Passionnante exposition que celle organisée actuellement, et jusqu’à cet été au Musée du Quai Branly, sous l’intitulé « La Fabrique des images ». Passionnante, instructive, agaçante à certains égards, stimulante surtout.
Rêve de deux hommes Paddy Jupurrurla Nelson, Yuendumu (Australie)
L’exposition a été conçue par l’anthropologue Philipe Descola, l’auteur d’un des plus beaux livres d’ethnographie qui se puisse lire, Les Lances du crépuscule (Plon, Terre humaine, réédité chez Presses Pocket). Elle met en scène avec une clarté convaincante les conclusions d’une longue méditation du chercheur sur les grands modes de représentation auxquels recourent les humains, selon leurs conceptions du monde et de leur place dans ce monde. Ce sont ces modes de représentation dont Descola explicite la nature et le fonctionnement dans son maître-ouvrage, Par-delà nature et culture (Gallimard).
Masque Maou (Côte d’ivoire)
Philippe Descola est parvenu au classement des images en quatre grandes catégories. Ce classement est fondé sur un rapport différent entre les humains, le reste du monde matériel, et éventuellement les forces invisibles. Chacun de ces rapports, qu’il nomme « naturaliste », « animiste », « totémique » et « analogique », définit, à travers la relation aux images, la manière dont les hommes comprennent leur appartenance au cosmos (1). Parmi ces quatre grandes approches, seule celle qui prévaut en Occident (mais qui désormais tend à dominer la planète), le naturalisme, se fonde sur une séparation entre nature et culture.
Les cartels qui introduisent l’exposition sont d’une louable lisibilité, et la mise en espace des dizaines d’objets réunis à l’enseigne de la Fabrique des images privilégie la pédagogie sur la recherche d’effet, tout en permettant d’éprouver la richesse des ces autres rapports au monde réel et imaginaire que ceux auxquels nous sommes accoutumés. Logiquement, ces objets relèvent de statuts différents, certains ont, dans notre culture, statut d’œuvres, d’autres sont d’ordinaire perçus comme objets votifs, ou encore d’usage quotidien. Sans la formuler, leur présence simultanée suggère une réflexion sur le statut des masques, tableaux, colliers, dessins, films ou éléments de mobiliers ainsi exposés. Cette interrogation, qui habite tout le Musée Branly (et d’ailleurs, d’une manière ou d’une autre, tout musée), est dans cette exposition intensifiée par la présence simultanée d’œuvres issues de la peinture occidentale classique, et de documents scientifiques sur différents supports, notamment vidéo, en dialogue avec les objets que nous considérons comme ethnographiques.
Outarde femelle. Terre d’Arnheim
La réinscription commune de ces objets hétérogènes dans le questionnement de l’ensemble de l’exposition (quel rapport aux hommes, aux êtres vivants et inanimés, réels et imaginaires, traduisent les régimes d’image inventés par les humains, de la préhistoire à aujourd’hui et sous toutes les latitudes ?) suscite un autre regard aussi bien sur une toile de maître hollandais que sur la statue d’ homme-requin du Bénin, sur une coiffe de plumes venue du Mato Grosso ou les extraordinaires masques asymétriques de Malaisie ou d’Alaska.
L’unique motif d’agacement lors de la visite tient au caractère sinistre du lieu. « La Fabrique des images » n’en est pas la première victime, de précédentes expositions à Branly ont elles aussi pâtit de l’ambiance sépulcrale qui y règne. Mais la beauté vive des objets présentés et la dynamique suscitée entre elles par la conception d’ensemble rend d’autant plus dommageable l’atmosphère de ces salles-grottes où règne une oppressante ambiance marron foncé.
Masque à transformation Nuxalk (Amérique du Nord)
Heureusement que le catalogue (La Fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation. Sous la direction de Philippe Descola. Somogy/Musée du Quai Branly), en regard de textes de très haute tenue, donne à voir – une fois n’est pas coutume – les œuvres exposées dans de meilleurs conditions que ce que permet leur présence réelle dans les vitrines. Il manque, hélas, dans l’ouvrage, les éléments audiovisuels de l’exposition, dont le montage des sublimes petits films réalisés par Etienne-Jules Marey et ses assistants, et, tout aussi beau et moins connu, la visualisation en imagerie à résonnance magnétique de deux événements advenant dans le cerveau humain : la mise en image de l’activité cérébrale d’une personne en train de lire, et celle de la survenue d’une idée (un grand moment, à présenter au Festival de Cannes !).
Bien entendu, si la visite de La fabrique des images est si stimulante, c’est à la fois par les beautés immédiatement perceptibles des objets exposés, par la pertinence de la proposition théorique ici mise en scène, par les perspectives qu’elle ouvre et par l’incitation à en débattre. Une si vaste proposition d’ensemble ne saurait aller sans appel à poursuivre les interrogations. Du moins il faudrait être bien mal intentionné pour croire Descola si naïf qu’il réduirait toutes les images à ces quatre catégories, et prétendraient que celles-ci définissent la totalité des représentations de manière figée. Ce qu’il propose est un schéma directeur, une sorte d’outil de navigation, aussi juste et aussi abstrait que la Rose des vents était une inscription fixe et spatialisée du plus mouvant des phénomènes physiques. Un « Rose des images », en quelque sorte.
L’exposition fait place à des documents de toutes natures, il n’empêche que son approche la mène à associer systématiquement les procédures de représentation des sociétés contemporaines uniquement à ce que Philippe Descola nomme le naturalisme. La question se pose pourtant de la manière dont des techniques élaborées dans un contexte culturel marqué par une certaine conception de l’image, la « nôtre », sont susceptibles d’être travaillées par d’autres conceptions dès lors que ces techniques sont appropriées par des gens issues d’autres cultures. La question vaudrait pour les utilisations de la peinture par des sociétés différentes – par exemple ce que nous appelons l’ « art naïf » de Haïti.
Et la question vaut pour la possible résurgence, dans nos sociétés, de survivance ou d’effets de contamination des autres régimes de représentation. Les arts plastiques occidentaux ont convoqué, parfois explicitement (du japonisme à l’art nègre, des mandalas aux dessins aborigènes) des sources graphiques venues d’autres civilisations, et ils ont cherché à élaborer d’autres relations au réel et à l’imaginaire que la bonne vieille mimesis – c’est même l’essentiel de l’art pictural. Il est d’ailleurs évident que ces rapports au monde ne nous sont pas absolument étrangers, même s’ils ne guident pas notre comportement et nos croyances : sinon les objets exposés au Musée Branly ne nous toucheraient en rien, resteraient de simples curiosités formelles, chromatiques, ou de purs objets d’études.
Cette question de la possibilité d’autre modalités de la représentation que selon le schéma naturaliste se pose singulièrement, et avec une particulière acuité, pour le cinéma, aujourd’hui mode d’expression utilisé dans le monde entier. Nous savons depuis Flaherty et Jean Rouch (et Painlevé) qu’il n’y a en la matière aucune raison de tracer une ligne de séparation entre usages « scientifique » et « artistique » de la caméra. Mais il ne suffit pas non plus qu’un aborigène d’Australie ou un Tarahumara s’empare d’une caméra pour qu’il en fasse un usage radicalement différent. L’hypothèse est pourtant dès lors ouverte qu’il le fasse. Ce qui, entre autres, met à l’épreuve la puissance des requisits idéologiques contenus dans la matérialité même de l’outil, outil qui n’est jamais entièrement neutre, comme on le sait depuis longtemps, comme Jean-Louis Comolli l’a si bien expliqué à propos des outils du cinéma dans la série d’articles « Technique et idéologie » récemment réédités (Cinéma contre spectacle. Editions Verdier, 2009).
A cet égard, la typologie de Philippe Descola invite à rechercher dans l’histoire du cinéma des œuvres qui auraient, au moins en partie, échappé à la conception naturaliste dont le cinéma semble pourtant mécaniquement l’instrument le plus efficace. Je ne pense pas tellement ici aux hypothèses surréalistes, qui mènent, dans les meilleurs cas, un combat contre l’empire du naturalisme, mais selon des règles qui s’en inspirent pour les contredire. Les réalisations « oniriques », « formalistes », « géométriques » ou « expérimentales » qui scandent l’histoire du cinéma sont les manifestations de ces révoltes contre un ordre de la représentation archi-dominant. Sans en sous-estimer l’importance, de longtemps reconnue comme partie prenante de l’histoire des avant-gardes, c’est à une autre approche, envisageant la possibilité de plonger dans des sources archaïques, qu’incite l’exposition du Quai Branly.
Parmi de rares mais puissants exemples, on peut citer l’œuvre de Glauber Rocha, habitée par les rapports magiques si actifs au Brésil, notamment ceux du Candomblé. Ses films (à la différence de ceux de ses collègues et amis du cinéma novo) peuvent à bon droit être tenus pour la quête d’une construction d’images (et de sons) fondée sur un autre rapport au cosmos, non naturaliste. Plus récemment, les films d’Apichatpong Weerasethakul, surtout Tropical Malady et Vampire, inventent la possibilité d’un cinéma animiste, d’une bouleversante beauté. Tandis que les réalisations de Lisandro Alonso, La Libertad, Los Muertos et Liverpool, sont portés par une sensation du monde qu’on pourrait à bon droit rapprocher de ce que Descola appelle « analogique ».
Au hasard Balthazar de Robert Bresson
Mais il n’est pas indispensable d’aller aux antipodes pour rencontrer de telles approches non-naturalistes. Paradoxalement, c’est le cas de grands cinéastes chrétiens comme Carl Dreyer, et surtout Robert Bresson, dont les choix de mise en scène, et notamment les cadrages, mettent en valeur l’intensité d’une présence égale dans un visage, une autre partie du corps humain, un animal, une branche d’arbre. Il s’agit de l’application du grand principe bressonien, et clairement de type « analogique » TOUT EST FACE.
Antichrist de Lars von Trier. Trouble Every Day de Claire Denis
Plus près de nous dans le temps, on retrouvera des approches comparables, par exemple dans le récent film de Lars von Trier, le merveilleux et si mal compris Antichrist – où se mêlent des éléments animistes et des éléments analogiques. C’est aussi vrai, quoique par des voies très différentes, des films de Claire Denis, où ne cessent de se tisser des liens de co-existence efficace, de similarité essentielle entre des êtres que nos catégories intellectuelles rangent dans des cases étanches. Sur le terrain des aventures du cinéma aussi, de ce qui s’y invente aujourd’hui de plus créatif et de plus troublant, « La Fabrique des images » est une très stimulante rencontre.
1) Dans un entretien au Figaro du 19 février, Philipe Descola définit ainsi les quatre approches : « L’animiste croit que les objets ont une intériorité semblable à celle des humains. Ils divergent seulement par leur corps, on peut donc communiquer avec eux. Les masques inuits, par exemple, servent ainsi de médium aux chamans pour devenir ours ou oiseau. À l’inverse, le naturaliste croit que seul l’homme possède un esprit. Notre Moyen Âge et surtout la Renaissance ont sur cette base inventé la notion de sujet. Des retables aux tableaux, les figures se sont de plus en plus humanisées, avec des expressions d’une psychologie toujours plus fine. Troisième manière de voir, le totémisme est l’idée qu’on partage des éléments moraux et physiques entre humains et non-humains. Certains totems australiens, par exemple, sont des êtres originels, doués de certaines caractéristiques morales ou physiques, d’où peuvent descendre indifféremment hommes, animaux, plantes, rochers, rivières…Enfin, à l’opposé, «la pensée analogique affirme que tous les éléments du monde sont singuliers mais qu’ils peuvent se relier par correspondances. Ce type de pensée se repère aussi bien dans notre Moyen Âge qu’en Afrique de l’Ouest, en Extrême-Orient ou dans les Andes. »
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La découverte d’un film réalisé sur le tournage du chef d’oeuvre d’Alain Resnais témoigne à plus d’un titre des audaces d’une époque désormais lointaine.
Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad
En 1960, Alain Resnais tourne dans deux châteaux près de Munich L’Année dernière à Marienbad, d’après un scénario d’Alain Robbe-Grillet. Une des actrices, Françoise Spira, filme avec sa caméra super-8 ce qui, sur ce tournage, attire son attention. Elle décède peu après, et les pellicules alors enregistrées restent longtemps invisibles, oubliées, inconnues. Jusqu’à ce qu’elles soient confiées à l’Imec (Institut pour la Mémoire de l’Edition contemporaine), pour enrichir le fonds Robbe-Grillet. L’Imec confie alors ces bandes à Wolker Schlöndorff, qui, avant de devenir l’auteur des Désarrois de l’élève Törless, de L’Honneur perdu de Katharina Blum et du Tambour, était deuxième assistant sur le film de Resnais.
Schlöndorff en a réalisé un montage auquel il a ajouté son commentaire, également nourri de ses propres souvenirs, montage intitulé Souvenirs d’une année à Marienbad. L’Imec, du fait de son partenariat avec La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, elle a confié à celle-ci le film de Schlöndorff, qui est mis en ligne par épisodes d’une dizaine de minutes sur la version online de la revue à partir de ce mercredi 24 février, tandis qu’un dossier est consacré à ce « Making of » dans le n° 42 de la revue « papier ».
Françoise Spira (filmée par Delphine Seyrig) dans son propre film sur le tournage
dans le château de Schleissheim
Outre son caractère « sorti du néant », ce document est intéressant à plusieurs titres. D’abord il permet de revenir sur l’aventure étonnante que fut le projet de ce film, conçu en connivence – du moins au début – avec une des principales figures du Nouveau Roman. Le commentaire de Schlöndorff comme les images de préparation de plans dans le château de Schleissheim témoignent de l’audace qu’il y a à se lancer dans une telle aventure cinématographique. « Tout le monde savait que nous étions en train de faire quelque chose qui ne s’était jamais fait. Personne ne savait ce que ça allait donner » dit le commentateur. Cet esprit d’aventure est à l’unisson de celui d’expérimentateurs comme la littérature ou la peinture en ont connu (dont Robbe-Grillet), il suffit de regarder les plans tournés par Françoise Spira pour visualiser le gouffre qui sépare ceci de cela. Aventure individuelle de l’artiste audacieux ici, mise en chantier d’une considérable machine mobilisant des dizaines de personnes là.
Parmi ces personnes, des producteurs prêts à risquer des fonds importants sur semblable incertitude, des techniciens prêts à accompagner cette hasardeuse entreprise loin de leurs habitudes et de leurs savoir-faire, des comédiens prêts à se livrer à un rapport inédit à leur propre travail, au personnage, à la caméra, à la narration. C’est, Schlöndorff y insiste, surtout le cas de Delphine Seyrig, présentée comme l’héroïne de cette trouble aventure, à la fois objet de la sollicitude de tous et victime d’un principe d’incertitude érigé en loi par le cinéaste, à rebours de l’entrainement « professionnel » de la comédienne formée à l’Actor’s Studio. Pourtant, elle avait débuté au cinéma devant la caméra au moins aussi peu académique de Robert Frank dans Pull My Daisy, et nous savons qu’elle sera capable de bien davantage d’audace encore par la suite, retrouvant Resnais dès le film suivant, l’admirable et politiquement si courageux Muriel, puis notamment Duras, Buñuel, William Klein, jusqu’à Chantal Akerman pour Jeanne Dielman, et ses propres films engagés.
Pointe alors l’impression que c’est moins Delphine Seyrig et les autres qui sont déstabilisés par cette aventure que le Schlöndorff d’aujourd’hui, lui qui proclame finalement le soulagement d’un retour au studio et à son confort, effectivement plus en phase avec ce qu’est devenu son cinéma qu’avec l’esprit d’expérimentation qui soufflait alors. Cet esprit dont se réclame un texte rédigé par Robbe-Grillet afin d’accompagner la sortie du film, texte sidérant aujourd’hui, et qui permet de mesurer combien nous avons régressé devant la complaisance et le mercantilisme. Ce texte, publié dans le n°42 de La Règle du jeu aux bons soins d’Olivier Corpet, le patron de l’Imec, revendique en effet fièrement la disponibilité du « grand public » à découvrir des films ambitieux, dérogeant aux lois de la chronologie narrative et du romanesque classique. Un discours quasi-informulable aujourd’hui.
Cet esprit d’aventure, on le perçoit pourtant dans les images tournées sans façon par Françoise Spira – encore qu’il faudrait en connaître l’ensemble et pas seulement le montage qui est ici présenté. Si le film L’Année dernière à Marienbad est d’un abord imposant (encore que pour ma part j’y ai toujours perçu une très forte dose d’humour), avec ses rituels glacés dans des décors somptueux où errent des silhouettes mystérieuses, et où se rejoue en miroirs infinis la scène de la séduction et du retrait face au désir, le tournage façon « film de famille » de ce making of d’un heureux amateurisme en laisse transparaître l’énergie à la fois studieuse et joueuse.
Viseur et chewing-gum, Alain Resnais à la manoeuvre, filmé par Françoise Spira
Est-ce un hasard s’il fait aussi écho à un autre document, également dû à une actrice sur un tournage de Resnais ? L’an dernier paraissait chez Gallimard Tu n’as rien vu à Hiroshima, très bel ouvrage composé à partir des photos prises par Emmanuelle Riva durant la réalisation de Hiroshima mon amour. Même agencement de documentaire précis, de liberté du regard et d’ouverture sur une fantasmagorie où se mêle le projet du film et la manufacture cinématographique elle-même. Avec à chaque fois l’irruption nécessaire de la tragédie historique (la bombe à Hiroshima, le camp de Dachau où se rendent les membres de l’équipe de Marienbad un jour de repos). Du Resnais, quoi. Le même qui vient de nous offrir Les Herbes folles.
lire le billetProduit et écrit par Luc Besson, From Paris with Love est un film stupide où se jouent beaucoup de choses qui ne le sont pas du tout.
Un homme, un vrai? Pas si sûr.
From Paris with Love, comme souvent les produits de l’usine Besson qu’il ne réalise pas lui-même, expédie un maximum d’effets chocs simplistes sous prétexte d’un scénario débile. Mais, comme toujours, même quand il ne les a pas réalisés (en attendant, donc, son Adèle Blanc-sec, annoncée pour le 14 avril), les produits Besson racontent autre chose que leur intrigue à deux balles lestée d’effets spéciaux à dix millions de dollars.
Puisque si le scénario est stupide (tout ce qui constitue l’habillage narratif : la caractérisation des personnages, les enchainements entre les actes, le rapport à une quelconque réalité politique, géographique, psychologique ou même seulement logique), la mécanique, le ressort dramatique, ne l’est pas. Il doit impérativement répondre, lui, à une réalité, une réalité éprouvée par les spectateurs (sinon ils ne viendront pas), même si cette mécanique raconte tout autre chose que ce que raconte le scénario du film. Et avec Besson, cinéaste souvent plus intéressant que ses films, il se joue toujours beaucoup plus que ce que le pitch et les effets visuels affichent.
Dans From Paris With Love, construit sur le canevas convenu du tandem entre un combattant super expérimenté et un pied tendre qui fera ses classes, on voit d’abord se mettre en place un schéma qui renvoie à Besson lui-même : un jeunot qui apprend à l’école des maîtres du genre, en l’occurrence un apprenti maître du monde du cinéma, patron de studio, devant acquérir le savoir-faire des Majors.
Avec beaucoup de mal et plus encore d’opiniâtreté, la Europa Corp. de Besson paraît bel et bien sur ce chemin ambitieux. Une production qui garde un rythme soutenu, la capacité de mobiliser des stars internationales, d’énormes réussites commerciales avec des produits de série, une lente mais semble-t-il réelle avancée de la construction de la «Cité du cinéma» au nord de Paris, un multiplexe à Marseille, une imposante installation de post-production…
Apprentissage: affronter le danger, observer le maître en ayant l’air d’une potiche.
Luc Besson, auteur du scénario de FPWL, y dessine lisiblement les caractéristiques du maître sur lequel prendre modèle, soit le personnage incarné dans le film par un Travolta en petites foulées. Celui-ci se définit par trois attributs:
1) le «réalisme» : il ne suffit pas d’être fort, il s’agit surtout d’éliminer tout ce qui se met en travers de son chemin, accepter sans sourciller les dommages collatéraux, mentir et tricher sans vergogne, puisqu’on se trouve par hypothèse au service de la bonne cause, la sienne propre. Une seule morale : vaincre.
2) Posséder les codes: il ne suffit pas d’être fort, habile, expert, il faut émettre les bons signaux au bon moment. Ça vaut vis à vis des ennemis comme vis à vis des alliés. Et pas seulement connaître les codes, mais donner l’impression d’en être le détenteur naturel. C’est là que Hollywood possède une longueur d’avance: Hollywood a écrit le code, continue d’écrire le code (cf. Avatar) de telle manière qu’il semble qu’il ne pourrait pas y en avoir un autre. Ceux qui ne le respectent pas sont des nains voués à l’anéantissement, ceux qui ont prétendu se l’approprier se sont crashés (de Matsushita rachetant Universal à Vivendi, et si Sony a pu rester l’actionnaire de Columbia, c’est en redonnant les clés de la baraque à des enfants du pays de wonderland).
Besson, lui, essaie depuis 15 ans de fabriquer, entre Normandie et Plaine Saint-Denis, un petit Hollywood francaoui; il sait qu’il doit à la fois faire montre d’humilité vis-à-vis de ses maîtres et se poser en détenteur d’un code local capable de devenir une séquence du grand code mondial. C’est le sujet de From Paris with Love, en californien dans le titre.
3) La surpuissance. Il ne suffit pas d’être fort, il faut savoir ne pas utiliser cette force. Tout connaître, surtout ce dont on affecte de se moquer (les bonnes mœurs, la géopolitique, les échecs de haut niveau…). Détenir beaucoup plus que ce qu’on utilise, mais sans être en état d’infériorité sur aucun tableau, même ceux qui ne sont pas stratégiques. Avoir dans ses réserves (ses bureaux, son catalogue) des talents dont on ne se servira sans doute jamais, des artistes dont on sait la créativité d’autant mieux qu’on ne l’emploie pas, des intelligences qui sont comme des valeurs déposées au coffre.
Pour passer la frontière à Roissy, la star américaine commence par humilier le douanier français pour bien montrer qui commande sur cette planète, tout en sachant très bien le double sens de son petit numéro de cow-boy shooté au Red Bull. Puis, suivi comme par un toutou par le rookie (américain lui aussi, mais franchouillardisé à fond), il commence par exploser quelques dizaines de Chinois – suggestion curieuse qu’il s’agirait au passage de régler son compte à l’élégance du film d’action hongkongais, aux antipodes de la brutalité carrée, absolument sans grâce, des séquences même étayées par une idée de mise en scène (l’escalier à vis, le hangar rempli de mannequins). On peut imputer cette faiblesse à Pierre Morel, employé discipliné mais sans initiative de la maison Besson, d’abord comme chef opérateur, désormais avec rang de réalisateur depuis Taken.
Sans reprendre son souffle, notre sympathique héros dézingue ensuite quelques douzaines de bronzés, arabes et pakistanais indistinctement, on va pas perdre son temps avec des nuances pareilles. Mais le climax n’est pas là. Il est dans la traversée des apparences, pour affronter son véritable moi. Face à l’ennemi authentique, d’une étrangeté plus radicale que tous ces exotiques malfrats : la femme, et plus exactement la femme aimée (l’autre femme, une Pakistanaise, a droit à une minute, une réplique, une bastos en pleine tronche – simple, non ?).
Du repos du guerrier au piège domestique
La «femme à abattre» (c’est à dire la cause du Mal, pas la victime, on n’est plus chez Raoul Walsh), c’est la femme aimée. En fait, c’est facile de la tuer, puisqu’elle n’existe pas, elle est un leurre (réapparition du truc du mannequin), un robot (entre burqua fashionable – orange !, appareillage terroriste et visage de cire), il n’y a plus d’humanité dans ce que le jeunot transperce d’une balle en plein front.
Oui mais il l’aimait. Il le lui explique longuement avant de tirer. La tuer, est-ce tuer l’amour pour devenir lui aussi une pure machine d’action ? Pas du tout. C’est quelque chose de beaucoup plus gentil – Luc Besson est GENTIL, il fait des films pour faire plaisir aux gens, il l’ expliqué très clairement, même un peu agressivement, il y a quelques années, on peut être gentil et parfois un peu brusque, regardez l’agent Travolta qui affiche une bonne centaine de cadavres au compteur à la fin du film, il est très gentil quand même, un peu comme les Studios américains, qui font le bonheur des spectateurs du monde entier.
La tuer, donc, c’est trouver un meilleur amour que les liens du couple dans laquelle la perverse voulait entortiller ce pauvre je-sais-plus-son-nom. Cet amour est celui qui unit à la fin du film les deux héros masculins du film. Relation homosexuelle, sans aucun doute, mais tout autant relation régressive de copains de cour d’école où le grand a pris le petit sous sa protection. En tout cas des trucs de garçons. Bon, Luc Besson voudrait bien être copain avec Hollywood même, pourquoi pas. Mais il sait quelque chose de plus, car il est n’a rien d’un naïf: cette puissance-là aussi est du régime de l’apparence. La preuve ? Le nom donné au superhéro joué par Travolta au physique customisé: Wax. «Cire». La matière dont on fait les masques, et les mannequins.
L’agent Wax, un mannequin tueur parmi ses pairs?
Le livre Nanouk et moi de Florence Seyvos , qui vient de paraître aux éditions L’Ecole des loisirs, réussit a raconter le plus simplement du monde les enjeux les plus profonds du cinéma. Qu’il s’agisse d’un « livre pour enfant » empêchera sans doute qu’on y prête l’attention qu’il mérite.
C’est un livre pour enfants. Un très bon livre. C’est quoi, un bon livre pour enfants ? Un bon livre que tout le monde peut lire. Est-ce qu’Alice au Pays des merveilles ou L’Ile au trésor sont des livres pour enfants ? Oui, cela fait partie de leur importance.
C’est un petit livre, par la taille, le nombre de pages, la manière modeste de s’adresser au lecteur, le nombre peu élevé de personnages – quatre, et quelques comparses. C’est un petit livre qui raconte une grande histoire, un beau livre qui raconte simplement une histoire très compliquée.
Quelle histoire ? Celle de ce qui nous fait peur, de comment chacun se fabrique des rêves avec des émotions, des souvenirs, des mélanges d’événements compris, incompris, à demi compris. Ce qui arrive à tout le monde, et en particulier au personnage principal du livre, Thomas, qui est aussi le narrateur. Il est un petit garçon de 8 ou 9 ans. Comme il fait beaucoup de cauchemar, sa mère l’a emmené chez un médecin qui s’occupe des cauchemars. Dans le livre il s’appelle le docteur Zblod. Thomas explique au docteur Zblod qu’il fait des cauchemars à cause d’un film qu’il aime énormément, Nanouk l’eskimo de Robert Flaherty, parce qu’il sait que Nanouk est mort peu après la fin du tournage du film dans le Grand Nord canadien, en 1921. Il le sait puisque c’est écrit sur un carton au début du film, que le petit garçon regarde souvent sur un DVD qu’il range sous son lit.
Nanook, le héros et l’acteur du film de Robert Flaherty, son ami
Les quatre personnages principaux du livre sont Thomas, le Docteur Zblod, Nanook et Flaherty, même s’il y a aussi les parents de Thomas, ses camarades de classe et sa maître, la femme, les enfants et les chiens de Nanouk. Le livre, Nanouk et moi, est une sorte d’enquête, d’exploration plutôt. Guidé par le médecin, le narrateur s’aventure dans le film, dans ce qu’il met en branle chez lui. C’est drôle et grave. Le titre d’un des chapitres du livre, « Un tout petit feu dans l’igloo », décrit une situation du film, mais surtout un esprit, un rapport à la réalité et à la fiction qui sont, par des chemins différents, à la fois celui de Robert Flaherty filmant Nanouk 16 mois durant et celui de Florence Seyvos racontant l’aventure de Thomas au pays de ses angoisses.
Drôle et grave, le livre est aussi une façon claire et attentive de permettre de comprendre ce qui se joue dans le rapport de chacun avec les films, selon cette ligne de crête que presque personne ne veut reconnaître et qui est la ligne où culminent ensemble la réalité et l’imaginaire, le présent et le passé cousu ensemble par la machine d’enregistrement du cinématographe. C’est comme ça depuis toujours. On dirait qu’on n’y peut rien, mais si. On peut faire des films comme Nanouk, des livres comme Nanouk et moi. Déjà, à l’époque où Flaherty, après avoir passé tant de temps aux côtés des Inuits (et ce n’était pas sa première expérience, ni même son premier tournage) avait montré ce film que la rencontre de Nanouk et des siens lui avait inspiré, il y avait eu des reproches. Les bons esprits qui ne comprennent rien au cinéma, et je crois pas grand chose à non plus à la vérité, s’était fort inquiété de celle de ce documentaire alors que des scènes avaient été préparées, d’autres tournées à plusieurs reprises, ou composées à partir de plans réalisés à des moments différents. Comme si c’était le problème. Souvent dans les histoires du cinéma on parle de nanouk comme du premier documentaire, ce qui ne veut à peu près rien dire – le premier de tous les films, La Sortie des usines Lumière, est déjà un documentaire, et c’est aussi déjà une fiction. Nanouk fut bien, en revanche, l’occasion d’un des premiers grands débats sur « l’authenticité » de l’enregistrement cinématographique. On n’en est toujours pas sorti.
La pêche au phoque, dont on sait qu’elle a été mise en scène (d’ailleurs ça se voit), n’en est pas moins “vraie”
Pourtant on sait mieux à présent où se situent les véritables enjeux du travail du cinéma, surtout si on s’épargne cette séparation entre documentaire et fiction qui, si elle n’est pas entièrement sans raison, produit plus de malentendus et d’incompréhension qu’elle n’apporte d’éléments de compréhension.
Florence Seyvos est écrivain – elle est l’auteur de livres dont certains sont dits « pour enfants » (une dizaine à L’Ecole des loisirs, et Comme au cinéma chez Gallimard), et d’autres non (Gratia, Les Apparitions, L’Abandon, aux éditions de l’Olivier). Elle connaît bien le cinéma. Pas seulement parce qu’elle écrit aussi des scénarios, notamment avec Noémie Lvosky. Parce qu’elle comprend de l’intérieur ce qui se joue dans le processus même du cinéma. Et combien il est appel à la parole, pour que chacun puisse élaborer, pour lui-même, ce que cette machine à garder sous forme de récit des traces de réalité lui fait. Voilà l’aventure de Thomas. Cette aventure à un nom, un beau nom ancien, mais on dirait que personne ne s’en souvient. Parce que depuis les sots ont transformé le sens de ce mot : catharsis, pour en faire une sorte de purge magique. Mais la catharsis comme l’avait conçue celui qui a mis au point son sens, Aristote, n’était ni purgative ni magique. C’était ce processus intérieur où la parole joue un rôle essentiel, qui à son époque trouvait son soutien dans la tragédie, et qui reste un des principes actifs de ce qu’une bonne vingtaine de siècle plus tard la psychanalyse a su mettre en forme de manière plus codifiée.
Une famille inuit, ça ouvre des perspectives
Bien sûr, comme Nanouk et moi est un livre pour enfants, on n’y parle de cette manière. C’est encore mieux ainsi. Mais quand son livre est fini, Florence Seyvos ajoute une page pour expliquer à ceux qui s’en inquièteraient (des adultes plutôt que les enfants, me semble-t-il), quelques choix, par exemple d’avoir écrit « eskimo » plutôt que « esquimau », et quelques références. Parmi celles-ci, elle mentionne à juste titre La Chambre claire de Roland Barthes, et la manière dont y est mis en évidence le pont particulier entre les morts et les vivants, le passé et le présent que permet la photographie. Elle aurait pu (mais on voit bien qu’elle n’a pas envie d’en rajouter dans les références), ajouter André Bazin. On pourrait presque dire que Nanouk et moi répond à la question qui sert de titre au grand ouvrage de Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? Surtout, dans la relation entre un petit garçon parisien d’aujourd’hui inventé par une écrivain, un cinéaste ethnologue et un chasseur de phoques du début du 20e siècle, se rejoue le mystère que Bazin avait si bien mis à jour danun de ses plus beaux textes, « Mort tous les après-midi ».
Dans le livre, il y a une phrase de Thomas que j’aime beaucoup, je vous la donne en plus : « Je trouve que c’est impoli de demander à sa femme de mâcher ses bottes ». Hmmm.
lire le billetQuand présenter les films de Robert Bresson dans la capitale libanaise se révèle l’occasion d’en découvrir les enjeux contemporains les plus brûlants.
Il y a de par le monde des escouades de gens enthousiastes, déterminés, laborieux, qui construisent jour après jour la possibilité de rencontres entre des personnes et des œuvres. Les motivations ne sont pas toujours les mêmes, ni les difficultés qu’ils affrontent – mais ces difficultés sont toujours immenses. Je m’honore d’en connaître un assez grand nombre, je me réjouis qu’il en existe d’autres que je n’ai pas encore eu la chance de croiser.
Peu sont aussi actifs, efficaces et généreux que le groupe qui a créé et qui fait vivre à Beyrouth la salle Metropolis, organisant projections, rencontres et débats, distribuant des films qui sans eux n’auraient pas accès aux écrans libanais, accueillant scolaires et universitaires, travaillant avec d’autres groupes plus particulièrement dédiés aux arts plastiques, à la musique, à la littérature, aux nouveaux médias. Le 1er juillet 2006, un groupe de huit activistes de l’action culturelle réunis autour de la belle et énergique Hania Mroué, ouvrait cette salle utopique dans le paysage sinistré de la cinéphilie libanaise. Le 2 juillet, l’aviation israélienne bombardait le pays, et le cinéma devenait refuge pour les victimes de l’attaque. Il le resta tant que dura la guerre, puis put enfin commencer son travail. Trois ans plus tard, le Metropolis a quitté le quartier de Hamra pour celui de Ashrafiyeh, il dispose à présent de deux belles salles, d’un foyer avec un bar et d’une petite librairie.
C’est là qu’à l’invitation de Hania et de ses amis, dont les cinéastes Joana Hadjithomas, Khalil Joreige et Ghassan Salhab, je suis venu présenter quelques un des films de l‘intégrale Robert Bresson organisée avec le soutien décisif du Centre culturel français. Moi aussi, comme tout le monde, j’aime bien dire du mal de nos institutions. Et moi aussi, plus que beaucoup, je m’inquiète des réductions drastiques de moyens dont souffrent notamment ceux qui sous l’égide de la diplomatie, se démènent pour accompagner les projets culturels dans le monde entier. Alors je peux aussi dire que, dans des difficultés croissantes, il y a encore sur place beaucoup de gens qui font un travail admirable, peu ou pas reconnu. A Beyrouth, entre autres.
Jany Holt dans Les Anges du péché
Trois soirs de suite, devant des salles combles, j’ai donc présenté les trois premiers longs métrages de Bresson, Les Anges du péché, Les Dames du Bois de Boulogne, Le Journal d’un curé de campagne, exactement le genre d’œuvres que des bons esprits sûrs d’eux-mêmes réputent aujourd’hui incapables d’attirer un public. Une majorité de très jeunes gens composait ces publics, et celui qui a participé à la conversation d’une 1h30 à propos de l’œuvre de Bresson que j’ai eu avec Ghassan Salhab, cinéphile émérite autant que cinéaste important.
Bresson à Beyrouth… Je n’y avais pas du tout songé en venant. J’irais n’importe où parler des films de Robert Bresson. Et chaque fois que je le pourrai je répondrai à une invitation des amis de Metropolis. Alors pour Bresson, c’était une évidence. C’est seul sur la scène à l’orée de ces trois œuvres dont deux ont un rapport explicite à la religion, et à propos d’un cinéaste dont la foi fut un puissant moteur de son inspiration, que j’ai réalisé combien parler de Bresson au Liban, au Moyen-Orient, prenait une dimension particulière. Dans ce pays et cette région où la religion est au cœur de conflits toujours actifs, conflits sanglants dont les traces matérielles et les effets psychologiques demeurent si sensibles, conflits toujours prêts à s’embraser, évoquer les thèmes religieux à partir de l’œuvre de Bresson peut sembler délicat, ou en porte-à-faux.
C’est en percevant les réactions des spectateurs, en dialoguant avec eux qu’il m’a semblé au contraire que cela était d’une pertinence inattendue. Que montrer Bresson dans un tel environnement n’était pas seulement permettre la découverte de chefs d’œuvre de l’art cinématographique, mais ouvrir, un tout petit peu, la possibilité d’autres relations à l’invisible, à ce qui émeut et transporte les êtres humains face à l’instrumentalisation des textes sacrés de toute obédience, et du sacré lui-même, au service d’intérêts financiers, claniques et politiciens.
Claude Laydu dans Le Journal d’un curé de campagne
Et dans cette ville où comme presque partout dans le monde les intégrismes gagnent du terrain, où la répression des corps et du désir s’intensifient, c’était montrer l’évidence de la connivence entre les aspirations spirituelles les plus hautes et la capacité à ressentir et à partager les ondes de la sensualité, cette chair palpitante des femmes, des hommes, du monde lui-même, qui est le matériau du cinématographe de Robert Bresson.
Je crois que nous l’avons réalisé ensemble, ces spectateurs dont certains étaient musulmans – dont des femmes voilées -, certains chrétiens, certains athées, les organisateurs et moi. C’était d’autant plus beau qu’à l’évidence là se joue la véritable raison du long combat de ceux (celles surtout) qui font vivre le Metropolis.
Combat d’amoureux du cinéma, bien sûr, mais combat politique d’abord et in fine, qui sait qu’aujourd’hui c’est par les détours de ces rapports à la fois inspirés et matériels au monde que se peuvent encore déjouer les idéologies identitaires et d’exclusion, celles qui tuent chaque jour au Moyen-Orient et ailleurs, au Moyen-Orient plus qu’ailleurs. Eux, qui travaillent là-bas tous les jours, entre indifférence et hostilité de leur gouvernement et des grands médias, se garderaient bien de phrases aussi pompeuses et générales que celles que j’écris ici. C’est précisément pourquoi, moi qui ne risque rien, je décide de les écrire, dans l’avion qui me ramène à Paris.
lire le billetA quelques semaines d’écart deux films hollywoodiens « taillés pour le succès » s’emparent de personnages qui incarnaient jusqu’alors leur pays d’origine.
Précisément parce que le résultat est loin d’être déplaisant, le Sherlock Holmes de Guy Ritchie, réalisateur sans personnalité s’il en est, est un bon exemple de la manière dont l’industrie hollywoodienne est capable de fabriquer des produits efficaces, fournissant au consommateur les doses d’imagerie impressionnante, de rebondissements dramatiques, de violence, d’érotisme et d’humour qui font partie du contrat d’achat du billet de cinéma. On est là dans une conception du cinéma qui réduit à néant la promesse artistique (c’est à dire justement de « hors contrat », d’impossible à rapporter à du déjà-connu), promesse qui demeure une possibilité à chaque nouveau film, y compris hollywoodien. Pas de quoi s’énerver, le phénomène est fréquent, et il est même encensé par ceux qui confondent critique et guide du consommateur. Sherlock Holmes n’est pas une œuvre, c’est un produit de consommation correctement fabriqué.
Robert Downey Jr (Sherlock Holmes) et Jude Law (Dr Watson)
Au-delà, ce qui est (un peu) intrigant est la manière dont il s’empare d’un personnage extraordinairement ancré dans un autre contexte culturel, au sens du langage, du comportement, des attitudes et des valeurs. Et même de deux personnages, puisqu’il fallut à Conan Doyle le couple Holmes-Watson pour établir cet archétype british. Et bâtir ainsi, pour l’Angleterre et pour le monde, un imaginaire qu’on aurait cru éternel du Londres victorien. La manière dont le Sherlock Holmes qui sort aujourd’hui sur nos écrans reformate selon les canons du film d’action américain cet univers qu’on croyait gravé dans le marbre est d’autant plus intéressante qu’elle ne résulte d’aucune désinvolture envers le modèle, au contraire de ce que Hollywood pratiqua si souvent.
Robert Downey Jr (Holmes) s’applique à avoir un accent anglais tout comme son compère Jude Law (Watson), qui est, lui, né sujet de sa Gracieuse Majesté. Et les décors numériques donnent une vue saisissante des bords de la tamise à l’époque de la construction de Tower Bridge (qui ressemble quand même bizarrement à Manhattan Bridge).
Ces quelques précautions ne font que mieux ressortir le gouffre qui sépare l’esprit et le comportement du détective 2010 de ce qui caractérisait l’habitant de Baker Street. On dira qu’on a récemment assisté à pareille mutation depuis que Daniel Craig a endossé le smoking de James Bond. C’est vrai. Mais Craig et ses producteurs en ont fait un action-man standardisé, brutal et banal. Ils ont seulement supprimé les spécificités du personnage inventé par Ian Fleming, et incarné par Sean Connery et ses successeurs – mais en subissant déjà naguère la customisation absurde d’un Roger Moore. Alors que Downey et ses producteurs fabriquent un autre Holmes, selon les recettes du cinéma hollywoodien d’action dès lors que le personnage fait l’objet d’un peu de travail : avec des angoisses, des blocages, des dédoublements de personnalités, des inhibitions – cela nous adonné quelques uns des meilleurs films de super-héros de ces derniers années, à commencer par les deux plus grandes réussites du genre, le Hulk d’Ang Lee et The Dark Night de Christopher Nolan.
Morgan Freeman (le président Nelson Mandela) et Matt Damon (François Pienaar, le capitaine des Springboks)
Sans doute cette manifestation particulièrement visible du fonctionnement du tube digestif hollywoodien n’aurait pas attiré mon attention si elle ne succédait de près à une autre, différente dans la formes sinon dans l’esprit, et sans doute encore plus significative. Il s’agit cette fois d’Invictus, triomphe de box-office en France, et beau succès aux Etats-Unis et dans les autres pays occidentaux où il est sorti. On n’a plus affaire cette fois à un exécutant mais à un des plus grands cinéastes vivants, Clint Eastwood, même si il s’agit sans doute d’un de ses films les moins inspirés : l’illustration la plus plate et la plus consensuelle possible de ce qu’aura incarné Nelson Mandela au moment de son arrivée à la présidence de l’Afrique du Sud, tel est clairement l’objectif d’un film signé de l’auteur d’œuvres aussi complexes et troublantes que Chasseur blanc cœur noir, Minuit dans le jardin du Bien et du Mal ou Mystic River. Mais il ne s’agit pas de ça ici. Plutôt de faire deux remarques quant à la relation entre le pays d’où sont originaires le film, son auteur, sa production et ses vedettes, et le pays non seulement où le film se passe, mais dont il conte un moment historique.
La première remarque porte sur le rugby. Ce n’est pas assez de dire que les matches, et surtout la finale en forme de climax, sont atrocement mal filmés par un réalisateur dont aurait volontiers dit qu’il savait bien filmer tout. Les matches ne sont pas seulement mal filmés, il sont surtout filmés comme du football américain – comme la télévision filme le football américain. Pas une action de champ, pas un enchainement de plus de deux passes, aucune compréhension du placement propre au rugby, et qui n’a rien à voir avec celui (tout aussi sophistiqué) du placement dans le football américain. Le rugby, qui est sans doute le sport sans doute le plus naturellement lyrique, est ici réduit à une succession de mêlées empilées et de contacts brutaux, plus quelques chandelles en touche.
Matt Damon, capitaine d’un équipe de rugby, ou de foot américain?
On sait que la finale Springboks-All Balck de 1995 fut un match médiocre, mais ce n’est par souci de réalisme qu’Eastwood la filme ainsi. Pourquoi alors ? Sans doute parce qu’il ne sait pas trop comment faire autrement. Mais aussi parce qu’il tombe sur un obstacle qu’il ne parvient pas à esquiver : un tel film vise le public mondial, mais en particulier le public états-unien, qui n’y connaît strictement rien en rugby. C’est à son intention autant qu’à celle des gosses noirs que les rugbymen envoyés en mission de promo dans un township expliquent que dans ce jeu bizarre il est interdit de faire des passes vers l’avant. On peut aussi, symétriquement et non sans raison, saluer le courage de Clint Eastwood choisissant de prendre en charge une histoire fondée sur une pratique inconnue dans son pays (et donc sur son marché). Mais il faut convenir qu’il n’a pas trouvé de réponse cinématographique convaincante – alors qu’il accomplissait un geste infiniment plus audacieux et honnête en réalisant Lettres d’Iwo Jima, entièrement en japonais, avec des acteurs japonais, et uniquement vu du côté de ce qui reste encore « l’ennemi ».
La deuxième remarque n’est certainement pas un reproche à Clint Eastwood, qui a le droit de filmer ce qu’il veut où il veut. Mais il faut bien constater que le fait que ce soit lui, appuyé sur un gros studio américain et flanqué de deux stars américaines de première grandeur, qui réalise ce film, est une très mauvaise nouvelle à propos de l’Afrique du Sud. Cette histoire là, même et surtout dans sa dimension légendaire, ce sont évidemment les Sud-Africains qui auraient du la raconter, et la montrer au monde. Que 20 ans après la libération de Mandela, 16 ans après son accession au pouvoir, un tel film soit rigoureusement impossible, pour des raisons à la fois d’état politique du pays et d’état économique et artistique de son cinéma (sans parler de l’état de son équipe de rugby, comme il a été rappelé ici même) est plus qu’un symptôme : un terrible constat.
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