Puissances en berne

Détail du vélo de Samuel Sanchez, le 17 juillet 2011. REUTERS/Stefano Rellandini avec Frédéric Portoleau

Les deux grandes étapes des Pyrénées ont fait parler. Les fesses sur le canapé ou sur une chaise de salle de presse, on fronce les sourcils. Comment Thomas Voeckler, tout maillot jaune qu’il est, peut-il donner le change à Andy Schleck à l’issue d’une grande étape de montagne? Pourquoi Contador grimace-t-il dans un col? Pourquoi le carré Schleck(s)-Evans-Contador n’arrive-t-il pas à distancer des coureurs comme Pierre Rolland, Jean-Christophe Péraud ou Jelle Vanendert? Pour résumer: beaucoup se demandent ce qui se passe cette année dans le peloton du Tour de France.

Les travaux de Frédéric Portoleau, dont il a déjà expliqué la méthode sur ce blog, donnent de premiers éléments d’explication. Ils ne suffisent pas à tirer des conclusions sur la santé du peloton. Les ascensions finales ont été moins rapides, soit. Mais on s’est beaucoup observé entre leaders, à Luz-Ardiden comme au plateau de Beille. Parce que personne ne s’en sent capable ou parce que ce n’était pas le moment?

Les Schleck, Evans, Basso et Contador ont-ils grimpé à leur seuil, c’est-à-dire à la limite acceptable par leurs jambes, ou en ont-ils gardé sous la pédale par peur d’un contre adverse? La baisse de puissance étalon des meilleurs est en tout cas éloquente, et aucun des premiers du classement général n’a approché sur ce Tour ses records de puissance. Aucun, sauf le maillot jaune Thomas Voeckler.

Note: toutes les puissances évoquées ci-dessus sont des puissances théoriques, calculées pour un poids du coureur + équipement de 78 kilos. Il ne s’agit pas de la puissance réelle développée par les coureurs. Celle-ci dépend entre autre de la masse à élever pour vaincre la pente, or le poids des coureurs n’est pas toujours connu avec précision le jour de la mesure. Ils peuvent se déshydrater en cours d’étape et perdre quelques kilogrammes. Le nombre de bidons portés est variable. Cette valeur étalon est utilisée pour faire nos comparaisons. (1)

Le Tourmalet grimpé comme en 2008

Dans le Tourmalet , la mesure est faite à partir de Gripp, après les premiers contreforts du col et dans les premiers pourcentages supérieurs à 6%. Cette partie du col fait 12,6 km à 8,75% de pente moyenne. Le Tourmalet intervenait après l’ascension de la Hourquette d’Ancizan, col de première catégorie, et avant l’ascension de Luz Ardiden.
Laurens Ten Dam (Rabobank) a été le plus rapide sur cette partie, en
40min34s soit 400 watts en puissance étalon. Le Néerlandais a gravi le Tourmalet 44 secondes moins vite que Marco Pantani en 1994, alors lancé à la poursuite de Richard Virenque.
Le col du Tourmalet a été gravi sur un rythme soutenu par les leaders (40min45s) qui sont passés au sommet quelques secondes après Ten Dam.
Le record est toujours détenu par Jan Ullrich et Lance Armstrong en 38min43s, lors du Tour 2003. Ullrich avait alors attaqué dans cette montée, lors d’une étape également conclue à Luz-Ardiden.

Plus près de nous, en 2008, le peloton avait grimpé le Tourmalet dans le temps de Ten Dam, à une seconde près. Emmenés la plupart du temps par Jens Voigt, ils étaient encore 14 dans le peloton au sommet.

Cette année, ils étaient une petite trentaine, encore emmenés par Voigt. Philippe Gilbert, qui avait annoncé qu’il voulait lors de cette première étape voir jusqu’où sa forme pouvait l’emmener en montagne, s’est découvert bon grimpeur puisqu’il a gravi le Tourmalet en 41min06s (393 watts).

Frank Schleck, plus rapide à Luz Ardiden, moins fort qu’avant

C’est lors des dernières ascensions d’une étape que les leaders donnent, en théorie, la pleine mesure de leur force.

Frank Schleck a réalisé la meilleure montée de Luz Ardiden, puisque Samuel Sanchez et Jelle Vanendert, respectivement premier et deuxième au sommet, étaient sortis dans la descente du Tourmalet.

Schleck a gravi cette montée hors-catégorie en 37min26s, soit 417 watts en puissance étalon. C’est deux minutes de plus que le record de Lance Armstrong, qui date de 2003 (35min33s). Par comparaison, Greg Lemond avait escaladé Luz Ardiden en 1990 en 39min50s, Miguel Indurain en 37min40s en 1994, à chaque fois à l’issue de longues étapes de haute montagne comme jeudi dernier.

Les autres favoris ne sont pas loin: 413 watts pour le groupe Evans, 410 pour Contador, 408 pour Voeckler et 402 pour Arnold Jeannesson, grimpeur de la FDJ qui prend le maillot blanc de meilleur jeune ce jour-là.

La quasi-intégralité de l’ascension a été très tactique. Frank Schleck a attaqué à un peu moins de trois kilomètres de l’arrivée et produit un effort intense. Il a réalisé la meilleure performance de la traversée des Pyrénées durant cette attaque avec dix minutes à 433 watts en puissance étalon.
Comparons cette performance avec ses références dans le Tour, en puissance étalon:

  • En 2006, Frank Schleck remporte l’étape Gap-Alpe d’Huez après avoir passé la journée en tête, dans une échappée, par delà l’Izoard et le Lautaret. Dans l’Alpe, il part seul avec Cunego et s’impose après 40 minutes d’effort à 415 watts.
  • En 2008, il franchit la ligne en troisième position à Hautacam derrière deux fusées de l’équipe Saunier Duval (Leonardo Piepoli, vainqueur, sera disqualifié après un contrôle positif à l’EPO-Cera). Il produit alors 432 watts durant 38 minutes environ.
  • En 2009, il remporte l’étape du Grand-Bornand après s’être envolé avec son frère, Contador et Klöden dans l’avant-dernière ascension, le col de Romme. Dans Romme puis le col de la Colombière, il développe respectivement 440 watts sur 27 minutes puis 430 watts sur 23 minutes.

Ces trois performances clés de Frank Schleck sont supérieures à celles qu’il a accomplies dans Luz-Ardiden. Nul ne sait s’il aurait pas pu poursuivre son effort plus longtemps mais il a semblé coincer au moment de rejoindre Sanchez et Vanendert dans le dernier kilomètre. Notons également que Frank Schleck a réalisé sur le Critérium international, fin mars, une montée impressionnante avec 445 watts pendant 33min30s.

Vanendert à trois minutes de Pantani

Samedi, les favoris étaient attendus pour une première grande explication au plateau de Beille, dont le vainqueur a toujours fini en jaune à Paris. Cet affrontement entre leaders n’a pas eu lieu et la montée a été la plus lente de la jeune histoire de ce col ariégeois, escaladé depuis 1998.

Le Belge Vanendert a été le plus rapide en 46min26s. Les leaders ont grimpé en 47min15s. Le record de Pantani est de 43min30s, établi en 1998 sur un parcours moins long de 50 mètres. Contador est lui grimpé trois minutes moins vite que lors de sa victoire en 2007.
La puissance a été évaluée dans la zone abritée du vent (forêt et route en lacets) entre le pied de la montée et l’altitude de 1420m, soit sur 10,6 km à 8,4% de pente moyenne.

En effet, sur le haut du col, la route devient rectiligne et plus exposée au vent en raison de l’absence de végétation. La mesure risque alors d’être plus imprécise.

Sur ces deux premiers tiers du col, les leaders ont grimpé à 405 watts durant 32min45s. Il y a à ce niveau 12 coureurs: Vanendert (qui venait d’attaquer), les frères Schleck, Sanchez, Contador, Evans, Basso, Cunego, Rolland, Voeckler, Péraud et Uran. Le rythme a baissé sur la fin du col.

Contador au niveau de son Tour d’Italie 2008

Certes Luz Ardiden et le Plateau de Beille ont été gravis à des vitesses éloignées des records des ascensions. Cependant, il faut attendre les Alpes pour se prononcer sur une baisse éventuelle des performances, tant les deux montées ont eu des allures de rounds d’observation.

Les meilleurs de ce Tour de France à Luz Ardiden et au plateau de Beille sont les frères Schleck, Basso, Evans, Vanendert et Sanchez. Il atteignent environ 410 watts de moyenne.
Contador et Cunego arrivent juste derrière. Contador, qui se remet d’une blessure à un genou et a disputé un Tour d’Italie très difficile, apparaît environ 5% moins fort qu’en 2010 et qu’au Giro de cette année. Il semble à peu près au même niveau que lors de sa première victoire au Tour d’Italie 2008.

La surprise du lot, jamais vu à ce niveau de puissance en haute montagne, est le Belge Vanendert.

Les performances de Pierre Rolland et Jean-Christophe Péraud les placent à un niveau jamais vu dans le Tour mais ne sont pas inédites pour eux.

A 22 ans, sur Paris-Nice 2008, course sur laquelle il s’est révélée, Rolland grimpait déjà le Mont Serein à 405 watts de moyenne.  Sur le Tour de France, sa meilleure référence est l’ascension de Verbier en 2009. Pour terminer 29e de l’étape, il avait dû développer une puissance similaire sur une vingtaine de minutes. A chaque fois, il s’agissait cependant d’étapes moins difficiles.

Péraud, vice-champion olympique de VTT en 2008, ne pratique le cyclisme sur route professionnel que depuis un an et demi. Il figure sur les deux premières étapes de montagne à 390 watts de moyenne. Dans l’étape du Collet d’Allevard sur le Dauphiné Libéré, il avait atteint 439 watts durant une grosse demie-heure, après ses 423 watts du Critérium international (montée de l’Ospedale) et 405 watts de Paris-Nice (col de la Mure), là encore à l’issue d’étapes moins difficiles.

Voeckler, trois minutes de mieux qu’en 2004

En revanche, avant cette année, Thomas Voeckler n’avait jamais dépassé les 400 watts sur un long col. Sur les derniers Tour de France, sa seule performance notable fut sa montée du Port de Balès en 2010, qui lui a permis de remporter l’étape à Bagnères-de-Luchon avec 37 minutes à 390 watts après une longue échappée. Il s’agissait déjà d’une performance élevée.

Plus tôt dans la saison, la meilleure de sa carrière, il a déjà laissé entrevoir ses progrès en montagne au Dauphiné en ayant développé 426 watts au cours de la montée du Collet d’Allevard. Hormis dans les échappées, Voeckler n’a jamais été en position de donner sa pleine mesure dans les cols du Tour. A la seule exception de ses journées en jaune en 2004, alors qu’il n’avait que 25 ans.

Voeckler avait justement sauvé son maillot jaune au plateau de Beille, escaladé en 50min22s, soit 3minutes07s de plus que cette année. Il a progressé de 30 watts en puissance étalon (7,5%) pour accomplir son ascension 2011. Thomas Voeckler indiquait au printemps dans Vélo magazine qu’il faisait six kilos de plus que sur le Tour 2004, avec un taux de masse grasse passé de 10% à 6%.

Sa façon de courir a également été différente : il a répondu à de nombreuses accélérations de ses adversaires, alors qu’il avait escaladé le plateau de Beille à un rythme beaucoup plus régulier en 2004, bien que Voeckler aime grimper par à-coups.

Les calculs comparés au capteur de Jérémy Roy

Pour valider les calculs, j’ai comparé les courbes du capteur de puissance de Jérémy Roy avec mes calculs indirects.
Cela permet de calibrer au mieux les calculs avec la puissance étalon 78 kg avec vélo.

69 kg plus 9 kg (vélo plus équipement), scx (coefficient de pénétration dans l’air) 0.36,
Hourquette d’Ancizan: 365 watts estimés, 369 watts srm
Tourmalet: 364 watts estimés, 366 watts srm
Luz Ardiden: 304 watts estimés, 306 watts srm

Aubisque depuis les Eaux Bonnes: 381 watts estimés, 374 watts srm
Plateau de Beille: 296 watts estimés, 298 watts srm

Ces écarts inférieurs à 1% montrent que les conditions de course étaient bonnes pour évaluer les puissances dans les Pyrénées.
Jérémy Roy a escaladé les cols sur un rythme assez régulier au contraire des coureurs luttant pour le classement général. Cet aspect ne peux pas être pris en compte dans le calcul indirect.

Au passage, relevons que Roy a accompli sur le col d’Aubisque sa meilleure performance personnelle sur ce Tour de France avec sur l’ensemble du col 5,5 watts/kg pendant 47min45s. Cela ne lui a pas suffi pour remporter l’étape arrivant à Lourdes (3e).

(1) Comment faire pour développer 400 watts ?

Alignez des sacs de ciment de 40 kg au pied d’un mur de 1 m de haut.
Le but du jeu est de soulever un sac par seconde et de le poser sur le mur.
Si vous arrivez à enchaîner 10 sacs, vous aurez développé 400 watts pendant 10 secondes.

Petite explication:
Pour soulever le sac, vous devez exercer une force de 40X10 (9,81 exactement)=400 Newtons
La puissance est le produit de la force par la vitesse. La puissance sera égale à 400X1 (1m/s)= 400 watts.

Comparaison avec un cheval…
La puissance moyenne des chevaux de trait a été évaluée à 736 watts par James Watts. Ses chevaux étaient capables de soulever des charges de 75 kg à une vitesse de 1m/s. Mais je pense qu’ils étaient capables de le faire pendant plusieurs heures.
Je connais pas la puissance d’un cheval de course, mais elle doit être bien supérieure à celle des chevaux de trait mais pour une durée d’effort plus courte.

… et un scooter

Un scooter par exemple peut développer 3 ch soit environ 2200 watts.

La différence entre une machine et l’homme, c’est que l’être humain se fatigue beaucoup plus vite!

8 commentaires pour “Puissances en berne”

  1. Ah, super, merci !!
    Depuis l’arrêt de cyclismag, je ne trouvais plus les analyses de puissances de Frédéric Portoleau, qui sont à mon avis le meilleur moyen de se faire une opinion fondée des performances surhumaines ou non, même si rien n’empêche une chaudière de rouler à 300 watts.
    Et effectivement en cette première partie de tour, il se passe quelque chose par rapport à ces dernières années. Peur du gendarme ou peur d’attaquer ?
    Reste qu’avec une quinzaine de coureurs meilleurs que le Lemond de 1990 il y a de quoi s’interroger, son vélo n’était quand même pas en plomb …

  2. Oui, merci, on est content de retrouver ces analyses, d’autant que le recoupement avec le SRM montre qu’elles sont très pertinentes.

    Il y a une baisse évidente, mais comme le dit le commentaire précédent quinze coureurs plus rapide que le Lemond de 1990 qui jouait la victoire dans le tour et mettait ce jour là une pâtée à Delgado Breukink et Bugno, c’est très troublant.

    Je pense que l’accroissement des contrôles a resserré énormément l’étau, il est de plus en plus compliqué et cher de se doper, mais le top 20 continue à le faire… Quel courage doit avoir un présumé coureur propre comme Péraud pour continuer à lutter en sachant qu’il serait dans le premier en étant dopé… ou si les autres étaient clean…

  3. le coureur étalon est un artifice,il s’agit simplement de comparer des temps de montée en amalgamant des coureurs très differents, Contador pèse 62 kgs, Voeckler 66, A.Schleck 69 et Franck 67,

    si l’on prend le capteur SRM de J.Roy ( 70kgs) comme repère, on peut penser que Contador a besoin de 1O% de puissance en moins pour aller aussi vite où qu’il peut aller 10% plus vite pour la même puissance, s’il a la chance d’être plus puissant pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, il sera devant quand il se mettra à fond, plus léger et plus fort il grimpe mieux , ce qui reste étonnant, ce sont ses performances en contre la montre

    cela ne retire rien à votre constat d’un relative sagesse des cadors pour le moment, mais soyons patients, les Pyrénées ont été escamoté, se limitant à des courses de cote avec accélération finale de ceux qui pouvaient,

    pour T.Voeckler, il aurait connu une progression assez normale entre 2004 et aujourd’hui, de 6 à 10% environ selon que l’on prenne son temps de montée ou les calculs de puissance

    Quant à comparer l’époque Lemond et l’actuelle, il faut accepter l’idée du progrès technique des matériels et des routes et se plaindre des oreillettes qui permettent à F.Cancellara de servir de mobylette pour amener les frères Scheck et autres au pied de la dernière bosse, G.Lemond, B.Hinault et E.Merckx faisaient rouler leurs équipiers mais se mettaient aussi à la planche pour user leurs adversaires et de temps en temps en faisaient les frais dans la bosse finale.

  4. […] Voeckler a développé dans les Pyrénées une puissance étalon autour de 400 watts, ce qui semble dans ses possibilités depuis l’an dernier. Mais il n’a jamais eu à […]

  5. antoine vayer affirme que le seuil du dopage avéré se situe à 410 watts, en me référent à des articles récents parus dans “le monde”. Il explique également avoir été l’entraineur de JC Péraud jusqu’en 2004 et est sûr de sa chasteté (article du 19 courant dans le monde). pourtant Péraud a développé 439 et 423 watts pendant plus de 30′. Alors que je pense (j’espère…) qu’il est clean. en outre, pourquoi n’incluez-vous pas le rapport W/kg lors de vos comparatifs?

  6. Si tu veux quelques chiffres sur l’Alpe d’huez et plateau de Beille :

    http://velo-trainer.fr/spip.php?article231
    http://velo-trainer.fr/spip.php?article232

  7. […] traversée des Pyrénées avait été marquée par des performances en baisse par rapport aux dernières années. On attendait une confirmation dans les Alpes, tant la course […]

  8. bonjour je viens de lire votre article qui est je trouve vraiment très intéressant personnellement le cyclisme est un sport que j’aime beaucoup merci d’avoir partager tout cela avec nous

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