Une base scientifique pour le délit de faciès ?

C’est une étude qui dérange, qui met mal à l’aise parce qu’elle ramène à la surface du débat scientifique des idées qu’on croyait définitivement coulées et à notre mémoire les images d’une période honteuse. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il faut en parler. Publié le 6 juillet dans les Proceedings of the Royal Society B (qui traitent de biologie), cet article signe d’une certaine manière le retour de la physiognomonie, pseudo-science connue depuis l’Antiquité, qui visait à établir le caractère de quelqu’un en fonction des traits de son visage. L’un des plus fervents et célèbres défenseurs de cette théorie, aussi appelée “morphopsychologie”, fut le théologien suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801) qui rédigea La physiognomonie ou l’art de connaître les hommes. Dans ce livre, Lavater, que Balzac cita beaucoup au fil de la Comédie humaine, écrivait : “La physionomie humaine est pour moi, dans l’acception la plus large du mot, l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on l’observe lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur signification.” La physiognomonie et son avatar, la phrénologie (l’étude du caractère par le relief du crâne), ont connu leur heure de gloire au XIXe siècle mais le début du XXe siècle en a aussi été bien imprégné, puisque cette théorie a été récupérée par les nazis (et Vichy) dans leur propagande raciste et antisémite.

Signé par Michael Haselhuhn et Elaine Wong, de l’université du Wisconsin (Milwaukee), l’article en question montre que, dans une certaine mesure, le rapport largeur/hauteur du visage prédit la tendance à agir de manière malhonnête, uniquement chez les hommes (cela ne marche pas avec les femmes) : plus le visage est large par rapport à sa hauteur, plus la personne aura un comportement contraire à la morale. Parfaitement conscients que leurs conclusions vont à rebrousse-poil du consensus actuel disant qu’aucun trait physique ne signale de manière fiable la moralité de quelqu’un, les auteurs s’appuient sur plusieurs éléments. Tout d’abord, quelques études récentes (ici, et ) montrant que ce rapport largeur/hauteur est lié à l’agressivité chez les mâles de l’espèce Homo sapiens.

L’hypothèse des deux chercheurs est que ce caractère agressif, trahi par la forme du visage, a pour corollaire un sentiment de pouvoir, d’assurance, lequel se traduit par un comportement moins honnête. D’où l’idée d’effectuer deux tests. Le premier a consisté à faire jouer un jeu de rôle à près de deux cents étudiants en MBA. La moitié d’entre eux se mettaient dans la peau d’un vendeur d’une propriété immobilière tandis que les autres faisaient les acheteurs. Chaque vendeur avait pour consigne de n’accepter de céder son bien qu’à la condition d’avoir l’assurance que le futur propriétaire ne le transformerait pas en activité commerciale. Les acheteurs avaient, eux, la ferme intention d’en faire un hôtel et devaient donc la cacher… Pour ne pas que le visage de l’acheteur potentiel influe sur la décision du vendeur, et aussi pour garder une trace écrite des échanges et juger de la moralité dudit acheteur, toute la transaction se faisait par messagerie électronique. Au bout du compte, assez peu de candidats à l’achat se sont révélés des truands, mais ceux qui ont menti avaient effectivement tendance à avoir un visage plus large.

Pour la seconde expérience, les chercheurs ont imaginé un scénario différent. Les “cobayes” devaient répondre à une série de tests de personnalité, parmi lesquels était glissé un questionnaire sur le sentiment de pouvoir. En récompense du temps passé, chacun avait le droit de participer à une tombola pour gagner un bon d’achat. Le cobaye devait aller sur un site Internet pour faire rouler deux dés virtuels, additionner les résultats, ce qui donnait un nombre de 2 à 12 correspondant au nombre de fois où il pourrait participer à la tombola. Comme il n’y avait, pour les chercheurs, aucun moyen de connaître les résultats des jets de dés, chacun pouvait en réalité indiquer le nombre qu’il voulait. Mais les probabilités existent aussi pour dire qui triche… Les chercheurs se sont aperçus que les hommes au visage large trichaient davantage que les autres et que ce comportement n’était pas sans lien avec les résultats au questionnaire sur le sentiment de pouvoir…

Michael Haselhuhn et Elaine Wong ne vont pas jusqu’à réhabiliter le délit de faciès, plus connu sous le nom de délit de sale gueule. Au contraire. La prudence les incite à se méfier de leurs propres résultats, tout simplement, disent-ils, parce que certains visages peuvent se comporter comme des prophéties auto-réalisatrices. Exemple : une personne au visage carré pourra être perçue comme agressive. En réponse, les observateurs (l’environnement de cette personne) adopteront pour se protéger un comportement d’esquive, de méfiance ou d’exclusion, qui, par réaction, engendrera un comportement agressif chez l’individu en question. Malgré toutes ces précautions et tous ces bémols, je suis prêt à parier que ce type d’études va se développer dans les années qui viennent, pas seulement parce que l’idée de contrôler ou d’anticiper les comportements gagne du terrain, chez les hommes politiques, les DRH ou les spécialistes du marketing. Mais aussi parce que beaucoup de chercheurs pensent que les visages parlent vraiment. Des études ont ainsi montré que l’on pouvait deviner, avec des résultats meilleurs que ceux dus au hasard, l’orientation sexuelle d’un homme ou son affiliation politique

A la lumière de tout ceci, je vous invite donc à retourner sur un de mes précédents billets, celui qui parlait de la taille du pénis déduite du rapport entre l’index et l’annulaire de la main droite. A la fin de ce billet, je proposais un petit quizz avec trois personnages. A vous de me dire si, parmi eux, se cache un hétérosexuel de droite, menteur et à petit pénis.

Pierre Barthélémy

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Comment fabriquer un dinosaure

Voilà, les vacances sont là. Les enfants aussi, qu’il faut bien occuper et qui ont toujours des tonnes d’idées comme, par exemple, “Dis, Papa, toi qui parles toujours de science, tu ne veux pas nous dessiner un dinosaure ?” A priori, Papa veut plutôt bouquiner dans un coin tranquille et, en plus, il ne sait pas dessiner. Mais lui vient une idée machiavélique : “Les enfants, si, au lieu de dessiner un dinosaure, nous en fabriquions un, un vrai, un vivant ?” Succès assuré. Evidemment, Papa ne se prend pas pour Michael Crichton ni pour Steven Spielberg. Il sait qu’il ne va pas rejouer Jurassic Park, qu’il ne va pas retrouver un moustique fossilisé dans de l’ambre, récupérer de l’ADN de dinosaure ingéré par le paléo-insecte ni recréer un vélociraptor ou un tyrannosaure. D’abord, ça lui prendrait au moins toutes les vacances et, en plus, il existe un moyen beaucoup plus simple d’assister à la naissance d’un dinosaure. Il suffit d’aller chaque jour… dans la ferme voisine observer la couvaison des poussins dans un poulailler.

Je sais. Cela sent un peu l’arnaque comme astuce, bien que les oiseaux soient, de l’avis quasi unanime des paléontologues et des ornithologues, des dinosaures. Les enfants risquent d’avoir du mal à gober l’histoire, même si on peut en profiter pour leur conter les origines de la gent aviaire. Comme l’explique, avec un humour certain, le célèbre paléontologue américain Jack Horner, dans la vidéo ci-dessous, les gamins vont regarder le poussin d’un air dubitatif, en se disant que c’est loin de ressembler aux dinosaures de leurs rêves ou plutôt de leurs cauchemars. Puis, c’est Papa qu’ils vont regarder froidement, en lui disant : “Arrange le poulet.” Sous-entendu : “Débrouille-toi pour transformer ce poulailler en parc jurassique.” La vidéo est en anglais mais j’ai activé les sous-titres français.


Pour transformer notre poulet en poulétosaure, c’est-à-dire pour donner à notre volaille de basse-cour quelques traits physiques plus conformes à l’imagerie hollywoodienne du dinosaure (des dents, des membres antérieurs capables de saisir des proies et non de stupides ailes, une longue queue), Jack Horner et ses collègues ont eu l’idée de faire ressortir des caractères archaïques qui apparaissent puis disparaissent pendant l’embryogénèse. Cela revient d’une certaine manière à faire faire marche arrière à l’évolution. Il reste à ces chercheurs deux choses à réaliser : inactiver les gènes qui gomment les dents, les “mains” et la queue pendant que le poussin est dans son œuf, et trouver de bonnes raisons de le faire. En effet, si les enfants ont des chances de trouver ça “cool” (pensez, des poules qui ont des dents…), il y a un risque pour que cela plaise moins aux défenseurs des animaux.

Pierre Barthélémy

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La taille du pénis se lit-elle dans les doigts ?

Rares sont celles et ceux qui n’ont jamais reçu de pourriel pour telle petite pilule bleue à effet turgescent ou telle méthode pour augmenter la taille du pénis. C’est à croire que la Terre ne tourne pas autour du Soleil mais autour du membre viril (et je ne parle ici ni de l’affaire DSK, ni des mariages princiers, ni des grossesses présidentielles). Comme je suppute qu’il y a dans cet organe de quoi en intéresser plus d’un(e) et que, visiblement, la taille semble avoir son importance, voici un petit truc scientifique pour se donner une idée de la chose sans baisser culotte.

Tout tient dans la main. Dit comme ça, on a sans doute l’impression que je vais me lancer dans quelque apologie de l’onanisme. Non, ce que je veux dire, c’est que la main donne des indices sur la taille du pénis. Contrairement à ce que les chiromanciennes espèrent, rien ne se lit dans les lignes de la main car dans “ligne de vie”, vie s’écrit avec un “e” au bout et non pas avec un “t”. Autre cliché déçu : on n’apprendra rien non plus en mesurant le majeur tendu. Il faut plutôt s’intéresser aux deux doigts qui l’encadrent, l’index et l’annulaire, et plus précisément au rapport entre leurs deux longueurs (taille de l’index divisée par celle de l’annulaire). En effet, depuis la publication d’une étude en 1998, on pense que ce ratio digital est corrélé aux hormones sexuelles. Dès le XIXe siècle, les médecins avaient noté que ce rapport était plus faible chez les hommes que chez les femmes : les mâles de l’espèce Homo sapiens ont, beaucoup plus souvent que leurs compagnes, l’index nettement plus court que l’annulaire. Ce dimorphisme sexuel est déjà présent in utero. Les chercheurs estiment, sans en être complètement certains, qu’il pourrait s’agir là d’un indice du taux d’exposition prénatale aux androgènes. Pour le dire clairement, ils pensent que plus le fœtus a fabriqué d’hormones androgènes, plus cela se verra dans le rapport entre ces deux doigts. En effet, le développement des membres (y compris celui des doigts et des orteils) est contrôlé par les mêmes gènes que ceux qui s’occupent du développement du système génital.

Et la taille du pénis dans tout cela ? Dans une étude qui paraît ce lundi 4 juillet dans la revue Asian Journal of Andrology, une équipe de chercheurs sud-coréens montre qu’une corrélation existe entre la longueur du sexe masculin et ce ratio digital. Plus la différence entre les deux doigts est marquée, plus le pénis est grand en moyenne. A l’inverse, si l’index a tendance à rivaliser avec l’annulaire, le sexe sera en moyenne plus petit. Les auteurs de l’étude ont travaillé sur la longueur du sexe au repos (flaccide pour les puristes) et sur celle du sexe “étiré”. La mesure du pénis étiré permet en effet d’avoir une bonne estimation de la taille du sexe en érection. Pour les curieux qui s’interrogent sur les conditions de l’expérience, je précise que les cobayes étaient des hommes venant se faire opérer à l’hôpital. On leur a demandé s’ils étaient d’accord pour que l’on procède à cette “manipulation” une fois anesthésiés. 144 ont donné leur consentement, prêts à payer de leur personne pour l’avancement de la science… On a également mesuré leur ratio digital sur la main droite qui, pour une raison encore inconnue, montre des différences plus marquées que la main gauche.

A celles et ceux à qui l’objet de ce billet importe et qui veulent passer à la pratique, je propose donc un petit exercice avec des photos de personnages anonymes que j’ai sélectionnées sur la Toile. Pour le sérieux de l’expérience et qu’il n’y ait pas de biais lié à l’origine ethnique, j’ai choisi des hommes que les Américains qualifient de “caucasiens”. Munissez-vous donc d’une règle et d’une calculatrice, et dites-moi lequel de ces messieurs est, en théorie, le mieux pourvu par la Nature…

S’agit-il de A ?

S’agit-il de B, qui n’a pas l’air d’avoir bien compris l’expérience ?

Ou s’agit-il de C (une seule main suffira, cher Monsieur, vous n’avez qu’un pénis, non ?) ?

Pierre Barthélémy

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De quel côté bercez-vous bébé ?

Votre corps est-il de droite ou de gauche ? Chacun d’entre nous, à condition de n’être pas manchot, sait de quelle main il écrit. Mais être droitier ou gaucher pour tenir un stylo ne préjuge pas forcément des autres latéralisations du corps. Elles sont beaucoup moins connues et pourtant, vous avez un pied préféré pour tirer dans un ballon de football (Platini du droit, Maradona du gauche) ou prendre votre impulsion avant de sauter, un œil favori pour viser et, comme je l’avais révélé dans un billet très populaire, un côté de prédilection… pour embrasser. On sait ainsi depuis quelques années que la majorité des êtres humains ayant pratiqué l’expérience bucco-buccale est droitière du patin, sans que cela ait de lien quelconque avec la main qui écrit ou le pied qui shoote.

Il existe une latéralisation tout aussi marquée que celle du baiser et aussi peu connue : le côté du corps sur lequel on berce son petit enfant. De nombreuses études ont montré qu’instinctivement, mères, mais aussi pères, portaient  leur bébé sur la gauche pour le rassurer, le câliner, l’endormir, lui chanter une berceuse… Selon les articles, de 7 à 8 personnes sur 10 présentent cette préférence. Normal, me direz-vous du tac au tac, cela correspond peu ou prou à la proportion de droitiers dans la population : les parents portent leur enfant à gauche pour garder libre leur main préférée, et pourquoi Barthélémy nous raconte-t-il tout ça ? Joliment pensé, rétorquerai-je, sauf que… Dans une étude de 1973 consacrée aux relations entre la mère et son nouveau-né, le psychologue américain Lee Salk a montré que les gauchères tenaient, elles aussi, très majoritairement leurs bébés à gauche !

Pour Lee Salk, qui s’est beaucoup intéressé aux battements cardiaques des mamans comme un moyen de calmer les bébés, le fait de porter son bébé à senestre avait une raison évidente : la gauche est le côté du cœur et y poser son enfant lui fait mieux entendre ce rythme qui l’a bercé pendant neuf mois de vie intra-utérine. En allant plus loin, James Huheey a même suggéré en 1977 que la latéralisation manuelle provenait de là : portant naturellement ses petits à gauche, l’être humain a développé l’habileté de sa main droite au cours de l’évolution… Tout ce bel édifice s’est un peu écroulé lorsqu’on s’est aperçu que la position de l’enfant bercé ne lui faisait pas beaucoup mieux entendre les battements cardiaques à gauche qu’à droite et, surtout, qu’il était beaucoup plus réceptif à la voix de sa maman qu’au “tap-poum” de son cœur.

Alors, pour quelle raison berce-t-on plus couramment son bébé à gauche qu’à droite ? Les causes de cette latéralisation subtile pourraient bien se trouver dans notre cerveau. Comme je viens de le dire, la communication entre la mère et son nouveau-né passe essentiellement par la voix (on a même remarqué que les mamans sourdes vocalisaient à l’attention de leur enfant sourd, comme si “l’instinct” leur commandait de leur parler). Or, chaque hémisphère cérébral accomplit des tâches différentes dans le traitement des signaux vocaux reçus. Le gauche (dominé par l’oreille droite) contrôle davantage la signification des mots, la grammaire, etc., tandis que le droit (dominé par l’oreille gauche) est plus sensible à l’intonation, à la mélodie. Quand le bébé est tenu sur le côté gauche, les sons qu’il produit sont davantage captés par l’oreille gauche de sa maman et, à l’inverse, lui-même, qui est encore loin de comprendre les subtilités du langage et est surtout sensible à la “chanson” vocale, a son oreille gauche “libre” alors que la droite est bouchée par le contact avec le corps de sa mère. Selon cette hypothèse, bercer son bébé sur la gauche favoriserait et développerait la communication affective entre la mère (ou le père, ne l’oublions pas) et son enfant. Le son ne serait d’ailleurs pas le seul élément déterminant de cette communication (et donc de cette latéralisation) puisque les signaux visuels entreraient aussi en ligne de compte. Chez la majorité des gens, c’est en effet l’hémisphère droit du cerveau (donc plutôt relié au champ visuel gauche) qui interprète les expressions du visage.

Tout se passerait donc dans la tête du parent. Un troublant indice supplémentaire a été apporté par les travaux réalisés sur l’état psychologique des nouvelles mamans. En cas de dépression, de violences conjugales ou de perturbations émotionnelles, les mères sont moins axées sur la communication avec leur bébé, moins à son écoute. Elles ont aussi plus tendance à le porter à droite.

Pierre Barthélémy

Post-scriptum : je ne peux pas m’empêcher de signaler que le biais de portage à gauche, comme disent les chercheurs, se retrouve chez les propriétaires de chiens. Et surtout chez les dames. Mais c’est qui le plus beau des bébés à sa maman ? C’est le petit Médor !

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La machine à prédire les crimes

La comparaison était inévitable. Dès son annonce en 2007, un programme de recherches du Département américain de la sécurité intérieure a fait songer au film Minority Report de Steven Spielberg, où trois mutants doués d’un don de préscience (les “précogs” dont une figure sur la photo ci-dessus) préviennent une agence gouvernementale chaque fois qu’un crime va être commis, ce qui mène à l’arrestation des meurtriers potentiels… alors même qu’ils n’ont encore rien fait. Dans cette fiction censée se dérouler en 2054, le programme se nomme PréCrime. Dans la réalité des Etats-Unis d’aujourd’hui, d’abord intitulé Project Hostile Intent (Intention hostile), ce programme, directement motivé par les attentats du 11 septembre 2001, a finalement été baptisé Future Attribute Screening Technology (FAST) Project. De la novlangue qui peut se traduire par “Technologie de surveillance des attributs futurs”. Et, comme vient de le révéler Nature, FAST a effectué sa première phase de tests grandeur nature, c’est-à-dire non plus sur des volontaires informés, mais sur le grand public qui ignorait ce qui se passait, quelque part dans le nord-est des Etats-Unis.

Le “concept” de FAST repose sur la théorie de la “malintention” (ma traduction du néologisme anglais “malintent”), l’intention de faire du mal. Elle consiste à dire qu’une personne voulant perpétrer un crime terroriste aura un comportement anormal lorsqu’elle devra cacher son intention aux autorités (par exemple dans un aéroport), ce qui se traduira sur le plan physiologique. Il s’agit ni plus ni moins d’une extension des idées sous-jacentes au principe qui régit les détecteurs de mensonges, des détecteurs dont on sait qu’ils ne sont pas efficaces à 100% et qu’un individu entraîné peut tromper. Le raffinement de FAST réside dans le fait que tous les paramètres physiologiques sont mesurés à distance, sans même que le public sache qu’il est observé, ce qui, dans le cas d’un aéroport, ne ralentit pas le flot des voyageurs. Le programme a donc pour objectif premier de développer des capteurs destinés à évaluer le rythme cardiaque et la respiration des personnes passant aux points de contrôle, à suivre les dilatations et contractions des pupilles, à mesurer la température du visage, à surveiller les moindres expressions du visage, les moindres changements de posture et les moindres différences dans la hauteur de la voix. Il a même été évoqué de mettre au point un détecteur de phéromones… Et si FAST décide que vous êtes suspect, vous avez le droit à un interrogatoire dans la foulée.

Avant même d’ouvrir le débat sur les libertés et sur le fait que toutes les personnes ayant des idées malveillantes ne passent pas nécessairement à l’acte, loin de là, de nombreuses objections ont été soulevées, dont la première est que le concept de “malintention” ne repose pas sur de véritables bases scientifiques, à l’instar du détecteur de mensonges et de la théorie du langage corporel. Ainsi, un rapport de 2009 a-t-il sévèrement critiqué le programme SPOT (Screening Passengers by Observation Techniques : Surveillance des passagers grâce aux techniques d’observation) dans lequel ce sont des officiers de détection du comportement qui sont à l’œuvre, et non pas une batterie de capteurs et de caméras. Notant que l’approche ne s’appuyait pas sur des études publiées dans des revues à comité de lecture, ce rapport a également donné des chiffres prouvant la non-efficacité du procédé : sur les 40 000 personnes suspectées, seulement 300 ont été arrêtées (des trafiquants de drogue, des individus sous le coup d’un mandat d’arrêt, mais aucun terroriste) , soit une concordance de 0,75 % : “Une autre manière de voir les choses consiste à dire que la probabilité que SPOT se trompe lorsqu’il signale quelqu’un est de 99,25%, ce qui indique que la Transportation Security Administration a faussement accusé et, au minimum, dérangé 39 700 voyageurs innocents.”

Ce rapport n’est pas tellement plus tendre avec le projet FAST (prolongement technologique de SPOT) dont il dit notamment qu’il “n’est certainement pas cautionné par de la recherche empirique : les synthèses reprenant de nombreuses recherches sur les signaux trahissant les tromperies n’ont pas montré de différences claires de comportement entre ceux qui avaient commis une transgression par le passé et ceux qui n’en avaient pas commis. L’idée qu’une intention – de simples pensées – puisse induire de telles différences comportementales est un saut conceptuel qui mène ce programme plus près de la science-fiction que de la science.” Les critiques soulignent aussi souvent qu’un passager inquiet à l’idée de rater son vol, stressé par la peur de l’avion ou celle d’un… acte terroriste, présentera des signes physiques qui feront sonner le signal d’alarme du système.

Malgré cela, FAST se targue d’avoir eu une efficacité supérieure à 70 % dans les tests avec des volontaires dont certains étaient censés traverser l’épreuve avec l’intention de mener par la suite, des “actions perturbatrices”. Le protocole de l’expérience ne semble pas avoir été rendu public et certains chercheurs ont de toute manière critiqué cette approche car jouer le rôle d’un terroriste ne signifie pas forcément se comporter en terroriste ou en présenter les caractéristiques physiologiques. Quant au premier test grandeur nature, effectué dans un lieu public, il s’est terminé en mars et ses résultats sont, selon Nature, toujours en cours d’analyse. D’autres suivront et le lieu est gardé secret pour ne pas influencer qui que ce soit. Une autre information reste tout aussi confidentielle : que fait-on des personnes chez qui on a détecté une intention malveillante ? Les envoie-t-on à Guantanamo pour leur faire avouer les crimes qu’ils n’ont pas encore commis ? Dans Minority Report, le héros incarné par Tom Cruise s’aperçoit qu’il y a un bug dans le potage des précogs. Les “précriminels” sont libérés et le programme est arrêté. Une fin prémonitoire pour FAST ou la réalité dépassera-t-elle la fiction ?

Pierre Barthélémy

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Scandales sexuels chez les manchots

Je suis un peu jaloux de mes confrères journalistes qui, sous prétexte que l’actualité est aux frasques des uns ou des autres, trempent leurs plumes dans une encre glauque, celle avec laquelle on écrit des canards au sexe, comme jadis on faisait des canards au sang en mettant les faits divers les plus horribles à la “une” : ça fait vendre. Voulant, tout comme eux, ma part d’audience, je vais me complaire dans le stupre et dénoncer les scandales sexuels qui entachent le continent blanc.

Il s’en passe de belles chez les manchots Adélie. Sous leurs dehors de petits couples fidèles, bien mis en livrée noire et blanche, deux enfants par foyer comme papa et maman, se cachent des mœurs pas très avouables, dévoilées dans une étude publiée en 1998 par The Auk, revue scientifique d’ornithologie. Monogames, ces oiseaux qui ne volent pas profitent du court été de l’Antarctique pour se reproduire. A cette fin, le mâle et la femelle commencent par construire un nid au sol, avec des petits cailloux. Cette plateforme permettra de tenir les deux futurs œufs au sec quand la glace fondra. Mais, que ce soit en Terre Adélie où j’ai pris la photo ci-dessus ou dans les autres colonies situées sur le pourtour du continent, ces cailloux sont rares et valent de l’or.

Que ne ferait-on pas pour en avoir plus ! Ceux qui osent en chiper dans le nid du voisin sont poursuivis, insultés copieusement et se prennent des roustes à grands coups de bec et d’ailerons. Certaines femelles ont donc mis au point une stratégie que d’aucuns qualifient de prostitution. Les belles commencent par repérer un mâle solitaire. En attendant de trouver sa dulcinée et aussi dans le but de l’attirer, celui-ci a bâti son nid d’amour. Arrive une femelle. Elle est déjà en couple mais comme les manchots ne portent pas d’alliance et n’ont ni livret de famille ni attestation de pacs, il est difficile de le savoir. Petite séance de drague, bonjour bonjour, vous êtes charmant, vous jouez en équipe de France de foot ? Et, ni une ni deux, la femelle s’allonge sur le ventre, sous le bec du mâle qui se dit que son jour de chance est venu. S’ensuit ce que vous imaginez, scène qui a été censurée dans Happy Feet.

Et là, la femelle se relève, prend un caillou pour sa peine et retourne compléter son nid où l’attend son cocu, son régulier ou son proxénète, cela dépend des points de vue. Il arrive d’ailleurs souvent que la belle revienne sur les lieux de son aventure extra-conjugale pour chercher une seconde pierre (mais sans repasser à la casserole), comme si le tarif était “un coup=deux cailloux, mon chou”… Les auteurs de l’étude ont même observé une femelle prélever son écot pas moins de dix fois : donne-moi ton portefeuille, je me sers, ça ira plus vite. A chaque fois, le mâle laisse faire sans râler, sans doute content de la chance qui lui a été donnée de perpétuer ses gènes sans avoir à élever les gosses ! Les auteurs de l’étude se demandent si tout le monde n’est pas gagnant dans l’histoire : le couple parce qu’il a récupéré des cailloux pour son nid, et donc augmenté les chances de survie de sa future couvée, le mâle solitaire parce que, même délesté de quelques galets, il va peut-être avoir une descendance à bas prix.

Mais il y a mieux. Certaines oiselles de petite vertu viennent se promener autour du “pigeon”, engagent la séance de flirt, bonjour, bonjour, on ne vous a jamais dit que vous devriez être président du conseil en Italie ? Cependant, au lieu de s’allonger, elles se contentent de prendre un caillou sous les yeux du gogo qui reste sans réaction, comme s’il était normal de payer pour avoir eu l’espoir de trouver chaussure à son pied. Les chercheurs ont observé ce comportement avec dix femelles différentes mais une d’entre elles a particulièrement attiré leur attention car elle a, en une heure de temps, piqué 62 pierres dans le nid de son naïf, sans que celui-ci lève le petit aileron, pour aller les mettre dans le sien qui devait forcément se trouver à proximité…

Cela dit, cette stratégie comporte quelques risques. On ne vient pas toujours impunément émoustiller le mâle, surtout quand il sort juste de l’océan glacial Antarctique. En de rares occasions, les ornithologues ont vu ce dernier sauter sur la femelle lorsque celle-ci s’est baissée pour prendre le caillou. A-t-il confondu la posture de dame manchot avec le salut qui précède la copulation ? A-t-il pris cette intrusion dans son territoire pour une invitation à l’acte sexuel ? Le fait est qu’à chaque fois, la femelle s’est débattue et n’a pas laissé le bougre venir à bout de son entreprise.

Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

Pierre Barthélémy

Post-scriptum : rien à voir avec ce qui précède, mais j’informe ceux que cela intéresse que je parlerai du mystérieux manuscrit Voynich, jeudi 19 mai, dans l’émission de Jacques Pradel sur RTL intitulée L’heure du crime. C’est entre 14 et 15 heures.

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Le Coca tue-t-il le sperme ?

 

Il y aura 125 ans le 8 mai que John Pemberton, un pharmacien d’Atlanta, a inventé le Coca-Cola. Vendu à l’époque en pharmacie, le soda est supposé avoir les vertus bénéfiques des boissons gazeuses et son créateur dit qu’il soigne l’addiction à la morphine (dont Pemberton était lui-même victime), la neurasthénie, les maux de tête et… l’impuissance. Deux de ses composants originels étant les feuilles de coca (contenant de la cocaïne) et les noix de cola (contenant de la caféine), on lui prête également des effets stimulants pour le cerveau.

La firme d’Atlanta dut d’ailleurs à ce sujet endurer un marathon juridique il y a un siècle, après avoir été poursuivie par le directeur du Bureau de chimie du département de l’agriculture. Ce dernier, Harvey Washington Wiley, menait une croisade contre la caféine qu’il accusait d’être un poison et une drogue. Après cinq ans, l’affaire se termina devant la Cour suprême des Etats-Unis, qui donna tort à Coca-Cola, exigea que l’entreprise paye les frais de justice et réduise le taux de caféine de son soda. Pourtant, le fabricant de boissons s’était adjoint les services de chercheurs pour montrer que son produit-vedette n’était pas dangereux. Des décennies plus tard fut commercialisée une version sans caféine.

On le voit à ce résumé historique, la réputation “sanitaire” de la boisson la plus connue du monde a toujours oscillé entre “tonique” et “poison”. Ce que personne n’aurait imaginé, c’est que certaines femmes s’en serviraient comme… spermicide post-coïtus. Comme le rapportait en 2008 Deborah Anderson, professeur de gynécologie-obstétrique et de microbiologie à Boston, dans le British Medical Journal, cette utilisation peu conventionnelle du soda s’est rencontrée surtout dans les années 1950 et 1960 par manque de moyens contraceptifs et notamment avant l’autorisation de la pilule. Cela dit, l’auteur souligne que cet usage perdure aujourd’hui. Même si le produit n’est pas dénué d’aspects pratiques (agitez la bouteille et insérez-la, le liquide gazeux fera le reste…), il n’est pas vraiment conseillé de se faire une douche vaginale au Coca-Cola.

Tout d’abord, le soda attaque les cellules de l’organe femelle de la copulation et leur fait perdre une partie de leur imperméabilité, le tout rendant le vagin plus sensible au virus du sida. Ensuite, le sucre contenu dans la boisson peut favoriser les infections fongiques ou bactériennes et avoir des effets négatifs sur le lactobacille, un élément important de la flore vaginale (ce n’est pas une raison suffisante pour remplacer le Coca classique par du Light…). Enfin, et c’est sans doute le plus important, les effets spermicides du Coca-Cola ne sont pas vraiment avérés. Une première étude, menée en 1985 par une équipe dont Deborah Anderson faisait partie, avait montré, in vitro, qu’avec un rapport de cinq volumes de soda pour un volume de sperme, les spermatozoïdes étaient immobilisés en une minute. Une seconde étude, menée deux ans plus tard à Taïwan, toujours in vitro, a révélé une efficacité bien moindre.

De toute manière, même si les qualités spermicides du Coca étaient bonnes, étant donné que les spermatozoïdes parcourent jusqu’à 3 millimètres par minute, nul doute que la douche vaginale après le rapport sexuel ne pourrait venir à bout de tous les prétendants à l’ovule et que certains se seraient déjà mis à l’abri dans le col de l’utérus (où d’autres dangers les attendent). Une manière de remédier à cela serait d’utiliser la charmante petite bouteille avant le rapport. Mais, comme le fait remarquer non sans humour Deborah Anderson, hormis le fait que ce serait un peu dégoûtant pour Monsieur, “tout comme peut en témoigner quiconque a jamais essayé d’avoir des rapports sexuels dans une piscine ou dans la mer, un excès de fluide trop liquide dans le vagin peut affecter la lubrification de manière négative”. Pour ma part, je trouve que cette explication manque de références scientifiques mais je suis disposé à croire une femme de l’art… Conclusion : même si, comme l’avait montré le film Les Dieux sont tombés sur la tête, on peut faire beaucoup de choses avec une bouteille de “Coke”, en matière de contraception mieux vaut laisser le Coca dans sa bouteille et sa bouteille dans le frigo.

Pierre Barthélémy

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Comment on date un cadavre

C’est une mode macabre qui semble saisir les meurtriers ces temps-ci : découper et cacher les cadavres de leurs victimes, comme dans l’assassinat de Lætitia Perrais ou dans l’affaire, plus récente, de cette famille nantaise disparue, dans le jardin de laquelle au moins un corps démembré a été découvert ce jeudi 21 avril. La première question qui se pose, lorsque l’on retrouve des restes humains est : à qui appartiennent-ils ? Et, tout de suite après, les enquêteurs veulent savoir quand et comment la personne est morte.

Pour le savoir, il faut reconstituer ce que Patricia Cornwell a nommé la séquence des corps, titre de l’un de ses romans : la décomposition d’un cadavre se fait dans un ordre biologique bien précis et prend plus ou moins de temps suivant les conditions dans lesquelles elle se déroule. En découvrant un corps, la police scientifique peut remonter le temps et donner une date voire une heure du décès. Pour y arriver, il a fallu étudier toutes les manières dont un corps mort retourne à la nature. En général, ces travaux de recherche sont effectués sur des cochons, qui sont de bons analogues au corps humain. Mais il existe un endroit unique dans le monde où ces études sont réalisées sur de vrais cadavres humains : l’Anthropological Research Facility (ARF), à Knoxville (Tennessee), plus connue sous le nom de The Body Farm, littéralement “la Ferme des corps”, qui est aussi le titre anglais du livre de Cornwell que j’ai cité plus haut.

En lisant ce roman, j’ai senti que l’endroit dont parlait l’auteur n’était pas un lieu de fiction et j’ai décidé d’y partir en reportage. J’ai donc été le premier journaliste français à mettre les pieds dans ce lieu de science incroyable qu’est la Ferme des corps de l’université du Tennessee, laquelle est avant tout le domaine du chercheur qui l’a créée, le docteur William Bass, Bill pour ses invités. C’était en septembre 2000 et l’article est paru quelques jours après dans Le Monde. Voilà comment il commençait :

« Vous n’avez jamais vu de mort ? Eh bien, dans un instant, vous ne pourrez plus prononcer cette phrase ! » Les cheveux blancs coupés en brosse, jean, polo et tennis comme pour un pique-nique à la campagne, William Bass descend du pick-up climatisé qu’il vient de garer sur le parking étouffant de l’hôpital universitaire de Knoxville. Même en septembre, l’été a de beaux restes au Tennessee, et ce n’est pas la meilleure saison pour franchir la porte que le docteur Bass débarrasse de ses chaînes et cadenas. Un grand papillon jaune folâtre. Le grillage est doublé d’une haute palissade surmontée de rouleaux de fil barbelé.

Trois acres boisées à flanc de colline, surplombant la Tennessee River. La quarantaine de locataires que compte en permanence cet endroit si secret ne se lèvent jamais. A plat ventre, torse nu, la barbe éparse, un homme nous regarde. Arrivé récemment, il se parchemine au soleil. Les autres s’en protègent sous des bâches que le maître des lieux soulève sans répugnance. La cage thoracique de celui-ci (ou peut-être est-ce « celle-là », comment savoir ?) ne soutient plus rien, ne contient plus grand-chose. Chair, muscles et organes ont coulé entre les os, qui barbotent dans une bouillie brunasse. Ici dépasse un pied cramoisi. Là, un squelette blanc, presque poli, touche à la fin du voyage. Ils sont partout. Ailleurs, enfin, ne reste plus qu’un scalp, gisant sur une tache noire en forme de silhouette. Le cadavre a été emporté mais ses fluides ont empoisonné le sol, l’herbe a disparu, les arbustes alentour agonisent d’avoir aspiré la mort par les racines. Bienvenue à la Ferme des corps. « Si vous ne vous sentez pas bien, vous n’avez qu’à marcher un peu », avait conseillé Bill Bass. Marcher, pour aller où ? Ils sont partout, par terre, sous terre, peut-être dans le coffre de la vieille Chevrolet ou de l’Oldsmobile blanches qui rouillent près de l’entrée. Ils sont partout et surtout dans l’air. Car même si l’on réussit à fixer ses yeux sur une zone vierge, on ne peut faire abstraction d’une chose : l’odeur. Une pestilence insoutenable comme celle qui doit régner sur un champ de bataille quelques semaines après les combats. Contrairement aux autres sens, l’odorat n’a pas de transcription directe dans le langage. Il existe autant de référents qu’il y a d’odeurs. Cela fleure bon le jasmin, mais cela ne sent pas rouge, ni grave, ni amer, ni rugueux… Ici, cela sent plus que la charogne, parce que l’on sait qu’il ne s’agit pas d’un simple chien crevé. Une puanteur douceâtre, insidieuse et agressive à la fois, presque insoutenable, qui semble regrouper toutes les odeurs de la vie quotidienne et dont on croit retrouver ensuite un composant dans son eau de toilette, dans le papier d’un livre que l’on feuillette, dans la viande que l’on mange ou dans sa propre sueur.

Bill Bass a créé la première version de l’ARF en 1971 car la littérature scientifique manquait de données pour aider la police scientifique à déterminer la date du décès pour les cadavres en décomposition. Huit ans plus tard, après s’être aperçu qu’il devait multiplier les expériences dans toutes les conditions imaginables, il obtient un grand terrain proche du centre-ville où la véritable aventure scientifique de la Ferme des corps commence, ainsi que je l’écrivais en 2000 :

P OUR analyser les processus post mortem, les facteurs biologiques et environnementaux participant à la décomposition d’un cadavre, plusieurs centaines de corps ont séjourné sur l’ARF. Habillés, nus, enveloppés dans du plastique ou dans un tapis, au soleil, à l’ombre, sous l’eau, sous terre, dans le coffre des deux Américaines blanches, toutes les situations ont été testées et le sont encore. Grâce à ces recherches, la « séquence » des morts est désormais bien établie, explique le docteur Bass : « Cela commence de manière interne. Les enzymes du système digestif commencent par manger les tissus, ce qui engendre la putréfaction. La première chose que vous voyez, c’est la décoloration de la région intestinale. Puis le corps saigne et entame sa décomposition. S’il se trouve à l’air libre, les insectes vont y avoir ac1cès. Ils sont là pour aider à la disparition des tissus morts. Leurs oeufs vont donner naissance à des larves qui mangeront la matière. Au bout de trois semaines, elles seront devenues adultes. C’est pour cela que, en général, si vous découvrez sur un cadavre les cocons vides ayant contenu les pupes de ces mouches, vous pouvez dire qu’il s’est écoulé au moins vingt et un jours depuis la mort. »

Les habitants de la Ferme des corps y séjournent en moyenne une année. Et tels des Attila involontaires, là où ils ont couché, l’herbe ne repousse pas avant deux ans, en raison des acides gras qui l’empoisonnent. Le sol est ainsi analysé de manière à savoir, même en l’absence de cadavre, combien de temps celui-ci y a résidé. Idem pour l’odeur. Directement importés de l’industrie du parfum, des nez artificiels reniflent les arômes pestilentiels et dessinent les courbes de différents marqueurs chimiques au fil du temps. Si l’ordre des événements advenant après la mort ne varie jamais, la vitesse du processus, elle, est sujette à des fluctuations, avant tout en raison de la température. Un corps pourrit moins vite à Chicago qu’à Miami.

William Bass a pris sa retraite en 1998 mais, aux dernières nouvelles, il est toujours actif. Il a raconté ses souvenirs dans un livre co-écrit avec le journaliste Jon Jefferson et intitulé La ferme des corps. Les deux hommes ont poursuivi leur collaboration en publiant plusieurs romans policiers qui parlent beaucoup d’ossements. Après m’avoir montré son “domaine”, Bill Bass m’avait invité à prendre un verre chez lui. J’avais profité de ce moment de détente pour lui demander à quoi il rêvait la nuit. Il m’avait répondu : “C’est curieux, vous êtes le premier à me poser la question. Je ne l’ai jamais dit à personne – y compris à ma troisième épouse, Carol – mais, de temps en temps, je rêve que je tue quelqu’un et que je tente de cacher son cadavre dans la Ferme des corps.”

Pierre Barthélémy

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L’affaire des irradiées du New Jersey

Radium

Alors qu’en ce 28 mars, jour anniversaire de l’accident nucléaire de la centrale américaine de Three Mile Island, le monde garde les yeux braqués sur les réacteurs défaillants de Fukushima au Japon, il faut peut-être rappeler qu’avant que l’atome devienne militaire ou civil, il tuait déjà en série aux Etats-Unis. C’est l’histoire un peu oubliée des “Radium Girls”. La journaliste américaine Deborah Blum vient de la ressusciter avec à-propos sur son blog et, pour la raconter, il faut remonter aux sources de la radioactivité, c’est-à-dire à Pierre et Marie Curie. Le couple de savants découvrit ce métal hautement radioactif en 1898 et, quatre ans plus tard, donna à l’inventeur américain William J. Hammer des échantillons de sels de radium. En mixant l’élément radioactif (et donc producteur d’énergie) avec du sulfure de zinc, Hammer créa une peinture phosphorescente, le sulfure de zinc ayant la propriété de restituer sous forme de lumière l’énergie que lui conférait le radium.

Ce n’est que quelques années plus tard, au détour de la Première Guerre mondiale, que l’on prit pleinement conscience de l’intérêt de la chose. Dans les tranchées de France, les “boys” s’aperçurent que leurs bonnes vieilles montres à gousset étaient tout sauf pratiques. Même en les fixant à leurs poignets, les soldats avaient du mal à lire l’heure à la nuit tombée, quand les lumières étaient proscrites. D’où l’idée de recouvrir aiguilles et cadrans de cette peinture phosphorescente. Ce contrat avec l’armée fit de l’entreprise Radium Luminous Material Corporation, par la suite rebaptisée U.S. Radium Corporation, une société prospère. D’autant plus qu’à la fin de la guerre, il y eut un véritable engouement, chez les civils cette fois, pour ces bracelets-montres.

Dans leur usine située à Orange, dans le New Jersey, les petites mains de l’U.S. Radium Corporation ne chômaient pas. Deborah Blum raconte qu’à 1 cent et demi par cadran peint, à 250 cadrans par jour et à 5 jours et demi par semaine, les “Radium Girls” gagnaient une vingtaine de dollars par semaine. Leur travail exigeait beaucoup de précision et de minutie et les contre-maîtres leur conseillaient de mettre leurs pinceaux entre leurs lèvres pour en affiner la pointe. Les mêmes pinceaux qu’elles trempaient ensuite dans le pot de peinture au radium… Insipide, la substance ne faisait pas peur. Elle avait même bonne réputation à l’époque puisqu’on en vantait les pouvoirs curatifs : eau de radium, crèmes et poudres au radium, savons, lotions, pommades et mêmes suppositoires pour rendre vigueur aux membres virils. Le Viagra de l’époque était radioactif…

Radiosuppo

Les “Radium Girls” n’avaient aucunement conscience des risques encourus. Si, dans l’entreprise, les chercheurs qui travaillaient à l’extraction du radium étaient équipés de masques, de gants et de combinaisons de protection, les filles de l’atelier de peinture ne se doutaient de rien : certaines se servaient du mélange comme d’un vernis à ongles, d’autres s’amusaient à en mettre sur leurs dents ou à s’en asperger les cheveux pour étonner leurs petits amis le soir venu avec un sourire plus qu’ultrabright ou des tignasses ensorcelées… Mais, au début des années 1920, plusieurs filles tombèrent malades. C’était un mal mystérieux : leurs dents tombaient, leurs mâchoires pourrissaient, leurs os se brisaient, le tout combiné avec des anémies ou des leucémies. Selon Deborah Blum, dès 1924, neuf des ouvrières étaient mortes, toutes des jeunes femmes n’ayant pas encore atteint la trentaine. Et leur seul point commun était d’avoir travaillé dans cette usine du New Jersey.

L’U.S. Radium Corporation demanda cette année-là une enquête scientifique pour comprendre ce qui se passait dans sa fabrique. Il y avait de la poussière de radium partout, au point que certaines des filles, dans l’obscurité, brillaient comme des fantômes. Des résultats édifiants… qui furent enterrés, mais pas pour longtemps. Des médecins finirent par s’intéresser à ces jeunes femmes malades et ne tardèrent pas à comprendre d’où venait leur pathologie. Les patientes exhalaient du radon, un gaz rare radioactif, produit de la désintégration nucléaire du radium… Celui-ci, sorte de lointain cousin du calcium, s’était installé à la même place que lui dans l’organisme mais, au lieu de fortifier les os, les détruisait, ainsi que la moelle osseuse, en les irradiant de l’intérieur.

Deborah Blum raconte que Harrison Martland, un des médecins qui enquêtèrent sur cette histoire hors du commun, fit exhumer le corps d’une des ouvrières décédées, préleva des tissus qu’il réduisit en cendres ainsi que des os qu’il nettoya et plaça le tout dans une chambre noire près d’un film photographique enveloppé dans du papier noir. Il procéda à la même préparation avec des tissus et des os pris sur un mort “normal”, pour avoir un échantillon témoin. Selon le docteur Martland, “s’ils étaient radioactifs, les os et les cendres de tissus émettraient un rayonnement, et les rayons bêta et gamma traverseraient le papier noir pour impressionner le film photographique”. Au bout de dix jours, le premier film était constellé de taches blanches et le second était resté noir. La preuve était faite qu’une importante radioactivité était bien présente dans le corps des “Radium Girls”, même après leur mort. J’ai d’ailleurs retrouvé un article de 1987 du New York Times qui explique que si l’on approche un compteur Geiger des tombes de ces pauvres femmes, l’aiguille fait encore un bond, des décennies après leur décès…

Radium-GirlsMême si l’U.S. Radium Corporation fit tout pour étouffer l’affaire, cinq des ouvrières, bien qu’étant gravement malades, eurent l’énergie de porter plainte et de se rendre au tribunal, en 1928 (date à laquelle a été publiée la caricature ci-dessus). Le procès n’alla pas à son terme car un arrangement entre les parties fut trouvé : chaque ouvrière reçut la somme de 10 000 dollars, une rente annuelle de quelques centaines de dollars et l’assurance que les soins médicaux seraient payés par l’U.S. Radium Corporation. Aucune des cinq plaignantes ne survécut aux années 1930. Quant à Marie Curie, la mère du radium, qui lui valut un Prix Nobel de chimie en 1911 (après celui de physique qu’elle avait partagé avec son époux et Henri Becquerel en 1903 pour la découverte de la radioactivité), elle mourut en 1934 d’une leucémie consécutive à son exposition prolongée à des éléments radioactifs.

Pierre Barthélémy

Post-scriptum : merci à Mady, dont le commentaire laissé sur mon précédent billet consacré à la radioactivité intrinsèque du corps humain m’a fait repenser à cette histoire.

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Les plantes sont-elles intelligentes ?

Heliotrope

C’était censé être un exercice de travaux pratiques à la maison. Il y a quelque temps, mon deuxième fils est rentré du collège avec quelques grains de blé que lui avait donnés son professeur de SVT. L’idée : les faire germer et pousser tout en observant la croissance de la plante (et puis, a dit mon fils, “comme ça, tu pourras avoir des céréales en plus pour le petit déjeuner…” , car c’est vrai que la science doit nourrir son homme). Pour compliquer un peu l’expérience, nous avons partagé les semences en deux groupes. Le premier dehors, au froid, dans un pot contenant du terreau. Le second sur du coton régulièrement imbibé d’eau et bien au chaud dans l’appartement. Il n’est rien poussé dans le pot mais, de toute évidence, les grains de blé ont apprécié notre petit intérieur. Et mon botaniste en herbe, si je puis me permettre l’expression, d’observer qu’un des grains avait un problème : il avait bien germé mais, enfoncé dans le coton, il voyait sa croissance entravée par les fibres. Comment allait-il s’en sortir ? Le suspense dura quelques jours. Notre jeune pousse de blé se fraya tant bien que mal un passage à l’horizontale et, une fois qu’elle eut atteint une ouverture, se redressa comme ses congénères. D’où les remarques de mon collégien : “Le blé est malin. Mais comment il sait où est le haut ?”

Cette manière d’attribuer de l’intelligence et de la connaissance à une plante peut faire sourire. Mais en fait, pas tant que cela car la question se pose réellement pour ces êtres vivants qu’on a longtemps pris pour de simples machines à faire de la photosynthèse. Or, on sait que, même dépourvus de cerveau, les plantes réagissent à leur environnement, produisent des réponses électriques à des stimuli, bougent même si elles ne peuvent se déplacer, envoient des signaux, etc. Tout cela est-il suffisant pour parler d’intelligence ? Oui, si l’on en croit Stefano Mancuso, un chercheur italien qui a fait une conférence TED sur le sujet il y a quelques mois, que je vous propose de regarder ci-dessous (il faut activer les sous-titres en français pour ceux qui ne comprennent pas l’anglais).

Selon Stefano Mancuso, un des inventeurs de la “neurobiologie des plantes”, qu’il étudie dans son laboratoire de l’université de Florence, nous devons considérer les végétaux comme des organismes dynamiques, doués de sens, capables de réaliser des analyses coût/bénéfice, bref des organismes traitant l’information provenant de leur environnement. La définition de l’intelligence que ce chercheur a donnée en janvier dans un entretien accordé au blog Thought Economics va d’ailleurs dans ce sens :“L’intelligence est la capacité à résoudre les problèmes. Maintenant, je sais qu’il y a de nombreuses définitions de l’intelligence (…) mais je ne peux vraiment pas trouver une meilleure définition que celle-ci. Bien sûr, si vous tentez de vous en servir à un congrès, il se trouvera toujours quelqu’un pour intervenir avec une définition brillante ou amusante, limitée à l’intelligence humaine ou, avec clémence, à celle de la plupart des primates. C’est comme s’ils étaient effrayés à l’idée de perdre leur place spéciale dans l’Univers. Dans un sens, en biologie nous sommes toujours à l’ère de Ptolémée où l’homme se considère comme le centre de l’Univers. Pour moi, l’intelligence est une propriété de la vie. Même le plus humble des organismes vivants unicellulaires doit être intelligent pour résoudre les problèmes de sa vie quotidienne.”

Evidemment, tout le monde n’a pas la même définition de l’intelligence et la notion même de neurobiologie des plantes a été accueillie avec scepticisme par une trentaine de biologistes dans un article paru en 2007 dans Trends in Plant Science. Ceci dit, quand je repense aux grains de blé de mon fils, je m’interroge tout de même… Et vous, qu’en pensez-vous ?

Pierre Barthélémy

Post-scriptum 1 : pour ceux qui voudraient approfondir le sujet, un article fouillé (et volontairement polémique) sur la question de l’intelligence des plantes est paru en 2003 dans Annals of Botany.

Post-scriptum 2 : rien à voir avec ce qui précède mais je signale à qui cela peut intéresser que je participe, ce vendredi 4 février, à l’émission de Mathieu Vidard “La Tête au carré” sur France Inter, à 14h05.

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