Inception, Chatroom, Orly : toutes les fictions sont réelles

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Chatroom de Hideo Nakata

Il se trouve que les deux films les plus intéressants selon moi parmi les sorties de ce 11 août ont un singulier point commun. L’un est un film entièrement anglais réalisé par un Japonais, l’autre un film tout à fait français réalisé par une Allemande. Je n’en tire aucune conclusion, sinon comme symptôme d’une nouvelle fluidité – des itinéraires artistiques, des flux financiers, des conceptions du monde, et en particulier du rapport entre réel et… quoi ? Et « pas réel », qu’on appelle ici « virtuel », et là « fiction », ce qui n’est pas du tout pareil.

Chatroom de Hideo Nakata construit dans un décor d’immeuble aux innombrables pièces reliées par de multiples couloir une matérialisation d’Internet pour visualiser la manière dont des jeunes gens se « rencontrent » virtuellement sur un réseau social, et construire à partir de cette relation dédoublée, en ligne et dans la ville, un suspens au service d’une dénonciation d’une possible emprise psychique d’un jeune homme imbu de volonté de puissance jusqu’au désir de meurtre sur un autre garçon dépressif. L’amusant dans le nouveau film de l’auteur de The Ring et de Dark Water est qu’en fait rien ne dépend des technologies contemporaines, et qu’à la fin c’est avec unbon vieux revolver des familles que la victime sera supposée se supprimer, et c’est grâce à une course poursuite tout ce qu’il y a de classique dans les bien réelles rues de Londres que les autres jeunes gens essaieront de le sauver.

C’est la réussite, plus humoristique qu’horrifique, de Chatroom, d’avoir construit le virtuel « en dur » pour en faire le décor d’une histoire d’emprise mentale finalement très classique.  Soit, sur un mode minimaliste, ce qu’a aussi fait le film le plus impressionnant de cet été, Inception de Christopher Nolan. On dira que celui-là recours pourtant massivement aux effets spéciaux. D’abord ce n’est pas entièrement vrai : Nolan affirme détester tourner en « motion capture », et préférer le décor naturel au studio, trouvant une part de son inspiration lors de repérages dans le monde réel – il s’en explique très bien dans l’entretien publié dans Les Inrocks du 20 juillet. Mais il y a tout de même un grand nombre de trucages numériques dans Inception, dont certains parmi les plus spectaculaires qu’on ait vu, comme le plan où un quartier de Paris se replie littéralement en deux. Là n’est pas l’essentiel. L’important est que le film, dont le récit se déroule sur plusieurs niveaux de rêves simultanément, déploie des efforts considérables pour expliquer comment ça marche, et pour éviter d’égarer son spectateur.

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La rue parisienne se plie aux volontés des effets spéciaux hollywoodiens

On cite à tour de bras à propos d’Inception la référence aux romans de Philip K. Dick. Mais chez Dick on était pris dans un vertige, perdu dans l’emboitement des niveaux de réalité, ou d’irréalité, dès qu’il y en a plusieurs c’est la même chose. Alors que Nolan, par la voix de Cobb-Di Caprio et de ses assistants, donne de véritable cours sur ce qui définit chaque niveau, comment on passe de l’un à l’autre, quelles lois les régissent, tandis que le travail de décoration, pour lequel est embauché un des principaux personnages du film (Ariane, Ellen Page) vise explicitement à ce qu’on en confonde jamais le secteur dans lequel on se trouve – Nolan a raison bien sûr: rien n’est plus facile et plus inintéressant que de perdre ses spectateurs. Alors que c’est cette limpidité du balisage qui émouvant et intéressant ce que raconte l’histoire, et donne leur efficacité aux plus belles idées du film, comme la leçon dans les rues de Paris, la différence de rapidité de l’écoulement du temps selon le niveau de rêve, ou les interférences amorties entre ces niveaux – par ailleurs véritable parabole sur ce que signifie la notion de genre au cinéma, chaque rêve relevant d’un genre différent, en même temps qu’ils renvoient aux « niveaux » des jeux vidéos. On lit ici et là qu’Inception serait un film moins audacieux parce qu’on n’y serait pas perdus, voire même que le défaut du film serait de ne pas laisser assez de liberté au spectateur. Alors que c’est tout le contraire! L’audace n’est pas de fabriquer des univers absurdes mais de construire des représentations, même extrêmement complexes ou distordues, qui permettent par l’imagination de comprendre quelque chose de nous-même et du monde. Et la liberté n’est certainement pas la perte de tout repère – ce serait faire des drogues dures les plus puissants agents libérateurs, alors que c’est exactement l’inverse. Il est amusant (hum…) de lire sous la plume des contempteurs d’Inception, et au nom d’une exigence supérieure de créativité de l’auteur et de liberté pour le spectateur, le B.A.BA de l’idéologie de l’industrie du loisir dans ce qu’elle a de plus aliénant.

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Inception, la géométrie n’est pas si loin… tant mieux!

Inception construit un monde de fiction « vertical », qui empile cinq niveaux (celui qu’il appelle « réalité », les trois niveaux de rêves de Fischer dans lesquels tous les personnages, et le monde mental de Di Caprio, où l’attend Mall (Marion Cotillard) avec laquelle il doit en découdre une bonne fois pour que tout le monde puisse retrouver sa place au niveau « 1 ». Ce sont bien cinq niveaux de fiction, le niveau 1 appartient au film de fiction de Christopher Nolan, mais ce sont aussi cinq niveaux de réalité : qui peut encore prétendre que les rêves ne font par partie de la réalité ? Le schéma est nettement plus sophistiqué, mais de même nature que l’empilement vertical a deux niveaux (le réel et le monde virtuel) matérialisé par Chatroom – et là aussi, il est évident que ce qui se passe sur Internet est réel, aussi réel que se qui se passe dans la rue. Alors que Orly d’Angela Schanelec construit, lui, un rapport réel/fiction « horizontal ».

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Bruno Todeschini et Natacha Régnier dans Orly d’Angela Schanelec

C’est d’ailleurs caractéristique de la manière de faire de cette cinéaste, peut-être la représentante la plus douée de la génération du nouveau cinéma berlinois apparu au début des années 2000 (Christoph Hochlauser, Christian Petzold, Ulrich Köhler, Henner Winckler…) Depuis Marseille découvert en 2005, et dont les espoirs ont été confirmés par Nachtmittag (2007), elle manifeste un art du glissement narratif, de la construction d’une relation avec un personnage ou une situation que le déroulement du film remet en question selon un changement de perspective qui s’apparente à un pas de côté. La réalisatrice en tire des effets aussi troublants que suggestifs, mais selon des dispositifs par nature plus discrets, et qui font qu’elle est loin d’avoir jusqu’à présent reçu la reconnaissance qu’elle mérite.

C’est aussi, mais de manière renouvelée, le cas d’Orly, entièrement tourné dans l’aéroport, où le film s’arrête sur quatre situations affectives qui mettent aux prises chaque fois deux personnes, parmi les centaines ou milliers qui se trouvent là. L’art et l’intérêt du film, au-delà de la réussite (inégale) de la construction de chaque intrigue, est dans la manière dont la mise en scène distingue ces points de tension dans le continuum des occupants du hall et des salles d’attente et d’embarquement d’Orly, en fait percevoir les proximités et les différences, dessine une cartographie de la fiction comme reliefs choisis au sein de cet immense territoire composé d’innombrables existences, et qui toutes sont aussi potentiellement matière à récit. Dans un lieu à la fois clos et ouvert sur le monde, où les gens partent en voyage, se séparent pour quelques jours ou à jamais, où certains ont peur et d’autres sont excités ou épuisés, ou désespérés d’être contraints de partir ou de rester, il y a en réserve mille histoires. Schanelec n’en filme que quatre, mais elle les filme de telle manière qu’elle rend perceptible la possibilité mystérieuse de toutes les autres.

19427011Emile Berling et Mireille Perrier dans Orly

Et cette possibilité-là, qui existe dans la réalité, qui est même une possible définition de la réalité, interroge en retour ce geste étrange de la fiction qui extrait un morceau vivant de ce tissu réel, le modèle et l’exalte pour en faire un roman, un tableau ou un film, transformant quelques spécimens parmi des gens anonymes comme l’est la foule d’une aérogare en ces êtres bizarres qu’on appelle des personnages. Inception, Chatroom, Orly : les parties jouées sont différentes, ô combien. Mais les enjeux – l’articulation de la réalité à ce qui se donne pour non-réel – se font écho, de bien stimulante manière.

PS: J’ai reçu ce texte sur Inception, que je trouve excellent.

4 commentaires pour “Inception, Chatroom, Orly : toutes les fictions sont réelles”

  1. L’idée, qui consiste à chercher des secrets dans le subconscient des personnes via les rêves, ou d’y implanter une suggestion est un concept génial et très intéressant.
    Malheureusement le vrai film sur ce sujet reste à faire. La brillantissime démonstration scénaristique et filmique de Nolan passe totalement à côté du sujet.

  2. Peut-être n’est-ce pas son “sujet”…

  3. Jean-Mi, ‘Inception’ est une grosse baudruche. Vous vous êtes fait avoir !

  4. Je revois “Inception” plusieurs mois après, et en VOD. Non seulement je ne crois pas m’être fait avoir mais je trouve le film encore plus passionnant, précis, complexe. Cher Vinz’, je crois que c’est vous qui l’avez mal regardé, je vous souhaite d’avoir l’occasion d’y retourner voir.

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