Le cinéma sans caméra de Christian Boltanski

En marge des expositions Personnes (au Grand Palais) et Après (au Mac/Val) dans le cadre de Monumenta, rencontre avec Christian Boltanski, et son complice de longue date Alain Fleischer, et considérations sur les rapports entre Christian B. et le cinéma.

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Ce sont des complices de plus de 40 ans. Début 1968, un jeune homme inconnu qui rêve de cinéma et peint des tableaux convainc un critique, Henri Ginet, qui est aussi directeur d’une salle de cinéma, le Ranelagh, de l’autoriser à accrocher ses œuvres aux murs de l’entrée de sa salle. Un autre jeune homme, tout aussi inconnu, s’en vient au Ranelagh avec sa copine, à qui il veut faire découvrir Pierrot le fou. Mais ils se sont trompés de séance, et musardent dans le foyer en attendant la projection, deux heures plus tard. L’occasion de découvrir des toiles qui aussitôt passionnent le cinéphile distrait. Il se procure auprès de Henri Ginet le numéro de téléphone de l’artiste, et dès le lendemain appelle pour acheter six toiles. Etudiant, il n’a pas le premier sou pour les payer. La mère de l’artiste, qui a reçu l’appel téléphonique, met en garde son fils contre le type bizarre qui a téléphoné, « certainement un pervers ». Rien n’y fait, Alain Fleischer rencontre Christian Boltanski, lui achète ses toiles – qu’il ne paiera jamais. Ils deviennent amis, et acolytes de projets artistiques en tous genres, qu’on appellerait par commodité films expérimentaux (AF assure sur la technique, CB se répute nul en la matière), performances et installations. Surtout, les deux compères tombent d’accord sur un projet commun : Christian donne à Alain la clé de chez lui, celui-ci viendra, avec sa caméra 16mm muette, le filmer quand il voudra, à l’improviste. Invention des détournements artistiques de la télésurveillance et de la webcam, avec quelques décennies d’avance.

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Boltanski aime dire aujourd’hui qu’il a tout décidé de ce qu’il ferait au cours de son existence dès l’adolescence, que tout cela est consigné dans un livre paru l’année de ses 25 ans, en 1969, Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance. En tout cas le dispositif mis en place avec Fleischer anticipe clairement une des lignes de force du travail à venir, l’enregistrement du quotidien, dramatisé par l’obsession déjà entièrement formulée de Boltanski : la perspective de la mort. C’est à nouveau le principe d’une des œuvres les plus étranges et les plus récentes de Christian Boltanski, celle qui est née du contrat passé avec un joueur milliardaire de Tasmanie, et autorisant celui-ci à installer chez l’artiste trois caméras le filmant en permanence, contre rémunération, jusqu’à la mort de Christian B.

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Sur une estrade dans une petite salle à hauteur de verrière, au Grand Palais, Boltanski et Fleischer racontent tout cela, souvenirs lointains, projets en cours, blagues de vieux copains. « Je ne fichais rien, j’étais incroyablement paresseux, je ne me mettais au travail que quand Alain débarquait avec sa caméra », prétend C. « C’est évidemment faux, rétorque A. Aujourd’hui je regrette de ne pas y être allé plus souvent. Ensuite, Christian a repris la clé, il avait rencontré Annette Messager, plus question de débarquer à l’improviste ».

On regarde ensemble ce qui reste de cette expérience, le film muet en noir et blanc, burlesque, poétique et précis intitulé Quelques activités de Christian B. On y voit celui-ci récolter des cailloux en forêt, fabriquer d’improbables cadeaux, confectionner un nombre déraisonnable de colis qu’il tente de convoyer ensuite jusqu’à la poste…

Nous sommes là, Boltanski, Fleischer et moi, invités par les organisateurs de Monumenta pour parler de sa relation au cinéma. Qui n’est pas, malgré les apparences, principalement représentée par les films tournés par Boltanski, avec l’aide de Fleischer : une dizaine de (très) courts métrages réalisés à la fin des années 60 et au début des années 70 (Rue de Vaugirard, L’Homme qui tousse, L’Homme qui lèche…). Pourtant, à ce moment, le cinéma est essentiel pour lui, il expliquera d’ailleurs plus tard que c’est parce qu’à cette époque il voulait faire des films qu’il s’est retrouvé exposer au Ranelagh[1]. Vouloir faire des films, ce n’est pas original. Beaucoup de monde veut faire des films à cette époque, peut-être parce qu’on est encore sous l’effet du grand appel d’air de la Nouvelle Vague. En particulier beaucoup de jeunes plasticiens s’essaient alors à la caméra – rappelons les noms de Daniel Pommereule, Martial Raysse, Frédéric Pardo, Olivier Mosset, Gérard Fromanger, et les membres du groupe Zanzibar, dont sont aussi proches Pierre Clementi et Philippe Garrel.

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En quoi Boltanski a-t-il malgré tout un rapport particulier au cinéma ? La réponse est formulée dès le fameux Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, quand il écrit : « j’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie ». Tout le monde peut voir combien Boltanski a été fidèle à ce projet, et même à ce programme. Mais moi, qui suis un peu déformé il est vrai, j’entends clairement dans ces mots l’écho à ce que beaucoup, mais nul mieux qu’André Bazin, ont dit du cinéma. Du cinéma dans sa fonction de trace, du cinéma comme dispositif majeur au sein d’une certaine histoire, une histoire jalonnée par les momies, les masques mortuaires et autres empreintes du vivant, contre la mort, face à la mort. Bazin parle, dans des termes qu’on réentend quasiment à l’identique dans des entretiens avec Boltanski, de « la fonction primordiale de l’art : sauver l’être par l’apparence », « répondre au besoin incoercible d’exorciser le temps ». Mais il ajoute : « Le film ne se contente plus (à la différence de la statuaire, et encore de la photographie) de nous conserver l’objet enrobé dans son instant, comme dans l’ambre, le corps intact d’insectes d’une ère révolue (…). Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée, et comme la momie du changement ». (Qu’est-ce que le cinéma ? « Ontologie de l’image photographique »).

Alors j’en viens à me dire que toute l’œuvre de Christian Boltanski aura été de faire ce travail du cinéma, mais avec d’autres moyens. Juste à côté, l’immense grue qui, inlassablement, prélève et laisse retomber des vêtements sur un tas énorme, au milieu d’un cimetière de traces, en est – pour moi – une évidente et géniale confirmation. Didier Semin parle à propos de certaines installations de Boltanski de « photographie sans appareil », mais de manière plus générale on pourrait parler de toute son œuvre comme de cinéma sans caméra.

Pourquoi Christian Boltanski n’est-il pas devenu cinéaste ? L’explication se trouve peut-être dans la projection qui a ouvert cette rencontre. Un moyen métrage réalisé en 1971, Essai de reconstitution des 46 jours qui précèdent la mort de Françoise Guiniou. Beau film calmement, méthodiquement désespéré, d’un humour à la froideur de carapace dérisoire. A l’évidence, le film s’inscrit dans le programme général de CB : description de vie quotidienne à la lumière d’un destin fatal, mais considéré sur un mode trivial, du côté des choses de tous les jours.

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Regarder ce film en évoque d’autres, réalisés à la même époque. Par exemple une autre expérience en dehors de son domaine artistique établi, par un auteur dont les affinités avec l’univers de Boltanski ont souvent été remarquées : Georges Perec, qui réalise avec Bernard Queysanne Un homme qui dort en 1974, film dont la tonalité est très proche. Comme elle sera proche d’un autre film-pas de côté, cette fois au sein même de son champ artistique, celui effectué par Alain Cavalier s’écartant du système classique de production pour signer Ce répondeur ne prend pas de message. Est-ce un hasard si, dès 1970, le même Cavalier avait répondu à une des toutes premières propositions artistiques du jeune Boltanski, du temps où il envoyait par la poste la clé d’un appartement, où les destinataires étaient invités à se rendre pour une expérience d’une subtile étrangeté. Et un hasard si, aujourd’hui, Cavalier continue de filmer Boltanski ? Mais qui connaît l’œuvre de celui-ci que le hasard est une catégorie de la création comme une autre.

Ces films de Boltanski, Cavalier ou Perec – et on pourrait en citer quelques autres de la même époque, comme Au pan coupé de Guy Gilles ou Quelque part quelqu’un de Yannick Bellon –ne sont pas exactement des « films expérimentaux », au sens où ce qu’on appelle ainsi miserait tout sur un dispositif formel en rupture avec les usages. Ce sont plutôt des essais d’invention d’un nouvel agencement du documentaire, de la fiction et du monologue intérieur. Dans le cas de Boltanski, Alain Fleischer, dont le mentor en cinéma fut Jean Rouch, a joué un rôle important dans ce rapport poétique et intime à l’archivage des faits de chaque jour.

Pourtant, LEssai de reconstitution n’aura pas de suite dans l’œuvre de Christian Boltanski. Aujourd’hui encore, il se souvient de sa réalisation comme d’un véritable cauchemar. Que le tournage ait requis une équipe, des acteurs (même si ce sont ses proches), certains modes de gestion des contraintes personnelles et matérielles explique selon lui que Boltanski s’en soit détourné. Mais cette explication pourrait valoir, plus ou moins, pour n’importe quel artiste plasticien (ou écrivain, ou compositeur) : besoin de solitude, de légèreté, individualisme. Et une telle justification devient curieuse lorsqu’il s’agit d’un créateur capable de mobiliser une équipe aussi nombreuse et une logistique aussi complexe que ce qui a été nécessaire pour Monumenta (et nombre de ses œuvres antérieures). A n’en pas douter, Christian Boltanski est capable de piloter une équipe pour obtenir le résultat qu’il a imaginé. Qu’il ait finalement esquivé le cinéma peut trouver bien d’autres motivations. Parmi elles, un désir ancien et puissant, celui que les spectateurs ne soient plus devant une œuvre, mais dedans. Il y revient ce soir-là. Quand je lui fait remarquer que la récente percée de la 3D remet en cause la séparation entre public et film, il termine la phrase avant moi, pour appuyer l’intérêt que cela lui inspire. Avatar fera-t-il de Christian Boltanski un cinéaste (avec caméra) ? Suspense.

Post-scriptum: ces deux expositions, Personnes et Après, sont des moments d’intelligence sensible comme il n’est pas si souvent donné d’en vivre. Réponse géniale au défi de l’immensité de la nef du Grand Palais, et contrepoint en douceur au musée de Vitry, les deux oeuvres, situations à vivre tellement plus qu’objets à regarder, laissent des traces infinies chez qui y entre le coeur ouvert.

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[1] Entretien avec Alain Fleischer et Didier Semin paru en 1988 et repris dans l’excellent supplément d’artpress publié à l’occasion de Monumenta.

2 commentaires pour “Le cinéma sans caméra de Christian Boltanski”

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