Le film que vous ne verrez pas

Sorti en salles en même temps que beaucoup d’autres films, Violent Days, premier film de Lucile Chaufour, connaît un destin qui ressemble à ceux dont il parle : devenir invisible parmi nous.

A la maison, ils font les idiots entre copains, reprennent sans une erreur les titres de standards du rock qu’égrène la chaine, s’engueulent avec leur femme et se rabibochent. C’est drôle et vif, ça bouge sans oublier de bien regarder, et vite nous voici serrés avec quatre passagers dans une vieille Renault, en route pour le Havre pour un concert. De rock toujours, par les petites routes. En noir et blanc assez surexposé pour donner aux images un côté un peu fantastique, et souvent très beau sans perdre la matière du document, c’est le début du premier film de Lucile Chaufour, Violent Days. Il est sorti en salles le 16 septembre, mais il est probable que vous ne le savez pas. Rien de honteux à cela, il était pratiquement impossible de le repérer dans le flot des sorties de ce mercredi là, entre des titres qui, pour une raison ou une autre, étaient effectivement susceptibles d’attirer l’attention des médias et des spectateurs (District 9, L’Armée du crime, Rien de personnel, Fish Tank, Julie et Julia, Humpdays…). Ce sont désormais, en moyenne, 14 films nouveaux films qui débarquent chaque semaine sur nos écrans. Cela fait de la France le pays au monde où l’offre cinématographique est la plus diversifiée, ce dont il y a matière à se réjouir. Mais la contrepartie de cette situation est que beaucoup de titres passent complètement inaperçus, parfois très injustement.

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On pourra toujours rétorquer qu’il y a aussi des films, y compris des films français, qui ne sortent pas du tout, et que Lucile Chaufour pourrait s’estimer heureuse d’avoir au moins obtenu un accès aux écrans. D’autant que Violent Days a fait l’objet de quelques excellentes critiques (lire par exemple celle du Monde : http://abonnes.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/ARCHIVES/archives.cgi?ID=c41690b05d55fda97ea77631eeb2e7f452457d0e2c67eeeb ), et a reçu des prix dans plusieurs festivals, qu’il est donc loin d’être le plus mal loti. Il est clair, hélas, que cela ne suffit plus aujourd’hui à assurer on ne dit pas le succès, mais un minimum de reconnaissance auprès ne serait-ce que de la partie du public qui prête attention aux nouveautés au-delà des seuls blockbusters.
Si le cas de son film attire particulièrement l’attention, c’est à la fois du fait de la réussite de l’œuvre et de ce, ou plutôt de ceux qu’elle montre. L’œuvre, donc – le mot n’est pas employé au hasard – tient au détonnant assemblage d’un suivi documentaire très précis, d’une étonnante énergie alliée à une grande élégance dans la manière de filmer, et d’une totale incertitude quant à la part de fiction de ce que nous voyons. Ces hommes (pour la plupart) et ces femmes de tous âges, tous ouvriers, amateurs de rock’n’roll vintage, qui se retrouvent dans une salle du Havre pour boire de la bière en écoutant des épigones normands de Gene Vincent et de Bill Haley acquièrent très naturellement dans le film un triple statut, entre lesquels Violent Days prend soin de ne pas choisir : ce sont à la fois des personnes, des personnages, et des « icônes », au sens d’ images représentatives de quelque chose de beaucoup plus vaste que ce qu’elles figurent explicitement. Ils sont brutaux ou atones, racistes souvent et admirateurs du drapeau sudiste, couverts de tatouage et de cuirs, ils sont chaleureux, infantiles, timides ou grande gueule. Beaucoup ont femmes et enfants (volontiers baptisés Elvis ou Priscilla) trainés de plus ou moins bon gré au concert. Ils jouent des rôles grossiers et n’en sont pas forcément dupes. Ils sont laids souvent, très beaux et séduisants soudain à force de sincérité, d’énergie vitale jaillissant comme fontaine de jouvence, comme mousse de canettes secouées par le quotidien, l’absence de perspective, le retrait dans une imagerie violemment passéiste qui fut, un jour, symbole de jeunesse et promesse d’avenir.
Il y a les quatre dont on suit les tribulation, la dizaine qui viennent parler à la caméra de leur existence, la cinquantaine aperçus au cours du concert : ils font partie de la face cachée du monde d’aujourd’hui. L’histoire, la mode, la musique, les médias, les politiques et les agents sociaux. Sauf sans doute le Front national, ou des organes communautaires pour ceux qui sont issus de l’immigration. Combien sont-ils, quel poids sociologique ou électoral représentent-ils ? On ne sait pas, on s’en fiche. Dans les statistiques ils ne valent pas tripette. Ce sont des gens d’ici et de maintenant pourtant, des contemporains, des quasi-voisins. L’omerta à leur sujet est totale. Lucile Chauffour les regarde, les écoute, ne les juge pas. Elle change de distance, de l’empathie au recul, du détour par des épisodes romanesques à l’enregistrement mat des attentes, des impuissances, des redondances, des simagrées. Leur misère, leur mauvaise adaptation aux règles du jeu, leur violence, leurs mythologies est à eux. Parfois cela fait sourire, ou peur, ou horreur. Parfois c’est simplement juste, et émouvant. Et dès lors qu’il se trouve quelqu’un pour savoir les filmer, cela résonne avec bien d’autres détresses, d’autres solitudes, d’autres constructions fantasmatiques pour échapper à la loi d’airain du réel.

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Là se joue cette mise en écho des deux invisibilités, celle des hommes et des femmes évoqués par le film, et le film lui-même. Dans un monde dont on ressasse la supposée transparence, où les êtres auraient soi-disant conquis une existence reconnue et où les œuvres disposeraient d’une accessibilité inédite grâce aux nouvelles technologies, Violent Days témoigne deux fois du contraire. Le sort parallèles de Serena (étonnante Serena Lunn, actrice qu’on espère retrouver bientôt), Franck, Frédéric, François et les autres et celui du film manifeste avec la force d’un rif de Chuck Berry combien nul n’est égal en droit ni en fait devant le regard de la collectivité.
JMF

Un commentaire pour “Le film que vous ne verrez pas”

  1. De Bill K. (à Los Angeles)
    Je suis étonné quand je vais en France par le réseau dont tu parles, l’héritage contemporain des ciné-clubs dans lesquelles la Nouvelle Vague a été formée. C’est aussi invisible que certains films et certaines groupes sociaux, dont tu a aussi parlé. Je suis tellement emu par un mec comme Jean-Pierre Garcia, avec son Festival a Amiens — un festival qui est enraciné dans les coeurs des habitants de la ville, et surtout des jeunes, pour lesquelles c’est une fenêtre sur le monde. A vrai dire, je ne connais que les festivals, et juste quelques-uns, mais c’est bien d’en dire du bien a ce moment où le darwinisme social regne sur le cinéma, la-bas et même plus ici.

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