sur une autre maniére de filmer, Pina de Wenders, un bon grand film de genre, True Grit des Coen Broth, une multitude de témoignages de la richesse de ce qu’on enferme sous le label documentaire (I Wish I Knew, Traduire, Dessine-toi, Boxing Gym, Nous Princesse de Clèves) et quelques échappées belles avec Poupoupidou, Dharma Guns, Santiago 73, The Hunter, Médée Miracle… Mais le premier trimestre a malgré tout été plutôt parcimonieux en découvertes importantes, eu égard au nombre de titres sortis. A contrario, il y aurait plutôt surabondance de biens au cours de ces deux mercredis, le 13 avec Road to Nowhere, L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu, Nuit bleue, Robert Mitchum est mort, et, cette semaine, Détective Dee, mais aussi Tomboy, La Pecora nera et Mainline. Cette abondance s’explique à la fois par le désir des distributeurs de profiter des vacances de Pâques (mais si tout le monde se met sur les mêmes dates ça ne sert pas à grand chose), et une sorte de liquidation des stocks avant l’ouverture de la saison suivante, c’est-à-dire le prochain Festival de Cannes. On a dit tout le plaisir qu’inspire le nouveau film de Tsui Hark, il serait dommage que l’attention légitime que le film attire renvoie dans l’obscurité d’autres titres dignes d’intérêt.
Baran Kosari dans Mainline de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab
Mainline, réalisé par la grande cinéaste iranienne Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab, accompagne la trajectoire d’une jeune fille en proie à un problème aussi répandu qu’occulté dans son pays, l’addiction aux drogues dures. Essentiellement construit sur le face à face entre l’adolescente et sa mère, à Téhéran puis au cours d’un long voyage en voiture, le film a l’intégrité parfois difficilement supportable de ne chercher aucune échappatoire romanesque à l’obsédante présence de la dépendance et de ses effets, violents, stupides, dangereux et pitoyables. Ce que raconte Mainline (et qui peut aussi valoir pour d’autres contextes que celui de la drogue) est surtout une impasse, l’échec de la croyance dans une évolution, une amélioration, et simultanément l’horreur de la répétition du même. Ce défi de mise en scène, porté par deux comédiennes étonnantes, trouve un épilogue plus psychologique avec les retrouvailles autour du père divorcé et handicapé, figure convenue au service d’une explication réductrice, qui affaiblit le film en semblant lui offrir un changement de registre.
Ascanio Celestini et Giorgio Tirabassi (au centre) dans La Pecora nera
Dans une tonalité complètement différente, La Pecora nera est une découverte réjouissante – de nos jours, tout film italien qui ne serait pas complètement nul est hélas une découverte, il fut un temps pas si lointain où c‘était le contraire, même raté un film italien était rarement nul. Le premier long métrage de fiction d’Ascanio Celestini, film adapté de son roman, dont il a aussi fait une pièce de théâtre et dont il interprète le rôle principal, est un drôle de film. C’est un drôle de film qui essaie d’être drôle et émouvant, et y réussit, mais parfaitement à contretemps de ses manœuvres pour atteindre ce but. Racontées en voix off par lui-même, les tribulations du « héros », pensionnaire d’un asile de fous à la campagne, à la fois interné et homme à tout faire, multiplient les gags insistants et les situations folkloriques, les ruses de scénarios et les ficelles sentimentales.
Dix fois, l’affaire semble entendue. Mais non. Il y a une étrangeté en plus, ou en moins, ou à côté. Il y a mieux que ces pauvres ruses tape-à-l’œil, au cœur ou au zygomatique. Une colère sourde, un sens de l’absurde, des ratés dans le récit qui le servent infiniment mieux que ces petites mécaniques burlesques ou mélo. Celestini sait quelque chose de la folie des fous, et de la folie du monde, et même s’il y va avec des gros sabots pour nous entretenir de l’une et l’autre, et de la manière dont elles se ressemblent et ne se ressemblent pas, il trouve autre chose. Il trouve un petit théâtre de la cruauté, des musicalités et des stridences qui échappent à la partition trop bien écrite et au jeu trop insistant. Ce « mouton noir » à cinq pattes finira par battre la campagne pour de bon, bestiole irréductible et finalement vivante.
Zoé Heran dans Tomboy de Céline Sciamma
Malgré les différences innombrables, la situation de départ de Tomboy, deuxième film de Céline Sciamma révélée en 2007 avec La Naissance des pieuvres, affronte un danger comparable. Lorsque le film commence, cette histoire d’une fille de 10 ans qui se fait passer pour un garçon auprès de ses copains et ne sait plus comment tenir cette identité usurpée, semble promise à une bien-pensante illustration du droit à la différence, et à la capitalisation sur les séductions faciles d’un groupe d’enfants confrontés à des conflits savamment organisés. Et oui, c’est ça. Sauf que sans cesse quelque chose en plus, ou en moins, ou à côté, vibre dans le plan. Ce « quelque chose » tient souvent à l’interprète principale, la jeune Zoé Heran, tout à fait étonnante de présence, d’opacité, d’existence vive qui ne se laisse assigner à aucun rôle réducteur, ni par les autres ni par le scénario. Mais celui-ci est aussi suffisamment fin pour déjouer son propre programme en de multiples occasions, préférer ce qui est là à « ce que ça veut dire », laisser la caméra regarder, le micro écouter.
Pour le dire autrement, le pitch de Tomboy était terriblement racoleur, toute la mise en scène en fait autre chose, autrement. Sens du mouvement, du rythme des mots et des cadres, heureuse légèreté dans la composition des personnages secondaires, confiance dans la lumière, la couleur et le cadre. Jusqu’au choix du territoire où se situe l’histoire : une cité de banlieue mais une cité plutôt paisible et bordée par des bois, lieu intermédiaire ouvert à des variations aussi importantes que celles autour de l’identité sexuelle, perturbée à son tour par l’imminence de la puberté. La proximité de la nature joue à son tour un rôle ambivalent, qui finit par emmener le film dans son véritable espace : pas celui de la psychosociologie enfantine ou de la guerre des sexes, mais celui autrement profond et complexe des contes de fée. De ce conte, Laure/Michael saura devenir l’authentique héro(ïne), et c’est tout à l’honneur du film, de sa générosité, de lui avoir ouvert cette place au lieu de l’asservir à sa fable. Parce que cette ouverture est aussi offerte à tous les spectateurs.
lire le billetLe problème de Tsui Hark, c’était qu’il l’avait déjà fait. Avec dix ans d’avance sur les autres, il avait révolutionné le film d’arts martiaux entre 1979 (The Butterfly Murders) et 1991 (Il était une fois en Chine). Un peu plus d’une décennie pour reprendre l’extrême virtuosité d’un Liu Chia-liang et l’élégance suprême d’un King Hu (disons: les classiques), l’énergie sur-incarnée d’un Chang Cheh (appelons-le «baroque») et pour saturer cet héritage d’électricité contemporaine, de transgressions rock et de mélanges trans-Pacifique hallucinés, de jeux avec les signes, la vitesse, les couleurs, les références historiques, littéraires et mythologiques.
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La sélection officielle du 64e Festival de Cannes était confrontée à un effet d’annonce fragilisant: réputée d’emblée comme un «bon cru», elle risquait d’apparaître inévitablement comme en deçà d’un top niveau idéal, tout en courant le risque symétrique d’être accusée de se conforter avec des «valeurs sûres» si la sélection se concentrait sur les grands noms du cinéma mondial.
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Parmi les 16 nouveaux titres qui arrivent sur les écrans ce mercredi 13, nombreux, trop nombreux sont ceux qui mériteraient attention. C’est vrai du passionnant documentaire de recherche d’Andrei Ujica L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu et du passage à la réalisation de cinéma de la plasticienne iranienne Shirin Neshat avec Women without Men, recherche visuelle qui est aussi une rare évocation de la révolution démocratique iranienne de 1951-1953 et de son écrasement, événements sans lesquels on ne comprend rien à l’histoire récente de cette région. On a dit ici même, au moment de sa présentation à Cannes par l’Acid, la promesse que représente le premier long métrage d’Olivier Babinet et Fred Kihn, Robert Mitchum est mort.
Mais voilà, il faut faire des choix au milieu de cette abondance dont on ne peut que répéter qu’elle est destructrice. Et ces choix portent sans hésiter sur deux films d’une puissante beauté, deux films qui à la fin se ressemblent alors que tout aurait dû les distinguer. Disons deux films qui rêvent le cinéma, qui font le cinéma en le rêvant, mais depuis deux emplacements très différents. Deux films « marginaux », au regard du courant dominant du cinéma, mais qui occupent des positions très contrastés vis à vis de ce mainstream. L’un, Road to Nowhere de Monte Hellman, est un magnifique polar où la réalisation d’un film participe logiquement de sa manière de hanter le cœur même du cinéma, son cœur obscur et vibrant. Road to Nowhere est comme le flot obscur qui tourbillonnerait au centre du courant principal. L’autre, Nuit bleue d’Ange Leccia, vient de l’extérieur, s’approche de la pulsation cinématographique par des voies indirectes, s’en imprègne finalement au terme d’une sorte d’aventure formelle qui serait le double secret de son scénario d’aventure amoureuse et terroriste.
Shannyn Sossamon (Laurel/Velma) dans Road to Nowhere
Monte Hellman est un poète flibustier du film de genre. 45 ans après les westerns illuminés qu’étaient L’Ouragan de la vengeance et The Shooting, 30 ans après son œuvre culte Macadam à deux voies, autre western même si les voitures avaient remplacé les chevaux et les colts, il invente cette fois un film noir en forme de vertige, qui est au cinéma ce que les meilleurs Chandler sont à la littérature : une quintessence joueuse imprégnée de sacré. Aimanté par Shannyn Sossamon très convaincante en femme fragile-fatale, le casting sans vedette n’en joue que mieux avec l’incroyable opération d’invocation de fantômes cinématographiques que constitue ce polar aux multiples intrigues emboitées les unes dans les autres. Mais c’est moins la virtuosité de la construction que la grâce sensuelle de la mise en scène qui permet à Monte Hellman de circuler à travers ces récits où meurtres et manipulations sont des ressorts de fiction qui font sans aucun doute partie de la, des réalités.
L’élégance du vertige élaboré par Hellman n’est nullement un exercice de style. C’est au contraire l’exacte mise en scène d’une mélancolie profonde, à laquelle participe l’imaginaire cinématographique comme y participent le désir sexuel, la pulsion de pouvoir ou l’appétit du lucre. Une fois n’est pas coutume, je vous propose la bande-annonce (US), ne vous souciez pas du baratin « les faits/la fiction », « la vérité/l’art » sur les cartons, le film est tellement mieux. Jetez juste un œil aux images, une oreille à la musique.
Moraliste pas du tout moralisateur, plutôt fabuliste affectueux mais sans illusion, l’auteur de Two-Lane Blacktop dessine cette fois une route aux voies multiples mais qui traversent des espaces-temps différents, comme le songe en X dimensions d’un cinéaste amoureux de l’espace, des histoires et des acteurs, mais qui, 100 000 ans après Vertigo, en saurait trop sur les ruses des escrocs de tous poils, politiciens véreux, arnaqueurs à l’assurance, sheriffs souffreteux, scénaristes de cinéma…
Ange Leccia c’est tout le contraire. C’est l’homme qui n’en savait pas assez, et c’est tant mieux. Il a l’air de croire qu’il suffit de coller l’un derrière l’autre des plans sublimes – et ses plans de mer, de marches à travers le maquis corse, de circulation des regards et des tensions entre la jeune femme revenue du continent, l’homme qui l’attend et le garçon qui la découvre sont effectivement sublimes. Donc au début on voit bien que l’artiste très doué qu’est Leccia (ça ce n’est pas une découverte) ne comprend rien du tout au cinéma, et fabrique comme si ce devait être chaque fois une œuvre en soi chacun des plans au lieu de faire son film. Et puis, insensiblement, ça bascule. Impossible de dire ce qui est concerté ou pas, d’ailleurs ça n’a guère d’importance. Assurément la quasi absence de paroles a joué un rôle important, contribué à créer cet espace où les plans peuvent devenir des sortes de nappes flottant imaginairement les unes par rapport aux autres, suggérant un ensemble qu’aucun « fil dramatique » n’attache, mais où le silence des militants armés et le fracas des vagues, le battement du sang dans les veines sous l’effet du chagrin, de la colère et du désir et le fracas des armes organisent des harmoniques qui ne « racontent » rien, au sens d’un discours, mais font affleurer les récits comme des récifs, invisibles et dangereux sous la surface.
Ce qui était addition devient fusion, ce qui était alignement devient mouvement, mouvement interne porté par le vent du large, le désir amoureux, l’engagement dans des actions où le danger est une énergie qui tour à tour éclaire et aveugle. Dans cette Corse grise, venteuse et pluvieuse, mythologique à fond mais pas touristique pour un sou, la caméra sculpte les motifs visuels et thématiques, emprunte à la Renaissance italienne, aux rituels du film d’aventure et à la ritournelle romanesque. Le tourbillon s’accélère, c’est grave et ironique à la fois, suspension du temps, vertige de l’espace et explosions quasi-abstraites. Venu de l’extérieur du cinéma et comme en gravissant les degrés en s’appuyant sur ses emprunts tous azimuts, mais avec un sens très sûr de la dynamique interne qui peut naître entre les images, là où tout se joue, Ange Leccia gagne le pari de son film contre ses propres facilités de créateur visuel, contre son amour démesuré des films venus avant lui. Ne dis rien, en effet : sur un air de Serge Gainsbourg, un ange passe, un ange de cinéma.
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Ouvroir The Movie, by Chris Marker
Du 28 au 31 mars, La fémis, la grande école des métiers du cinéma, a organisé un séminaire destiné à tous les élèves de l’école et également ouvert au public, sur le thème «Ce que le cinéma fait avec Internet». Sont intervenues des personnalités représentatives de toutes les facettes de la relation complexe entre cinéma et internet. Nous avons réorganisé en 5 «chapitres» les extraits des huit séances qui ont composé ces rencontres, intégralement filmées par les élèves de l’école.
Si les enregistrements ne montrent guère que des « têtes qui parlent » (celles des intervenants qui se sont succédés à la tribune), ces textes comporteront des liens permettant de visionner certains des éléments auxquels il est fait référence.
lire le billetDonc (désolé pour ceux que je soûle avec ça depuis des mois), je suis en résidence à Stanford University pour toute la durée d’avril – un genre de paradis pour travailler au calme. Dans ce cadre, je suis convié à participer à une conférence organisée au sein du département qui m’accueille, le Stanford Humanities Center. L’invitation a été lancée il y a plusieurs mois, et j’y ai évidemment accédé immédiatement, sans trop prendre garde à l’évolution de l’intitulé de l’événement, événement qui devait concerner l’idée de mémoire. A cause de mon livre Le Cinéma et la Shoah, il m’est demandé de faire quelque chose à propos de la Shoah, je propose de présenter une analyse comparée de la réalisation de deux films de la même époque, Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1955) et The Museum and the Fury de Leo Hurwitz (1956). A cette occasion, je découvre que Hurwitz, découvert en France grâce au récent Festival du Réel et au patient travail des historiennes Annette Wieviorka et Sylvie Lindeperg, que Hurwitz, donc, est tout aussi inconnu dans son propre pays qu’en France.
Jeudi 7 avril, je me retrouve ainsi aux côtés de trois autres intervenants, que je connais et estime, pour un colloque dont l’intitulé est devenu « Filmer ou ne pas filmer la guerre. Table ronde internationale sur les stratégies de mémoire de la guerre par le cinéma ». Marie-Pierre Ulloa, qui travaille au SHC, est l’auteure d’un excellent ouvrage sur Francis Jeanson, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence – de la Résistance à la Guerre d’Algérie, elle doit parler de la manière dont est présente sans être figurée la Guerre d’Algérie dans Le Petit Soldat de Godard. Peter Stein, fondateur du Jewish Film Festival de San Francisco, s’intéresse lui à l’irruption de la guerre du Liban de 1982 dans les films israéliens récents (Valse avec Bashir, Beaufort, Lebanon…). Et Pavle Levi, qui dirige les études cinématographiques à Stanford et a publié Desintegration in Flames, remarquable étude sur le cinéma yougoslave et lors de l’explosion du pays, montre l’usage du Pont de Mostar comme enjeu de mémoire dans plusieurs film, dont Notre musique, à nouveau de Godard.
Ce qui est bien, c’est que ces quatre interventions (en comptant la mienne), manifestement issues des recherches et réflexions personnelles de chacun des auteurs plutôt que d’une réponse à la commande, se découvrent des affinités, fabriquent un espace commun, et largement complices quand à l’interrogation des moyens cinématographiques de travailler à la mémoire.
Ce qui est moins bien, de mon point de vue, est la manière artificielle mais ô combien représentative dont le programme a été fabriquée. Ainsi lorsque je fais remarquer que pour ce qui me concerne, la Shoah est un autre sujet que la guerre, il me sera répondu que certes, mais que ce colloque prend place dans le cadre d’un programme à l’échelle de toute l’Université intitulé Ethics and War, et qu’il fallait donc que l’intitulé se réfère à la guerre. Pourquoi alors la Shoah ? Parce que la rencontre est co-sponsorisée par le Centre d’Etudes juives, sous réserves bien sûr qu’il y ait un sujet « juif » (et même deux avec Peter Stein).
Mais pourquoi avoir plus tard ajouté « Filmer ou ne pas filmer », grande question s’il en est, notamment à propos de la guerre, mais singulièrement peu appropriée à propos de la Shoah où il a de toute façon été rigoureusement impossible de filmer l’extermination ? Parce que c’est le motif sous lequel le Stanford Institute for the Creativity and the Art, autre sponsor, souhaitait que soient placés les débats.
Il faut comprendre que cet échafaudage (quatre sponsors au total) sert à l’organisation d’un événement qui ne coûte pratiquement rien, à part les bouteilles de vin (français, merci) et les morceaux de fromage partagés avec l’assistance à l’issue du débat. C’est bien d’une « culture du sponsoring » qu’il s’agit, presque indépendamment des réels besoins de mise en place d’un événement qui, dans une université richissime comme Stanford, ne saurait passer pour un investissement lourd. Et c’est en cela que cette organisation fait sens : comme exemple, même à une échelle très modeste, de la manière dont les contraintes de recherche de financements privés modélise les cadres de recherche, oblige à des acrobaties aussi bien dans la définition des programmes que dans la présentation des résultats, sans aucun rapport avec les enjeux réels du sujet étudié.
lire le billetFin janvier, en pleine révolte populaire tunisienne, Chris Marker envoie à quelques amis ce petit montage. Merveille de la sûreté d’œil du vieux maître ? A n’en pas douter. Mais ce que fait Marker en retrouvant l’analogie entre une image d’actualité et une « icône » révolutionnaire souligne surtout le manque d’images appropriées à la réalité de la situation actuelle, à ce qu’elle a de novateur, d’inédit. En Tunisie, en Egypte, en Lybie, à Bahrein, au Yémen, en Syrie, une révolution, des révolutions sans images ? Cela semble un double paradoxe.
D’un côté il y a des photos par milliers, des vidéos, des reportages TV, la couverture en continu d’Al Jazeera, les dizaines de milliers de posts sur Youtube et Dailymotion. Chris Marker, toujours lui, inlassable observateur des circulations visuelles et de pensées, en a réuni un florilège impressionnant.
De l’autre il y a le patrimoine iconographique des mouvements populaires : si le geste d’offrir sa poitrine en sacrifice et en défi au nom de la liberté vient du fonds des âges, comme image, il vient du Tres de Mayo de Francisco Goya, et irrigue depuis les représentation du peuple désarmé faisant face à ses oppresseurs, dont de nombreux exemples au cinéma.
Enoncer ce double cortège de références visuelles, d’un côté la foule innombrables des enregistrements in situ et de l’autre le défilé imposant des emblèmes de la révolte de masse, c’est souligner l’écart qui les sépare, et le fait qu’aucun pont n’est apparu pour qu’une, ou quelques unes des premières rejoignent les secondes. Puisqu’il s’agit ici bien entendu de réaffirmer combien une image est à la fois une construction, construction qui elle même à son tour construit – qui ouvre un rapport, un échange, une circulation.
Serguei Eisenstein, John Ford, Yazujiro Ozu, Orson Welles, Stanley Kubrick, Jean-Luc Godard ont été de grands constructeurs d’images en ce sens là – les cinéastes ne sont pas seuls, Robert Capa a été constructeur d’images de la guerre d’Espagne autant et sans doute plus que Roman Karmen, André Malraux ou Leo Hurvitz, réalisateurs de films tournés en Espagne pendant la guerre. Il ne s’agit nullement de la question de la « vérité », au sens factuel, mais de la puissance singulière d’un processus, une puissance d’expression et de partage émotionnel du sens d’une réalité d’évènements actuels ou passés. C’était l’ambiguïté qui se dissimulait dans le mot « juste » de la fameuse formule de Godard « Pas une image juste, juste une image » : « juste » jouait sur l’ambivalence entre « vraie » (ce que n’est jamais une image) et « appropriée, qui bâtit une relation féconde avec un événement, une réalité » (ce qu’est une image au sens fort, c’est à dire une très faible proportion des artefacts visuels que par paresse on appelle image, et dont les médias nous abreuvent).
Ce n’est pas que le cinéma n’ait fourni aucun élément pour penser ce qui se passait. Regarder les reportages dans Benghazi dans les jours qui ont suivi la prise de contrôle par les insurgés faisait inexorablement revenir les souvenirs du terrible La Nuit du cinéaste syrien Mohamad Malass, implacable réquisitoire contre la volatilité, de l’enthousiasme extrême à l’effondrement, engendré par des décennies d’oppression quotidienne et d’illusion rhétorique. C’était la relation aux « images mentales », aux représentations rhétoriques et idéologiques que construisait le film qui proposait matière à réfléchir devant les déclamations et gesticulations où tant de sentiments légitimes s’exprimaient de manière si biaisée et « surdéterminée ».
Au moment d’écrire ces lignes, on attend de voir ce que construira le travail des réalisateurs égyptiens qui ont filmée la révolution de la Place Tahrir. Peut-être réussiront-ils à élaborer une image qui exprime ce qui s’est joué au Caire – s’il s’agit bien des révolutions voulues par leurs protagonistes, ce qui est encore bien loin d’être acquis.
Non pas qu’il faille nécessairement que ces images (au sens fort) soient le fait de professionnels de l’image, même si le regard d’un cinéaste ou d’un photographe est souvent le plus à même d’élaborer, dans la confusion du réel, la possibilité d’une expression. L’an dernier, les activistes iraniens ont collectivement inventé une magnifique réponse par l’image lorsqu’après l’arrestation d’un dirigeant étudiant déguisé en femme, et exhibé par le régime avec ce déguisement pour l’humilier, des milliers d’hommes iraniens se sont montrés déguisés en femme – des hommes iraniens ! – sur les « réseaux sociaux » d’Internet.
Rien de tel (à ma connaissance) dans les mouvements populaires du monde arabe actuels. La seule image forte, nouvelle, directement en phase avec les révoltes arabes du début 2011 n’est pas une image de révolution, encore moins de victoire de la révolution, mais une image terrible de destruction de soi, celle des immolations par le feu. Cette image-là construit la représentation de la misère et du désespoir qui règnent depuis des décennies dans le monde arabe.
S’il en nait des révolutions, au sens de réinvention d’un autre rapport au monde, à l’organisation de la collectivité dans un contexte historique, culturel et social particulier, il restera aussi à en inventer les images. La similitude des deux représentations envoyées par Marker, ce montage du même, dit que c’est loin d’être acquis.
(Ce texte est une variante d’un article écrit pour le numéro d’avril des Cahiers du cinéma España).
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