Un grand film perdu, retrouvé: “Lettre à la prison” de Marc Scialom

Inconnu, enfoui dans les décombres d’une époque mal comprise, mal filmée sur laquelle il jetait un regard vibrant, miraculeusement ressuscité, ce film d’il y a 40 ans éclaire aujourd’hui comme la lumière toujours vive d’une étoile morte.

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C’est un film qui n’existait pas. Non seulement parce que durant près de 40 ans on aura ignoré son existence, mais parce que ce qu’il dit, ce qu’il montre, ce qu’il fait n’existait pas dans le cinéma français. Nous savons désormais que cette absence invisible était un manque, qu’il y avait du malheur à ce que ce film-là n’ait jamais vu le jour.

C’est un trait de feu, une mélopée comme un flamenco ou un solo de free jazz. Une vibration extrême jaillie d’une faille étrange, mal repérée parce que trop profonde et aux bords pas assez nets.

La date de réalisation, 1968-1969, en dit une partie de la nature, mais autant que la cassure de la société française alors surgie dans événements de Mai c’est l’immense et complexe fracture ouverte, mais en grande partie niée ou occultée, par la décolonisation et par ses effets en France – fracture existant, différemment, chez les rapatriés, les immigrés, les anciens appelés, l’ensemble de la population française : un vertige insondable et composite. Et encore, dans le domaine du cinéma, ce date est celle de la brusque embardée, d’un cinéma révolutionnaire vis à vis des codes esthétiques (la Nouvelle Vague) à un cinéma qui se veut révolutionnaire vis à vis de l’organisation de la société (le « cinéma politique » des années 70).

Que Chris Marker, qui a toujours tenté de penser les deux ensemble, qui est à ce moment entièrement impliqué dans les aventures collectives et militantes de SLON et d’ISKRA ait rendu possible le film de cet inconnu, jeune juif tunisien débarqué en France avec un désir éperdu de cinéma, pas un sou ni de connexion dans le milieu professionnel, est d’une logique proche d’un Destin. Mais Scialom, avec la caméra prêtée par Marker et une sorte d’énergie inspirée qui, au vu du résultat, ressemble à une transe, ne fait rien comme convenu – ni côté esthétique, ni côté politique. Il fait un poème incantatoire et fragmenté. Quelque chose qui évoque les grands romans de William Faulkner, pas moins.

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Tahar, un jeune arabe, sur un bateau qui arrive de Tunisie à Marseille. Le paquebot s’appelle Avenir. Une voix qui dit le doute, l’incompréhension. La bande son est une missive-soliloque, adressée par Tahar à ce frère emprisonné bien plus loin, au Nord, à Paris, pour un crime inexplicable, qu’il n’a peut-être pas commis, qui n’a peut-être pas eu lieu. Un fantôme de femme blonde. Les signes de la misère, de la solidarité, de la solitude. Les stigmates de la haine de l’autre, haine aux innombrables visages. Un noir et blanc comme du gris qui vibre et paraît brûler. Elle brûle d’une folie, mais laquelle ? Celle du racisme, celle de l’exil, celle du désir ? Celle de Tahar, celle du frère qu’on croyait connaître, celle des autres, celle du monde ? Je simplifie, je pose un peu des choses côte à côte, le film ne fait pas ça. Il avance et danse et hésite, accélère et rompt, il crie et murmure et chantonne sa tristesse, sa colère.

Au cinéma, Jean Vigo, Luis Buñuel, Pier Paolo Pasolini, Glauber Rocha, les grands cinéastes japonais contemporains du film (Oshima, Imamura, Yoshida) avaient parcouru des territoires comparables. En France depuis la Libération, personne. Film surréaliste ? Oui, mais pas du côté des imageries décoratives et symboliques que ce terme suggère désormais, au cinéma plus encore qu’ailleurs. Surréaliste avec la violence du Man Ray de La Coquille et le Clergyman, du Cocteau du Sang d’un poète. « J’ai fait semblant de tout » dit la voix du jeune homme perdu dans une ville qu’il ne comprend pas, une enquête qui lui échappe, des repères qui sont des leurres. Sa simulation répond à l’instabilité des espaces, à la labilité de l’écoulement du temps, aux incessants risques de bifurcation. Quel est ce crime ? Qui était cette jeune femme qui évoque ce visage aimé entraperçu sur La Jetée (de Marker, justement), sur cette plage où on perçoit les échos des « coups brefs frappés à la porte du malheur » sur une autre plage, celle de L’Etranger de Camus, ou la sarabande de La Plage du désir de Rui Guerra.

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Jamais la réalité du monde et de l’histoire ne disparaissent dans cette trajectoire qui semble rompre avec le fil du temps, la logique des événements, voir la matérialité de ce qui est visible, corps fantomatiques, incertitude chronologique, grain et défauts de l’image qui interrogent sa nature même d’enregistrement des acteurs, de représentation des personnages.

Et voilà que par une fatalité poétique le film lui-même est entré dans un cercle d’incertitude critique, aux franges de la disparition, cet espace-temps instable, dangereux, qui travaille si magnifiquement, si justement son déroulement. Inachevé, privé de possibilité de finitions et de distribution, finalement renié par son auteur, seule possibilité pour lui de ne pas être brisé par l’échec qui a frappé le film avant même d’avoir eu une chance d’exister. Marc Scialom tourne la page, devient professeur d’italien à l’université, spécialiste de Dante, traducteur de Boccace. C’est sa fille, la réalisatrice Chloé Scialom, qui stricto sensu exhumera le film du néant, et c’est l’association Film Flamme à Marseille, grâce lui soit cent fois rendue, qui prendra en charge sa restauration, rendra possible sa réapparition, relayée par le festival FID-Marseille et le courageux distributeur Shellac. C’est une (autre) belle histoire, oui, mais qu a d’abord été une horrible histoire. Plus important que ce happy end est à nouveau cette cohérence, cette justesse entre un état du monde à la fois passé et aux échos contemporains évidents et le sort d’une œuvre d’art détruite et retrouvée. C’est une manière d’événement, pour le cinéma, et pour notre histoire commune et tout ce qu’elle ensevelit sans abolir. Tout cela est là qui palpite aujourd’hui sur quelques rares grands écrans de France. Bien fol qui se privera d’aller à cette rencontre.

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Pour en savoir davantage: http://www.derives.tv/spip.php?article426&var_mode=recalcul

2 commentaires pour “Un grand film perdu, retrouvé: “Lettre à la prison” de Marc Scialom”

  1. Texte remarquable . Voir ce film jusque là inconnu devient prioritaire.

  2. Bonjour, merci pour ces lignes et images ! A bientôt, Pascal, journaliste.

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