Le livre Nanouk et moi de Florence Seyvos , qui vient de paraître aux éditions L’Ecole des loisirs, réussit a raconter le plus simplement du monde les enjeux les plus profonds du cinéma. Qu’il s’agisse d’un « livre pour enfant » empêchera sans doute qu’on y prête l’attention qu’il mérite.
C’est un livre pour enfants. Un très bon livre. C’est quoi, un bon livre pour enfants ? Un bon livre que tout le monde peut lire. Est-ce qu’Alice au Pays des merveilles ou L’Ile au trésor sont des livres pour enfants ? Oui, cela fait partie de leur importance.
C’est un petit livre, par la taille, le nombre de pages, la manière modeste de s’adresser au lecteur, le nombre peu élevé de personnages – quatre, et quelques comparses. C’est un petit livre qui raconte une grande histoire, un beau livre qui raconte simplement une histoire très compliquée.
Quelle histoire ? Celle de ce qui nous fait peur, de comment chacun se fabrique des rêves avec des émotions, des souvenirs, des mélanges d’événements compris, incompris, à demi compris. Ce qui arrive à tout le monde, et en particulier au personnage principal du livre, Thomas, qui est aussi le narrateur. Il est un petit garçon de 8 ou 9 ans. Comme il fait beaucoup de cauchemar, sa mère l’a emmené chez un médecin qui s’occupe des cauchemars. Dans le livre il s’appelle le docteur Zblod. Thomas explique au docteur Zblod qu’il fait des cauchemars à cause d’un film qu’il aime énormément, Nanouk l’eskimo de Robert Flaherty, parce qu’il sait que Nanouk est mort peu après la fin du tournage du film dans le Grand Nord canadien, en 1921. Il le sait puisque c’est écrit sur un carton au début du film, que le petit garçon regarde souvent sur un DVD qu’il range sous son lit.
Nanook, le héros et l’acteur du film de Robert Flaherty, son ami
Les quatre personnages principaux du livre sont Thomas, le Docteur Zblod, Nanook et Flaherty, même s’il y a aussi les parents de Thomas, ses camarades de classe et sa maître, la femme, les enfants et les chiens de Nanouk. Le livre, Nanouk et moi, est une sorte d’enquête, d’exploration plutôt. Guidé par le médecin, le narrateur s’aventure dans le film, dans ce qu’il met en branle chez lui. C’est drôle et grave. Le titre d’un des chapitres du livre, « Un tout petit feu dans l’igloo », décrit une situation du film, mais surtout un esprit, un rapport à la réalité et à la fiction qui sont, par des chemins différents, à la fois celui de Robert Flaherty filmant Nanouk 16 mois durant et celui de Florence Seyvos racontant l’aventure de Thomas au pays de ses angoisses.
Drôle et grave, le livre est aussi une façon claire et attentive de permettre de comprendre ce qui se joue dans le rapport de chacun avec les films, selon cette ligne de crête que presque personne ne veut reconnaître et qui est la ligne où culminent ensemble la réalité et l’imaginaire, le présent et le passé cousu ensemble par la machine d’enregistrement du cinématographe. C’est comme ça depuis toujours. On dirait qu’on n’y peut rien, mais si. On peut faire des films comme Nanouk, des livres comme Nanouk et moi. Déjà, à l’époque où Flaherty, après avoir passé tant de temps aux côtés des Inuits (et ce n’était pas sa première expérience, ni même son premier tournage) avait montré ce film que la rencontre de Nanouk et des siens lui avait inspiré, il y avait eu des reproches. Les bons esprits qui ne comprennent rien au cinéma, et je crois pas grand chose à non plus à la vérité, s’était fort inquiété de celle de ce documentaire alors que des scènes avaient été préparées, d’autres tournées à plusieurs reprises, ou composées à partir de plans réalisés à des moments différents. Comme si c’était le problème. Souvent dans les histoires du cinéma on parle de nanouk comme du premier documentaire, ce qui ne veut à peu près rien dire – le premier de tous les films, La Sortie des usines Lumière, est déjà un documentaire, et c’est aussi déjà une fiction. Nanouk fut bien, en revanche, l’occasion d’un des premiers grands débats sur « l’authenticité » de l’enregistrement cinématographique. On n’en est toujours pas sorti.
La pêche au phoque, dont on sait qu’elle a été mise en scène (d’ailleurs ça se voit), n’en est pas moins “vraie”
Pourtant on sait mieux à présent où se situent les véritables enjeux du travail du cinéma, surtout si on s’épargne cette séparation entre documentaire et fiction qui, si elle n’est pas entièrement sans raison, produit plus de malentendus et d’incompréhension qu’elle n’apporte d’éléments de compréhension.
Florence Seyvos est écrivain – elle est l’auteur de livres dont certains sont dits « pour enfants » (une dizaine à L’Ecole des loisirs, et Comme au cinéma chez Gallimard), et d’autres non (Gratia, Les Apparitions, L’Abandon, aux éditions de l’Olivier). Elle connaît bien le cinéma. Pas seulement parce qu’elle écrit aussi des scénarios, notamment avec Noémie Lvosky. Parce qu’elle comprend de l’intérieur ce qui se joue dans le processus même du cinéma. Et combien il est appel à la parole, pour que chacun puisse élaborer, pour lui-même, ce que cette machine à garder sous forme de récit des traces de réalité lui fait. Voilà l’aventure de Thomas. Cette aventure à un nom, un beau nom ancien, mais on dirait que personne ne s’en souvient. Parce que depuis les sots ont transformé le sens de ce mot : catharsis, pour en faire une sorte de purge magique. Mais la catharsis comme l’avait conçue celui qui a mis au point son sens, Aristote, n’était ni purgative ni magique. C’était ce processus intérieur où la parole joue un rôle essentiel, qui à son époque trouvait son soutien dans la tragédie, et qui reste un des principes actifs de ce qu’une bonne vingtaine de siècle plus tard la psychanalyse a su mettre en forme de manière plus codifiée.
Une famille inuit, ça ouvre des perspectives
Bien sûr, comme Nanouk et moi est un livre pour enfants, on n’y parle de cette manière. C’est encore mieux ainsi. Mais quand son livre est fini, Florence Seyvos ajoute une page pour expliquer à ceux qui s’en inquièteraient (des adultes plutôt que les enfants, me semble-t-il), quelques choix, par exemple d’avoir écrit « eskimo » plutôt que « esquimau », et quelques références. Parmi celles-ci, elle mentionne à juste titre La Chambre claire de Roland Barthes, et la manière dont y est mis en évidence le pont particulier entre les morts et les vivants, le passé et le présent que permet la photographie. Elle aurait pu (mais on voit bien qu’elle n’a pas envie d’en rajouter dans les références), ajouter André Bazin. On pourrait presque dire que Nanouk et moi répond à la question qui sert de titre au grand ouvrage de Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? Surtout, dans la relation entre un petit garçon parisien d’aujourd’hui inventé par une écrivain, un cinéaste ethnologue et un chasseur de phoques du début du 20e siècle, se rejoue le mystère que Bazin avait si bien mis à jour danun de ses plus beaux textes, « Mort tous les après-midi ».
Dans le livre, il y a une phrase de Thomas que j’aime beaucoup, je vous la donne en plus : « Je trouve que c’est impoli de demander à sa femme de mâcher ses bottes ». Hmmm.
[…] Projection Publique » Un tout petit feu dans l’igloo https://blog.slate.fr/projection-publique/2010/02/12/nanook-et-moi/ […]