A propos de L’Armée du crime de Robert Guédiguian (sortie le 16 septembre)
Il faut attendre le générique de fin de L’Armée du crime, le nouveau film de Robert Guédiguian, pour lire sur l’écran le mot qui commande tout le projet. Avec une honnêteté qui lui fait honneur, et qu’il partage avec bien peu de ses confrères, le cinéaste avertit qu’il a pris quelques libertés avec l’exactitude historique pour mieux parvenir à son but : donner corps à une légende. La légende, donc, du groupe Manouchian, ces résistants communistes d’origine étrangère regroupés au sein de la FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée) qui passèrent à l’action violente contre l’occupant allemand sans attendre d’ordre de leur parti, et parfois contre sa stratégie, accomplirent à Paris un nombre impressionnant d’actes de guerres (meurtres et sabotages), furent capturés et torturés par la police française, et fusillés.
Les témoins (cf. Testament : Après quarante-cinq ans de silence, le chef militaire des FTP-MOI de Paris parle, de Boris Holban, Calmann-Lévy, 1989 et le film Des terroristes à la retraite de Mosco, 1985) et les historiens (cf. notamment Le Sang de l’étranger : Les Immigrés de la M.O.I. dans la Résistance de Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, Fayard, 1989 et le film La Traque de l’Affiche rouge de Jorge Amat, 2006), mais aussi le poème L’Affiche rouge de Louis Aragon devenu chanson de Léo Ferré, et le film de fiction du même titre réalisé par Franck Cassenti en 1976 (avec notamment Pierre Clementi et Laszlo Szabo) avaient déjà travaillé selon bien des manières le savoir et l’imaginaire du combat des jeunes gens fusillés le 21 février 44 au Mont Valérien. Mais il y a beaucoup entre le fait de ne pas être ensevelis dans l’oubli du passé et la possibilité de devenir une légende au sens fort. Le projet du film est bien, par le travail d’une fiction, de rendre présents, dans l’esprit des spectateurs, des êtres et des faits du passé, et de leur conférer une importance particulière, qui fasse référence. Il s’agit d’inspirer une forme particulière de croyance, non pas en l’exactitude scientifique des faits décrits, mais en la légitimité du sentiment inspiré par un récit.
A ceux qui rétorqueront qu’il ne faut pas croire bêtement aux légendes, répondons qu’il ne faut « croire bêtement » à rien, ni aux conteurs ni aux savants, ni aux poètes ni aux historiens. La nécessité de l’esprit critique ne disparaît jamais, et moins encore lorsqu’une affirmation ou une description se donne les apparences de l’objectivité. Que le travail de la fiction, et qui a du moins l’honnêteté de se donner comme telle, appelle donc aussi du recul, de la distance, y compris vis-à-vis des émotions éprouvées (et pas seulement des arguments et de leur enchaînement) ne disqualifie en rien le processus même de la fiction, ni celui de la croyance. Croire et douter, c’est le viatique infiniment recommencé du spectateur.
Reste à voir comment Robert Guédiguian s’emploie à rendre légendaires Missak Manouchian et ses camarades. Atteindre ce résultat exige de mener à bien simultanément deux opérations, complémentaires mais distinctes. La première consiste à inscrire les figures et les actes du passé dans le présent. Aucune chance qu’ils acquièrent une stature légendaire si ce qu’ils furent et ce qu’ils firent ne résonne pas puissamment avec aujourd’hui. Les légendes sont mortelles : elles dépendent des préoccupations de l’époque où elles sont perçues comme telles, quel que soit le caractère grandiose ou exceptionnel des faits qui ont permis qu’elles deviennent légendaires. Quand ces préoccupations changent, les légendes qui s’y rapportaient meurent.
Le film cherche donc à inscrire l’histoire racontée dans le présent, à la fois sur les versants privé et public. Ainsi le scénario insiste sur le quotidien des jeunes résistants (les rapports amoureux de Manouchian et de sa femme Mélinée, les relations familiales de Marcel Rayman et de Thomas Elek) afin de nous les rendre plus proches, dotés d’une psychologie « éternelle », c’est-à-dire aussi valable pour des adolescents ou un jeune couple actuels. Surtout – versant collectif – il souligne deux aspects : l’attitude de la police française, dénoncée comme coupable directe des horreurs et infamies alors commises mais de manière à laisser entendre que rien n’empêcherait que ça recommence (avec en écho subliminal les reconduites brutales à la frontière des sans-papiers) et la manipulation du mot « terrorisme » par le pouvoir, avec des argumentaires qui n’ont pas tellement changé, voire des citations anachroniques (« terroriser les terroristes »).
Sur ce plan, Guédiguian fait un choix politique : il ne cherche pas à faire du groupe Manouchian une légende pour tout le monde, il vise à produire une figure idéalisée pour ceux qui combattent l’organisation sociale actuelle. Sans jamais se livrer à quelque chose d’aussi stupide qu’une assimilation de la situation présente à celle de la France occupée, il fait ce qu’on appelle au cinéma du montage : il fait jouer ensemble des systèmes d’échos, échos dans la résonance desquels naissent – éventuellement – les légendes.
Mais pour que cela advienne, il faut, si on file la métaphore de l’écho, qu’existent des espaces de vibration et de résonance. Il faut du vide pour que ça vibre et que ça touche. Et le vide est bien, hélas, ce qui manque à son Armée du crime. Le film énonce tout, et simplifie tout. Il ne laisse place à aucun doute, à aucun trouble. Les jeunes résistants sont beaux, libres, généreux, ils aiment la vie même s’ils donnent la mort, etc., alors que l’organisation politique est bornée et bureaucratique, les flics sont un ramassis d’ordures, ad lib. Nul trouble non plus, et surtout, quant à la manière de filmer, tout cela est montré dans une frontalité qui semble découpée dans du carton et éclairée des projecteurs d’une foi historique et morale verrouillée comme un credo. Mise en scène sans ombre, envahie des tristes « accessoires d’époque » dont la fausseté souligne celle, bien plus triste encore, du jeu des acteurs. Rien qui vive ni qui vibre. Comme si la certitude du bon droit assurée par le sujet dispensait de se poser aucune question de mise en scène de cette histoire-là, justement. Comme si, après 100 000 films de reconstitution historique, aucune question n’avait été posée.
Au moment où deux événements dans le monde des images font travailler avec ardeur ces questions de mise en récit et en images de l’histoire, et précisément à propos de la même période historique, je veux parler de la sortie d’Inglourious Basterds au cinéma et de la diffusion d’Apocalypse sur France 2 (1), cette platitude n’est pas seulement confondante. Elle est ravageuse contre l’objectif déclaré de Guédiguian. Pas de légende possible sans ouverture, sans élan au-delà de soi-même et de son propre sujet. Exemple par excellence : le western n’a certes pas dit la vérité de la conquête de l’Ouest américain, il en a créé la légende, qui fut active pendant des décennies, grâce à la force inventive, exagérée, sauvage, de son cinéma. Et nul ne fut plus grand que John Ford, qui n’était certainement pas un historien méticuleux, pour accomplir ce sursaut. Mais qui, lorsqu’il « imprima la légende » selon la formule célèbre de L’Homme qui tua Liberty Valance, a dit avec force une autre vérité, à la fois esthétique et historique, en manipulant hardiment les faits et gestes, et les « bons sentiments ».
Comme souvent, le cinéma dit quand même la vérité, du moins sur lui-même. Et c’est le cas d’emblée avec L’Armée du crime, qui s’ouvre par une scène où sont appelés, off, un par un, les noms des membres du groupe Manouchian, suivis à chaque fois de la formule « Mort pour la France ». On entend bien ce que veut Guédiguian en faisant tout de suite entendre ces noms « difficiles à prononcer » comme le disait Aragon : à la fois individualiser ses personnages en les nommant un à un et se placer de ce côté-là, aujourd’hui où sont traqués et expulsés d’autres gens aux noms exotiques. Mais en entendant cette litanie, on voit hélas surtout tout de suite à quoi on aura affaire : à la construction d’un monument aux morts. Le contraire d’une légende.
JMF
(1) Sur le film de Tarantino, voir notamment le débat ouvert sur Slate.fr par Jonathan Schel
http://www.slate.fr/story/9835/linconsequence-du-spectateur et par la critique de Jean-Luc Douin dans Le Monde : http://lemonde.fr/archives/article/2009/08/18/inglourious-basterds-a-t-on-le-droit-de-jouer-avec-adolf_1229561_0.html et les beaux textes critiques parus dans les Inrocks du 26 août sous la plume d’Axelle Ropert et dans les Cahiers du cinéma de septembre sous celle de Serge Bozon.
A propos d’Apocalypse, lire le commentaire de Samuel Gontier sur le site de Télérama http://television.telerama.fr/television/apocalypse-non,46881.php