Enjeux et promesses de la projection à l’ère du numérique et du relief
En ce moment se joue une mutation majeure dans la manière de montrer les films. Il s’agit du passage de l’utilisation d’outils analogiques, notamment la pellicule, à des outils numériques, aussi bien au moment du tournage que lors de la projection. S’inscrivant dans une évolution bien plus vaste (les innombrables aspects du recours à des techniques numériques, dans tous les domaines), le phénomène particulier du passage à la projection numérique est l’occasion d’une réflexion des professionnels et des pouvoirs publics, partout dans le monde, dont l’importance en fait bien plus qu’un simple enjeu technique. Y compris dans des pays où l’idée même d’une organisation coordonnée d’intervention des pouvoirs publics dans un domaine à la fois d’entreprises privées et de produits culturels, cela aura été l’occasion d’initiatives nouvelles, et significatives bien au-delà du dossier lui-même. Ainsi par exemple en Grande Bretagne ou en Pologne, qui revendiquent pourtant d’ordinaire des attitudes ultralibérales de non-intervention. En France, le sujet a donné lieu à une initiative particulièrement intéressante (cf. « La guerre des salles aura-t-elle lieu ? » sur ce même blog).
Qu’est-ce qui se joue, en effet, à l’occasion de ce changement ? Avant d’essayer de mettre en évidence ces enjeux, il faut commencer par dire que le passage des salles de cinéma de la projection de la pellicule analogique, ou argentique, à des images et des sons stockés dans un fichier numérique ne fait plus l’objet d’aucun débat quant à son principe. La chronologie de cette évolution, les différentes normes techniques, les modèles économiques, la possibilité et la nécessité de conserver à titre mémoriel des projecteurs analogiques en état de fonctionnement restent des questions débattues, mais pas le principe lui-même du passage progressif, mais en constante accélération, de la projection en salles avec des outils numériques.
Pourquoi est-ce donc si important ? La question appelle deux réponses, complémentaires mais différentes. La première porte sur la manière dont le développement des techniques numériques modifie le processus même de la projection. La seconde concerne la place de ce dispositif particulier qu’est la projection dans un environnement où se multiplient les autres modes d’accès aux images (et aux sons).
La projection à l’ère du numérique
Il faut ici à nouveau introduire d’emblée une autre distinction, entre la projection des films dans les salles de cinéma et la projection à domicile ou dans un espace privé.
Pour ce qui concerne les salles, il faut remarquer que le cinéma commercial analogique aura vécu selon une règle commune, égalitaire : du point de vue du matériel, tout les films distribués dans les salles commerciales utilisaient le même support, la pellicule 35mm. Cela a joué un rôle très important dans la possibilité de faire coexister dans les mêmes lieux des films très radicaux et des films très grands publics, disons un film de Steven Spielberg et un film de Jean-Marie Straub. Même si nous savons bien que l’accès réel aux salles n’a jamais été égalitaire, ce point de passage technique commun entretenait, symboliquement mais aussi dans une certaines mesure pratiquement, l’hypothèse de l’appartenance à un même univers, celui du cinéma.
Les développements de la technique numérique proposent, à l’inverse, des choix plus variés, et d’ailleurs très intéressants, mais porteurs de nouveaux risques. Avec du matériel léger et bon marché, il est aujourd’hui possible de montrer facilement des films dans des lieux à peine aménagés, et dans des conditions de conservation et de transport beaucoup plus souples qu’auparavant. Il serait absurde de se draper d’emblée dans le refus de ce « cinéma du pauvre », quand nous savons que des régions entières deviennent des déserts cinématographiques, quand nous recevons chaque année l’annonce de la fermeture de la dernière salle d’un pays, comme par exemple cette année est arrivée la nouvelle concernant le Cameroun.
Simultanément, les technologies les plus avancées de la projection numérique permettent des projections d’une très haute qualité technique de l’image et du son, auxquels est en train de se joindre le relief, qui permettent une offre très « haut de gamme » dans des installations prestigieuses et hyper-équipées. Il y a là d’énormes moyens matériels, de considérables perspectives commerciales, et sans doute, si de grands créateurs s’emparent de ces projets, l’hypothèse d’œuvres nouvelles et différentes, même si c’est à l’évidence l’industrie qui ouvre cette voie. Le cinéma est habitué à ce type de processus : c’est l’industrie, et non les artistes, qui a joué un rôle moteur dans le passage au cinéma sonore, puis au cinéma en couleur. Ce qui ne signifie pas que l’industrie a toujours raison mais que les créateurs savent s’emparer d’innovations nées de motivations qui n’étaient pas les leurs.
Il n’empêche qu’avec ces disparités entre les modes de filmage et entre les modes de projection introduites par le numérique, le risque est désormais énorme de voir le cinéma se casser en deux dans le lieu même qui maintenait les apparences de son unité : la salle.
Cette fracture n’est pas une fatalité. Pour illustrer cette affirmation, parlons un moment de ce qui est peut-être en train de devenir l’application la plus spectaculaire du passage à la projection numérique : la 3D. Dans ce cas en particulier, il ne fait pas de doute que l’initiative vient de l’industrie lourde, et que les capacités de s’adapter à ce nouveau système sont, dans un premier temps au moins, le privilège des grands circuits. Mais rien n’exclue que les salles indépendants puissent construire les conditions de leur accès à ces systèmes de projection, avec le soutien des pouvoirs publics, en négociant avec les fournisseurs de matériels et autant que possible en trouvant des formes d’alliances entre elles (soit, pour une large part, ce qui s’est produit ou est en train de se produire pour l’équipement en numérique 2D).
Une telle perspective n’a de sens que si on y ajoute une interrogation le plus souvent évacuée dans les débats corporatifs : l’équipement 3D oui, mais pour projeter quoi ? Or il apparaît que si la 3D contemporaine a commencé avec des blockbusters et presque uniquement des films d’animation, elle est susceptible d’être utilisée à des usages artistiques beaucoup plus diversifiés.
On a commencé à voir arriver des films 3D en prises de vues réelles, comme Le Voyage au centre de la terre, et les projets Avatar de James Cameron, Alice au Pays des merveilles de Tim Burton (les vignettes ci-dessus) et Tintin de Steven Spielberg ont vocation à élargir considérablement la place des films en 3D au sein de l’offre, tout en explorant ses usages narratifs, plastiques et spectaculaires. Surtout, on voit déjà des indépendants s’intéresser eux aussi au relief, et réaliser des films à budgets modestes avec cette technologie, par exemple The Hole de Joe Dante, présenté au Festival de Venise cette année: The Hole 3D et aussi Joe Dante’s The Hole 3D: Filming a pivotal scene
Ce sont des projets qui, pour l’instant, relèvent d’un genre spécifique, le cinéma fantastique. En quoi la 3D déploie dans les salles ce qui aura été son principal usage dans les années 1990 et 2000, les effets spectaculaires d’étrangeté et de surprise sur les visiteurs dans les parcs d’attraction. Mais si une évolution de l’enregistrement de la réalité du relief devient ainsi une possibilité à portée de la main, pourquoi ne serait-ce pas aussi pour d’autres usages ? De l’attraction foraine spectaculaire au développement d’un langage artistique élaboré, c’est une évolution que le cinéma a déjà connu lors de ses premières décennies d’existence, et rien n’empêche a priori d’envisager une trajectoire comparable. Dans de multiples directions, la réalisation en 3D ouvre des possibilités plastiques nouvelles, et infiniment plus nuancées que les effets de foire (c’est à dire de parcs d’attraction) auxquels le procédé a d’abord servi.
D’ores et déjà la prise de vue en 3D ouvre à de nouveaux éléments de vocabulaires visuels, en terme de rapports dans l’espace et de rapports d’échelle (voir le dossier du numéro 647 des Cahiers du cinéma, juillet-août 2009). Nous vivons dans un monde en relief, en quoi le cinéma, art de l’enregistrement du réel, se dévoierait-il s’il apprenait à restituer ces trois dimensions comme il a appris à restituer le mouvement, puis les sons, puis les couleurs ? Et déjà, les cinéastes qui ont commencer de travailler ces procédés tendent très vite à inverser le « sens » du relief : non plus utiliser l’illusion d’optique pour faire sortir des objets de l’écran, sur un mode le plus souvent agressif, mais au contraire « creuser derrière l’écran », construire l’espace du relief vers l’arrière et pas vers l’avant par rapport au plan de l’écran.
Nul doute qu’il y ait là, pour les inventeurs de formes cinématographiques de demain, des possibilités esthétiques et dramatiques à explorer, et qui passent par des décisions techniques tout à fait inédites.
Parlons maintenant d’un tout autre aspect de la projection numérique, la facilité d’installer un vidéo-projecteur numérique à la maison. La maison n’est pas la salle, et une part importante des caractéristiques ne s’y retrouvent pas : tout ce qui est lié au fait de sortir de chez soi, de se retrouver avec d’autres, des inconnus, et bien sûr la forme d’engagement que constitue l’acte de paiement. Mais le désir de voir chez soi le film grâce à une telle installation atteste de l’importance encore accordée aux conditions de relation du spectateur avec les images et les sons : l’installation d’un vidéo-projecteur est très différente de l’acquisition d’un grand écran de télévision, elle implique un autre rapport au lieu et à la durée, suppose de créer l’obscurité, et reproduit une part du rituel de l’image plus grande que soi et venue de derrière, qui n’a pas les mêmes effets psychiques que l’image électronique émise par l’écran de télévision.
Et il n’y a pas que la maison. Le vidéoprojecteur permet, on l’a dit, de projeter des films dans des conditions à peu près acceptables dans un très grand nombre d’endroits publics cette fois, mais qui ne sont pas des salles : l’école, l’université, les centres culturels, les colonies de vacances, les maisons de retraite, les entreprises, les hôpitaux, les prisons…, et ainsi d’organiser partout où c’est possible des rencontre collectives et individuelles avec le cinéma, d’en donner le goût à de nouveaux spectateurs. Avec comme effet, aussi, qu’ils acquièrent ou retrouvent le désir de se rendre dans des salles ensuite pour découvrir par eux-mêmes les films – d’autres films que ceux vers lesquels le marketing dirige des populations entières.
En France, un très grand nombre de pratiques de cette nature tirent avantage de ces possibilités liées au numérique (cf. sur ce blog, le texte « Chaque jour, dans un cinéma… »), d’autant mieux qu’elles sont conçues en collaboration avec les salles. Les exploitants ne peuvent de toute façon pas empêcher que les films soient désormais vus massivement ailleurs et autrement que dans leurs salles, il faut dès lors insister sur la manière de tirer partie des nouveaux modes de diffusion pour renforcer aussi la salle.
Qu’est qui se projette ?
Abordons maintenant la question sous un autre angle. Qu’est-ce que c’est que ce phénomène de la projection, et singulièrement de la projection en salle de cinéma ? Cette question de la projection est aussi ancienne que le cinéma lui-même, voire que la lanterne magique ou même que le mythe de la caverne de Platon si vous voulez, mais elle est évidemment reposée de manière nouvelle à partir du moment où les films sont majoritairement vus autrement qu’en projection. Ma question est donc plus précisément : qu’est-ce qui se joue de singulier dans le phénomène de la projection quand ce n’est plus la manière dominante dont les films sont vus ? Puisque désormais ils sont vus surtout sur des écrans plus petits, individuels, et qui ne sont plus une surface de projection, mais qui émettent des images, généralement accompagnées de sons.
Sur ces écrans (télévision, ordinateurs, téléphones), on peut évidemment voir des films, mais aussi beaucoup d’autres choses : toutes les formes de programmes de télévision, du Journal télévisé aux émissions de variétés, des talk-shows aux feuilletons et aux fictions conçues pour la télé, mais aussi des publicités, des jeux vidéo, des œuvres d’artistes vidéo, des images enregistrées avec une caméra numérique, parfois avec un téléphone portable, et qui peuvent être mises en lignes sur Internet, en particulier sur les sites comme YouTube ou Vimeo. Mais parmi toutes ces productions audiovisuelles, il y en a qui restent conçues comme destinées à la projection en salles, et ce sont celles-là, et seulement celles-là, qui sont des films de cinéma. Même si nous connaissons des expériences de programmations d’autres produits événementiels en salles, la salle est le lieu réservé du cinéma. Elle reste le véritable destinataire du film, alors que les autres écrans tendent à gommer ce qui différencie les œuvres, les produits, les manières de s’adresser au spectateur. Ce qui fait la singularité des films, c’est qu’à la différence de tous les autres objets audiovisuels, dont certains peuvent avoir de grandes qualités, les films sont conçus pour être projetés, et projetés sur grand écran. Ils sont habités, on pourrait même dire hantés par leur vocation à être projetés, quand bien même celle-ci est une forme devenue minoritaire de diffusion, et n’est plus le mode de rentabilisation le plus efficace.
Cette caractéristique particulière du film de cinéma ne repose pas sur des critères objectifs, elle renvoie à l’expérience esthétique individuelle de chaque spectateur.
Ce rapport à la projection était naturellement présent dans les œuvres du cinéma d’avant la prolifération du petit écran, mais il devient un parti pris stylistique dans un monde saturé d’écrans électroniques diffusant en permanence des images et des sons. Il s’y joue donc désormais un phénomène de distinction, très conscient chez certains cinéastes – je pense ici aussi bien à Gus Van Sant qu’à Jean-Luc Godard, à Alexandre Sokourov ou à Pedro Almodovar, à Clint Eastwood comme à Jia Zhang-ke, tous ces cinéastes qui interrogent leurs outils et leurs effets dans le corps même de leurs films. Mais ce phénomène de distinction peut aussi être peu ou pas conscient, c’est le cas de certains films hollywoodiens en particulier, mais aussi de films d’auteur documentaires par exemple.
(Un jour, à propos de Pale Rider, Clint Eastwood m’a raconté comment il tournait exprès un grand nombre de plans très sombres pour que le film soit irregardable à la télévision…)
La singularité de la projection, et tout particulièrement de la projection publique, tient à la combinaison de plusieurs facteurs. Voir un film en projection cela veut d’abord dire voir le film dans un lieu clos et où il fait noir, et donc s’abstraire du monde pour accepter un face-à-face avec une représentation du monde Et cela veut dire voir le film en situation contrainte, assis dans un fauteuil où on consent à rester, à renoncer à sa mobilité et à se soumettre à une durée choisie par d’autres. Voir un film projeté, cela signifie également voir une image plus grande que soi, dans un rapport spéculaire inégal, où ce qui est représenté, et qui toujours à un degré ou à un autre, nous ressemble, se présente selon une autre échelle. Enfin voir un film en salle c’est accepter, ou mieux, désirer le recevoir au sein d’une collectivité principalement composée d’inconnus, avec lesquels on partage ce récit, ce spectacle, ce rapport à soi et aux autres. L’expérience très singulière qui résulte de ce dispositif est celui des arts du spectacle tel qu’il existe depuis des siècles. Mais il s’applique à un rapport particulier au réel qui n’existe ni au théâtre ni dans aucune autre forme de spectacle.
Les cinéastes, les critiques et les professionnels qui réfléchissent aux caractéristiques propres au cinéma, à ce qui fait sa force, sa séduction et sa beauté, ne se sont pendant longtemps guère intéressés à la question de la projection, parce que longtemps celle-ci a été évidente. Nous savons combien, aujourd’hui, cette dimension est devenue particulière et minoritaire. Ce nouveau statut ne fait que mettre en évidence combien est décisif ce régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, lié aux conditions particulières que j’ai décrites.
Il serait plus exact de dire que la projection construit non pas un régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, mais un ensemble de modes de relations avec le réel et avec l’imaginaire. Ces relations ont ainsi une dimension religieuse, ou du moins concernant le sacré, une dimension érotique ou du moins concernant la libido, elles ont partie liée avec les peurs, et avec tant d’autres régions de la conscience, du subconscient, de l’inconscient. Parmi tous ces modes figure en bonne place, à différents titres, celui du politique – au sens où le dispositif de la projection construit des rapports de force, réels et imaginaires, des processus d’appartenance, des possibilités de se construire comme individu. Parmi ces relations politiques figure manière décisive les similarités entre le fait de se « projeter » comme appartenant à une même collectivité (historique, territoriale, linguistique, politique) et ce qui se passe dans la salle de cinéma (c’est l’objet de mon livre La Projection nationale, Odile Jacob, 1997).
Comme les films parmi l’ensemble des productions audiovisuelles auxquelles nous sommes, volontairement ou non, confrontés, les salles de cinéma sont devenues des espaces minoritaires et différents, par rapport aux modes de diffusion dominant de toutes ces images, sous le régime du flux. Comme les films, les salles de projection de cinéma, pour toutes les raisons qu’on a dites, marquent une alternative et une rupture par rapport aux procédures de communication et d’immersion dominants. Elles sont devenues à la fois un espace d’affirmation – les salles répondent à un désir – et de questionnement – les salles dérogent aux modes majoritaires de consommation des images. Par leur nature, avant même de considérer ce que montre tel ou tel film, ce que programme telle ou telle salle, les cinémas constituent un décalage par rapport à une pratique dominante et formatée. Avec toujours comme ambition que ce soit tout le cinéma qui puisse rencontrer potentiellement tous les spectateurs dans les conditions particulières de la projection en salles.
Ce texte est une version remaniée d’une conférence prononcée en ouverture du 14e Congrès d’Europa Cinemas, qui s’est tenu du 20 au 22 novembre à Varsovie. Créé et financé par l’Union européenne dans le cadre du Plan Media, Europa Cinemas est l’organisme qui fédère et soutient les 2000 salles qui projettent une majorité de films européens (http://www.europa-cinemas.org ). Cinq cents professionnels de toute l’Europe mais aussi sud-américains et asiatiques participaient à ces journées.
Remerciements à Claude-Eric Poiroux, Directeur général d’Europacinema, et à Fatima Djoumer.
lire le billetIl y a une semaine est sorti un film d’une grande beauté, d’une intense nécessité, Au loin des villages d’Olivier Zuchuat. Mais qui le sait ? Et pourquoi un tel film passe-t-il quasi-inaperçu ?
« Invisibles », ces films qui existent pourtant, qui sont présentés dans des festivals, qui sortent dans les salles. Des spectateurs les regarderont, les écouteront, en parleront sans doute. Et pourtant…
Pourtant il n’est pas possible aujourd’hui de se satisfaire du fait qu’un film existe, alors même que, grâce aux nouvelles techniques de réalisation, il se fait plus de films que jamais auparavant, permettant des projets où exigence politique ou désir d’expérimentation formelle se manifestent et, souvent, se soutiennent. Pourtant il n’est pas possible non plus de se satisfaire du fait qu’un film « sorte ». Ce n’est pas possible dès lors que tant de ces films disparaissent aussitôt dans le brouillard du manque de visibilité médiatique, de l’absence de traces laissées dans l’attention d’un public significatif: ceux qui auraient naturellement été intéressés par telle ou telle œuvre, et bien sûr si possible d’autres, non pas « cibles naturelles” mais auxquels serait ouverte l’éventualité d’une découverte, d’un déplacement de leurs habitudes.
C’est un paradoxe, et même pour être précis, une aporie, une impasse logique. Oui il faut se réjouir de la possibilité d’existence croissante de films nouveaux, différents. Oui il faut se réjouir de la possibilité qu’un nombre conséquent, même si jamais suffisant, d’entre eux soient diffusés. Et, oui, ces deux facteurs entrainent mécaniquement des effets de brouillage, d’embouteillage, de « cannibalisation » de certains films par d’autres en terme d’espace dans les salles comme dans les médias, de capacité de relais des organes qui contribuent à la rencontre entre films et spectateurs. Ce n’est pas une raison pour se plier à cette loi du nombre, du rapport de force et de la ligne de plus grande pente. Au contraire. Il n’y a pas de solution d’ensemble à cette impasse, il n’y a que des pratiques locales, ponctuelles, partielles. Parler d’un film de plus. Remettre en cause les ordres préséances dans les journaux. Conquérir un micro-espace sur une chaine de télévision. Accompagner un film, en salle, en le défendant sur Internet, en rendant possible sa présence en festival, en DVD, sur une plate-forme VOD. Travailler, se bagarrer. Comme toujours.
Qui fait quoi ?
Pour certains films parmi les plus dignes d’intérêt, cet effet d’embouteillage général est aggravé par un autre phénomène, lui aussi très français : le nombre considérable de documentaires distribués sur les grands écrans. Trois raisons très hétérogènes à cela. D’abord – et c’est un aspect particulièrement réjouissant – l’existence de grands documentaristes, dont certains films ont obtenu un considérable succès public : Raymond Depardon et Nicolas Philibert* au premier chef. Il y a également des cas de succès moins respectables, comme le très douteux Cauchemar de Darwin, et de grands travaux documentaires qui – , mais d’autres aussi, même en ne parlant ici, pour simplifier, que des Français, bien que loin d’obtenir pareille réussite ont évidemment toute leur place au cinéma, comme les œuvres d’Henri-François Imbert, de Mariana Otero, de Denis Gheerbrant, de Claire Simon, d’Olivier Zabat, ou bien sûr du récent et magnifique La Danse de Frederick Wiseman. En deuxième lieu, cette inflation de documentaires dans les salles est un effet secondaire du désintérêt des chaines de télévision pour le genre. Beaucoup de réalisations sortent au cinéma faute d’avoir trouvé place dans l’espace qui leur revenait naturellement, sur les chaînes de télévision. Pour le dire clairement : ce ne sont pas des films, mais des documents pour la télé, très légitimes dans ce cadre-ci, pas dans celui-là. Le problème étant ici que le cadre de financement « cinéma » (y compris avec de l’argent que les télés sont obligées de verser) est plus ouvert et accueillant que celui des grilles des chaines. Troisième raison : une large remise en cause des modes d’organisation dominants de la société, et le recours fréquent à la caméra pour en démontrer et contester les mécanismes. Une part significative de ces documentaires, sinon la majorité, sont de nature protestataire, ils trouvent de surcroit des relais dans un grand nombre de réseaux associatifs, auxquels sont liés nombre de salles, par exemple les Utopia. Il n’y a pas lieu de porter un jugement de valeur général sur ce phénomène – il n’est certes pas plus illégitime de recourir à la réalisation pour analyser les mécanismes sociaux et les critiquer que pour produire du divertissement, ou simplement pour gagner le plus d’argent possible, les deux principales motivations de ceux qui fabriquent des films aujourd’hui. Il s’agit simplement de prendre acte que beaucoup des réalisations qui en résultent n’ont guère d’intérêt sur le plan cinématographique. On a vu ainsi récemment les pamphlets écologistes d’Arthus Bertrand et Nicolat Hulot, cette seule semaine du 18 novembre sortent Pluie du diable, contre les armes à sous-munitions et leurs ravages durant des décennies, Lettre à Anna consacré au combat d’Anna Politovskaia et à son assassinat dans la Russie de notre ami Poutine et Rien à perdre, portraits d’exclus et de marginaux de notre société. Et sont notamment attendus avant la fin de l’année La Domination masculine, La Fin de la pauvreté ?, R.A.S. nucléaire… , D’Arusha à Arusha et bien sûr le nouveau Michael Moore. On ne porte ici aucun jugement sur chaque film en particulier (pas tous vus d’ailleurs), mais il est évident que leur accumulation sous l’effet des trois causes énoncées ci-dessous brouille les cartes parmi les documentaires, et plus généralement pour l’ensemble des films. Puisque, faut-il le rappeler, ceux qu’on appelle « documentaires » sont des films à part entière**.
Dieu est un grand voyageur
L’occasion de ces considérations générales est la sortie en salle le 11 novembre d’un film magnifique. Une semaine déjà… Comme l’écrit hélas à raison le producteur d’un autre des documentaires dont on parle ici « la vie d’un film dépend des entrées de la première semaine et plus particulièrement du premier jour » (Laurent Truchot, émérite producteur de La Pluie du diable. Raison de plus pour ne pas cesser d’en parler une semaine plus tard. Le film dont je parle aujourd’hui s’appelle Au loin des villages, il a été réalisé par le cinéaste suisse Olivier Zuchuat, au Tchad, à la frontière avec le Soudan.
Là, dans un camp à peine aménagé, se sont réfugiés des victimes des massacres perpétrés au Tchad par les Janjaweeds, ces milices arabes armées par le régime de Khartoum pour faire régner la terreur au Darfour, et auxquelles se sont alliées certaines ethnies tchadiennes. Il y a quinze jours sortait un autre film, une fiction cette fois, consacrée au génocide rwandais. Il s’appelait Le jour où Dieu est parti en voyage. En regardant Au loin des villages, on songe que Dieu est décidément un grand voyageur, et qu’Il ne cesse de s’absenter là où tant de gens comptent sur lui… En Afrique, il a l’air d’être carrément aux abonnés absents.
Le film de Zuchuat évoque ce qui est train de se passer, en ce moment même, des deux côtés de la frontière entre Soudan et Tchad. C’est précis et simple, c’est terriblement clair. Il montre des hommes, des femmes, des enfants, des lieux, des paysages. Ces gens-là et ces territoires-là sont aujourd’hui, eux aussi, invisibles. On dira qu’il y a abus à utiliser le même mot pour désigner le sort de films et celui de victimes de terrifiants massacres ? J’en revendique au contraire le rapprochement. Il faut des moyens pour voir, par exemple pour voir cette réalité inadmissible et occultée. Les films, les véritables films – ceux où les qualités propre de l’art du cinéma participent du travail de perception sensible du monde – sont parmi les meilleurs moyens, sinon le meilleur d’entre tous, pour rendre visible ce que l’intérêt de certains et l’indifférence de presque tous laisse dans l’obscurité. Au loin des villages le prouve: les Dajo du camp de Gouroukoum sont « invisibles », comme tant d’autres, jusqu’au jour où avec exigence et une infinie sensibilité un cinéaste, Olivier Zuchuat, entreprend de les regarder.
Veiller au grain.
En plans presque tous regardant frontalement ceux qui survivent dans ce camp, ceux qui racontent, ceux qui expliquent – uniquement des réfugiés, sans un mot de commentaire, par la présence physique et par la voix, c’est une réalité qui prend corps. Admirable travail du cinéma lorsqu’il sait construire sa véritable place, puissance sans égale dont on sait aujourd’hui que Shoah de Claude Lanzmann fut il y a près de 30 ans l’acte décisif, exemplaire sinon fondateur. Du cinéma (pas de la télé, pas de l’audiovisuel), un art du cadre et de la durée, une préséance au « grain » – le grain de la peau de chacun, le grain de la voix, le grain de sable différent de tous les autres, le grain de riz ou de millet qui sauve (et le sac de grains des ONG, nourricier et humiliant à la fois).
Dans la courbure du dos des femmes nettoyant devant les cases, dans la voix de l’enfant qui raconte la terreur avec des dessins, dans la posture de l’homme dont les yeux ont été arrachés au couteau, il vibre infiniment plus que ce qu’un journal ou un reportage télé exprimera jamais. Il faut bien sûr que les journalistes fassent leur travail, qui est autre, et utile. Mais il faudrait qu’un film si puissant et nécessaire, si précis et digne, puisse lui aussi atteindre les aires de cette attention flottante, volatile, qui est la nôtre à présent. Parce que ce qui se passe au Darfour est une atrocité intolérable. Parce que cela participe de notre rapport au monde dans lequel nous vivons, ou, pour pour être plus rigoureux, de l’aggravation sans fin de notre perte de relation avec lui. Et que ce danger là ne pèse pas sur les malheureux habitants des régions harassées de famines, de trafics et de violence mais bien sur nous, ici et maintenant.
JMF
* Le Centre Pompidou présente actuellement l’intégrale de Philibert, il faut y courir…
http://www.bpi.fr/fr/la_saison_culturelle/cinema/nicolas_philibert_le_regard_d_un_cineaste.html
** Au Centre Pompidou encore, et pour une réflexion sur les limites et paradoxes de l’usage du mot « documentaire », voir la programmation conçue par Bernard Eisenschitz « Ceci n’est pas… un documentaire : fragments pour une histoire fictive »
http://www.bpi.fr/fr/la_saison_culturelle/cinema/regards_critiques_4.html
lire le billetAu moment où les pouvoirs publics inventent une dispositif efficace et égalitaire pour aider au passage à la projection numérique, les salles de cinéma se lancent dans un affrontement fratricide.
Il y a une semaine, mercredi 4 novembre, un nombre important parmi les quelque 5400 salles de cinéma françaises a éteint ses enseignes pendant une heure. Il s’agissait d’attirer l’attention du public, et des divers responsables, sur les difficultés que connaissent une partie des cinémas, notamment dans les villes petites et moyennes. Cette situation apparaît comme injuste puisque l’ensemble du secteur est prospère, avec une nouvelle hausse des entrées de près de 10% en perspective pour 2009, au terme d’une décennie qui a vu la fréquentation en salles progresser de manière quasi-constante, contredisant les prédictions funestes quant à l’avenir du cinéma, a fortiori du cinéma en salles, prédictions récurrentes depuis… 50 ans (au moins).
Le moment de cette protestation organisée s’est trouvé recouper un autre calendrier. En effet venait tout juste d’être annoncée une mesure à tous égards remarquable, la création du « Fonds de mutualisation » destiné à aider toutes les salles, mais surtout celles qui disposent de moyens financiers limités, à passer à la projection numérique. Tendance irréversible, le remplacement des projecteurs de pellicule par des projecteurs de fichiers numérisés est depuis près de 10 ans la grande affaire des professionnels de la distribution et de l’exploitation. Grande aventure technique et industrielle, elle est aussi un enjeu politique, au sens strict de politique culturelle, puisqu’à cette occasion risquait de se produire une cassure irréversible entre les poids lourds du secteur (dont beaucoup ont déjà commencé de s’équiper) et que cette cassure du réseau de salles en une exploitation à deux vitesses entraine au passage la disparition d’un grand nombre d’écrans. C’est contre ce double risque que le CNC (dont les initiales depuis cet été signifient Centre national du Cinéma et de l’image animée, drôle de nom), que le CNC, donc, a créé ce dispositif de mutualisation :
http://www.cnc.fr/Site/Template/T3.aspx?SELECTID=3626&ID=2567&t=2
Son fonctionnement est exemplaire en ce qu’il permet grâce à la participation d’organisme public de mutualiser les risques, et de couvrir à 75% les frais de transformation. Mais sa mise en place (qui doit encore être traduite dans les faits) possède aussi le mérite insigne de rappeler de manière plus générale le sens d’une action d’intérêt public dans un secteur à la fois économique et culturel. Contre les rivalités « naturelles » entre les acteurs (entre salles de tailles et de puissances inégales, et entre les exploitants et les distributeurs), la solution mise en place manifeste, au nom des enjeux non-commerciaux dont les salles sont aussi porteuses, la possibilité d’un autre mode de développement – exactement le type de raison qui fait que le CNC dépend du Ministère de la Culture et pas de ceux en charge de l’industrie et du commerce. Cette intervention était d’autant plus bienvenue qu’au cours des dernières années, dans un environnement politique et idéologique très hostile à tout ce qui relève de la prise en compte des intérêts collectifs, le CNC n’avait guère pu jouer ce rôle, paraissant souvent réduit à enregistrer l’état des rapports de force entre les lobbies.
C’est pourquoi lors du congrès annuel de la fédération des exploitants (la FNCF), à Deauville le 20 septembre, la présidente du CNC Véronique Cayla pouvait à bon droit se prévaloir d’une avancée significative sur le dossier le plus brûlant et le plus complexe concernant l’exploitation. Et c’est pourquoi l’attitude des exploitants qui, au nom de la situation financière d’une partie d’entre eux (la petite et moyenne exploitation), transformèrent ce congrès en mise en accusation du CNC aura semblé un geste inconséquent, à la fois injuste et dangereux. Le CNC avait pourtant proposé de mettre en place des dispositifs d’aide aux salles les plus fragilisées. Mais sous l’influence directe des grands circuits, les exploitants ont réclamé une hausse de leur part sur les recettes (aujourd’hui environ 50%) pour toutes les salles. Ce qui aurait pour effet d’une part de bénéficier surtout aux plus riches, alors que déjà les multiplexes représentent 34% du nombre total d’écrans, mais 56% de la fréquentation, et d’autre part de se faire au détriment des autres ayants droits, cinéastes, producteurs et distributeurs. Soit une logique corporative instrumentalisé par les grands circuits, et qui tend à détruire la « solidarité » entre les différentes branches du secteur – et donc aussi ce qui, au-delà des logiques gestionnaires des uns et des autres, ressemblerait à un « intérêt supérieur du cinéma ».
L’ire des responsables de salle avait un autre motif : leurs collègues de la production venaient d’obtenir des pouvoirs publics une modification du fonctionnement des financement permettant de faire payer de sommes conséquentes aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) en échange d’une réduction du délai de diffusion des films sur les petits écrans (DVD et VOD) après leur sortie en salle, de 6 à 4 mois. Le manque à gagner réel des exploitants du fait de ce changement est minime, vu le peu de temps durant lesquels ils gardent les films à l’affiche – délai très inférieur à 4 mois. Mais l’idée qu’une autre branche du secteur ait obtenu un pactole sans qu’eux-mêmes y participent est de nature à énerver tout lobby qui se respecte (en d’autres temps les producteurs feraient de même contre les exploitants).
L’affaire en elle-même est une escarmouche comme il ne cesse de s’en produire dans le cinéma français, même si chaque fois les protagonistes tentent d’en faire l’Armaggedon du 7e art. Mais elle est significative des deux logiques qui travaillent le cinéma en France, et prend un relief particulier au moment où une action spectaculaire des pouvoirs publics, la création du Fonds de mutualisation, aurait au contraire du permettre une avancée collective. A suivre.
JMF
lire le billetIl y a d’innombrables festivals de cinéma dans le monde. Et c’est tant mieux. Mais celui de Sao Paulo, qui se tient dans la métropole brésilienne du 23 octobre au 5 novembre, se caractérise par une créativité inhabituelle dans les manières de construire des lieux de rencontre entre les publics et les œuvres.
Invité comme membre du jury du 33e Festival de Sao Paulo, je n’en commenterai évidemment pas la sélection, d’autant que le palmarès n’est pas encore décidé. Mais il n’est nul besoin d’attendre pour souligner l’importance et l’originalité de cette manifestation, marquée par la personnalité de son fondateur, Leon Cakoff, et désormais de sa codirectrice et épouse, Renata de Almeida.
Le Festival est né sous la dictature militaire, il fut alors un espace de résistance démocratique, et connut à ce titre un immense retentissement, malgré les difficultés matérielles et de censure au sein desquelles il a grandi.
Le Brésil a immensément changé depuis 33 ans, et la mégalopole de Sao Paulo aussi, mais cette tension fondatrice demeure. Aujourd’hui, les centaines de films sélectionnés par Cakoff et Almeida sont projetés dans pas moins de 20 lieux (et quelque 35 écrans), depuis la Cinémathèque jusqu’aux multiplexes à l’intérieur de centres commerciaux. Et si les grands cinéastes du monde entier continuent de faire de Sao Paulo une étape importante sur leurs agendas, c’est qu’il s’agit toujours d’une forme de résistance, même si le contexte est entièrement différent. La double emprise des Majors nord-américaines et du gigantesque conglomérat national de médias TV Globo sont désormais les pouvoirs qui se veulent hégémoniques sur les imaginaires de cet immense pays, et c’est bien face à eux que se dressent des entreprises comme la Mostra pauliste.
Chacun ici entendra qu’on ne compare pas terme à terme dictature militaire et puissance des multinationales médiatiques. Mais que cela n’exclue pas d’observer comment, dans des situations différentes, des réponses variées mais animées du même esprit sont possibles, et nécessaires. Sous la dictature, Leon Cakoff avait réinventé ce qui n’existait plus alors nulle part dans le pays : un espace démocratique, manifesté par l’utilisation du bulletin de vote. En effet, unique festival au monde (à ma connaissance) à pratiquer cette méthode, les responsables du festival choisissaient tous les films qui leur paraissaient dignes d’intérêt pour le public brésilien, œuvres de grands maîtres inaccessibles autrement, grandes révélations d’autres festivals, nouveaux films nationaux ou étrangers. Mais c’est le public qui, parmi les premiers et deuxièmes films (une quarantaine), désignait la dizaine qui constitueraient la « sélection officielle » sur laquelle aurait à se prononcer un jury.
Aujourd’hui le procédé a clairement atteint ses limites. Nous vivons en effet à une époque entièrement différente où, au contraire, le public est invité à voter en permanence, par téléphone ou sur internet, sur tout et n’importe quoi à commencer par d’innombrables jeux télé débiles. Une époque, aussi, où l’offre marketing a si bien modélisé les choix dominants que le rôle des festivals (et des critiques) n’est plus de rendre accessible ce qui était rare sinon hors d’atteinte, mais de travailler à ouvrir les esprits à d’autres formes, d’autres rythmes, d’autres histoires vers lesquels les spectateurs saturés de messages promotionnels ne se dirigeraient sûrement pas d’eux-mêmes, quand bien même ces œuvres se trouvent à portée de clic. Le phénomène du dévoiement des procédures démocratiques classiques vaut d’ailleurs peut-être aussi pour d’autres domaines…
Une salle virtuelle
Mais face à l’évolution des techniques et des pratiques, les organisateurs du Festival ne sont pas restés les bras ballants. Ils ont inventé cette année (à nouveau c’est à ma connaissance une première mondiale) la possibilité de redéployer leur travail grâce à Internet, cette fois en tirant le meilleur parti des nouvelles technologies. Ils ont en effet ajouté une nouvelle salle à celles où est présentée leur programmation : une salle virtuelle, accessible en ligne à partir du site du Festival, http://www.mostra.org . Réservée à ceux qui se trouvent au Brésil, ouverte seulement pendant la durée de la Mostra (jusqu’au 5 novembre au soir, heure brésilienne) et limitée à 300 places, cette salle « on line » permet de visionner gratuitement, en streaming, une trentaine des titres de la sélection. Parmi eux, les derniers Bellocchio ou Kitano aussi bien que des jeunes réalisateurs quasi-inconnus (je recommande notamment le documentaire japonais de Toshi Fujiwara, The Fence : http://www.mostra.org/exib_filme.php?filme=414&language=en ). Cette création s’est faite en collaboration avec le site qui met en ligne aujourd’hui, dans le monde entier, le plus grand catalogue de films d’auteur, en fonction des droits libérés pour chaque pays, The Auteurs (http://www.theauteurs.com ).
Encore n’est-ce qu’un début : pour cette première année, nombre de producteurs ont eu peur de donner leur autorisation à la Mostra de Sao Paulo, bien que les risques de piratage soient nuls, et que ce procédé, en limitant l’accès aux 300 premiers candidats spectateurs, ne peut en aucun cas assécher l’offre commerciale classique. Il est au contraire très susceptible de lui donner un élan. Il y a tout à parier qu’une telle offre est appelée à s’étendre les prochaines années, et à susciter des émules dans le monde. Et que la Mostra de Sao Paulo, qui n’aura cessé depuis sa naissance de diversifier ses activités – notamment en travaillant avec les universités, en s’associant avec un éditeur pour publier des ouvrages de référence sur le cinéma contemporain, ou en produisant des courts métrages réalisés par les grands cinéastes invités par la manifestation, que la Mostra, donc, aura continué son travail inlassable, et plus nécessaire que jamais, de défrichage d’espaces de rencontres entre le public et les films.
JMF
lire le billetUn film de fiction transpose de manière transparente « l’affaire ». Exemplaire et inhabituelle réactivité du cinéma à l’actualité, mais pourquoi au fait ?
Très explicitement inspiré de l’affaire Clearstream, voici qu’arrive sur nos écrans Clearfield, les carnets noirs, long métrage de fiction de Jean-Luc Miesch, annoncé pour le mois de janvier. On a suffisamment reproché au cinéma français de ne pas réagir à l’actualité, et en particulier aux affaires politiques, lui opposant les exemples des films étatsuniens et italiens, pour remarquer cette curiosité. Cette fois, c’est un record de vélocité puisque le film a été réalisé avant le procès, et sortira avant le verdict. Le petit jeu des changements de nom ne dissimule rien, même si Jean-Louis Gergorin est rebaptisé Corbin, si Imad Lahoud s’appelle Iskander Labade, et si Pierre Arditi campe un premier ministre à la mèche conquérante se livrant à une exultante danse du scalp lorsqu’il est informé que le nom de « Nicozy » figure sur les listings Clearfield.
Mais le film ne se contente pas de mimer sous forme de farce le déroulement de la manipulation qui agite le landernau politico-médiatique depuis sa découverte.
Aux côtés d’une accorte dessinatrice de bande dessinée occupant plus ou moins l’emploi du journaliste Denis Robert, Clearfield, les carnets noirs défend une thèse précise, et qui tranche avec ce qui s’est dit dans les journaux comme dans le prétoire : à savoir qu’au delà des lampistes Lahoud et Gergorin, cette affaire s’explique par l’action d’un responsable occulte tirant toutes les ficelles au service d’un puissant commanditaire. Le manipulateur désigné par le scénario ne serait autre que Yves Bertrand, l’ancien patron des RG (devenu Gaspard Arthus dans le film, et auquel le comédien Philippe Morier-Genoud ressemble étrangement) tandis que le commanditaire, qui n’apparaît pas plus à l’écran qu’il n’est apparu au procès Clearstream, ne serait autre que Jacques Chirac.
Le scénario du film a notamment bénéficié de la collaboration de Patrick Rougelet, ancien commissaire principal des Renseignements généraux, auteur de RG, la machine à scandales et des Carnets noirs de la République (tous les deux chez Albin Michel), ce dernier ouvrage inspirant directement le film, comme son titre en prend acte.
Mais telle que présentée par le film, loin des détails et des complexités mises en évidence par la découverte des fameux carnets (et par les révélations de Rougelet dans ses livres), toute l’affaire se résume, à l’écran, à la bonne vieille certitude que sous l’écume des apparences feuilletonesques et le cirque médiatique un appareil d’Etat machiavélique et invisible tient solidement en mains tous les rouages qui règlent nos existences. Que cette vision du monde soit à la fois banale et paranoïaque ne signifie d’ailleurs pas qu’elle soit entièrement fausse. Et d’autre part il ne faut pas oublier qu’elle est aussi la toile de fond de tout le « grand cinéma politique » américain et italien, Hommes du président, Jours du Condor, Mensonges d’Etat et autres Cadavres exquis. Où il apparaît que ces films, quelle qu’ait été par ailleurs leur virtuosité de réalisation et d’interprétation, ne disaient pas grand chose que le public ne savait déjà, ou plutôt croyait déjà savoir (les puissants, tous pourris). Et que eux non plus ne contribuaient guère une compréhension plus fine de procédés politiques précis.
Quand à Jean-Luc Miesch, réalisateur d’un peu mémorable Nestor Burma il y a 27 ans, il ne cherche aucune virtuosité du côté du film d’action, préférant un théâtre de marionnettes sculptées à la hâte, selon une distribution des rôles droit venue de la commedia dell’arte. Dans un genre où s’illustra fréquemment, et fréquemment avec plus de verve, un Jean-Pierre Mocky, celui de la pochade assassine, Miesch manifeste le peu de cas qu’il fait aussi bien du sujet qu’il traite (la politique) que du moyen qu’il utilise (le cinéma). On dira que les vilénies et les ridicules des grands de ce monde ne méritent pas forcément plus de subtilité, et que le jeu de massacre de cabaret a ses vertus (démocratiques ? ou de défoulement ?). On peut aussi regretter que lorsque le cinéma se décide à prendre en considération une actualité si intrigante il soit si mal servi. Il y a de (rares) contre exemples, en particuliers les deux réalisations inspirées par l’affaire ELF, les très différents et tous deux réussis L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol et, pour Canal +, Les Prédateurs de Lucas Belvaux (Belvaux dont on verra bientôt en salle le remarquable travail de cinéaste à partir de l’enlèvement du Baron Empain, Rapt, sortie le 18 novembre).
L’affaire Cleastream, elle, n’a pas fini d’inspirer le cinéma, puisqu’on nous annonce maintenant un documentaire sur le procès, réalisé par Daniel Lecomte. Après son médiocre pseudo-film sur le procès des caricatures de Mahomet, C’est dur d’être aimé par des cons, voilà qui n’augure rien de bon.
En attendant, le film de Miesch, aussi virulent que creux, s’en vient confirmer par l’absurde ce dont on se doutait : ce sont les journalistes et les militants qui reprochent au cinéma de ne pas se précipiter pour renvoyer les balles de l’actualité. C’est à dire qu’ils lui reprochent de ne pas faire leur travail à eux, de ne pas être comme eux, faute de comprendre ce qu’il est, lui, et quel est son travail. Ce qui n’exclue bien sûr pas que le cinéma puisse réagir à l’actualité brûlante, mais seulement si une idée de cinéma préside à sa mise en jeu.
JMF
lire le billet