Quand présenter les films de Robert Bresson dans la capitale libanaise se révèle l’occasion d’en découvrir les enjeux contemporains les plus brûlants.
Il y a de par le monde des escouades de gens enthousiastes, déterminés, laborieux, qui construisent jour après jour la possibilité de rencontres entre des personnes et des œuvres. Les motivations ne sont pas toujours les mêmes, ni les difficultés qu’ils affrontent – mais ces difficultés sont toujours immenses. Je m’honore d’en connaître un assez grand nombre, je me réjouis qu’il en existe d’autres que je n’ai pas encore eu la chance de croiser.
Peu sont aussi actifs, efficaces et généreux que le groupe qui a créé et qui fait vivre à Beyrouth la salle Metropolis, organisant projections, rencontres et débats, distribuant des films qui sans eux n’auraient pas accès aux écrans libanais, accueillant scolaires et universitaires, travaillant avec d’autres groupes plus particulièrement dédiés aux arts plastiques, à la musique, à la littérature, aux nouveaux médias. Le 1er juillet 2006, un groupe de huit activistes de l’action culturelle réunis autour de la belle et énergique Hania Mroué, ouvrait cette salle utopique dans le paysage sinistré de la cinéphilie libanaise. Le 2 juillet, l’aviation israélienne bombardait le pays, et le cinéma devenait refuge pour les victimes de l’attaque. Il le resta tant que dura la guerre, puis put enfin commencer son travail. Trois ans plus tard, le Metropolis a quitté le quartier de Hamra pour celui de Ashrafiyeh, il dispose à présent de deux belles salles, d’un foyer avec un bar et d’une petite librairie.
C’est là qu’à l’invitation de Hania et de ses amis, dont les cinéastes Joana Hadjithomas, Khalil Joreige et Ghassan Salhab, je suis venu présenter quelques un des films de l‘intégrale Robert Bresson organisée avec le soutien décisif du Centre culturel français. Moi aussi, comme tout le monde, j’aime bien dire du mal de nos institutions. Et moi aussi, plus que beaucoup, je m’inquiète des réductions drastiques de moyens dont souffrent notamment ceux qui sous l’égide de la diplomatie, se démènent pour accompagner les projets culturels dans le monde entier. Alors je peux aussi dire que, dans des difficultés croissantes, il y a encore sur place beaucoup de gens qui font un travail admirable, peu ou pas reconnu. A Beyrouth, entre autres.
Jany Holt dans Les Anges du péché
Trois soirs de suite, devant des salles combles, j’ai donc présenté les trois premiers longs métrages de Bresson, Les Anges du péché, Les Dames du Bois de Boulogne, Le Journal d’un curé de campagne, exactement le genre d’œuvres que des bons esprits sûrs d’eux-mêmes réputent aujourd’hui incapables d’attirer un public. Une majorité de très jeunes gens composait ces publics, et celui qui a participé à la conversation d’une 1h30 à propos de l’œuvre de Bresson que j’ai eu avec Ghassan Salhab, cinéphile émérite autant que cinéaste important.
Bresson à Beyrouth… Je n’y avais pas du tout songé en venant. J’irais n’importe où parler des films de Robert Bresson. Et chaque fois que je le pourrai je répondrai à une invitation des amis de Metropolis. Alors pour Bresson, c’était une évidence. C’est seul sur la scène à l’orée de ces trois œuvres dont deux ont un rapport explicite à la religion, et à propos d’un cinéaste dont la foi fut un puissant moteur de son inspiration, que j’ai réalisé combien parler de Bresson au Liban, au Moyen-Orient, prenait une dimension particulière. Dans ce pays et cette région où la religion est au cœur de conflits toujours actifs, conflits sanglants dont les traces matérielles et les effets psychologiques demeurent si sensibles, conflits toujours prêts à s’embraser, évoquer les thèmes religieux à partir de l’œuvre de Bresson peut sembler délicat, ou en porte-à-faux.
C’est en percevant les réactions des spectateurs, en dialoguant avec eux qu’il m’a semblé au contraire que cela était d’une pertinence inattendue. Que montrer Bresson dans un tel environnement n’était pas seulement permettre la découverte de chefs d’œuvre de l’art cinématographique, mais ouvrir, un tout petit peu, la possibilité d’autres relations à l’invisible, à ce qui émeut et transporte les êtres humains face à l’instrumentalisation des textes sacrés de toute obédience, et du sacré lui-même, au service d’intérêts financiers, claniques et politiciens.
Claude Laydu dans Le Journal d’un curé de campagne
Et dans cette ville où comme presque partout dans le monde les intégrismes gagnent du terrain, où la répression des corps et du désir s’intensifient, c’était montrer l’évidence de la connivence entre les aspirations spirituelles les plus hautes et la capacité à ressentir et à partager les ondes de la sensualité, cette chair palpitante des femmes, des hommes, du monde lui-même, qui est le matériau du cinématographe de Robert Bresson.
Je crois que nous l’avons réalisé ensemble, ces spectateurs dont certains étaient musulmans – dont des femmes voilées -, certains chrétiens, certains athées, les organisateurs et moi. C’était d’autant plus beau qu’à l’évidence là se joue la véritable raison du long combat de ceux (celles surtout) qui font vivre le Metropolis.
Combat d’amoureux du cinéma, bien sûr, mais combat politique d’abord et in fine, qui sait qu’aujourd’hui c’est par les détours de ces rapports à la fois inspirés et matériels au monde que se peuvent encore déjouer les idéologies identitaires et d’exclusion, celles qui tuent chaque jour au Moyen-Orient et ailleurs, au Moyen-Orient plus qu’ailleurs. Eux, qui travaillent là-bas tous les jours, entre indifférence et hostilité de leur gouvernement et des grands médias, se garderaient bien de phrases aussi pompeuses et générales que celles que j’écris ici. C’est précisément pourquoi, moi qui ne risque rien, je décide de les écrire, dans l’avion qui me ramène à Paris.