Les trois stars du Festival de Tokyo, Catherine Deneuve, le tapis vert et la Prius “écolo” promue par le sponsor Toyota.
C’est un événement bizarre, dont les faiblesses sont aussi instructives que les accomplissements. Labellisé comme un festival de première catégorie, à l’égal de Cannes, Venise ou Berlin, le TIFF (Tokyo International Film Festival), dont la 23e édition se tient du 23 au 31 octobre, est une entreprise considérable mais largement inefficace, malgré l’importance des moyens mis en œuvre. En Asie, son influence est très inférieure au festival le plus important, celui de Pusan en Corée, et la qualité de sa programmation n’approche pas celle du Festival de Hong Kong, d’autres festivals coréens plus pointus mais exigeants comme à Jeonju et au Cindi de Séoul, ou le très bon quoiqu’infiniment moins riche Filmex, à Tokyo même un mois plus tard.
C’est que le TIFF est exemplaire d’un mauvais agencement entre exigence artistique, ancrage dans les réalités de l’économie et articulation aux intérêts politiques locaux et nationaux – combinaison qui, lorsqu’elle fonctionne bien, est le socle même d’un festival efficace, c’est à dire à la fois d’une manifestation qui produit des effets significatifs, pour les films, pour les professionnels du cinéma, pour le cinéma en général, pour le tourisme local, pour la reconnaissance de la ville ou du pays organisateur. Ce qui fait, en ce cas, pas mal de retombées de diverses natures.
D’autres gros festivals sont victimes d’héritages bureaucratiques qui les plombent inexorablement – par exemple Shanghai, Moscou ou Le Caire. Le TIFF est lui victime d’une relation incestueuse avec l’industrie du spectacle : entièrement contrôlé par les Majors japonaises et américaines, ne disposant pas de sa propre équipe mais dépendant des employés des studios mis à disposition pour l’occasion, jusqu’à son président, Tom Yoda, patron de la dynamique société de production et de distribution Gaga, il est utilisé prioritairement comme vitrine pour le lancement des produits commerciaux de fin d’année. Installé dans le quartier chic, et pas du tout culturel ni cinéphile de Roppongi, le TIFF n’est pas un rendez-vous dans l’agenda des personnalités culturelles qui comptent. Il ne l’est pas non plus chez les grandes pointures du cinéma mondial, et contraint de ne présenter en compétition que des inédits dans d’autres manifestations, il peine à attirer grandes stars et films de première magnitude : entre Venise ou Toronto en septembre et Pusan début octobre, d’autres destinations se taillent chaque année la part du lion.
Une des rares vedettes à avoir fait le voyage cette année, Catherine Deneuve, n’était là que parce que Potiche de François Ozon sort aussitôt, et que le distributeur japonais était prêt à un gros effort pour profiter des retombées médiatiques de la venue de la star française. Mais du coup, le Festival de Tokyo en est réduit à mettre l’accent sur des gadgets extra-cinématographiques, le plus visible ayant été le remplacement du traditionnel tapis rouge par un green carpet inlassablement mis en avant, symbole d’un engagement en faveur de l’environnement droit sorti de la gamberge d’un cabinet de communication. La nature ne s’y pas trompée: un typhon a obligé à avancer en catastrophe l’annonce du palmarès.
Cette faiblesse du Festival est clairement à rapprocher d’un phénomène auquel un séminaire, afin d’analyser les causes d’une diminution présentée comme aussi massive que regrettable de la présence des films européens sur les écrans japonais, diminution considérée comme un marqueur de la baisse d’une diversité culturelle sur les écrans japonais. Or en se penchant attentivement sur les statistiques, on découvrait une situation fort différente. D’abord il apparaissait que l’assimilation entre diversité d’origine géographique et diversité culturelle était largement factice. La première n’est pas menacée, la seconde, si, et gravement.
Côté nationalités des films, le Japon se caractérise d’abord par la domination de ses propres productions (448 films sur un total de 762 en 2009, et 57% des recettes), ce qui est plutôt un signe de santé, ensuite par la stabilité de la présence américaine. Le phénomène nouveau, et irréprochable sur le plan culturel, est la montée en puissance des productions asiatiques non-japonaises, avec désormais une centaine de titres chaque année dont la moitié venue de Corée du Sud.
Le nombre de films distribués chaque année au Japon, répartis entre films japonais et étrangers. En 2009, 170 films américains, 55 coréens, 41 français. (Source: UniJapan)
Cela réduit la part des Européens, un peu en valeur absolue, beaucoup en pourcentage, mais du point de vue de l’offre au public il n’y a aucune raison de s’en offusquer. Parmi les films européens, les productions françaises continuent de tenir, sur les tableaux d’Unifrance, le haut du pavé avec plus du tiers du total. Encore faut-il savoir si on parle du nombre de films, qui témoigne d’un réel dynamisme, ou du nombre d’entrées, où on constate un tout autre phénomène : l’immense majorité des spectateurs sont pour des films qui ne sont « français » que sur les documents officiels. Ce sont en fait soit des productions d’origine indiscernable pour le public japonais, exemplairement le documentaire Océans (distribué par Gaga) qui fait en ce moment un triomphe, soit des films d’action hollywoodiens produits sous pavillon tricolore, en général par Luc Besson, comme Transporteur ou Taken.
Le vrai critère, autrement difficile à mettre en œuvre que le nom du pays figurant sur le bordereau de distribution, concerne donc la nature des films. Et à cet égard on constate bien une chute de la diversité de l’offre, notamment sous l’effet de l’essor des multiplexes qui éliminent les salles proposant des films différents. Avant même les grands cinéastes européens, ce sont les auteurs japonais qui sont les premières victimes de ce phénomène : les Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa, Naomi Kawase, Nobuhiro Suwa ont de plus en plus de mal à tourner, et à trouver une exposition décente pour leurs films. Il est évident que le phénomène affecte, aussi, les auteurs étrangers, notamment européens, mais c’est moins une question de nationalité que d’ouverture à une diversité de styles et de tonalités.
Et il est clair que, parmi d’autres facteurs, le fait que le plus grand festival du pays, le TIFF, soit incapable de jouer son rôle de mise en avant d’œuvres proposant des alternatives fortes aux blockbusters est une des causes majeures de cet état de fait. C’est aussi le symptôme le plus visible d’un environnement hostile à l’art du cinéma, environnement auquel contribuent aussi chaines de télévision, grands médias, dirigeants économiques et décideurs politiques. Plutôt que son « écologie » de convenance, purement publicitaire, le TIFF ferait mieux de se préoccuper de l’écosystème cinématographique, qui le concerne bien plus. La biodiversité du cinéma au Japon en a un besoin urgent.
Memory of a Burning Tree de Sherman Ong et Hi-So d’Aditya Assarat.
Même en milieu hostile il arrive qu’apparaissent des formes de vie inattendues. Malgré l’absence de grandes œuvres à Tokyo on y pouvait découvrir ici et là quelques réalisations dignes d’attention. Parmi elles, il fut possible de repérer une poignée d’œuvres significatives de la fécondité actuelle de l’Asie du Sud-Est. Ainsi du très beau Memory of a Burning Tree du singapourien Sherman Ong, intrigante collision Sud-Sud où un jeune cinéaste formé au réalisme méditatif asiatique installe sa caméra dans une métropole africaine, Dar-Es-Salam. Ainsi du troublant Hi-So du thaïlandais Aditya Assarat, belle histoire d’amour et de cinéma hantée par la mémoire du Tsunami. Ainsi du délicatement brutal Tiger Factory du malaisien Woo Ming-jin, ironique, sensuel et désespéré.
442, Live with Honor, Die with Dignity de Junichi Suzuki
Ou encore, loin de l’art du cinéma mais néanmoins d’une force incontestable, le documentaire de Junichi Suzuki 442, Live with Honor, Die with Dignity, consacré au régiment le plus décoré de l’histoire de l’armée des Etats-Unis. Composée d’Américains d’origine japonaise, cette unité formée dans les camps d’internements où furent brutalement (et illégalement) enfermés les descendants de japonais après Pearl Harbour fut utilisée pour les pires missions durant la Deuxième Guerre mondiale, de Montecassino à Dachau en passant par la bataille des Vosges. Ces Américains-là, qui avaient vécu comme une iniquité d’être déchus de leur nationalité, gagnèrent au prix de sacrifices incroyables le droit à ce commentaire du Président Truman le jour de la dissolution du 442e : « vous n’avez pas seulement combattu l’ennemi, vous avez combattu les préjugés. Et vous avez vaincu. » Les survivants, très vieux, très japonais et hyper-américains qui témoignent dans le film sont d’étonnants et complexes personnages, couturés de cicatrices, de traumatismes, de contradictions et de constructions idéologiques. On regrette seulement que réalisation et commentaire ne leur réservent que la plus conventionnelle des places.
lire le billetUn des textes les plus stimulants sur le cinéma est l’article intitulé « Comment filmer l’ennemi ? » (Trafic n°24, Hiver 1997), que Jean-Louis Comolli avait écrit après avoir longuement tourné durant des meetings du Front National. C’est d’une certaine manière l’épreuve de vérité suprême du cinéma, selon un autre défi, pas moins radical, que de filmer la mort. Et, bien sûr, la question vaut pour la fiction comme pour le documentaire.
A cette question, le film Bassidji de Mehran Tamadon, sorti mercredi 20, apporte une réponse aussi originale que passionnante. Iranien vivant en France, athée et homme de gauche qui n’a pas tourné le dos à son pays d’origine, il retourne en Iran pour aller à la rencontre des piliers les plus intraitables du régime islamique.
Milice populaire née dans l’urgence de la résistance nationale à l’envahisseur irakien soutenu par toutes les grandes puissances en 1980, juste après la révolution qui a renversé le Shah et au sein de laquelle Khomeiny est en train de prendre tout le pouvoir, le Bassidj est composé de militants prêts à tout pour défendre ce qui à leurs yeux est une seule et même chose : l’Iran, l’islam, le régime. Aujourd’hui, les Bassidji sont toujours les supplétifs de l’Etat iranien, aux côtés de l’armée recrutée sur une base elle aussi idéologique (les Pasdaran), de l’armée officielle et de la police. Quadrillant la totalité du pays, actifs dans les quartiers, les mosquées, les entreprises et les établissements scolaires, ils sont une force de contrôle social essentielle, qui peut le cas échéant se montrer d’une grande violence contre les opposants. Ils sont aussi, incontestablement, des représentants de la base populaire sur laquelle s’appuyait encore le régime des Mollahs en 2007, au moment du tournage, et qui est loin, très loin d’avoir complètement disparu aujourd’hui.
Tamadon va à la rencontre des Bassidji sans dissimuler sa propre position. Il écoute, il regarde, il discute. Il n’est ni agressif ni neutre, il cherche à construire sa place de cinéaste. Pour cela il pratique deux méthodes, qui correspondent aussi à deux lieux, entre lesquels se divise le film. La première partie se passe à la frontière avec l’Irak près de Fao, là où eurent lieu de très meurtriers combats, là où les Bassidji « devinrent martyrs » (selon l’expression consacrée) en très grand nombre pour arrêter les Irakiens, et finalement les battre. Ce désert est transformé en immense monument commémoratif à ciel ouvert, où des anciens combattants, leurs familles, et beaucoup d’autres viennent se recueillir et prier, écouter les récits des combats et les discours enflammés à la gloire du sacrifice suprême, à l’exemple de la figure fondatrice du chiisme, l’Imam Hossein, massacré avec ses partisans à la bataille de Kerbala (680), référence omniprésente.
Tamadon filme magnifiquement ce lieu étrange, battu par un vent qui fait flotter sauvagement oriflammes et tchadors, et où on a reconstitué les sons de la guerre en même temps que des barbelés et des épaves de char mimant le champ de bataille. Il y croise Malek Nadir Kandi, un des guides qui accompagnent les visiteurs. Il a combattu sur place, et est aujourd’hui éditeur de propagande islamiste. Physiquement impressionnant, d’une réelle adresse dialectique (il faut l’entendre improviser un remake de Différence et répétition, sans qu’on puisse voir en lui un grand lecteur de Deleuze), il dégage un sentiment de force joviale et rusée. Il est une véritable présence de cinéma.
Un autre Bassidj, né après la guerre, incarne lui une autre relation à l’épopée fondatrice du régime iranien, plus proche du Frolo barbu auquel on s’attendrait. Dans cet environnement et avec ces deux personnages-repères, le film donne à éprouver un très ample éventail de sentiments, qui rendent aussi compréhensibles bien des situations contemporaines – réalisé avant la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad, Bassidji n’en éclaire pas moins bien la réalité présente, qui continue d’être le plus souvent masquée par quelques clichés folkloriques, fabriqués de concert par les dirigeants iraniens et les médias occidentaux.
Revenu à Téhéran, le réalisateur met ensuite en place un dispositif de discussion, où quatre représentants du régime, dont les deux Bassidji de la première partie, répondent à des interpellations d’Iraniens dont les voix ont été enregistrées. On songe à la mise en place que construisait un film exceptionnel, malheureusement pratiquement invisible, celui qu’a réalisé Abbas Kiarostami dans le cours même de la Révolution iranienne, Cas N°1, cas N°2 (1980), document sans équivalent sur un processus révolutionnaire commenté à chaud par ses principaux protagonistes. Bassidji n’atteint pas cette ampleur et cette profondeur mais le système imaginé par Mehran Tamadon, et accepté par ses interlocuteurs alignés derrière une table, s’avère un bon révélateur des frustrations et des phobies de ceux qui dirigent l’Iran, notamment envers les femmes.
Ce sont d’ailleurs trois jeunes filles, soutiens déclarés du régime et voilées de la tête aux pieds, qui viennent opposer à Tamadon la réponse la plus troublante, dans un éclat de rire où le cinéaste en prend pour son grade. Cette séquence est à elle seule un remarquable moment critique, qui cristallise le travail de tout le film : parier sur les ressources d’intelligence qui se trouvent dans le fait de filmer des humains comme des humains, surtout si ce sont des ennemis. Avoir confiance dans le cinéma, dans sa propre intégrité de cinéaste, dans ses spectateurs aussi, pour mieux comprendre, et le cas échéant mieux combattre. Refuser le sinistre « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et au contraire faire de cette liberté partagée avec eux une arme contre eux.
lire le billetIsild Le Besco dans Au fond des bois de Benoît Jacquot
Pour Hollywood, donc de manière dominante à peu près partout sur la planète, « obscur » veut dire mauvais, le monde devant être systématiquement défini selon les axes du Bien et du Mal. La « force », elle, on la nomme sans la définir : le désir, la pulsion, ou, comme s’intitulait drôlement un court métrage de Cédric Klapisch « ce qui me meut ». Cette force-là n’est en fait ni bonne ni mauvaise, elle est littéralement par-delà le bien et le mal, même si elle peut conduire aux actes les plus abjects comme aux comportements les plus libérateurs et les plus admirables. Mais elle reste, précisément, obscure. Et cent mille ouvrages de psychologie n’y changeront rien.
Benoît Jacquot filme ça : l’obscurité elle-même, sans aucune prétention à l’éclairer – ce serait évidemment la détruire – ni à la juger.
Manuhel Perez Biscayart
Il y a ce garçon, sauvageon sorti de la forêt, comme l’époque des Lumières en connu beaucoup, trouvant chez ces enfants sauvages et ces hommes des bois le contrepoint exemplaire à l’idée d’une humanité raisonnable en train de se construire grâce à la démocratie et à la science. On est en Ardèche, vers 1860. Le garçon croise le chemin d’un médecin humaniste, qui l’accueille et le nourrit, et de sa fille. Entre elle et lui (Isild Le Besco et Manuhel Perez Biscayart), quelque chose se passe, quelque chose d’obscur. Le désir, le sexe, la mort, le besoin d’espace, la mise en crise du langage, l’invention des gestes, l’implosion des règles morales et de bienséance. Tout d’un coup, comme une explosion.
Qui contrôle qui ? Qui manipule qui ? La force obscure est aussi un ressort politique, éventuellement terriblement dangereux, tout le monde sait ça, mais en elle-même elle n’a ni but ni sens. Elle est là. Comme les arbres, les montagnes, les météores. Elle nous fait vivants, humains, sujets au double sens du mot (sujet pensant, sujet du roi), assassin, ermite, mère de famille sans histoire. Où passe alors la limite entre ce qui permet de se constituer comme être vivant et autonome et ce qui assujettit à un pouvoir – celui de la libido, du père, du chef, du juge, du prêtre… ? 5000 ans qu’on cherche et, qu’on ne fait que trouver de mauvaises réponses. Sans doute parce qu’il n’y a pas de réponse.
Benoît Jacquot filme ça : l’impossibilité de séparer ce qui fait la personne dans sa singularité, sa liberté, des infinis codages sociaux qui construisent toutes les formes d’inscription, subies ou voulues, subies et voulues.
Dans le maelström d’émotions qui emportent à travers bois et prés le couple qui s’est ainsi formé, dans la violence et la douceur de ce qui les rapproche et de ce qui aussi bien les fait se rejeter ou s’agresser, dans les interrogations multiples que leur relation hors norme suscite chez ceux dont ils croisent le chemin, paysans et hommes de loi, familiers, bandits ou marginaux, affectueux, brutaux ou apeurés, dans le vertige d’un rapport au cosmos, plutôt qu’à ce que nous appelons de manière trop domestiquée « la nature », cosmos dont font aussi partie les corps humains, les liquides vitaux, la tessiture des voix, dans cet ouragan nait un film qui aspire et effraie, mouvement double d’élan et de recul. Et c’est, aussi, le cinéma lui-même qui ainsi remis en jeu. Je veux dire que c’est la construction délibérée, explicite, dramatique, de ce qui se joue peut-être de plus important dans notre expérience de cinéma, mais qui est d’ordinaire occulté : les effets intimes des formes sur chacun d’entre nous, la manière dont nous entrons en résonnances avec certains assemblages d’images et de sons, de mouvement et de lumière.
La question, qui passionne Benoît Jacquot depuis longtemps, vibre selon ses propres harmoniques de ce que la psychanalyse étudie et tente de formaliser depuis plus d’un siècle. Elle a un rapport plus direct avec l’hypnose, même si le cinéma n’est pas l’hypnose – il l’ambitionne souvent, de manière qui mérite d’être critiquée. Il est un autre état d’agencement de notre esprit et de notre corps à des influences extérieures.
En 2009, un livre passionnant de Raymond Bellour, Le Corps du cinéma (POL) en mettait en lumière les modalités et de nombreux effets, et c’était l’une des approches les plus précises et les plus suggestives qui aient jamais été ouvertes pour comprendre ce qu’est, c’est à dire ce que fait le cinéma. Avec Au fond des bois, par les chemins et par les champs, les cris et les soupirs, les gestes et les regards, par tout ce qui fait palpiter les corps, se colorer les peaux, s’amplifier les battements de cœur, s’humidifier et se raidir nos organes, Benoît Jacquot filme ça.
lire le billetKeren Mor dans Carmel
C’est un film qu’il faudrait voir sans en rien savoir. Justement parce qu’il est tissé de tant d’éléments qui lui préexistent, et qui s’inscrivent dans d’innombrables filiations, parcours, chambres d’échos. Carmel, qui sort ce mercredi 13, est un film végétal, un « film-arbre » – et qui surprend de la part du cinéaste architecte qu’est Amos Gitai, si doué pour dresser des plans, fussent-ils très complexes, si talentueux pour organiser selon la logique propre à chaque réalisation l’agencement des idées, des images, des personnages. Ici il s’agit d’autre chose. C’est qu’au principe du film se trouve un mystère – un mystère qui, comme dans toute œuvre d’art digne de ce nom, n’a pas à être percé ou éclairci, mais dont l’œuvre doit se nourrir.
Ce mystère se déploie à partir d’une question qu’on pourrait définir comme celle de l’identité, mais en laissant au mot son indécision, la multiplicité des sens qui y répondent. Car cette identité est sans doute celle de l’homme qui se nomme Amos Gitai, mais elle se déploie sur l’écran, dans le temps et dans la lumière, selon des combinaisons de forces aussi riches et invisibles que la manière dont un arbre, pour grandir, se nourrit de soleil et d’eau, de sels minéraux et du passage des oiseaux et des insectes, du vent et de la terre.
Il faut donc souhaiter aux spectateurs une sorte d’innocence, et de disponibilité d’esprit, pour se brancher sur le métabolisme en action qu’est le film. Il sera bien temps ensuite d’en détailler les sources et composants, comme un botaniste peut analyser les ingrédients chimiques qui se combinent pour faire vivre et croître un grand arbre. De reconnaître par exemple, dans ces scènes évoquant la prise de Jérusalem et la destruction du Temple par les Romains en 70 avant Jésus-Christ, à la fois un événement fondateur dans l’histoire du peuple juif, une référence omniprésente dans la diaspora puis le sionisme, le retour d’un thème que Gitai a lui-même traité à de multiples reprises, notamment lors de deux mises en scène de théâtre, sous le même intitulé, La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, à plus de 15 ans d’écart (à Gibellina et à Venise avec Hannah Schygulla, à Avignon et à l’Odéon avec Jeanne Moreau) d’après le maître-livre de Flavius Josèphe.
Ramifications, assonances et dissonances, où l’idéologie jusqu’au-boutiste de Massada comme les effets de miroir déformant entre l’image antique des Juifs contre les Romains et l’image moderne des Palestiniens contre les Juifs émettent des ondes troublantes.
Amos Gitai est, aussi, un plasticien du cinéma, qui de longtemps travaille la matière même des images et des sons, expérimente les ressources de leur malléabilité. Même sans connaître ses œuvres expérimentales de jeunesse, on se souviendra des images mutantes de Promised Land, ou de l’utilisation singulière du pare-brise d’une voiture en mouvement pour faire cohabiter plusieurs espaces, plusieurs époques, plusieurs régimes de récit, dans Journal de campagne puis, si différemment, dans Free Zone. Ou de son sens de l’installation, perceptible aussi bien dans le triptyque House/Une maison à Jérusalem/News from Home.
Cette recherche au long cours porte de nouveaux fruits dans Carmel, par la manière très particulière dont le film fait se frôler, parfois se fondre et parfois se caresser ou se repousser des éléments visuels et sonores de natures entièrement différentes.
Un seul principe d’unité donne sa légitimité à ses cohabitations et interférences, et ce principe s’appelle Amos Gitai, auteur et matière du film.
Ben et Amos Gitai
Rien de moins narcissique, pourtant, que ce film-là. Passé la belle séquence d’archives au présent sur une plage de partout et de nulle part, séquence qui, au début du film, intrigue sans rien affirmer, le cinéaste y apparaît comme ingrédient, ou comme agent activateur, pas du tout comme « sujet » du film. On pourrait d’ailleurs ne pas savoir non plus qui est cet homme, il pourrait être Claude Rider dans Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, ou le personnage sans nom de La Jetée de Chris Marker. De même qu’il n’est pas essentiel d’identifier cette jeune fille très belle qui flotte autour de la caméra et s’y mire comme l’héroïne de La Belle et la bête, et qui est la fille du réalisateur, de savoir que c’est bien son fils, Ben parti faire son service militaire en pleine guerre contre le Liban en 2006, qui surgit dans cette station-service.
Le dialogue de sourds avec le garagiste palestinien, ou la séquence tristement burlesque des jeunes soldats de Tsahal incapables de s’organiser pour mener une opération de répression dans les territoires occupés sont de même nature que la présence des proches, la lecture de documents authentiques, officiels ou intimes, ou de grandes œuvres de la littérature.
Oui, Amos Gitai a été ce petit garçon jouant parmi les enfants d’un kibboutz, et il est bien le fils de cet architecte du Bauhaus, Munio Weinraub. C’est son propre rôle qu’il joue en 2009, là où il faillit mourir en 1973, le jour de ses 23 ans, dans l’hélicoptère abattu par un missile syrien, sur ce même plateau du Golan où il tourna 16 ans plus tard son film Kippour qui racontait cette expérience, là où nous voyons que la terre et les plantes racontent en même temps une autre histoire, plus immédiate et plus éternelle.
Et alors ? Personne ne sait tout cela, que convoque le film. Pas même Amos Gitai – il n’était pas là quand sa mère Efratia écrivait ces lettres à sa fille Karen alors âgée de 3 ans, lettres que lit sous nos yeux sa femme Rivka à Karen qui a maintenant 25 ans – entre ces femmes se passent et se sont passées des choses qu’il atteste sans les connaître. Personne ne sait tout cela, tout le monde en sait quelque chose. Le passé, l’histoire des historiens et celle des conteurs, la légende, la famille, la chronique, les documents, les mots et les images.
Une histoire juive, évidemment. Mais une histoire humaine, de toute façon. Tout le monde est né quelque part. Tout le monde est le fruit d’une histoire individuelle et collective, un fruit qui porte à son tour des graines. Gitai, lui, est né sur le Mont Carmel, au nord d’Israël, à côté de Haïfa. Cela traverse son œuvre de cent mille manières, depuis le début, inévitablement. C’est dans les fictions et les documentaires, ce sera dans le recueil des lettres d’Efratia que publie Gallimard ce mois d’octobre, en même temps que sort Carmel.
En se promenant dans ses souvenirs et dans ses sensations pour mieux exister dans le présent, Amos Gitai avait construit un livre, au début des années 2000, intitulé Mont Carmel. Il y écrivait : « Les architectes créent des images d’architecture, pas des bâtiments. Peut-être par jalousie avec le spectacle offert par le cinéma. Mais les images qu’ils construisent sont rigides, et si elles croisent sur leur route un arbre ou une colline, elles l’écrasent tout simplement, pour que le dessin conçu soit exécuté sans modification. Ça fait penser parfois à ces producteurs qui souhaitent que les réalisateurs exécutent un scénario à la virgule près. » Dans Carmel, les arbres et les monts sont à leur place, les humains aussi, c’est à dire partout.
lire le billetCe sont deux beaux films sortis le même jour (mercredi dernier, 6 octobre), sur les écrans de France – enfin quelques écrans… Sinon ils n’ont en apparence vraiment rien en commun. Ou alors d’une manière vraiment superficielle. Le superficiel, au cinéma, il n’y a que ça qui compte : une caméra, ça n’enregistre que ce qui se trouve à la surface. Depuis 115 ans, le cinéma nous apprend que rien n’est moins anodin que la surface, mais on est loin d’en avoir fini avec tous les excités de la profondeur et les innombrables adeptes de toutes les transcendances.
Donc ces deux films, Petit Tailleur de Louis Garrel et Entre nos mains de Mariana Otero. Ce qu’ils ont en commun ? Si vous n’avez pas deviné, attendez encore un peu s’il vous plait. Parlons d’abord un peu de l’un et l’autre.
Léa Seydoux et Arthur Igual dans Petit Tailleur de Louis Garrel
Garrel, Louis. Alors lui, Louis, il a tout pour énerver. Déjà qu’il était jeune, beau, intelligent, talentueux et reconnu comme tel ! Déjà qu’il est issu du monde du cinéma et ne s’en cache même pas. Voilà que non content d’être un acteur fêté et une « icône » (comme on dit, on dit n’importe quoi, sauf qu’il n’y a pas d’autre mot) masculine, il réalise un film. Et ce film fait exactement tout ce qu’il faut pour subir moqueries et médisances : noir et blanc, spleen du jeune adulte urbain, références revendiquées à la Nouvelle Vague au grand complet. Le résultat : 43 minutes (je vous demande un peu !), avec des acteurs à tomber de beauté et de justesse – encore une provocation. Ce garçon-là cherche des noises.
Ou le contraire. Il cherche à avancer avec qui il est, d’où il vient, ce (et ceux) qu’il aime. Son film, au confluent d’une énergie adolescente et d’une inquiétude qui n’oublie ni l’Histoire ni les histoires, montre à chaque plan qu’il n’y a rien de daté, rien de poussiéreux dans la reprise de gestes de mise en scène qui, s’ils ne sont plus nouveaux, ne sont pas moins modernes – il faut être très paresseux ou très malhonnête pour confondre les deux, Stroheim et Murnau ont été modernes 50 ans avant Godard ou Pialat, et ça n’a pas rendu ceux-là moins porteurs de la réinvention, pour eux, pour leur monde et leur temps, de tout le langage du cinéma. Réinvention éprouvée, vécue, pour être un peu plus près de leur existence à eux, à nous – de n’importe quel âge ou milieu. Violemment antinaturaliste parce que du côté de la vérité, voilà Petit Tailleur, histoire d’un jeune acteur qui doit choisir entre le destin que lui trace un ainé qu’il aime et respecte (son patron dans l’atelier de confection où il gagne sa vie), et l’appel d’autres désirs, une fille (Léa Seydoux !), la scène, la jeunesse, l’art, la nuit.
La bande annonce de Petit Tailleur
On prend tout par un autre bout avec Entre nos mains, documentaire réalisé par Mariana Otero dans une usine au bord de la faillite, et que ses employé(e)s entreprennent de transformer en coopérative. Dans le centre de la France, avec des dames pas jeunes chez qui on sent la proximité de la campagne, dont certaines sont femmes d’agriculteurs, d’autres dont les parents, sinon elles-mêmes, sont nés en Afrique ou en Asie, des gens de toutes générations, des hommes aussi, cadres commerciaux et hommes de ménage aussi bien. De cette expérience, Mariana Otero fait… un film de cinéma. Une aventure, un récit dramatique, l’invention d’un espace et d’un temps où interfèrent des personnes qui deviennent aussi des personnages.
On ne racontera ici ni comment se conclura la situation dramatique, ni avec quels moyens de cinéma la réalisatrice construira une réponse à cette évolution. On se contentera de mentionner combien fait sens le rapprochement que faisait Mariana Otero en présentant son film le jour de la sortie : l’aventure de la construction d’une autre manière de travailler (la SCOP) et l’espoir de sauver leurs emplois, et l’aventure de la réalisation du film lui-même, construit jour après jour dans les aléas du développement d’une situation incertaine et périlleuse, au milieu de gens a priori pas à l’aise avec la présence d’une caméra, et préoccupés de bien autre chose que de faire un film, quand leur boîte s’apprête à fermer. Leur histoire d’ouvrières et son histoire de réalisatrice trouveront très évidemment leur rythme et leur force en s’accordant, et c’est pour beaucoup ce qui fait le caractère vivant, rigolo et dramatique d’Entre nos mains.
La bande annonce de Entre nos mains
Il y a bien davantage qu’une coïncidence dans le fait que Louis Garrel ait choisi de faire de son personnage un ouvrier tailleur et que Mariana Otero ait choisi, parmi plusieurs possibilités (elle cherchait à filmer la création d’une SCOP), une usine de confection. La couture, point commun des deux films, n’a rien d’une anecdote. Ici comme là, c’est la matérialisation par des gestes d’un rapport au monde qui revendique une idée du cinéma. Un cinéma de confection, si on veut, mais au sens où le « faire » est essentiel, où il s’agit, dans un matériau léger et fluide, de donner forme et d’assembler ces formes. Une idée de la technique au service d’une élégance sans tape-à-l’œil, on n’est pas chez les grands couturiers, mais une pratique qui répond à la fois de l’utilitaire et du choix de goût avec des outils simples. Bon, je sais, c’est un gros mot mais tant pis : une morale.
lire le billet
Le film s’appelle Benvenuti al Sud. Ce n’est pas un remake italien de Bienvenue chez les Ch’tis, mais la transposition littérale du film de Dany Boon. Seule différence : le voyage se fait cette fois du Nord au Sud, le personnage principal étant muté de Lombardie à une bourgade près de Naples, après avoir vainement, et malhonnêtement, intrigué pour être nommé à Milan. Réalisé par Luca Miniero, le film est interprété par Luca Bisio dans l’emploi précédemment tenu par Kad Merad, le personnage étant rebaptisé Alberto. Lequel Alberto s’attend évidemment à ne trouver sur les lieux de sa nouvelles affectation que brutes demeurées, mafieux sanguinaires et montagnes d’ordures dans les rues. Ce postier-là rencontrera à son tour des braves gens dans un paysage de rêve, mais devra ensuite user de subterfuges envers sa femme, convaincue qu’il risque sa vie chaque jour dans une contrée barbare. On l’a compris, le film suit pas à pas les mêmes péripéties qui ont valu un triomphe à Bienvenue chez les Ch’tis, avec ses plus de 20 millions d’entrées en France, soit le plus grand succès de tous les temps pour un film français.
La bande annonce de Benvenuti al Sud
Le film de Dany Boon est donc désormais devenu une sorte de franchise internationale, Boon faisant d’ailleurs une brève apparition chez ses confrères ultramontains, en ch’ti de passage dans le Mezzogiorno. D’autres transpositions sont en projet, dont une aux Etats-Unis, avec Will Smith. Et Benvenuti al Sud, sorti la semaine dernière, est d’ores et déjà à son tour un énorme succès commercial dans son pays. Sans probablement pouvoir égaler les records historiques de son grand frère français, il obtient une fréquentation très supérieure à ce que tout le monde attendait, y compris ses producteurs.
Grand bien leur fasse à tous, serait-on tenté de dire. Sans doute. Mais ce succès, qui pourrait très bien être réitéré dans d’ autres contextes, raconte aussi autre chose. Il témoigne combien se sont trompés ceux qui ont vu dans Bienvenue chez les Ch’tis une mise en scène attentive aux singularités de la France actuelle– soit l’explication de la grande majorité des chroniqueurs de la victoire foudroyante du film au box office. En avons nous lu et entendu, des commentateurs qui ont cru pouvoir expliquer son triomphe par cette finesse d’analyse. En ce cas, il aurait fallu que la version italienne comporte de sérieuses variantes. En effet les différences sont considérables entre les deux pays, précisément sur les soi-disant enjeux de société du scénario. Rien n’est plus éloigné que le rapport au régional et au local tel que vécu en France et en Italie, tout comme les rapports à la nation, et la vérité de ce qui existe comme représentations (elles-mêmes fantasmatiques, mais pas les mêmes fantasmes) du Nord de la France pour le reste des Français et du Sud de l’Italie pour les autres Italiens.
Si Bienvenue chez les Ch’tis peut si bien être cloné en Italie (et ailleurs), c’est qu’en fait il ne disait rien de précis sur le Nord de la France, ou sur la relation nation/région, ou sur le rapport contemporain à la mobilité à l’intérieur de la France, ou sur quoique ce soit de genre. Il ne faisait qu’agencer avec une habileté extrême, et même un talent certain, des stéréotypes qui n’ont aucune pertinence sociologique particulière. Le film de Dany Boon était extraordinairement efficace, son score au box-office l’atteste. Mais comme symptôme des réalités de ce pays, il était sans intérêt – et il faut beaucoup de paresse pour se contenter de l’équation à zéro inconnue « succès commercial = richesse de sens ».
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