Sur cette terre

Mercredi 24 sort en salles un film sans égal, White Material de Claire Denis. Il est si beau qu’on peut le trouver « difficile », si on apporte dans la salle trop de discours déjà existants. Ce serait se priver d’une expérience exceptionnelle.

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White Material est un film impossible. Je veux dire un film qui naît d’un espace impossible, un rêve habité de tant de cauchemars qu’il s’effondre en lui-même. C’est l’affirmation héroïque – avec la dose de folie que contient l’héroïsme –  de la possibilité de faire exister des êtres humains dans un territoire saturé de trous noirs. Ces trous noirs ont des noms qu’on écrit avec des majuscules. L’Afrique. Le Colonialisme. La Misère. La Violence. Le Désespoir. La Guerre. Comme autant de divinités cannibales, instituées en puissances absolues et éternelles. Des entités noires qui absorbent toute lumière, toute intelligence. Il faut croire que ça doit arranger beaucoup de monde de ne rien comprendre. Claire Denis et Marie NDiaye font le contraire. Elles cheminent.

Leurs trajectoires se ressemblent même si elles se sont fait en sens inverse, la cinéaste européenne née et grandie en Afrique, l’écrivaine africaine née et grandie en Europe. Leur rencontre pour écrire ensemble White Material est comme une évidence. Une évidence contre l’impossible : celle d’accompagner pas à pas, terre à terre, pied à pied, des rapports au monde qui sont d’abord et enfin ceux d’être humains. Un monde qui est, aussi, et ô combien, traversé de puissances surhumaines, de passions hors normes, de phénomènes subis : il n’est pas de réalisme qui ne fasse place aux démons, qui ne prenne acte de l’invisible.

Mais l’entreprise de représenter cela, dans un travail de fiction qui est la condition même d’un rapport au monde réel, ne se justifie que dans l’impératif d’être aux côtés des personnes humaines, dans leur singularité et dans l’écheveau d’appartenances et de conditionnements qui les constituent. Puisqu’il apparaît qu’il faut des trajets personnels au long cours pour approcher cela, à en croire l’itinéraire de ces deux femmes artistes, deux auxquelles on doit beaucoup du meilleur de ce qui est écrit en français aujourd’hui, beaucoup du meilleur cinéma français contemporain. Une force de construction et ce qu’on nommera faute de mieux une sensibilité qui se sont constituées à l’échelle de plusieurs continents pour mieux partager l’intime des vibrations de femmes et d’hommes, très en deçà des moralismes, des idéologies, des psychologies et des sociologies. Sur cette planète où nous vivons.

Claire Denis a inventé une manière de faire du cinéma si unique qu’elle déroute souvent. Cette manière s’est construite, pour simplifier, en un prologue et deux temps. Le prologue ce sont deux films directement liés à sa vie, Chocolat et No Man No Run. A partir de son troisième film, S’en fout la mort, et de US Go Home, plus encore avec l’essentiel et méconnu J’ai pas sommeil puis Nénette et Boni, elle a mis au point un cinéma fondé sur une dialectique des espaces, un montage qu’on pourrait dire cubiste où des territoires habités de forces différentes, comme colorés par elles, se juxtaposent, s’opposent, entrent en collision, dessinent un espace à la fois mental et politique qui est la traduction par les moyens du cinéma d’un état du monde. Ensuite, au tournant des années 2000, elle est passé à un mode plus musical, où aux espaces se sont substituées des « nappes » sensorielles, qu’un jeu savant fait glisser les unes par rapport aux autres, dans le temps et l’espace, au plus profond du corps, du cerveau et du sexe de chacun comme à l’échelle d’une planète globalisée. Beau Travail, Trouble Every Day, Vendredi soir, L’Intrus, 35 Rhums. Les corps, les visages, les musiques, les couleurs, les lumières, les actes, les sentiments, le temps lui-même devenaient comme jamais au cinéma un matériau unifié, incroyablement riche mais que rien ne distribuait a priori en catégories distinctes.

White Material poursuit et excède cet art du cinéma dont je ne trouve guère d’autre exemple, du moins en Europe – un art qui croise l’hypothèse d’un rapport au monde  sur le mode animiste, évoqué ici il y a quelque semaines, et qui trouverai des échos du côté du Yeelen de Souleyman Cissé ou de Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul, de manière plus lointaine avec Tabou de Murnau, ou de manière plus indirecte chez Tarkovski. Whaite Material marque à cet égard une nouvelle étape, Claire Denis atteint un nouvel état grâce à la rencontre hors norme avec Isabelle Huppert. Il y a là à proprement parler une opération magique, de transfert, d’appropriation et simultanément de non-confusion : Huppert ne joue pas Denis, ni évidemment Ndiaye. Elle ne s’inscrit pas non plus dans l’imitation naturaliste. Interprète du rôle de Maria, qui refuse d’abandonner la plantation de café qu’elle dirige sans la posséder, Isabelle Huppert joue, au plein sens du mot. Et les puissances de la construction dramatique, de la représentation et même de la stylisation sont à l’unisson de la force de présence physique, immédiate, de cette actrice que nous ne risquons en aucun cas de ne pas reconnaître, et qui ne cherche rien de tel. Claire Denis elle-même en parle magnifiquement dans l’entretien qu’elle a donné aux Cahiers du cinéma pour leur numéro de mars (654).

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Marie Ndiaye, Claire Denis, Isabelle Huppert: trois femmes puissantes? Mais d’une puissance qui n’est pas celle du pouvoir.

Evidemment la référence aux Trois femmes puissantes vient à l’esprit à propos de la cinéaste, de l’écrivaine et de l’actrice. Mais au-delà de la formule, la puissance ouverte, féconde (féminine ?) de White Material tient à l’invention de l’espace entre elles, entre ce qu’elles sont, ce qu’elles incarnent, ce qu’elles ont fait depuis des années et ce qu’elles font concrètement pour qu’existe cette œuvre-là. Les personnages masculins (et c’est rendre hommage à la manière dont Isaach de Bankolé en chef guerrillero à demi-héro, à demi-mort, et les habitants mâle de la plantation joués par Michel Subor, Christophe Lambert et Nicolas Duvauchelle, et qui tous habitent ce film, de manière infiniment instable, selon des biais qui sont autant d’interrogations installées par les « trois femmes puissantes » dans l’espace du film qu’elles ont inventé), les personnages masculins à divers titres impuissants du film n’en sont pas moins chargés de multiples intensités. Tout comme les enfants armés qui hantent la forêt, les troupes officielles qui les combattent, les barreurs de route, le maire du village qui cherche à s’arranger et le pharmacien qui refuse ce qui est train d’arriver, ces multiples forces actives captées comme autant de courants qui irriguent  le film. Dangereusement, sensuellement, amoureusement, brutalement.

La difficulté est la masse de mots (descriptions, analyses et jugements de toutes sortes) qui tend à s’interposer entre un tel film et qui le regarde – masse de mots qui sera encore augmentée par les commentaires à la sortie du film. Il est impossible d’en faire abstraction – c’est une des figures de l’impossible que j’évoquais au début. Mais il est possible, grâce au film lui-même, à son rythme, à l’inscription du corps blanc de l’actrice parmi les corps noirs des autres acteurs, du corps frêle de l’actrice dans le paysage de la plantation de café, de l’admirablement non-esthétisante lumière blanche du chef opérateur Yves Cape, de l’agencement hypnotique de présences de différentes natures, relevant de différente temporalité, d’entrer dans un espace-temps débarrassé de ces pesanteurs.

L’histoire se passe en Afrique, les images et les sons naissent d’un site filmé sans clichés ni complaisance. Mais il s’agit au fond de davantage, de la difficulté de trouver sa place sur terre et parmi les autres, de la douleur des déchirures entre des rêves et des faits, du combat de chaque jour pour refabriquer un espace physique où tout ce qui fait vivre ne serait pas abandonné. Là-bas comme ici, pour chacun.

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Les mots pour le dire (tendrement)

Lors de la conférence annuelle des universitaires américains spécialisés dans le cinéma, une rencontre pour remettre à l’honneur l’amour de ce qu’on enseigne – et de ce qu’on étudie.

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J’accomplis en ce moment une tournée dans les universités américaines pour accompagner la parution de la traduction d’un livre que j’ai dirigé, Le Cinéma et la Shoah – périple heureux et fécond à bien des titres, qui fera peut-être l’objet d’un prochain texte sur  « Projection publique ». Dans ce cadre, je me suis trouvé invité à la convention annuelle de la Society for Cinema and Media Studies (SCMS) où un atelier sur le sujet de mon livre a été organisé. SCMS, qui fête cette année son 50e anniversaire, réunit tous les universitaires américains – et pas mal d’affiliés du reste du monde – enseignant dans les domaines du cinéma et des médias audiovisuels. L’occasion de découvrir un monde étrange, qui inspirerait aisément l’ironie, et mérite mieux.

L’ironie nait d’une part de ce qu’engendre tout assemblée, conférence, convention et autre états généraux qui agglutinent dans un lieu, singulièrement l’horrible (très) grand hôtel Westin Bonaventure de Downtown Los Angeles, les membres d’une profession, qu’ils soient distingués universitaires, représentants en sanitaires ou responsables d’un parti politique. On y repère sans mal les effets de ressemblance volontiers comiques, les comportements obsessionnels, les pratiques grégaires à fortes tendances régressives, durant ces quelques jours loin où ces braves genss sont assemblés dans un même lieu, de leur travail et de leur famille. Ah ! ces sérieux – et sérieuses – profs errant à 3 heures du matin de couloir en couloir pour finir les bouteilles planquées dans les chambres, et plus si affinités, comme au beau temps de leurs folles années étudiantes… Il est bon d’en sourire, il serait stupide d’en rester là.

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Pendant cinq jours, la plus grande librairie de cinéma du monde: la Book Exhibition de SCMS

Le deuxième et plus consistant motif d’ironie concerne la masse de parole et d’écrits (la conférence annuelle de SCMS est aussi une foire aux livres de cinéma) produite sur un sujet plus souvent tenu comme occasion de plaisir. Un tel lieu produit en effet une concentration de discours savants, voire pédants, qui le reste du temps sont dispersés à travers tout le pays ou dans les rayons spécialisés des bibliothèques. Aux Etats-Unis comme ailleurs, les études cinématographiques se sont constituées lentement, et toujours avec difficulté, en creusant leur propre espace au sein d’institutions académiques hyperpuissantes et archi-structurées, mais sans bénéficier- à la différence de la France – d’une valorisation culturelle du cinéma et de l’apport stratégique d’une critique de cinéma puissante et organisée. Ce n’est pas le lieu d’en faire ici l’histoire, qui serait passionnante à plus d’un titre – il faut aussi se souvenir que ce sont de ces départements cinéma d’universités américaines que sont sortis des Coppola, Scorsese, De Palma, Spielberg, Lucas et autres galopins promis à un avenir digne d’intérêt.

A survoler le thème des quelques 400 conférences, tables rondes et ateliers organisés du 17 au 21 mars, n’importe que observateur trouvera matière à sourire d’intitulés bizarres et de lubies professorales diverses. Mais à y regarder de plus près, on percevra une inquiétude sur les réalités du monde actuel, une disponibilité à de multiples angles d’approches de la réalité aussi bien que de l’histoire sociale, politique, des techniques. Qui a suivi la constitution de ce jeune domaine de recherche, surtout depuis la France, a pu s’agacer naguère du systématisme de certaines approches, notamment sur la base des cadrages théoriques par le sexe (Gender Studies) ou l’appartenance ethnique (Ethnic Studies, Post-colonial Studies), de manière souvent mécanique ou réductrice. Même si ces tropismes n’ont pas disparu, on perçoit aujourd’hui l’ouverture à des approches sensiblement plus nuancées, capables de mettre en question ces cadres de réflexion pour laisser place à une plus grande disponibilité aux films comme œuvres et comme produits de distraction. Dans un contexte de révolution technologique, de crise (pas seulement économique mais de modèle social et civilisationnel), de conflits internes qui ne cessent de se radicaliser et de mondialisation où le leadership américain est de moins en moins assuré, la production cinématographique américaine, mais aussi du reste du monde (notamment en Asie et en France), fait l’objet d’approches de plus en fines et complexes.

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Affluence pour la conférence d’un des meilleurs profs de cinéma des Etats-Unis, Dudley Andrew (Université de Yale): ou comment rendre nouveau et vivant un sujet académique aussi rebattu que l’adaptation littéraire.

C’est dans ce contexte que s’est notamment tenue une table ronde particulièrement réjouissante. Intitulée « Wrinting About Films », elle mettait face-à-face des interlocuteurs séparés par un très visible fossé générationnel : à la tribune, six grands professeurs de cinéma blanchis sous le harnais, dans la salle, une majorité d’étudiants. Les professeurs, tous également auteurs de nombreux ouvrages parmi ce que l’édition universitaire compte de plus respecté en la matière, et pour certains (David Steritt, Murray Pomerance) également critiques, se sont livrés à une attaque en règle contre les stéréotypes du discours universitaires sur le cinéma. Ces grands profs partaient de leur propre souffrance, d’avoir à lire des centaines de devoirs de leurs étudiants conformes aux lois de rédaction académiques, pour appeler de leur vœux originalité, invention de langage, capacité de changer les règles. Ces enseignants, qui tous ont fait partie des pionniers de la discipline, avaient l’air de docteurs Frankenstein conscients d’avoir enfantés des monstres. Remise en question d’autant plus délicate que face à eux les étudiants étaient plutôt demandeurs de procédés rhétoriques leur assurant la réussite aux examens que d’incitation à se rebeller contre le carcan.

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L’atelier “Writing on cinema” avec, à la tribune, David Steritt, William Rothman, Adrienne McLean, Lesley Stern, Murray Pomerance et Vivian Sobchack.

Les appels à la capacité de trouver une manière de s’exprimer à la fois en phase avec ce dont on parle (arrêter d’écrire de la même manière sur Murnau, sur Jia Zhang-ke et sur 24 Hours) et faisant place à la personnalité de l’auteur valaient comme critique générale de ce que l’expression universitaire dans son ensemble peut avoir de réducteur et de glacial. Mais en outre, les interventions soulignaient combien le cinéma, mieux que la plupart sinon tous les autres sujets, appelle et légitime cette parole plus instable, plus sensuelle, plus émotionnelle – qui ne réduit en rien la nécessité de la recherche, bien au contraire. Dans ce qui fut le bastion d’une scientificité de l’écriture sur le cinéma, par opposition à la fois à la vulgarité des columnists des grands médias et de l’approche « sensualiste » de la critique européenne, c’était grand plaisir d’entendre plaider cette cause avec beaucoup de verve et d’humour. Une cause qui est loin de ne concerner que les Américains, ni que les universitaires. Elle travaille par exemple un débat très français aujourd’hui en cours, celui de la place des arts (et singulièrement du cinéma) à l’école, alors que se trament des réformes où les décideurs paraissent pour l’instant bien loin de la préoccupation qui devrait être centrale. Et qui, c’était la grande idée défendue par les panélistes de Los Angeles, se résume par: on n’apprend bien que ce qu’on aime.

Le verbe « apprendre » étant bien sûr à prendre dans ses deux sens.

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Qui est mort à Kaboul?

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Le meurtre de Séverin Blanchet par les talibans le 21 février a brisé une vie toute entière vouée à la promesse d’un cinéma à réinventer chaque jour avec et par les autres. Cette mort menace aussi l’idée même d’une action où convergent l’exigence de l’art, la volonté d’apprendre et la pratique politique.

La plupart des dépêches et des informations qui ont rendu compte de l’attentat survenu à Kaboul le 21 février mentionnaient seulement qu’on comptait un Français parmi les victimes. Quelques une ajoutaient qu’il était réalisateur, et, rarement, donnaient son nom : Séverin Blanchet. En effet Séverin Blanchet était réalisateur de cinéma, et bien davantage. Depuis 30 ans, il était une des principales figures d’un travail immense et discret, où le cinéma est partie prenante d’un engagement où l’action politique, la rencontre attentive aux diversités du monde et le geste artistique ne connaissaient pas de séparation. Soit la démarche singulière des Ateliers Varan dont il a été, en 1981, un des fondateurs.

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C’était pour continuer ce travail qu’il se trouvait à Kaboul le jour où les Talibans ont attaqué l’hôtel où il habitait. C’est là que depuis 2006 il avait mis sur pied des ateliers de formation au cinéma documentaire avec et pour des Afghans. Cette structure avait déjà permettant la réalisation de 25 films : deux ateliers pour débutants ayant chacun donné naissance à dix films, puis un cycle de deuxième niveau dont étaient issus cinq courts métrages réunis par leur thème « Enfants de Kaboul ». Ces cinq films ont été présenté dans de nombreux festivals, dont celui de Cannes, ils ont été diffusés sur Ciné-Cinéma (et par la télévision afghane) et sont édités en DVD par La Huit. L’un d’entre eux, Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini, est visible sur Dailymotion

Images vives, tournées par des réalisateurs peu ou pas expérimentés mais dont la connaissance des lieux et des personnes ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives sur une ville où, aujourd’hui, les caméras pullulent, sans qu’on ait l’impression d’en avoir vu grand chose.

Avec le soutien de nombreux partenaires, et à son côté la maison de production La Huit, qui travaille à rendre viables de tels projets toujours aux limites de l’utopie, Séverin Blanchet était en Afghanistan pour préparer un nouveau cycle de cinq films, sur le thème « Les Rues de Kaboul ». Soit la mise en œuvre de la continuité d’une idée du cinéma forgée aux côtés de Jean Rouch, dont il fut un proche lors de la création du Laboratoire de réalisation à l’Université de Nanterre en 1969, ou il enseigna pendant 10 ans, puis lors de la créations des Ateliers Varan en 1981. Depuis, dans le monde entier, plus particulièrement là où les moyens techniques de l’audiovisuel sont difficiles d’accès, Varan organise des centaines de stages, bases d’une pédagogie entièrement fondée sur la pratique, sur les pratiques du cinéma documentaire (réalisation, image, son, montage).

Image 1C’est notamment au Brésil, et surtout en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Calédonie, que Séverin Blanchet aura personnellement développé un travail cinématographique où aider les autres à construire leur propre regard et construire le sien au contact des autres ne constitue qu’une seule et même démarche. En témoignent la liste interminable des stages de formations organisés, mais aussi le nombre de films de tous formats réalisés par Blanchet lui-même. Un hommage lui sera rendu dans le cadre du Festival International Jean Rouch le 28 mars prochain.

L’attentat suicide du 26 février ne visait pas personnellement  Sylvain Blanchet. Il semble qu’il aura été la victime collatérale d’une action destinée surtout à tuer des ressortissants indiens, qui résidaient dans un hôtel voisin. Il n’empêche : l’homme, l’activiste, l’artiste qui a été tué ce jour-là incarnait exemplairement une idée en acte du travail du cinéma, au risque hélas bien réel de l’état du monde où il se fait en même temps qu’à l’aventure de la construction de points de vue autonomes, originaux, avec ceux qui sont d’ordinaire privés de la possibilité de dire et de montrer comment ils voient le monde où ils vivent. Ce réalisateur et enseignant incarnait ce que tend à détruire tout fanatisme, tout obscurantisme, tout déni des autres érigé en système de pouvoir. Pour des raisons évidentes les projets à Kaboul sont aujourd’hui suspendus. Il serait dramatique qu’ils ne puissent reprendre, avec tous ceux qui avaient été réunis et mis en mouvement par cette initiative.

Séverin Blanchet est mort à Kaboul. Il importe que ce qu’il y faisait, et ce que cela représentait, continue de vivre.

Image 3Les Petits Musiciens de Kharabat de Waheed Nazir. La photo du début vient de Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini.

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Une belle histoire de fous

Sortie en salle aujourd’hui mercredi 10 mars 2010 d’un film de joie et d’émotion, Valvert de Valérie Mrejen. Un film qui est aussi une des manifestations d’une expérience exceptionnelle menée à travers toute l’Europe

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Ils sont assis sur les marches d’une terrasse, elle et lui. Ils parlent tranquillement. Mais pas vraiment l’un à l’autre. A qui ? A la personne qui les filme ? A nous, spectateurs ? A quelque interlocuteur imaginaire ? Le film, qui vient à peine de commencer, ne le dit pas. Il laisse juste flotter cette incertitude, ce léger trouble.

Après, nous, les spectateurs, en saurons davantage. Nous saurons qu’on se trouve dans l’hôpital psychiatrique Valvert, à Marseille, que les personnes que nous avons vues sont des patients, que ce lieu qui, lors de sa création il y a une quarantaine d’année,  portait les espoirs d’approches différentes de la prise en charge des malades mentaux est aujourd’hui rattrapé par les si contemporaines exigences sécuritaires et gestionnaires, ce couple fatal de la liberté pour le fric et de la contrainte pour les hommes qui est la Loi de notre début de siècle.

Nous devinerons, en écoutant et regardant des hommes et des femmes dont certains sont des malades, certains des médecins, certains des infirmiers, certains des employés qui s’occupent de la cafétéria, du jardin, de l’intendance, comment se nouent et s’interrogent les unes les autres des histoires, des imaginaires, des choix politiques, des peurs qui rendent fou, comme on dit. Des fous qui sont à l’hôpital. Et des fous qui n’y sont pas. Des fous qui décident peut-être parfois aussi de ce qui va arriver à l’hôpital.

Ce n’est pas une insulte, « fou ». Ni pour les uns ni pour les autres. Juste la manifestation de dérèglement divers, que l’environnement a du mal à prendre en charge, et qui peuvent, en cas de mauvaises réponses, nuire à tous, celui qui est fou et les autres.

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Elle filme tout ça, Valérie Mrejen, dans les couloirs de Valvert, avec son nom de clinique hitchcockienne et son décors méridional, plutôt avenant, pas du tout chic. Elle laisse advenir les paroles, les gestes. Parfois quelqu’un fait irruption dans le cadre, déclare quelque chose, balance une phrase. Parfois quelqu’un parle et on ne comprend pas les mots. On comprend alors mieux la qualité de l’écoute de celui ou celle qui lui répond. C’est simple, c’est rigolo – c’est vrai que c’est rigolo, des fois, les fous. C’est soudain bouleversant. Elle fait un film, Valérie Mrejen, on voit bien qu’elle se fiche éperdument de savoir s’il s’agit d’un documentaire ou d’une fiction, ceux qu’elle a trouvé à Valvert, qu’elle regarde, qu’elle écoute, sont des personnages. C’est à dire qu’elle les filme comme des personnages.

Certains reviennent souvent, d’autres n’apparaissent qu’une fois mais restent dans la mémoire bien après la fin du film. Il y a une femme très belle, et qui ne dit rien. Il y a le garçon qui voudrait bien jouer la pétanque, mais personne ne veut jouer avec lui. Il y a cette femme qui porte un amour irradiant à ce garçon en arrière-plan, flou à lier. Il y a le soignant en colère contre les tâches bureaucratiques qui ne laisse plus de temps pour s’occuper des pensionnaires. Il y a cette grille ouverte sur la rue, et du soleil.

Encore une fois, l’intelligence du cinéma rencontre le défi du monde de la folie. Encore une fois, après Deligny (Le Moindre Geste), Depardon (San Clemente), Wiseman (Titicut Follies), Philibert (La Moindre des choses), après l’admirable Elle s’appelle Sabine de Sandrine Bonnaire (liste non-exhaustive), une écoute, une sensibilité qui est à la fois travail éthique et désir de récit construit un jeu de distances, de lumières, d’émotions, qui donne à comprendre, à s’interroger soi-même, à rire et à s’effrayer. Valvert est une grande joie de spectateur.

C’est aussi une réponse singulière au sein d’un immense projet qui se met en place peu à peu à travers toute la France, et désormais dans d’autres pays d’Europe. Ce projet, initié par la Fondation de France, s’appelle « Les Nouveaux Commanditaires ».

C’est quelque chose qui, quand on en découvre l’existence, redonnerait espoir dans le monde d’aujourd’hui, ce qui n’arrive pas bien souvent.

Les Nouveaux Commanditaires sont nés de l’existence, de la part de personnes ou de collectivités auxquelles cette attente n’est pas d’ordinaire reconnue, envers des œuvres d’art. Il s’agit toujours de la présence d’œuvres d’art dans un contexte précis, un territoire, un lieu public (géré par des organes qui peuvent, eux, être publics, semi-publics ou privés) : une place de village, une école, un ensemble d’immeubles, des bains publics, etc. Quelque part quelqu’un a un problème, se dit que peut-être un artiste pourrait l’aider à résoudre ce problème, mais ne sait pas comment, ni à qui s’adresser. Pour Les Nouveaux Commanditaires, la Fondation de France a mis en place des médiateurs, qui étudient avec les personnes ou la collectivité demandeuse la nature du projet, proposent de rencontrer des artistes contemporains qui semblent pouvoir répondre à ce cas, se chargent de faire se rapprocher des rapports au réel et au symbolique (celui d’un  édile, d’une administrateur, d’e responsables associatifs, d’enseignants et celui d’artistes) à l’origine très éloignés. Ce sont aujourd’hui plus de 250 œuvres qui ont été créées dans ce cadre. La plupart, comme il est prévisible, relèvent des arts plastiques, de l’architecture, du design, parfois de la musique. Valvert est la première œuvre de cinéma commanditée dans ce cadre, par un groupe de médecins et de soignants de l’hôpital marseillais désireux de construire une autre représentation du fonctionnement du lieu où ils travaillent que ce qu’en donnent les rapports administratifs, ou même une description journalistique.

En artiste de cinéma, qui donne toute leur place au temps, à l’espace, aux rythmes, aux couleurs, aux sons, aux personnages, Valérie Mrejen répond exemplairement à la commande. Et prouve combien, par nature, une telle démarche, si elle provient d’une demande spécifique issue d’un groupe précis, par nature s’adresse à tous dès lors qu’elle se matérialise.

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Les lendemains de “La Jupe”

A propos des commentaires suscités par un précédent article sur La Journée de la jupe. Tentatives d’éclaircissement sur ce qu’il est légitime (selon moi) d’attendre d’un film.

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En écrivant sur slate.fr/projection-publique le texte « Le Noir fantasme de La Jupe » j’espérais bien susciter des réactions. En effet, j’avais été choqué par le consensus, à mes yeux complaisant et paresseux, qui avait accueilli ce film à sa sortie, à de très rares exceptions près. Mes espoirs n’ont pas été déçus. , et je remercie tous ceux qui ont eu envie d’intervenir. Même si cela a été, dans certains cas, pour tenir des propos inutilement agressifs, voire haineux – où ne s’entend que trop bien cette peur, source de violence, dont il me semble que le film se nourrit d’une manière que je trouve inadmissible. Exemplairement, toute la rhétorique des « fruits pourris », du « bon coup de balai », du « y a qu’à » – les mettre en prison, à l’usine ( !), les renvoyer ailleurs, si possible dans les espaces intergalactiques… Le tout agrémenté de l’insistant « c’était mieux avant ». Les noirs fantasmes de La Journée de la jupe, fantasmes qui ont dans le passé trouvés d’innombrables mises en œuvre ayant toujours abouti à des tragédies, sont partagés par nombre de nos concitoyens, dont plusieurs se sont exprimés à propos de l’article. Cela ne fait que conforter l’inquiétude que m’inspire le film.

Je suis critique de cinéma, je ne prétends à aucune expertise particulière dans le domaine de l’éducation, des banlieues, de la sécurité ou de l’immigration. Ce qui ne m’empêche pas de pouvoir, comme ancien élève, comme parent, et d’abord comme citoyen, exprimer mon point de vue. Il se trouve que je vis en banlieue (et pas une banlieue chic), que jamais de ma vie je n’ai pensé mettre ma fille dans une école privée, et que j’ai aussi travaillé, longtemps, avec des « jeunes de quartiers difficiles » (pour employer une expression elle-même lourde de simplification et de clichés). Mais si j’aurais préféré que les commentaires de mon texte évitent de me caricaturer sans me connaître, je ne me soucie pas de développer ici mes opinions sur des « sujets de société », qui ne sont pas la raison d’être de Projection publique. Je voudrais uniquement réagir sur le fait que La Journée de la jupe est un film, et sur les questions relatives au cinéma qui ont été soulevées par les commentateurs.

Pour être clair, je reprends les expressions utilisées dans ces commentaires, en espérant ne pas dénaturer le sens qu’y donnent leurs auteurs. De toute façon, ces formulations figurent sur slate.fr à la suite de mon texte, chacun peut donc s’y reporter pour les replacer dans leur contexte.

– Un film peut-il jouer un « rôle catalytique ou même exorciste » ? J’en doute. J’ai beau chercher, je ne vois guère d’exemple – et je ne crois d’ailleurs pas du tout à cette invention qu’on appelle à tort « catharsis », en faussant gravement le sens de ce mot.

« Le film cherche à faire réfléchir ». Un film peut-il faire réfléchir ? Assurément oui. Est-ce le cas avec La Journée de la jupe, est-ce au moins l’objectif de celui-ci ? Il me semble que non. Au contraire, j’y vois la construction de situations dramatiques et de rapports entre les spectateurs et les personnages tels que tout est verrouillé d’avance, qu’il n’est ouvert la possibilité d’aucune interrogation personnelle. Tout l’effort du scénario, de la réalisation et de l’interprétation porte au contraire sur le fait d’imposer en permanence une réponse réflexe chez les spectateurs.

– J’aurais « oublié qu’un film, en soi, n’a rien à voir avec la morale. L’art ne s’occupe pas de morale…C’est un film qui est purement émotionnel comme la plupart des films que choisit Adjani… ». Mon point de vue est diamétralement opposé, je crois (à la suite de très nombreux penseurs de bien plus haut niveau que moi) qu’il y a toujours une dimension éthique dans la construction d’un regard. Et que précisément le regard que ce film construit sur ses personnages, et sur le monde dont il s’inspire, donc aussi le regard que ce film cherche à construire chez ses spectateurs, est éthiquement inadmissible.

« ce qui est très révélateur dans votre article, c’est de parler de pulsion forcément “nauséabonde” ». Je n’ai jamais dit que toute pulsion était nauséabonde. Mais que celles sur lesquelles le film fonctionne le sont. Un film, comme toute œuvre d’art, s’adresse d’abord à nos émotions. C’est à partir d’elles qu’il rend possible, ou au contraire travaille à rendre impossible la construction d’une réflexion, qui est d’abord construction de soi-même dans son environnement. C’est cela, le véritable sens du mot « catharsis » (et pas je ne sais quelle purge). Ce qui est nauséabond, c’est de travailler de cette manière particulière, en cherchant à enfermer le public dans ses pulsions de peur, de haine et de rejets, d’une manière qui ne laisse aucune chance d’en faire quelque chose pour soi.

– « Le personnage d’Adjani n’est pas haineux: elle pète un plomb à force d’être poussée à bout. C’est très différent… Votre discours est très très démagogique, moralisateur… » Nous sommes d’accord, ce n’est pas le personnage d’Adjani qui est haineux, c’est le film lui-même. Ce n’est pas parce qu’il essaie de poser des questions éthiques que mon discours deviendrait moralisateur : je ne me réfère à aucune doctrine morale. Réclamer qu’un film aide à réfléchir plutôt que d’enfermer dans les instincts les plus bas est pour moi l’exact opposé de la démagogie.

« j’aurais plutôt tendance à défendre ce film, qui procure volontairement un véritable électrochoc. » J’ai pour ma part la plus grande méfiance envers les électrochocs. En général, l’étape d’après c’est l’ablation du cerveau. Il n’y a pas de problème à susciter un choc émotionnel, c’est ce que cherche à faire toute œuvre d’art. Mais tous les chocs ne se valent pas, certains anesthésient la pensée, d’autres la suscitent.

– « Le film, dans la réaction du professeur, n’est un évidemment qu’une sorte de parabole pour nous montrer que la violence de certains jeunes gens qu’on appelle en langage courant des voyous n’a pas de limite si ce n’est la violence susceptible de pouvoir leur être opposée. Et la seule légitimité de la violence susceptible de leur être opposée, c’est la nécessaire violence de l’état dans un état de droit. La violence de l’individu, même poussé à bout, ne pouvant mener qu’au drame comme le montre l’épilogue du film. » Voici en effet un très bon résumé du film, qui met en évidence son côté mécanique implacable. Qui montre combien l’application d’emblée d’un mot, « voyou », décide de tout ce qui doit arriver ensuite (« pas de limite si ce n’est la violence susceptible de pouvoir leur être opposée »). Qui oublie juste de dire que la violence de l’Etat est figurée par une escouade de tireurs commandée par un officier qui considère d’emblée que la seule solution est de tirer dans le tas. Oui le film impose une réaction « tout sécuritaire », sans laisser ouverte d’autres options – notamment en ridiculisant le médiateur joué par Podalydès, et en ne donnant aucune chance aux personnages de parents.

« ce qui se passe dans les banlieues, croyez-moi, et c’est loin d’être un “ensemble homogène constitué de jeunes victimes d’un état français raciste.” C’est évidemment bien plus complexe que ça, ce qu’un film comme “La Haine” avait déjà bien montré avant ». Je partage pour une bonne part votre avis sur La Journée de la jupe, mais pas sur La Haine. A mes yeux, ce film ne montrait en rien la complexité de la situation dans les banlieues, du fait de son désir de spectaculaire. Son leitmotiv, «Pour l’instant tout va bien », servait à susciter la certitude d’une issue violente, qui dramatisait le scénario en fonction de ses intérêts en termes de show plutôt qu’il ne prenait en considération la réalité. Il existe heureusement d’autres films situés dans les banlieue autrement attentifs aux complexités, et pourtant sans complaisance envers ce qui s’y passe. Je songe notamment à Etats des lieux de Jean-François Richet et Patrick Dell’Isola, à Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe de Rabah Ameur Zaimeche, à Douce France de Malik Chibane, Bye-bye de Karim Dridi, à L’Esquive d’Abdellatif Kechiche… Et bien sûr, selon une autre approche, Entre les murs faisait lui aussi place à une complexité, loin de cadrer une réponse univoque.

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Le noir fantasme de la Jupe

Le César à Isabelle Adjani pour son rôle dans La Journée de la jupe résonne d’inquiétante manière dans l’actualité récente.

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Un film sous le signe de la peur

Isabelle Adjani a donc, comme prévu, reçu le César de la meilleure actrice pour La Journée de la jupe. Ce qui ramène sur le devant de la scène ce film qui eut un écho certain à sa sortie en mars 2009, alors même que de récents événements attirent à nouveau les projecteurs sur la sécurité dans les établissements scolaires. Après l’agression d’un élève au lycée Adolphe-Cherioux de Vitry-sur-Seine, le mouvement des enseignants dénonçant la dégradation des conditions d’enseignement, principalement du fait des diminutions d’effectifs imposées par le gouvernement, a occupé, à bon droit, le devant de l’actualité. La parole officielle, organisée, des enseignants explicite des responsabilités, formule des questions argumentées.

Il en va tout autrement du film de Jean-Paul Lilienfeld, qui aura, lui, pris la forme d’un cri de rage faisant office de symptôme, symptôme terriblement inquiétant d’un double refoulement. Le succès du film est en effet, entre autres, le fait d’enseignants, qui se sont retrouvés dans le geste incroyablement violent du personnage joué par Adjani, braquant ses élèves avec une arme à feu et les prenant en otage. Toute la construction dramatique du film est conçue pour garder le public de son côté, rendre « compréhensible » son geste, voire légitime la violence qu’elle libère contre les sauvageons qui la persécutent et foulent aux pieds les valeurs  de la République dont elle est à la fois le produit, le garant et supposément le passeur.

Le « ouf » de soulagement et de gratitude d’un portrait à charge aussi violent contre des adolescents « issus de l’immigration », des noirs et des arabes donc, que le film a suscité chez tant de spectateurs, sonne comme la libération d’un double blocage. Le premier aura été celui de ne pouvoir dire la peur, sinon la haine, ressentie envers les jeunes. Le second concerne le sentiment d’être incompris des représentants du pouvoir, politique, administratif et médiatique, pouvoir officiel qui bloque la possibilité de manifester de tels sentiments. La Journée de la jupe a permis cette double « libération ». Contre les élèves, qui « méritent » de se faire braquer, et ne l’auront pas volé s’ils finissent avec une bastos en pleine tête, et contre les piliers du politiquement correct, qui empêchent que s’exprime ce malaise violent des enseignants confrontés à des obstacles souvent insurmontables dans les termes dans lesquels ils sont en fait ressentis : c’est de la racaille, ils mériteraient un bon coup de karsher, ou de flingue.

la-journee-de-la-jupe-41884Les élèves enfin à leur place (fantasmée): en tas au sol, comme une grosse flaque d’excréments

Les spécialistes du monde l’enseignement connaissent ces blogs où des profs laissent s’exprimer leurs peurs, et leur agressivité contre leurs élèves – ces blogs sont anonymes : les professeurs n’ont pas le droit d’exprimer en leur nom leur avis sur leurs élèves, et ce qu’ils aimeraient leur infliger.  Le Journée de la jupe, symptôme franchement dégoûtant d’une maladie hélas bien réelle, n’aide en rien à comprendre quoi que ce soit, ni du côté des enseignants, ni du côté des élèves, ni à propos du système d’enseignement en général. Le film se contente de refléter avec complaisance des pulsions nauséabondes, qu’il n’est jamais souhaitable de dissimuler (loin de les faire disparaître, cela ne peut que les exacerber), mais sans ouvrir la plus petite possibilité d’une réflexion, ou de l’hypothèse de construire une place pour soi (qu’on soit enseignant, élève, parent, ou simplement citoyen). La Journée de la jupe est un film de haine prenant le parti de certaines victimes contre d’autres victimes, soit le principe même de la pire démagogie, celle qui stigmatise toujours des faibles comme exutoires des malheurs d’autres faibles.

Bien sûr, et fort heureusement, ce fantasme n’est pas celui de tous les enseignants, y compris ceux qui éprouvent de la peur en se rendant dans leur classe. Les nombreux entretiens avec des professeurs et autres personnels éducatifs témoignent au contraire d’une grande diversité de réaction, et d’innombrables tentatives de trouver des éléments de réponses dans ce contexte catastrophique. Quant à Isabelle Adjani, qui a su à plusieurs reprises prendre position avec courage contre les injustices, elle se retrouve ici, sans paraître s’en rendre compte, au service d’une bien sinistre entreprise.

À LIRE ÉGALEMENT SUR LES CÉSARS: Ce qu’il faut retenir de la 35e cérémonie des césars; La soirée de la robe et Pourquoi je n’ai vraiment pas aimé La Journée de la Jupe

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