Vive le gruppetto

Les masques qui tombent, la salle de presse en ébullition et la fraîcheur des sommets: tout le monde aime la première étape de montagne. Tout le monde, sauf la moitié du peloton qui s’en passerait bien. Les bataillons de grosses cuisses ou de petits moteurs, conscients qu’ils ne verront plus la tête de course avant la sortie du premier massif, y vont comme à l’abattoir. Parmi eux, des vedettes : les sprinteurs – Mark Cavendish et tous ses petits copains -, des  rois des classiques ou des grimpeurs hors de forme. A Luz-Ardiden, ils sont 80 à être arrivés à 33 minutes de l’Espagnol Samuel Sanchez, après six heures et demie de souffrance.

S’ils ne sont pas arrivés après les délais, calculés en fonction du temps du vainqueur, ils le doivent au gruppetto. Le gruppetto n’est pas une danse sicilienne ou une charcuterie du Trentin mais un peloton qui se forme dans les étapes de montagne, selon le principe suivant: soit on s’aide, soit on coule. Jeudi, le sprinteur russe Denis Galimzyanov n’a pas pu s’y accrocher. Si grand soit son mérite d’avoir conclu l’étape en sept heures pile, il a été éliminé pour être arrivé 16 minutes après les délais.

Pourquoi «gruppetto»? Gianni Mura – mis à l’honneur par Jean-Louis Le Touzet dans Libération jeudi – quitte son antique machine à écrire, fouille dans ses souvenirs et explique le temps d’une pause clope:

«Le terme gruppetto remonte aux années 1960, lorsque les Italiens étaient nombreux sur le Tour, c’est comme ça que le terme s’est imposé. Avant, les Français utilisaient le mot ‘autobus’. A l’époque, la langue du peloton était le franco-italien. C’est comme dans la musique avec adagio ou presto. D’ailleurs, le mot gruppetto évoque un rythme modéré.»

Grande gueule, expérience et calcul mental

L’Autrichien Bernhard Eisel (HTC) est aujourd’hui considéré par ses pairs comme le guide du gruppetto, même s’il refuse le titre et ne revendique aucune forme d’altruisme.

«Mon objectif, c’est de ramener Cavendish à Paris. Je reste avec lui toute la journée. S’il marche bien on reste dans le gruppetto, s’il va pas bien on reste derrière le gruppetto. Moi je reste avec lui. Cavendish, (Mark) Renshaw et moi on reste ensemble et après, ceux qui veulent rester avec nous sont les bienvenus!»

Pour le poste de patron du gruppetto, les pré-requis sont: une grande gueule, de l’expérience et des aptitudes au calcul mental.

«En bas du premier col, un mec comme Eisel, une grande gueule qui parle toutes les langues, va crier ‘gruppetto’ bien fort et ça va soulager tout le monde», explique Carlos Da Cruz, baroudeur récemment retraité et ex-habitué du gruppetto. A son époque, le Tour parlait encore latin puisque les patrons du gruppetto s’appelaient Mario Cipollini et Eros Poli.

Le record de Jacky Durand

Certains sont impatients de se retrouver dans ce grand peloton de l’arrière. Ce sont les coureurs trop justes pour passer le premier col avec le premier groupe.

Ainsi de l’Ecossais David Millar, qui disait mercredi à Lavaur:

«Il est possible que demain ce soit plus facile parce que le gruppetto va se former. Il y aura deux courses demain, une pour le général et une pour récupérer le mieux possible.»

D’autres en revanche n’y prennent aucun plaisir, parce que même le gruppetto va trop vite pour eux.

«Celui qui est mal et ne peut pas tenir le gruppetto, il galère tout seul», témoigne Da Cruz. «Dans les premiers lacets on peut essayer de ralentir un peu mais quand on voit qu’il y a danger pour les délais, malheureusement…»

Evidemment, il y a des exceptions: «Jacky Durand, comme il était connu, il se laissait décrocher du gruppetto en bas du dernier col pour pouvoir se faire pousser par les gens sans être gêné. Apparemment il aurait battu une année un record sur l’Alpe d’Huez», balance Da Cruz.

«Si quelqu’un roule pas, je l’engueule»

Le gruppetto voit la montagne en sens inverse. C’est quand ça ne monte pas qu’il fait la course.  Carlos Da Cruz poursuit:

«C’est quand les leaders récupèrent un peu que le gruppetto roule à bloc pour récupérer un peu de temps. On monte au train dans les cols et dans les vallées on fait un contre-la-montre, on roule plus vite que ceux de devant. Pareil en descente, ça y va à fond de cale.»

Eisel confirme:

«La chose la plus importante dans le gruppetto, c’est de rouler, rouler en permanence, ne jamais s’arrêter de relayer. Si tu fais ça, tu arrives dans les délais. Moi je roule, si tout le monde roule je suis content, si quelqu’un roule pas je l’engueule.»

Un chef, je vous dis.

Puis les méninges d’Eisel entrent en action.

«Il faut faire les calculs des délais et c’est moi qui les fais, pas le directeur sportif. J’ai toujours le temps maximum dans la tête. Je sais combien on peut perdre dans le col et je sais combien on peut gagner dans la descente. On n’est jamais d’accord sur le temps, parce que ceux qui sont fatigués disent qu’on a le temps. Dans l’étape de Saint-Flour (dimanche), des coureurs disaient qu’on pouvait arriver à 43 minutes, que c’est ce que leur avaient dit leur directeur sportif. Je ne sais pas ce qu’il fabriquaient dans les voitures, mais en fait, c’était 29 minutes. Moi, j’avais calculé 25.»

Un chef de gare, même.

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Chute à l’arrière

 

Yaroslav Popovych, de Radioshack, le 6 juillet 2011. REUTERS/Denis Balibouse

Bim, bam, boum, crac, ouille. Un carnage, cette cinquième étape du Tour de France entre Carhaix-Plouguer et le Cap Fréhel. Les victimes du jour n’étaient pas les premiers venus. Janez Brajkovic, le Slovène de RadioShack, vainqueur du Critérium du Dauphiné l’an passé? Traumatisme crânien, fracture de la clavicule droite, abandon. Tom Boonen, le Belge ancien champion du monde? Déchiré à l’épaule droite, perdu dans la pampa, arrivée dans les délais pour une poignée de minutes. Parmi les autres coureurs pris dans les chutes, beaucoup de leaders: Alberto Contador, Robert Gesink, Sylvain Chavanel, Bradley Wiggins notamment. Ils sont arrivés dans le peloton mais les blessures nuisent à la récupération et tout finit par se payer dans le Tour.

Pourquoi toutes ces chutes aujourd’hui? Hormis la fameuse gamelle du premier jour, celle qui a coûté plus d’une minute à Contador, ce Tour 2011 n’avait pas eu droit à sa journée de chutes à répétition. Bizarrement, aucun des coureurs (et anciens coureurs) interrogés n’a la même explication.

Jens Voigt (Leopard-Trek),14e Tour de France:

«Trop de coureurs sur une trop petite route. Voilà, c’est très simple. Les petites routes comme ça, tu peux les choisir dans la dernière semaine. En première semaine, les coureurs sont encore frais, il y a de la tension, tu essayes de protéger le sprinteur, le leader, et là, la route est trop petite. Il y a beaucoup de trucs sur les routes en France (des îlots directionnels partout, notamment) mais malheureusement c’est comme ça. »

Plus tôt, sur RMC, le professeur Cyrille Guimard (sept Tours de France remportés en tant que directeur sportif) disait une toute autre chose:

«Les chutes ont eu lieu sur des routes larges et de longues lignes droites. Les étapes comme aujourd’hui, sans grand enjeu, on parle plus dans le peloton, il y a un relâchement général. Hier, la consigne était de faire attention, il pleuvait, ça glissait donc il fallait rester concentré et il y a eu moins de chute. »

Le fait qu’il n’y ait pas eu de chute dans le sprint, malgré un parcours tortueux, tend à accréditer la thèse de Guimard.

Mais Jérémy Galland (Saur-Sojasun), qui dispute son premier Tour de France, n’a pas vu les choses comme ça au sein du peloton:

«C’était très nerveux, une route très sinueuse. Il y a eu du vent dès le départ, tout le monde voulait rester placé et voilà. Il y avait toujours autant de concentration dans le peloton mais tout le monde a peur du vent. Les équipes ne veulent pas se faire piéger comme le premier jour. Beaucoup de leaders ont perdu du temps donc tout le monde est vigilant, tout le monde veut frotter et ça provoque des chutes. »

Frotter ? Placer son leader ? Pierre-Henri Menthéour, ancien équipier de Laurent Fignon et vainqueur d’étape sur le Tour 1984, explique:

«Dès qu’il y a du vent, c’est une lutte de tous les instants pour protéger son leader. Il y a 22 équipes, donc 22 fois quatre coureurs qui jouent des coudes pour remonter dans le peloton. Un équipier qui veut remonter avec son coureur, il joue des coudes, il lâche le guidon pour pousser un type et ouvrir la voie. »

Je vous rappelle que tout cela se fait entre 45 et 65 km/h.

Pourquoi remonter ? Dans la deuxième moitié du peloton, un leader peut être piégé si le peloton se scinde en plusieurs parties et perdre du temps. Il a aussi plus de chances d’être retardé par une chute, comme le sait Contador. Le travail des équipiers est d’aller le chercher, parfois par la peau du cul car le leader n’aime pas toujours frotter, et de le replacer devant. C’est d’autant plus vrai par jour de grand vent, comme aujourd’hui sur la côte bretonne.

La parole à Menthéour, régional de l’étape:

«Le vent a une grosse importance car tout le monde veut s’abriter. Quand on est dans les 30 premiers, c’est très organisé, le leader est protégé par ses équipiers. Derrière, il n’y a plus de bordure, on est dans la caillasse.»

«Dès que t’es obligé de freiner, tu perds 30 places que t’avais gagnées en frottant grave», poursuit Pierrot:

«Au moindre trou que tu vois, tu sprintes pour t’y engouffrer. Au bout d’un moment, tu ne freines plus parce que tu veux pas reculer. Et quand plus personne ne veut freiner et aller au même endroit, ça tombe ou ça fait un écart. Et le moindre écart pour ne pas tomber, mettons de 30 cm, est multiplié par deux pour le mec derrière toi. Le cinquième, il va faire un mètre cinquante de côté et tomber.»

Evidemment, il y a des coureurs qui ne connaissent pas ces ennuis. Philippe Gilbert, deuxième sur la ligne, à nouveau maillot vert, parle comme le numéro un mondial qu’il est : «Vous savez, les chutes, ça se passe à l’arrière donc ça me concerne pas trop.»

Brajkovic et Contador? «Ils n’étaient pas bien placés au moment où (l’équipe) Garmin a accéléré et voilà, on connaît le résultat.» Prenez ça les grimpeurs.

PS : Au fait, Cavendish a gagné et a dédié la victoire à son chien, piqué il y a deux jours.

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