C’est Fellini qu’on assassine

Salué unanimement par la presse, l’exposition « Fellini : la Grande Parade » au Musée du Jeu de Paume est la négation même de tout ce qui anima l’œuvre du grand cinéaste italien.

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Omniprésent dans les médias, événement culturel majeur de la rentrée, l’exposition Fellini La Grande Parade au Musée du jeu de Paume à Paris suscite un extraordinaire fleuve d’éloges. Difficile de démêler ceux qui s’adressent à l’exposition elle-même de ceux qui sont destinés au cinéaste, lui-même objet d’une admiration ambiguë : voilà longtemps que les films de Fellini sont moins aimés que l’imagerie qu’ils ont suscité, système de signes gentiment grotesques, combinant sans risque enfance et fantaisie érotique. A l’évidence Fellini lui-même a joué de ces effets de parade, mais qui regarde ses films ne peut manquer de percevoir quelle inquiétude, quelle terreur parfois ces fétiches lui auront inspiré, en même temps qu’une fascination qui ne lui semblait pas aller de soi, et le désir d’en jouer. Toute son œuvre, sans exception depuis Les Feux du Music-hall coréalisé avec Lattuada en 1950 jusqu’à La Voce della luna en 1990, porte cette inlassable interrogation critique contre la gadgetisation du monde, la création de rapports idolâtres, de substitution par le pouvoir (les pouvoirs, politique, religieux, économique, médiatique) des colifichets du plaisir aux flux obscurs et libertaires du désir. Et voici que cette exposition encensée s’en vient benoîtement organiser le défilé des fétiches felliniens, comme autant de prélats sur patins à roulettes s’exhibant sur les murs du Jeu de Paume.

Cette imagerie pieuse de la liturgie fellinienne est assemblée selon des lignes d’explications si simplificatrices qu’il ne suffit pas de dire qu’elles ne rendent pas justice à l’œuvre, elles la trahissent et l’occultent. Documents d’époque à l’appui, voici la sociologie (une idée bien faible de la sociologie) et à cause d’elle quelques séquences mémorables renvoyées à une batterie d’explications qui, sans être fausses ni d’ailleurs dépourvues d’intérêt, font disparaître l’essentiel. Doctes commentaires et rapprochements trop évidents à l’appui, voici la psychologie (une idée bien élémentaire de la psychologie), et  les quelques clés en plomb ainsi complaisamment fournies, loin d’ouvrir de nouveaux accès aux films, envoient par le fond ce que leur navigation avait d’aventureux, d’imprévisible, de contradictoire et de porteur de vie. Archives à l’appui, voici le folklore (une idée très vigoureuse du folklore), réduisant les signes à leur plus simple degré d’apparence, écrasant les vibrations, les incertitudes, les points aveugles. De tout cela Fellini lui-même, sans avoir jamais cessé d’en tirer parti, s’était fait le critique lucide, exemplairement dans ce film terriblement dépressif qu’était Fellini Casanova, et dans les derniers longs métrages (fort peu mentionnés par l’exposition).

Un moment pourtant, sublime et incongru au milieu d’un si besogneux étalage, seul moment digne de Fellini dans toute l’exposition, vient de manière paradoxale en souligner la faiblesse générale : l’extrait de iCiao Federico!,  film réalisé par Gideon Bachman sur la tournage de Satyricon, où Giton (Max Born) chante, avec une grâce maladroite, Don’t Think Twice, It’s All Right de Dylan en s’accompagnant à la guitare.

Pour le reste l’exposition est d’une lourdeur dont on s’étonne qu’elle n’ait pas suscité un peu plus de réserve chez les commentateurs – mais il est vrai que l’ « événementiel » prime tant et si bien qu’il  est devenu de mauvais ton de gâcher tant d’efforts promotionnels et festifs par des commentaires un tant soit peu exigeants.

Qu’on ne croie pas qu’est ici défendue l’idée qu’une exposition inspirée d’une grande œuvre de cinéma est impossible. Nous avons connu des réponses passionnantes à ce défi au cours d’un passé récent. Cette fois, convenons-en, la tâche était ardue, justement parce que l’œuvre de Fellini était déjà recouverte par cette poussière malsaine qu’on pourrait appeler le fellinisme – tout ce trafic dont l’adjectif « fellinien » est devenu l’emblème. Mais il est possible (et passionnant) de travailler la question de la fétichisation par la mise ens cène dans le cadre d’une exposition : on n’a pas oublié comment, à l’opposé de l’exhibition à la fois scolaire et racoleuse du Jeu de Paume, l’exposition Hitchcock au Centre Pompidou mettait en scène le processus de fétichisation des objets par l’auteur de Vertigo, et explicitait l’usage cinématographique qu’il en faisait, avec une longue citation de Godard en guise de viatique.

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Visitant La Grande Parade, je me souvenais de ma dernière et étrange rencontre avec Fellini, un jour de canicule au début de l’été 1990, dans un hôtel romain plongé dans le noir par une panne d’électricité. Je me souvenais comme il disait souffrir de la réduction de son travail à cette collection de signaux publicitaires, de cet enfermement de lui-même dans ce personnage. Et en même temps de la nécessité de continuer à faire jouer ces silhouettes et ces mécanismes – nécessité à la fois tactique (cela restait la seule arme qui restait à un grand artiste que personne ne voulait plus produire, surtout en Italie), politique (convaincu que c’est dans ces dispositifs de figuration/défiguration où sans cesse le mort saisit le vif qu’agissent les procédures du pouvoir et de la soumission) et éthique (pas question de s’exclure de ce qu’il avait engendré).

Le grand défi de Fellini aura tenu au fait qu’il ne fut jamais un puritain, que jamais il ne consentit, pour stigmatiser la corruption des êtres et des comportement qu’il voyait partout autour de lui, à se mettre du côté des moralisateurs (même ceux qui n’auraient pas été hypocrites) et des culs serrés. Entre l’ordure triomphante des puissants et l’ascèse où l’individu renonce à lui même étouffe son désir, il aura parié (avec de moins en moins d’espoir, jusque dans le camp d’Indiens SDF et les tombes des derniers films) sur l’existence d’une fécondité venue du peuple, d’une générosité des sens et des imaginaires qui échapperait à marchandise. Voie terriblement étroite, frôlant le précipice de tous les malentendus. Ce n’est pas cette superficielle Parade au musée qui aidera à mieux le comprendre. Bien au contraire, elle se targue de dissoudre toute la puissance d’interrogation combattive qui anime cette œuvre. Ainsi le commissaire de l’exposition, Sam Stourdzé, déclarant benoîtement (au Monde du 23 octobre) : « Comme si le cinéma n’était qu’une illusion dont il fallait annuler les effets en le montrant en train de se faire. ». Qu’il revendique ainsi l’annulation du pouvoir critique du cinéma, critique d’autant plus audacieuse et pertinente qu’elle se jouait, chez Fellini, depuis l’intérieur des dispositifs spectaculaires, est bien pitoyable. Qu’il attribue cette volonté d’annulation à Fellini lui-même est une infamie.  Vous croyez que j’exagère ? Que ce sont des grands mots ? Que le cinéma ne porte pas de tels enjeux ? Voyez l’état, politique et moral, de l’Italie d’aujourd’hui… Tout était déjà dit, déjà vu, dans les films, et d’abord ceux de Federico Fellini (et, très différemment, de Pier Paolo Pasolini).

Aujourd’hui à Paris, il est pourtant possible d’approcher ce qui se sera joué de génie créatif et critique avec l’œuvre complexe de l’auteur du Sheikh blanc, de Roma, et d’Intervista – ce film qui ne craignait pas d’appeler un chat un chat et Berlusconi le visage moderne du fascisme. Deux occasions s’en présentent simultanément. La première est un merveilleux cadeau, la découverte d’un film inconnu de Federico Fellini, qui figure dans le DVD « Fellini au travail » édité par Carlotta (www.carlottafilms.com ). Intitulé Carnet d’un cinéaste, il prend l’apparence de quelques commentaires sur son travail, mais c’est un véritable film, entièrement imaginé par le cinéaste en repassant sur ses propres traces. Lorsqu’au cours d’une scène hilarante et terrible on voit des cars de touristes s’arrêter devant chez Mastroianni et réclamer de voir « la star de La Dolce Vita », on a le sentiment d’une anticipation de la visite touristique à laquelle nous sommes conviés au Jeu de paume …

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La deuxième occasion est simple. Tous les films de Fellini sont montrés à la Cinémathèque française – www.cinematheque.fr . Entre ignorance et faux nez, c’est là d’abord et enfin, qu’il importe de le retrouver.

JMF

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Du vent dans la robe de Joséphine

De la présentation des films Lumière à Lyon en ouverture d’un nouveau festival au tournage du nouveau film de Benoît Jacquot dans les montagnes d’Ardèche, les aventures magiques de l’écriture du réel.

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Petit périple cinéphile cette semaine, après le voyage lointain en Corée raconté dans une précédente chronique. Entre Lyon et l’Ardèche, on jugera qu’il n’y a plus guère d’exotisme au menu. Voire ! Car le cinéma offre plus d’un moyen de voyager loin, de parcourir d’étranges traversées, qui ne se mesurent pas toujours en kilomètres ni en même en fuseaux horaires.

Au début de la semaine, donc, rendez-vous à Lyon pour le lancement de la première édition d’un nouveau festival, intitulé Lumière ! Consacré au patrimoine cinématographique, celui-ci est organisé à l’initiative de Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes et directeur de l’Institut Lumière, la grande institution cinéphile de la ville natale du cinématographe. Les gazettes ont rendu compte du succès de la manifestation, conviviale et riche en découvertes, je ne m’y étends pas. Le voyage étrange et magnifique dont je voudrais parler ici a pourtant commencé là, le soir de l’ouverture, avec le projection en grand apparat et devant près de 5000 spectateurs d’une trentaine de « films Lumière », ces bandes de 56 secondes tournées par les frères lyonnais (le plus souvent par Louis), ou à leur initiative par les « opérateurs Lumière », durant les dernières années du 19e siècle. Certaines sont hyper célèbres (les 3 versions de La Sortie des usines Lumière, L’Entrée d’un train en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé…), d’autres beaucoup moins, et nous eûmes droits à quelques inédits renversants de beauté, de cruauté, de précision ethnographique, de poésie débridée, de loufoquerie pataphysique. Les Lumière inventaient tout. Ou plutôt, ils découvraient tout : le monde tel qu’on ne l’avait jamais perçu, c’est à dire tel que le cinéma allait permettre de le voir : tel que les choix de cadre et d’exposition, les mouvements de caméra, l’ellipse, le changement de sens de la pellicule dotait cette technique d’un langage aux ressources inouïes.

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Absolument documentaire et complètement mise en scène : une écriture.

Une écriture dont les signes et la syntaxe relèvent d’un autre univers que celui du langage. Ecriture de la lumière, écriture du mouvement, écriture du réel. Grâce et terreur de ces élégantes européennes jetant des morceaux de nourriture à une foule d’enfants asiatiques affamés, qui se battent comme basse-cour. Charme et terreur de la petite fille à laquelle un chat dispute son goûter. Burlesque et violence de la famille d’acrobate où les plus petits sont jetés comme paquets, maltraités sous l’œil impavide de la caméra, le regard goguenard du spectateur. Elégance et folie de l’impossible traversée des Champs Elysées sillonnés de calèches. Ad lib. Ovation dans la salle. Génie.

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Après la roborative halte lyonnaise, détour par les montagnes d’Ardèche, du côté d’Antraigues où Benoît Jacquot tourne son nouveau film, qui s’intitulera (peut-être) Raptus. Isild Le Besco y interprète Joséphine, fille d’un médecin humaniste au milieu du 19e siècle, dont le chemin croise celui d’un jeune homme des bois, incarnation de forces obscures qui trouveront à se manifester de manières inattendues. Fabrique du cinéma, équipe déco, équipe costumes, accessoiristes et maquilleuses, tournage qui semble mobiliser l’énergie et le désir de chacun, avec un ensemble efficace et souriant qui se rencontre rarement sur le plateau. Bien des raisons partielles à ce phénomène (on songe à ces moments de grâce, comme les instruments d’un orchestre jouant à l’unisson, qu’évoquait comme un idéal La Nuit américaine de Truffaut), mais où la sûreté de jugement et la vitesse de décision du réalisateur joue à l’évidence un rôle essentiel. Plus d’un de ses collaborateurs me dira, avec des mots différents : « Benoît ne cherche pas, il sait. Il a son film en tête, connait les moyens de traduire ses idées sur l’écran, en reconnaît immédiatement l’accomplissement ». Plan après plan, scène après scène. Une écriture à nouveau, où chaque angle de prise de vue, chaque décision de profondeur de champ, chaque choix de durée entre « moteur » et « coupez » porte un sens. Et concourt à réécrire, page après page, le scénario (admirable au demeurant) avec le vocabulaire du cinéma.

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Un exercice de haute précision, menée par des artistes et techniciens tous professionnels de haut niveau unis par un projet commun ? Oui. Mais cela ne suffirait pas. Disons que cela ferait un bon produit. Heureusement, il y a le monde, qui plus de tours que le diable lui-même. Ce jour-là, le monde c’est surtout la température. Parce qu’il fait un froid de gueux. Parce qu’un vent du Nord à décorner les vaches ardéchoises souffle sur les collines où crapahutent Joséphine et son compagnon en rupture d’ordre social et moral. Parce que le froid et le vent (cela aurait pu être la chaleur, la pluie, la nuit, la forme des maisons, des collines ou des nuages, pas seulement la météo mais tout ce qui vient de la matière du monde réel) loin d’être traités en ennemis par le film sont accueillis par lui, en pleine conscience que le cinéma ne peut se faire qu’en prenant en charge l’épreuve du réel.

Hantée de pulsions, Joséphine s’approche d’un gouffre, écarte les bras. Le vent furieux agite follement la robe d’Isild le Besco, rend plus périlleux son équilibre au bord du rocher. Quelque chose advient, une vibration, une intensité, qui est exactement ce qui tendait à mort l’image de la petite fille submergée par le chat ou de l’homme en frac échouant à traverser l’avenue dans les films Lumières. Cela n’a pas de « signification » au sens habituel, il ne s’agit pas de « dire » quelque chose de plus mais de produire un autre état d’émotion, de compréhension, de partage. Et, à l’inverse, rien ne serait plus facile que de faire artificiellement souffler du vent sur la robe de l’actrice si cela avait été un effet recherché – et pourquoi pas ? Des artifices, il y en a mille.

Mais c’est là autre chose, d’une toute autre nature, c’est le cas de le dire, puisque c’est bien la disponibilité, acceptée, désirée, qui vient nourrir la fiction, la technique, le talent, de cette dimension en plus, qui est celle par excellence du cinéma et pas des autres arts. Pour les scientifiques, notre monde physique se compose de quatre dimensions, et l’invention technique du cinéma consistait à pouvoir enregistrer ces quatre dimensions. Pour les artistes, depuis les Lumière, industriels et techniciens devenus artistes sans le savoir, malgré eux, du fait même de la matérialité du cinéma qu’ils auront exploré (ce qui n’a rien à voir avec la prose de Monsieur Jourdain), depuis l’invention du cinéma, donc, le nombre de dimensions est infini, et le cinéma ne cesse de se nourrir en les explorant. De Lyon à Antraigues, à travers 115 ans et les milles lieues de l’histoire parcourue, s’était présentée l’occasion de refaire ce voyage-là.

JMF

PS : Retour à Paris, déjeuner avec mes amis les cinéastes et artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Ils me racontent que le Festival d’Avignon leur a passé commande d’une réalisation pour l’an prochain, ils ont choisi de travailler sur la manière dont le vent aura affecté les représentations au Festival d’Avignon : comme la question même que le cinéma viendrait poser, poétiquement, au théâtre.

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Qu’est-ce qu’un cinéaste ? (2) Le cinéma au caveau

Le narrateur du Tombeau de Tommy, le livre d’Alain Blottière qui est un des titres importants de la rentrée littéraire, est un cinéaste. En tout cas, c’est ce qu’affirme l’auteur du livre. Mais faut-il le croire ?

Il y a quelques jours la visite de l’exposition d’Apichatpong Weerasethakul au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris manifestait selon moi (lire, sur ce blog, « Le cinéma dans l’espace ») ce qu’était un cinéaste, quand bien même il n’exerçait pas l’activité qui atteste en principe de cette qualité, réaliser un film, mais se livrait à une autre pratique créative. L’idée ici est d’essayer de discerner ce qui relève d’une pratique artistique particulière, « faire du cinéma », en sachant pertinemment qu’il est impossible, et d’ailleurs nullement souhaitable, de parvenir à une définition ferme et acquise, qui permettrait à quelque administration de délivrer un certificat ou une carte d’identité de cinéaste – de praticien de l’art cinématographique. Il existe des organisations corporatives de réalisateurs, et des cartes professionnelles délivrées par le Centre national de la cinématographie, c’est très bien mais c’est autre chose, et fort heureusement l’art n’y a aucune part.

Et voici que mon chemin croise celui d’un personnage qui se déclare cinéaste. Nous ne sommes toujours pas dans un film, nous ne sommes plus au musée, mais dans un livre. Un des romans qui a, à juste titre, le plus attiré l’attention lors de la rentrée littéraire, Le Tombeau de Tommy, livre d’Alain Blottière paru dans la collection blanche chez Gallimard. Il raconte la réalisation d’un film consacré à Thomas Elek, un des membres des FTP-MOI, ces résistants communistes d’origine étrangère qui furent le fer de lance du combat contre l’Occupation à Paris et qu’on désigne de manière simplifiée comme « Le groupe Manouchian » ou « ceux de l’Affiche rouge ». Ceux-là mêmes auxquels Robert Guédiguian vient d’ailleurs de consacrer un fort discutable film, L’Armée du crime (lire, sur ce blog, « Du bois dont on fait les légendes »).

Le roman de Blottière est construit autour d’une double fascination, celle du narrateur pour le jeune homme qu’il a choisi comme acteur et, de manière beaucoup plus profonde, la fascination de celui-ci pour le combattant qu’il est chargé d’incarner. L’ouvrage repose sur une très solide documentation historique (dont on trouve un aperçu sur www.letombeaudetommy.net ). Plus sans doute que cette histoire aux frontières du fantastique, où Tommy le terroriste juif hongrois en vient à hanter Gabriel le lycéen parisien, l’intérêt du livre tient au nombre et à la précision des détails factuels réunis par l’écrivain pour construire son livre, et supposément par son narrateur qui s’appuie sur eux pour construire son film. Or cette rigueur dans la recherche sur ce que fut et ce qui fit Thomas Elek contraste ouvertement avec le côté vague et improbable de la description des activités professionnelles de celui qui est supposé raconter cette histoire.

T ElekThomas Elek (Mémorial de la Shoah/CDJC)

Ces approximations n’ont guère d’importance, beaucoup plus significative est la certitude, dès les premiers chapitres et d’une manière qui ne se démentira jamais, que ce personnage-là n’est pas et n’a jamais été cinéaste, et qu’Alain Blottière ne sait pas ce qu’est être cinéaste. Il apparaît d’abord que le film supposé en train d’être tourné sera inévitablement horriblement mauvais, bien que le narrateur ne cesse de s’extasier de la justesse et de la vérité de ce qu’il filme, grâce surtout à l’identification entre son héros et son interprète. Il existe bien des modes de relation possible entre un acteur et son personnage, mais il est clair qu’en aucun cas l’espèce de possession qui nous est décrite ne donnerait, à l’écran, un heureux résultat. Surtout, le réalisateur sans nom du roman manifeste une forme d’articulation mécanique entre ses propres idées (en particulier sur l’imaginaire de la résistance, idées au demeurant estimables) et la manière de les traduire en supposées séquences filmées. Il peut bien composer une part de son roman de pseudo extraits du scénario (scénario d’un médiocre film bien illustratif, plutôt un très gros téléfilm genre L’Armée du crime), il peut bien ajouter des informations sur le déroulement de certaines journées de tournage ou les problèmes de financement de la production, non seulement tout cela sonne terriblement faux, ce qui ne serait pas grave – on peut admettre que ce soit une convention – mais le livre en vient à mettre en évidence, a contrario, ce qui fait que certaines personnes sont cinéastes. C’est mon seul sujet ici, je ne me soucie pas de critiquer le livre, que d’ailleurs j’ai aimé lire, mais de saisir cette occasion pour suggérer, face au caractère si évidemment non-cinématographique du rapport au temps, à la durée, aux corps, aux histoires et à l’Histoire manifesté par le livre, combien cet impondérable, cet indéfinissable qu’est un rapport cinématographique au monde n’en est pas moins réel, et actif. Moi non plus je ne sais pas, en terme généraux, ce qu’est un cinéaste – du moins suis-je en mesure de dire, lorsque je croise l’œuvre de tel ou tel, que celui-ci (par exemple A. Weerasethakul) est un cinéaste, que celui-là (par exemple le narrateur du Tombeau de Tommy) n’est sûrement pas un.

C’est bien sûr une opinion (et rien de plus) que je professe à l’égard d’un grand nombre de réalisateurs de films. Si je choisi de m’appuyer ici sur un personnage de fiction, qui plus d’une fiction relevant d’un autre art, la littérature, c’est pour que cette idée ne soit pas immédiatement recouverte par le jugement que je porterais sur tel ou tel réalisation effective. Le caractère fictif et abstrait du soi-disant cinéaste du livre permet de généraliser cette affirmation. Tout autant qu’un grand cinéaste peut poursuivre sa pratique dans le cadre d’un autre domaine d’expression, il est possible à un artiste d’une autre discipline d’être travaillé, pénétré du rapport au réel et à l’imaginaire propre au cinéma : qui a vu des chorégraphies de Bill Forsythe, qui a lu des livres de Don DeLillo (et pas seulement le génial Les Noms, dont un des principaux protagonistes est un des meilleurs personnages de cinéastes jamais créé par un écrivain), pour ne prendre que ces deux exemples, sait combien les puissances propres de la mise en scène de cinéma peuvent être mobilisées par d’autres arts, même lorsqu’ils ne se réfèrent pas explicitement au cinéma.

A quoi cela sert-il d’essayer de réfléchir à ce qui fait que certains s’avèrent, par leur pratique, cinéastes, et beaucoup d’autres ne le sont pas ? Contre le confusionnisme paresseux qui, en prétendant que toutes les formes, toutes les techniques et tous les supports se valent et ont vocation à se mélanger dans une grande soupe (audiovisuelle), tirant tout le travail des formes vers le plus bas, cela sert à essayer de mieux comprendre ce qui distingue les divers modes de constructions symboliques dont nous disposons – le cinéma en est un parmi d’autres. Et ainsi de bénéficier au mieux de ce qui nous aide à nous construire nous-mêmes comme individus, et à mieux interagir avec les autres.

JMF

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Qu’est-ce qu’un hub culturel ?

Le Festival de Pusan, plus importante manifestation cinématographique en Asie, permet de repérer une part essentielle de ce qui travaille l’univers des images dans le monde. Par exemple une étonnante expérience malaisienne.

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Dans le plus grand port coréen, ou plus exactement dans la station balnéaire qui désormais le redouble à quelques kilomètres sur la côte de la Mer du Japon, se tient depuis 14 ans un événement dont l’importance dépasse celle d’un grand festival de cinéma. Le Pusan International Film Festival, PIFF pour les amis, est aujourd’hui un rendez-vous majeur sur l’agenda des professionnels et un grand moment pour les adolescents de la ville qui se pressent en cohortes innombrables pour ovationner les stars locales mais aussi pour assister aux films – les quelque mille séances sont toutes complètes, y compris pour les documentaires ou les films aux recherches esthétiques les plus audacieuses. Mais au-delà de sa réussite comme Festival, due pour beaucoup à l’énergie et l’intelligence politique de son fondateur, Kim Dong-ho, le PIFF aura été synchrone de deux mouvements de nature tout à fait différente.img_ticket

D’une part sa création fut liée au retour à la démocratie de la Corée du Sud : à une époque où les dictateurs d’extrême droite tenaient solidement en mai le cinéma national depuis Séoul, les hommes politiques et les industriels progressistes avaient fait de Pusan leur principal bastion, et c’est avec leur soutien que les gens de cinéma purent créer ce qui fut d’emblée conçu comme un immense projet artistique, économique et médiatique. Le succès de Pusan aura été tel qu’il est question de déplacer dans la ville, où sont en train de voir le jour de nouvelles installations, la plupart des infrastructures liées au cinéma (studios, laboratoires, palais des festivals, école de cinéma, cinémathèque, jusqu’à l’administration d’Etat chargée du cinéma, le Kofic).

Le succès et l’importance du festival aura également tenu au choix effectué depuis le début de se dédier à ce qui n’existait pas réellement en tant que tel au début des années 90 : le cinéma asiatique. S’il y avait bien sûr de nombreux films réalisés dans toute l’Asie, c’est depuis une quinzaine d’année que s’est levé l’immense mouvement qu’on peut à bon droit désigner du terme générique de « cinéma asiatique » – encore que pour être plus précis il faudrait parler de « cinéma de la façade Pacifique », les pays réellement concernés étant la Chine, la Corée du Sud, le Japon, Taiwan, Hong Kong, et désormais les Philippines, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour, l’Indonésie faisant figure de plus sérieux prochain candidat. Le Piff, et son bras armé dans le domaine de la production, le PPP (Pusan Production Project) auront accompagné, amplifié et dans de nombreuses occasions contribué à susciter des films où se fédèrent les énergies, les moyens financiers et les participations artistiques et techniques de plusieurs pays de la région. Ce que l’Union européenne n’est jamais parvenu à faire exister sur notre continent (ni pour le cinéma ni plus largement en termes de culture commune), une nébuleuse d’interventions dont le Festival de Pusan aura été le centre l’a fait, et ne cesse de continuer à le faire en Asie.

C’est le véritable sens de cette idée de « hub » revendiquée aujourd’hui comme le slogan officiel de la manifestation : une plate-forme opérationnelle où se croisent en permanence des talents et des représentants de puissances financières et politiques, avec comme objectif de tisser un réseau toujours plus serré de coproductions, de bourses de projets, de circulation des noms et des visages les plus connus. Et le Festival y aura d’autant mieux participé qu’il a été, et reste, programmé selon une haute exigence artistique, qui fait large place aux singularités nationales et locales comme aux innovations technologiques, et, en contribuant à leur reconnaissance, en tire à son tour une partie de sa propre force.

Exemplaire aura été de ce point de vue, cette année, la découverte en salle d’un film à bien des égards exceptionnel. Les habitués des festivals de cinéma ont depuis 4 ou 5 ans repéré l’apparition d’une génération de jeunes et talentueux réalisateurs en Malaisie – ce dont une grande rétrospective témoignera prochainement au Centre Pompidou. Ces réalisateurs figurent pour la plupart au générique de 15Malaysia présenté pour la première fois en salle. Il est fréquent que les « films véhicules » réunissant de nombreux réalisateurs se révèlent des opérations fourre-tout, où l’affiche vaut plus que ce qui se passe sur l’écran (qu’on se souvienne du récent gadget Paris je t’aime). Rien de tel ici, où 15 jeunes cinéastes ont réalisé chacun un film très court inspiré par la situation contemporaine de leur pays, situation notamment marquée par la montée des tensions intercommunautaires, la répression politique et des mœurs, le racisme et l’aggravation des inégalités sociales.

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Avec le concours de stars de l’écran et de la chanson, mais aussi d’hommes politiques acceptant de se prêter au jeu de fictions pas toujours à leur avantage, c’est une kaléidoscopique et ludique interrogation sur l’identité nationale à partir d’une approche ouvertement non-nationaliste que réussit ce film. Initié et coordonné par le jeune producteur (et musicien) Pete Teo, 15Malaysia a été conçu pour le public malaisien, mais en sachant n’avoir aucune chance de pouvoir jamais sortir en salles, encore moins être diffusé à la télévision, vu la censure règnante. Aussi le film a-t-il été distribué sous la forme d’un épisode mis en ligne gratuitement tous les deux jours sur YouTube (on peut tout regarder avec http://15malaysia.com ). Il a connu en Malaisie un tel succès (figurant parmi les 10 programmes les plus vus de Youtube durant plusieurs semaines) qu’il est devenu un événement politique national d’importance, et que les dirigeants, du premier ministre aux chefs de l’opposition, sollicitent à présent les auteurs. Lesquels affichaient d’ailleurs, lors du débat qui a suivi la projection de leur film à Pusan, une vive défiance envers cette soudaine sollicitude.

Là aussi, il y a convergence entre la créativité individuelle de cinéastes comme Tan Chui-mui (Love Conquers All), James Lee (Things We Do When We Fall in Love), Amir Muhammad ( Village People Radio Show), Liew Seng-tat (Flower in my Pocket) et les autres … et bien sûr Yasmin Ahmad (Mukshin), la « mère » du cinéma malaisien, décédée brutalement cet été et dont la contribution à ce film collectif aura été la dernière œuvre, entre ces talents très personnels, donc, un mouvement créatif plus général, et des enjeux politiques situés encore à une autre échelle.

15Malaysia fait penser à ce qu’aurait été Paris vu par qui, quatre ans après l’apparition de la Nouvelle Vague française, réunissait certains de ses plus brillants protagonistes (Godard, Rohmer, Chabrol, Rouch, Pollet…), s’il avait en plus cherché à mettre en place une réflexion collective sur la réalité, l’imaginaire et les angoisses de la France de l’époque, y compris en réquisitionnant des figures politiques et intellectuelles influentes. Dans le cas de 15Malaysia , la cohérence entre recherche artistique, acuité politique et’intelligence du recours aux nouveaux moyens de diffusion, le tout récompensé par l’écho suscité dans leur propre pays par le film, établit la singularité et l’importance de cette œuvre … un des 354 films présentés au festival de Pusan.

JMF

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Le cinéma dans l’espace

L’exposition « Primitive » d’Apichatpong Weerasethakul, qui se tient jusqu’au 3 janvier au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, met en scène une idée du cinéma à la fois très simple et bouleversante.

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Sans risquer de jamais apparaître dans les sommets des box-office, les films d’Apichatpong Weerasethakul imposent depuis le début des années 2000 leur auteur comme un des plus grands artistes du cinéma actuel. Grâce notamment à ses longs métrages Blissfully Yours, Tropical Maladie et A Syndrome and a Century, il est désormais admiré par d’innombrables amateurs de par le monde, attendu comme une star par les festivals et les cinéphiles. Et si, puisqu’il faut aussi en parler, la difficulté à mémoriser le nom du jeune artiste thaïlandais (39 ans) a joué contre lui, notamment dans les grands médias (je me souviens de la tête de mon rédacteur en chef la première fois que j’ai prononcé son nom en conférence de rédaction…), l’admiration proclamée d’autres grands artistes d’aujourd’hui (aux patronymes « normaux », c’est à dire anglo-saxons, ben oui, c’est dans cet univers que nous vivons), et aussi l’incroyable fécondité de sa production, finissent peu à peu par imposer la reconnaissance qu’il mérite (1).

A. Weerasethakul est cinéaste. Ce n’est pas évident vu la diversité de ses pratiques artistiques, qui relèvent aussi bien de la photo, de l’art vidéo, de l’installation, de la collaboration musicale, de l’édition, sur papier et en ligne. Son site, Kick the Machine , donne une (petite) idée de la quantité, de la beauté et de la variété de ses activités. Le déclarer cinéaste n’est donc pas la prise en compte objective de son activité professionnelle (qui revendiquerait à bon droit bien d’autres définitions) mais la déclaration d’une opinion sur la nature de ses pratiques artistiques. Celle-ci est attestée de manière éclatante avec la première intervention importante à laquelle Weerasethakul est convié en France dans un espace voué aux arts plastiques, l’ARC du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

Intitulé « Primitive », cette exposition est, avec une (apparente) grande simplicité de moyens, une étonnante mise en espace d’une œuvre dont l’esprit est celui du cinéma. Que les éléments ici réunis participent d’un projet de film, au sens classique, que Weerasethakul va tourner en ce mois d’octobre est au fond secondaire. L’important est dans la manière dont ce qui est d’ordinaire matériellement et mentalement fusionné par la réalisation cinématographique, mais alors déployé dans le temps (la durée du film), se trouve ici déployé dans l’espace. Car on trouve très explicitement les ingrédients du cinéma mis en scène comme autant d’éléments dignes d’être exposés : un scénario (l’histoire d’un homme qui se souviendrait de ses vies antérieures), des objets (un livre, un fusil d’assaut), des photos qui pourraient servir de documentation ou d’aide-mémoire, des récits, des chansons, des croquis, des rushes ou des documents qui pourraient être ceux d’un repérage. Et encore : la séparation entre image et son, la fabrication de décors et d’accessoires, la recherche de figurants. Il est courant que soient exposés les ingrédients qui ont servi à faire un film, plus rare qu’il s’agisse d’un film qui n’existe pas. Mais il est unique que ces éléments soient éprouvés et partagés d’emblée comme œuvre, dans une sorte de disponibilité à leur propre potentiel de beauté, et de compréhension de tout ce qui se rencontre en chemin : un certain état de la lumière, une bande d’ados qui déconnent, la mémoire de la répression exercée par un des dictateurs qui mit le pays en coupe réglée, un étrange vaisseau spatial…

Ses spectateurs le savent, Weerasethakul n’esthétise pas les composants plus ou moins spectaculaires ou triviaux qu’il rencontre (rue, forêt, salle d’attente d’un hôpital, chemin de campagne, bistrot…), il fonctionne comme un capteur ultra-sensible qui détecte et amplifie ce qui se trouve déjà là, véritablement, de vibrant, de magique, dans les objets du quotidien, en trouvant leur « longueur d’onde commune » avec les imaginaires les plus débridés. Il accède ainsi à la mémoire individuelle et collective, aux fantasmes érotiques, aux peurs primitives comme aux élans ludiques, enfantins, qui hantent l’existence de chacun.

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Mais un film, bien sûr, n’est pas la somme matérielle d’ingrédients, fussent-ils chacun réfractés par une sensibilité exceptionnelle. Quelque part dans le processus artistique, tout cela (livre, fusil, photos, lumière, corps des acteurs, événements du récit, mélodie…) doit fusionner pour donner quelque chose d’autre, un film. Ici, puisque nous ne sommes pas au cinéma, ce n’est pas un film qu’on découvre au fond (à tous les sens du mot) de l’exposition « Primitive ». C’est, à nouveau, la spatialisation, la matérialisation de cette idée qui d’ordinaire reste abstraite, l’idée de ce qui fait œuvre, comme excédant absolument ses composants. Au terme de ce parcours en forme d’immersion progressive, dans une vaste pièce noire qui n’est pas une salle de cinéma, deux grands écrans formant un angle d’environ 120° montrent deux successions d’images, visualisation intuitive du travail du montage, et moment de splendeur douce, chavirante, inexplicable. Assis ou allongés, nous visiteurs-spectateurs devenons les passagers de ce voyage mystérieux qu’est l’expérience artistique lorsqu’elle résonne puissamment avec le monde, par des voies jamais parcourues encore.

Pas un film, mais la plongée dans ce qui vit et palpite au cœur de tout beau film.

JMF

(1) Il n’existe pas d’ouvrage en français qui prenne la mesure de l’importance de cet artiste, mais un excellent livre collectif en anglais, Apichatpong Weerasethakul, dirigé par James Quandt et édité par le Musée du cinéma de Vienne, Filmmuseum Synema, 2009.

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