Les lendemains de “La Jupe”

A propos des commentaires suscités par un précédent article sur La Journée de la jupe. Tentatives d’éclaircissement sur ce qu’il est légitime (selon moi) d’attendre d’un film.

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En écrivant sur slate.fr/projection-publique le texte « Le Noir fantasme de La Jupe » j’espérais bien susciter des réactions. En effet, j’avais été choqué par le consensus, à mes yeux complaisant et paresseux, qui avait accueilli ce film à sa sortie, à de très rares exceptions près. Mes espoirs n’ont pas été déçus. , et je remercie tous ceux qui ont eu envie d’intervenir. Même si cela a été, dans certains cas, pour tenir des propos inutilement agressifs, voire haineux – où ne s’entend que trop bien cette peur, source de violence, dont il me semble que le film se nourrit d’une manière que je trouve inadmissible. Exemplairement, toute la rhétorique des « fruits pourris », du « bon coup de balai », du « y a qu’à » – les mettre en prison, à l’usine ( !), les renvoyer ailleurs, si possible dans les espaces intergalactiques… Le tout agrémenté de l’insistant « c’était mieux avant ». Les noirs fantasmes de La Journée de la jupe, fantasmes qui ont dans le passé trouvés d’innombrables mises en œuvre ayant toujours abouti à des tragédies, sont partagés par nombre de nos concitoyens, dont plusieurs se sont exprimés à propos de l’article. Cela ne fait que conforter l’inquiétude que m’inspire le film.

Je suis critique de cinéma, je ne prétends à aucune expertise particulière dans le domaine de l’éducation, des banlieues, de la sécurité ou de l’immigration. Ce qui ne m’empêche pas de pouvoir, comme ancien élève, comme parent, et d’abord comme citoyen, exprimer mon point de vue. Il se trouve que je vis en banlieue (et pas une banlieue chic), que jamais de ma vie je n’ai pensé mettre ma fille dans une école privée, et que j’ai aussi travaillé, longtemps, avec des « jeunes de quartiers difficiles » (pour employer une expression elle-même lourde de simplification et de clichés). Mais si j’aurais préféré que les commentaires de mon texte évitent de me caricaturer sans me connaître, je ne me soucie pas de développer ici mes opinions sur des « sujets de société », qui ne sont pas la raison d’être de Projection publique. Je voudrais uniquement réagir sur le fait que La Journée de la jupe est un film, et sur les questions relatives au cinéma qui ont été soulevées par les commentateurs.

Pour être clair, je reprends les expressions utilisées dans ces commentaires, en espérant ne pas dénaturer le sens qu’y donnent leurs auteurs. De toute façon, ces formulations figurent sur slate.fr à la suite de mon texte, chacun peut donc s’y reporter pour les replacer dans leur contexte.

– Un film peut-il jouer un « rôle catalytique ou même exorciste » ? J’en doute. J’ai beau chercher, je ne vois guère d’exemple – et je ne crois d’ailleurs pas du tout à cette invention qu’on appelle à tort « catharsis », en faussant gravement le sens de ce mot.

« Le film cherche à faire réfléchir ». Un film peut-il faire réfléchir ? Assurément oui. Est-ce le cas avec La Journée de la jupe, est-ce au moins l’objectif de celui-ci ? Il me semble que non. Au contraire, j’y vois la construction de situations dramatiques et de rapports entre les spectateurs et les personnages tels que tout est verrouillé d’avance, qu’il n’est ouvert la possibilité d’aucune interrogation personnelle. Tout l’effort du scénario, de la réalisation et de l’interprétation porte au contraire sur le fait d’imposer en permanence une réponse réflexe chez les spectateurs.

– J’aurais « oublié qu’un film, en soi, n’a rien à voir avec la morale. L’art ne s’occupe pas de morale…C’est un film qui est purement émotionnel comme la plupart des films que choisit Adjani… ». Mon point de vue est diamétralement opposé, je crois (à la suite de très nombreux penseurs de bien plus haut niveau que moi) qu’il y a toujours une dimension éthique dans la construction d’un regard. Et que précisément le regard que ce film construit sur ses personnages, et sur le monde dont il s’inspire, donc aussi le regard que ce film cherche à construire chez ses spectateurs, est éthiquement inadmissible.

« ce qui est très révélateur dans votre article, c’est de parler de pulsion forcément “nauséabonde” ». Je n’ai jamais dit que toute pulsion était nauséabonde. Mais que celles sur lesquelles le film fonctionne le sont. Un film, comme toute œuvre d’art, s’adresse d’abord à nos émotions. C’est à partir d’elles qu’il rend possible, ou au contraire travaille à rendre impossible la construction d’une réflexion, qui est d’abord construction de soi-même dans son environnement. C’est cela, le véritable sens du mot « catharsis » (et pas je ne sais quelle purge). Ce qui est nauséabond, c’est de travailler de cette manière particulière, en cherchant à enfermer le public dans ses pulsions de peur, de haine et de rejets, d’une manière qui ne laisse aucune chance d’en faire quelque chose pour soi.

– « Le personnage d’Adjani n’est pas haineux: elle pète un plomb à force d’être poussée à bout. C’est très différent… Votre discours est très très démagogique, moralisateur… » Nous sommes d’accord, ce n’est pas le personnage d’Adjani qui est haineux, c’est le film lui-même. Ce n’est pas parce qu’il essaie de poser des questions éthiques que mon discours deviendrait moralisateur : je ne me réfère à aucune doctrine morale. Réclamer qu’un film aide à réfléchir plutôt que d’enfermer dans les instincts les plus bas est pour moi l’exact opposé de la démagogie.

« j’aurais plutôt tendance à défendre ce film, qui procure volontairement un véritable électrochoc. » J’ai pour ma part la plus grande méfiance envers les électrochocs. En général, l’étape d’après c’est l’ablation du cerveau. Il n’y a pas de problème à susciter un choc émotionnel, c’est ce que cherche à faire toute œuvre d’art. Mais tous les chocs ne se valent pas, certains anesthésient la pensée, d’autres la suscitent.

– « Le film, dans la réaction du professeur, n’est un évidemment qu’une sorte de parabole pour nous montrer que la violence de certains jeunes gens qu’on appelle en langage courant des voyous n’a pas de limite si ce n’est la violence susceptible de pouvoir leur être opposée. Et la seule légitimité de la violence susceptible de leur être opposée, c’est la nécessaire violence de l’état dans un état de droit. La violence de l’individu, même poussé à bout, ne pouvant mener qu’au drame comme le montre l’épilogue du film. » Voici en effet un très bon résumé du film, qui met en évidence son côté mécanique implacable. Qui montre combien l’application d’emblée d’un mot, « voyou », décide de tout ce qui doit arriver ensuite (« pas de limite si ce n’est la violence susceptible de pouvoir leur être opposée »). Qui oublie juste de dire que la violence de l’Etat est figurée par une escouade de tireurs commandée par un officier qui considère d’emblée que la seule solution est de tirer dans le tas. Oui le film impose une réaction « tout sécuritaire », sans laisser ouverte d’autres options – notamment en ridiculisant le médiateur joué par Podalydès, et en ne donnant aucune chance aux personnages de parents.

« ce qui se passe dans les banlieues, croyez-moi, et c’est loin d’être un “ensemble homogène constitué de jeunes victimes d’un état français raciste.” C’est évidemment bien plus complexe que ça, ce qu’un film comme “La Haine” avait déjà bien montré avant ». Je partage pour une bonne part votre avis sur La Journée de la jupe, mais pas sur La Haine. A mes yeux, ce film ne montrait en rien la complexité de la situation dans les banlieues, du fait de son désir de spectaculaire. Son leitmotiv, «Pour l’instant tout va bien », servait à susciter la certitude d’une issue violente, qui dramatisait le scénario en fonction de ses intérêts en termes de show plutôt qu’il ne prenait en considération la réalité. Il existe heureusement d’autres films situés dans les banlieue autrement attentifs aux complexités, et pourtant sans complaisance envers ce qui s’y passe. Je songe notamment à Etats des lieux de Jean-François Richet et Patrick Dell’Isola, à Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe de Rabah Ameur Zaimeche, à Douce France de Malik Chibane, Bye-bye de Karim Dridi, à L’Esquive d’Abdellatif Kechiche… Et bien sûr, selon une autre approche, Entre les murs faisait lui aussi place à une complexité, loin de cadrer une réponse univoque.

7 commentaires pour “Les lendemains de “La Jupe””

  1. On se plaint de cette violence sexiste unique au monde
    Dommage que jamais personne n’explique comment on a pu en arriver là…
    Au pays de la honte de porter une jupe…

    http://minijupe.maxitabou.site.voila.fr

  2. Il est indéniable que vous êtes”un critique de cinéma”(sic), qui ne parle pas de cinéma..
    Pour le reste vos circonvolutions pour nous convaincre que ce film est nauséabond et haineux à quelque chose d’incantatoire et d’autoritaire. Votre formule :” Je veux éduquer ces lecteurs de la justesse de ma vision du monde” est lassant.
    Laissez-nous réfléchir et prendre position par bnous-même.
    Pitié n’écrivez pas un troisième article.

  3. Rien de lassant dans vos formules, au contraire. Elles poussent à la réflexion. C’est passionnant, encore plus lorsque les avis divergent, tant que cela reste constructif. Continuez vos réflexions et à nous titiller dans nos prises de position. C’est un plaisir. Et merci pour ce deuxième article, je vais revoir “La Haine” que j’ai vu très jeune.

  4. merci de votre critique qui a le mérite de balayer à contre courant et d’amener à quelques réflexions constructives.
    Enseignant, connaissant bien ces lieux de ban, je ne suis pas sûr que “La journée de la jupe” mérite ni critiques exacerbées (sinon comme vous le faites pour ce que le film n’est pas) ni encore moins les éloges dont on l’a affublé. Je n’y vois pour ma part qu’un produit oubliable plongeant dans tous les stéréotypes qu’amenait le sujet, rien à sauver donc. Merci de rappeler “l’Esquive” ou “Etat des lieux” bien mieux en lien avec la réalité que j’ai pu connaître durant de nombreuses années que je ne regrette pas.

  5. Merci pour ce complément.

  6. Je n’ai pas vu le film. Je n’ai donc pas d’avis sur ce sujet. Je dirais seulement :
    Pendant des années, les femmes ont du se battre pour avoir le droit de porter des pantalons (je parle de la France, et non de l’iran comme actuellement). Plus tard, porter une mini-jupe équivalait pour certain(e)s à être une prostituée. Quand donc les femmes, et plus généralement les individus, pourront-ils s’habiller comme ils le veulent (et non comme leurs maris, parents, chefs religieux le veulent) ? Quand pourrons-nous disposer librement de nous-même ?
    Léonore

  7. Je suis surpris par votre message. Il m’attribue une formule que je n’ai jamais employée. Nous pouvons être en désaccord mais je ne crois pas imposer un point de vue, au contraire. Je n’écrirai pas pas un “troisième article”, je continuerai tant que je pourrai (je dois en être au 7 ou 8000ème) a essayer de réfléchir à partir des émotions que m’inspirent les films, et à proposer ces réflexions en partage, pour que chacun y répondent pour lui-même, et avec autant de légitimité que moi.

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