En s’en prenant dans une de ces envolées provocantes qu’il pratique avec ferveur à La Princesse de Clèves, Nicolas Sarkozy ne se doutait sûrement pas qu’il offrirait au roman de Madame de Lafayette une nouvelle jeunesse, et une attention bien supérieure à son sort habituel. Le texte est devenu un must dans l’Education nationale parmi les enseignants soucieux de faire pièce à la démagogie présidentielle, et c’est par milliers qu’on été imprimés les t-shirts en l’honneur de la fille de Madame de Chartres. Si on cherchait quelque raison de se réjouir de la société française actuelle, qui n’en offre guère, il serait d’ailleurs possible d’y voir malgré tout quelque chose d’encourageant, dans un attachement largement partagé à des formes de culture que les médias de masse et les intellectuels affairés à flatter les basses du goût s’échinent, plus encore que les politiques en mal de complaisance populiste, à déclarer révolues. On peut d’ailleurs douter que s’il venait à David Cameron l’idée baroque de se moquer de Thackeray, ou à Angela Merkel l’improbable initiative de dauber sur Grimmelshausen, cela déclencherait le dixième des réactions suscitées par la saillie sarkozyenne contre l’un des textes fondateurs de la littérature française.
Parmi ces réactions figure en bonne place La Belle Personne, transposition contemporaine de l’ouvrage par Christophe Honoré. Mais ce n’est pas principalement en référence à l’attaque présidentielle qu’a été conçu Nous, Princesses de Clèves, le film qui sort ce mercredi 30 mars. Son réalisateur, Régis Sauder, dit avoir voulu d’abord raconter les enjeux de transmission d’un texte classique dans un contexte scolaire « difficile », en s’inspirant de l’expérience de sa femme, agrégée de lettres ayant enseigné en Seine Saint-Denis et à présent au Lycée Denis Diderot, dans les quartiers Nord de Marseille. C’est là qu’il a tourné son film, avec des élèves de première et de terminale et certains de leurs parents. Réjouissant et vertigineux est le sentiment qui nait lorsque ces jeunes gens d’aujourd’hui s’approprient le texte, le disent, le jouent, le commentent, s’en serve pour essayer de dire quelque chose de leur vie, de leurs amours, de leurs désirs et de leurs peurs, des relations avec les parents, avec l’avenir, avec la religion, avec la société.
Le gouffre entre les mots de l’aristocratie française du 17e siècle et leur vocabulaire est immense, les points d’interférences entre ce que raconte Marie-Madeleine de Lafayette et ce qu’en font Anaïs, Mona, Cadiatou, Wafa, Abou, Chakirina, Albert, Aurore, Sarah, Manel et les autres sont innombrables et féconds. Ils le découvrent en se frottant au texte, en se le mangeant et le digérant, c’est troublant, parfois burlesque et souvent bouleversant – jusque dans ces moments où les parents se l’approprient à leur tour pour justifier le contrôle sur les enfants, retrouver dans les codes moraux qui interdisaient l’amour de la Princesse et de Nemours leurs propres règles, angoisses, affections, phobies et diktats.
Au lycée, dans les terrains vagues autour de la cité, chez les uns (les unes surtout) et les autres et au cours d’un voyage scolaire à Paris avec mémorables étapes au Louvre et la BNF, le film arpente des dizaines de pistes personnelles et très actuelles qui se dessinent ou se reconfigurent grâce à la lecture du livre de 1678. Ainsi ce travail documentaire s’inscrit très naturellement au cœur de ce qui figure parmi les plus belles propositions du cinéma français de fiction des années 2000, disons un polygone dessiné par L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, Samia de Philippe Faucon, Entre les murs de Laurent Cantet et La Belle Personne d’Honoré. Une triangulation du réel et de la fiction, de l’enregistrement et de la stylisation, qui ne se laisse assigner ni par un message ni par une exigence d’effet spectaculaire ou émotionnel, mais explore les possibles de la construction de représentations, partielles mais pertinents, du monde réel.
C’est ainsi la très grande qualité de Nous, Princesses de Clèves de ne surtout pas réduire leur relation à ses protagonistes à ce seul enjeu de la relation au texte classique. La Princesse de Clèves est un exemple, et en même tems n’est exemplaire de rien, et surtout pas d’une généralité idyllique à propos de la possible appropriation par des adolescents de textes classiques. En donnant clairement à percevoir la violence de la relation au bac, la rigidité des barrières qui séparent les « matières scolaires » de ceux auxquelles elles sont destinées, la complexité du réseau de fantasmes, de sous-estimation de soi et d’incompréhension des règles sociales dans lequel se débattent ses protagonistes, Régis Sauder désamorce toute idée simpliste quand à un usage salvateur des grands écrits classiques. La manière dont les mots d’il y a 350 ans ont fait vibrer et réfléchir des filles et des garçons d’aujourd’hui n’en est que plus émouvante et suggestive.
lire le billetCe 23 mars s’ouvre la nouvelle édition du Festival du Réel, au Centre Pompidou à Paris. Programme trop riche et trop divers pour être détaillé ici, mais au sein duquel on se permettra du moins deux recommandations parmi les nouveautés, Foreign Parts de Verena Paravel et JP Sniadecki, et Nous étions communistes de Maher Abi Samra. Outre les sélections d’inédits, plusieurs rétrospectives sont construites à propos du travail documentaire aux Etats-Unis, parmi lesquelles figure un hommage en sept films à Leo Hurwitz. Vous ne le connaissez pas ? On ne saurait vous le reprocher, tant il a disparu de la mémoire cinématographique – son nom ne figure même pas dans les 50 ans de cinéma américain de Tavernier et Coursodon, qui passe pour un ouvrage de référence. Hurwitz est pourtant une figure essentielle du cinéma américain, et se révéla à plusieurs reprises un pionnier dans différents domaines décisifs, sur les plans politiques, esthétiques et techniques.
Né en 1909 de parents venus de Russie (son second prénom est Tolstoy), diplômé de Harvard, il fréquente très jeune les photographes et cinéastes de la gauche américaine, au sein de la Film and Photo League pour laquelle il réalise Hunger en 1932 et Scottsboro en 1934 sur le procès de 9 jeunes noirs accusés faussement du viol de jeunes files blanches lors d’un procès en Alabama. Il sera ensuite le caméraman de The Plow that Broke the Plain de Pare Lorentz (1936), consacré aux parias du Dust Bowl au moment de la Grande Dépression, film considéré comme un des sommets de la « première vague » du documentaire américain, aux côtés de ceux de Flaherty. Hurwitz participe ensuite à la fondation de la coopérative Frontier Films.
C’est dans ce cadre qu’il réalise ses grands films, du milieu des années 30 au milieu des années 50. Il signe son premier long métrage, Heart of Spain (1937), en compagnie de Paul Strand, le grand photographe et cinéaste à qui on doit notamment Manhattan (1921), œuvre fondatrice du réalisme expérimental newyorkais. Destiné à populariser aux Etats-Unis le combat des Républicains espagnols contre les franquistes soutenus par les fascistes italiens, le film est composé d’images tournées par Herbert Kline. Plus encore que le talent de monteur de Hurwitz qui s’y révèle, c’est sa conception très personnelle du cinéma qui commence de s’y affirmer : une approche du film comme outil du même élan descriptif, polémique et poétique, voire romanesque, le montage d’images documentaires étant pris dans un tourbillon lyrique qu’amplifient la voix off et la musique.
Native Land
Toujours en compagnie de Strand, c’est cette idée du cinéma qui est mise en œuvre de manière plus ample (et à partir d’images qu’il a cette fois pour la plupart lui-même tournées) avec l’étonnant Native Land (1941). Associant histoire longue de l’humanité et de son chemin vers la liberté et la civilisation, récit précis de l’histoire des Etats-Unis, éléments documentaires, œuvres d’art et scènes de fiction, Hurwitz met en scène, et met en intrigue l’histoire du syndicalisme aux Etats-Unis, son ancrage dans les références fondatrices du pays comme dans des traditions importées d’Europe, la violences brutale des oppositions qu’elle suscite, la répression et les manœuvres des dirigeants des grandes entreprises pour briser l’organisation des ouvriers et des employés, l’emprise meurtrière du racisme.
Il documente des moments aussi spectaculaires qu’oubliés de l’affrontement social tout en fabricant de toutes pièces des scènes de fiction qui montrent les méthodes d’infiltration et de manipulation mises en œuvre par le FBI et les agences privées au service des entrepreneurs, dans les villes et les campagnes. Symphonique et parfois emphatique, Native Land est à la fois un exceptionnel témoignage sur un pan occulté de l’histoire américaine et l’invention d’une forme cinématographique qui transcende les distinctions entre fiction, documentaire, pamphlet et film-essai grâce à son sens du rythme, de la syncope poétique et politique, de l’assemblage de matériaux hétérogènes.
Après avoir travaillé durant la Deuxième Guerre mondiale pour l’Office of War Information et le British Information Service, il crée et dirige le service des informations et éditions spéciales de la toute jeune chaine de télévision CBS, et sera un pionnier du journalisme télévisé, formant toute une génération de reporters. Il quitte CBS pour réaliser le flamboyant et provocant Strange Victory (1947) où il remet en scène les origines du nazisme et les manifestations de sa barbarie, en parallèle avec la recrudescence du racisme et de l’antisémitisme aux Etats-Unis dans l’après-guerre. A nouveau, Hurwitz associe documents d’archives, reportages documentaires (notamment sur le sort des soldats noirs revenus à la vie civile), scènes jouées, poèmes et statistiques, commentaire et musique pour élever un édifice critique d’une singulière ambition. Il ira plus loin encore dans la complexité des interrogations avec The Museum and the Fury (1956), qui intègre de manière extrêmement moderne ce qu’on n’appelle pas encore le devoir de mémoire, la question de la construction de repères émotionnels et d’intelligence critique face aux tragédies de l’histoire, à propos du site d’Auschwitz et de sa transformation en musée. Ce film commandité par les Polonais n’est pas montré aux Etats-Unis : Hurwitz, blacklisté par le maccarthysme dont on oublie souvent que les effets se sont poursuivis bien longtemps après la chute du sénateur d’extrême-droite, est interdit de filmer, condamnation dont il subira les effets durant une décennie (Comme Panahi en Iran ?), travaillant alors de manière anonyme.
Grand inventeur de formes cinématographique, Hurwitz avait également été au début des années 50 un précurseur dans le recours aux techniques légères de filmage, qu’il emploie pour The Young Fighter (1953), utilisant des méthodes qui allaient donner naissance au « cinéma direct » et à ses avatars, sur les deux rives de l’Atlantique.
Parmi ses réalisations des décennies suivantes, à côté d’une importante série consacrée à l’histoire de l’art, The Art of Seeing (1968-1970), deux grandes œuvres dominent la dernière partie de son œuvre. A la mort de sa deuxième femme, Peggy Lawson, il compose en 1980 une immense élégie filmée de 3h45. Celle-ci assemble à nouveau archives (dont des extraits de ses propres films, certains réalisés avec Peggy Lawson), documents d’actualité, images de la nature et grandes œuvres d’art, auxquelles il joint un riche agencement de signes graphiques issus de la culture urbaine, de l’architecture, de la presse et des médias. Film d’amour et méditation politique sur l’histoire, Dialogue with a Woman Departed est une œuvre à laquelle on cherche en vain des comparaisons, sinon peut-être certaines des grandes « élégies » filmées par Alexandre Sokourov.
Plus étonnant peut-être avait été en 1964 An Essay on Death : a Memorial to John F. Kennedy, « tombeau » pour le président assassiné devenant une immense méditation sur la mort, et sur sa place dans la vie à partir d’un montage incroyablement créatif dont la plupart des images (sublimes) concernent une randonnée par montagnes et forêts d’un père et de son fils. Sur la bande son, un collage de textes de Montaigne, Tagore, Sénèque, Bertrand Russell, Shakespeare, Hölderlin ou Robert Frost, de musiques et de sons enregistrés dans la nature contribue à l’élaboration de cette forme cinématographique en quête d’intelligence sensible du monde. Quête passionnée qui court au travers de cette œuvre durant quelque 50 ans, et se révèle un continent occulté de l’histoire de cinéma.
Personnage aux multiples facettes passionnantes, Leo Hurwitz est aussi l’homme qui a été choisi pour filmer le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, et a pour cette occasion inventé un système de tournage d’une fécondité impressionnante. Dans leur livre Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre (Mille et une nuits), Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka ont précisément documenté le dispositif conçu par Hurwitz, et sa logique. Chris Marker a repris certaines des images tournées dans l’enceinte du tribunal par les caméras de Hurwitz pour un montage, Henchman Glance, qui doit aussi être présenté au Centre Pompidou.
Référence de plusieurs générations de documentaristes et cinéastes engagés aux Etats-Unis, dont Richard Leacock qui vient de mourir, à la veille de l’ouverture du Festival du Réel qui lui rend également hommage, Leo Hurwitz fut un inlassable enseignant, qui dirigea notamment le Graduate Institute of Film and Television de New York University. Il est mort le 18 janvier 1991 chez lui à Manhattan.
lire le billetLes outils de ce formatage sont systématiques, c’est la grande idée des producteurs (ou parfois des réalisateurs eux-mêmes) pour «valoriser» un talent créateur sous forme de produit finançable et consommable. La recette n’a rien de très original: vous aviez un œil, un ton, un style ? On va rentabiliser ça avec les deux piliers de la mise en circulation selon les exigences d’un système dominé par les diffuseurs télé: c’est tout bête, il faut faire un film de genre, avec une vedette.
Pour ne prendre que des films sortis depuis le début de cette année, voilà comment on se retrouve avec L’Avocat de Cedric Anger, polar avec Benoit Magimel, Avant l’aube de Raphaël Jacoulot, thriller avec Jean-Pierre Bacri, La Permission de minuit de Delphine Gleize, mélo avec Vincent Lindon, le plus récent du lot sorti le 2 mars, en attendant Coup d’éclat de José Alcala, polar avec Catherine Frot (annoncé pour le 27 avril).
Ces quatre cinéastes (on en aurait cité d’autres en prenant une autre période de référence) avaient fait preuve d’originalité et d’audace dans leurs premiers films – Le Tueur pour Anger, Barrage pour Jacoulot, Alex pour Alcala, Carnages pour Delphine Gleize.
En regardant leurs nouveaux films, surtout si on a en tête les premières réalisations des auteurs, les effets de ce formatage sautent aux yeux. Ce sont les automatismes du scénario, même si celui-ci possédait au départ une certaines singularité dans le thème (La Permission de minuit : la relation entre un enfant atteint d’une maladie orpheline et son médecin) ou l’approche narrative (l’écart à géométrie variable entre le patron d’hôtel et son employé dans Avant l’aube). (Lire la suite)
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Vous croyez savoir ce qu’est le cinéma ? Vous vous trompez. Vous ne savez rien du tout, que tchi, nib de nib, ouallou !, si vous n’avez pas encore vu L’Etrange Affaire Angelica, le nouveau film de Manoel de Oliveira. Oui, lui, le réalisateur de plus de 100 ans. On s’en fiche de son âge, il ne se voit pas dans ses films. Pendant des dizaines d’années Oliveira a fait des films bizarres et somptueux au milieu d’une indifférence quasi générale, maintenant que sa longévité Guinness size lui vaut une curiosité anecdotique, elle s’interpose à son tour entre lui et ses films. Mais il ne s’agit pas ici des films d’Oliveira en général, de l’œuvre de Manoel de Oliveira, il s’agit juste d’un film, celui qui sort ce mercredi : L’Etrange Affaire Angelica. Film miraculeux dévolu au miracle du cinéma – ou plus précisément au miracle matérialiste de l’image enregistrée, dans ce bas monde où règnent la mort, le désir et le travail.
Est-ce un conte ou un rêve ? C’est un voyage. Un voyage dans un véhicule bricolé par Georges Méliès et réparé par James Cameron pour traverser le pays des frères Lumière, de Robert Rossellini et de Jeannot Vigo. C’est une histoire d’amour comme en aurait raconté Jean Cocteau et dont rêve encore Tim Burton, les nuits où il est en forme. C’est Gene Kelly au moment où il passe de la fausseté du décor de Hollywood à l’hyper-fausseté de la reconstitution de Broadway, mais cette fois pour entrer dans la vérité du labeur des travailleurs de la terre, et la mélancolie brusque des chants de la campagne portugaise. Sur les routes nocturnes et pluvieuses qui pourraient mener à un château des Carpates, le jeune et beau photographe s’en va tirer le portrait de la jeune et belle demoiselle. Elle est morte, hélas. Tout juste mariée, et complètement morte. Mais dans l’objectif du garçon, elle le regarde et lui sourit.
Et dans la scientifique, chimique, irréfutable vérité de la trace enregistrée, enregistrée dans l’âme et le cœur du garçon comme sur sa pellicule – mais qu’est-ce que le négatif du sourire d’une fille morte ? –, dans cette commotion qui permet à Chagall de faire la courte échelle à Boulgakov, Oliveira sculpte de bric réaliste et de broc onirique une parabole envoutante et simple.
Simple ? Ce qui est simple, très simple, est d’aller à sa rencontre. Comme il est simple d’entrer dans un labyrinthe, aux côtés de ce garçon qui se nomme Isaac et porte les stigmates des exils et des exterminations. Et qui travaille trop, qui aime trop. Il n’en réchappera pas.
Ce qui est simple c’est de s’asseoir à la table de la pension de famille où il réside et où on débat à l’occasion d’antimatière aussi bien, c’est à dire aussi mal, que de politique européenne. C’est d’entrer dans un cycle de vie et de mort qui suggère soudain la proximité de L’Etrange Affaire avec La Jetée, comme si le moment où la morte s’anime dans le viseur du photographe répondait à la poignée de secondes où le visage de la femme se met en mouvement dans le film en images fixes de Marker. Et elle, Angelica, comme elle, la femme d’Orly, sera la Némésis de cet amoureux fasciné, sous le signe d’une catastrophe métaphysique et bien réelle. Un film.
lire le billetAujourd’hui, 9 mars 2011, sortie en salle de Dharma Guns de FJ Ossang
C’est un homme qui cherche. Il ne trouve pas toujours. Ceux qui trouvent toujours sont soit Picasso, soit des idiots. Et encore, Picasso… FJ Ossang, lui, il cherche. Quelque chose qui a à voir avec la beauté, les mythes, les strates de nos rêves, de nos souvenirs, des histoires que nous avons aimées, qui nous ont fait peur. Il y a eu un accident, avant. Un trou noir. Il y a des papiers, des masques. La voiture fonce dans la nuit. La femme se sauve parmi les rochers. Il y a un bateau, qui certainement trafique. Il y a des hommes aux mines inquiétantes, un hôpital, des grottes, des armes, un fort contraste du noir et blanc et noir. Noir surtout. Vous qui cherchez ici une logique narrative abandonnez tout espoir. Vous êtes dans l’enfer du récit. Il n’y a pas un récit, il y en a 100, il y en a 1000. Ça gronde comme un ressac, ça vient des tréfonds. Nosferatu effleure le front de Robert Bresson, il rit.
Voilà un sacré bout de temps que Ossang arpente ces landes de l’esprit, ces isthmes du défi. L’Affaire des Division Morituri, Le Trésor des îles chiennes. Des titres qui en racontent déjà plus que tout le scénario de 80% des films qui occupent nos écrans, les grands écrans vaincus, envahis. Les petits, excusez-moi… Ossang enfante des films comme des vertiges, où la musique et la lumière dansent quelque chose de sauvage. Je ne me souviens pas bien. Cela fait quelque mois déjà que j’ai vu le film. Je ne me rappelle pas de l’histoire (hihi). Je me rappelle de la joie. Je me rappelé de la vibration. Des êtres nés dans le territoire des cauchemars échangent des paroles maigres, des formules qui émettent des signaux tout à fait différents de ce que disent les mots. Il y a un mouvement, plusieurs. Ossang essaie, il se plante parfois. Mais ça repart, ça surgit, ça appelle. Des plans comme des loups dans la nuit, comme Orphée aux Enfers. Des personnages comme des riffs de guitare électrique.
C’est la guerre, et elle est perdue, forcément. Mais il faut la faire, pas d’échappatoire. Joao Cesar Monteiro le savait lui aussi. C’est un horizon noir qui ondule comme la croupe d’une femme dans l’onde du désir, comme un être de chair sombre et dérangeante, je ne sais pas, trop de présence, trop d’urgence, trop de tristesse. Il faudrait dire : la beauté, mais le mot est devenu intouchable, comme s’il avait une maladie honteuse. La beauté, oui. C’est elle. Le film s’appelle Dharma Guns (La Succession Starkov). C’est un film.
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Ce sont sept grands écrans disposés côté à côte, décrivant un arc de cercle très ouvert. Sur chacun de ces écrans passe un film en noir et blanc. Un film ? On va y revenir. En tout cas un plan de cinéma, un plan séquence d’un peu plus de 10 minutes. Chaque plan est différent. Tous concernent la même scène, il serait plus exact de dire : la même situation. Les sept projections commencent et se terminent à l’unisson. Nous sommes dans le sous-sol de la galerie Marian Goodman à Paris, qui présente une œuvre de l’artiste chinois Yang Fudong.
L’installation Fifth Night
Trois choses apparaissent rapidement tandis qu’on essaie de capter l’ensemble des sept écrans, ce qui est impossible, qu’on s’attache à ce qui se passe sur l’un, puis l’autre, avec une sorte de vision périphérique de ce qui se déroule simultanément sur les écrans voisins de celui sur lequel on a temporairement jeté son dévolu.
1) L’artifice. Ce que montrent ces séquences a été composé, nous sommes devant des acteurs et des figurants en costumes, il s’agit d’une reconstitution d’époque (à un moment « 1936 » apparaît sans plus de commentaire au fronton d’un bâtiment), ce que font ces personnages, tous muets, n’est pas très clair mais résulte à l’évidence d’une mise en scène, l’espace dans lequel ils évoluent, le cas échéant avec des véhicules d’époque (grosse voiture, charrette, pousse-pousse) a été fabriqué pour figurer ce qui pourrait être une place à Shanghai dans les années 30. Ces personnages portent des costumes et accessoires qui indiquent, ou au moins suggèrent fortement des rôles sociaux, deux ouvriers, une prostituée, une jeune bourgeoise amoureuse, deux messiers endimanchés, un homme d’affaires, deux provinciaux perdus dans la grande ville…
2) La beauté. Chaque plan est d’une élégance singulière. Le mouvement des personnages qui l’occupent ou le traversent comme la grâce des mouvements de caméra, le charme physique de plusieurs des hommes et femmes que nous voyons, les jeux de lumière subtils ou parfois éclatants composent sept poèmes visuels dépourvus de signification explicite (il n’y a pas à proprement parler de récit) mais riches de joies artistiques. Ces sept offrandes sensorielles s’agencent dans ce long ruban d’écrans, il en émane, globalement, une puissante émotion esthétique, renforcée par la musique aérienne qui baigne l’ensemble.
3) L’unité de lieu, de temps et d’action. Intuitivement, nous percevons très vite que ces sept scènes sont tournées au même moment et au même endroit, alors que ce n’est pas d’abord ce que nous voyons. Mentalement, on reconstitue le dispositif, simple dans son principe et infiniment complexe à mettre en œuvre : sept caméras disposés selon sept angles différents, avec des tailles de cadre et des profondeurs de champ différents sont réparties sur la place. Une seule chorégraphie collective a lieu, dont nous voyons « simultanément » mais sans pouvoir jamais les appréhender toutes, sept fragments qui communiquent entre eux ; tel personnage quitte le champ d’une caméra pour pénétrer dans celui d’une autre, l’ouvrier en tricot de corps est visible à la fois dans ce plan rapproché qui le cadre de face et dans cet autre où on le voit dans le fond et de trois-quarts dos… A la musique qui unifie s’opposent les bruits qui proviennent d’un plan particulier, souvent de ce groupe d’hommes affairés à réparer un vieux bus.
Le tournage de Fifth Night
Plus on regarde mieux on comprend « comment c’est fait », rien de bien mystérieux à vrai dire, mais plus en même temps s’ouvre un immense espace. Intitulée Fifth Night (sans qu’on sache en quoi cette nuit serait la cinquième), l’œuvre de Yang Fudong se charge peu à peu d’une multiplicité d’hypothèses de fictions, elle se déploie à mesure qu’on prend conscience des espaces qui séparent ce qu’on voit, qu’on raccorde mentalement les gestes et les attitudes, qu’on guette un sens qui ne sera jamais avéré, jamais refusé. A mesure que s’écoule la durée de la projection, la diversité des points de vue enrichit de manière joueuse, onirique, parfois burlesque et parfois un peu inquiétante, les éléments sensibles qui se trouvent proposés, suscitant une myriade de possibles histoires alors même qu’aucune n’est racontée.
Dès lors Fifth Night se trouve en effet fonctionner comme un film, un très beau film, de ceux qui en agençant espace et temps, présences humaines et récit de péripéties, permettent à leurs spectateurs d’investir un espace imaginaire, de le configurer et de le compléter à leur guise, d’une manière d’autant plus créative que la proposition du cinéaste est belle. Yang Fudong fait exactement la même chose, mais au lieu de le faire dans l’axe du déroulement du temps comme le fait tout film classique, il le déploie en surface, à la surface d’un mur. Par ses sept cadres juxtaposés son dispositif cligne de l’œil vers les photogrammes alignés sur un film, mais en fait il invente une alternative au « ruban de temps » que matérialise la pellicule, en produisant une « surface d’espace-temps » construite le long du mur d’une galerie.
Jusqu’au 2 avril Galerie Marian Goodman
79 Rue Du Temple 75003 Paris
Telephone 33-1-48-04 7052
The Social Network, grand vaincu de la cérémonie des Oscars
Le Discours d’un Roi et Black Swan préférés à The Social Network et Inception? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, on assiste bien au triomphe d’un certain formatage.
C’est entendu, Hollywood est une énorme usine, la plus grosse machine à produit du loisir de masse –et notamment des films– que la planète ait jamais connu. Mais qu’est-ce que cette usine exactement, et comment fonctionne-t-elle? Le résultat des Oscars de cette année fournit un indice intéressant. Il contredit les généralités symétriques qui font de Hollywood soit une machine à produire massivement du crétinisme spectaculaire, soit l’Olympe de la créativité.
La cérémonie d’attribution des Oscars a consacré le triomphe d’une certaine idée de Hollywood, on pourrait même dire, d’un certain sens du mot «Hollywood», face à un autre sens de ce mot. Ces deux sens concernent l’«industrie», mais d’une manière différente.
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