Que se passe t-il dans les soirées underground des jeunes d’aujourd’hui ?

Quand Dorothée sous ecstasy croise Marilyn Manson en chaleur

Paris, le soir du 31 octobre. J’ai toujours jalousé les petits américains qui parcourent leur quartier en jouant à hanter les vivants, jusqu’à l’obtention de quelques bonbons. En France halloween n’a jamais pris racine ni dépassé le stade de marronnier publicitaire. La fille ainée de l’église manque certainement d’esprit païen… Alors que j’étais sur le point de ruminer mon dégoût du consumérisme festif en célébrant halloween à l’aide d’un bon film de genre, mon téléphone sonne. Un vieil ami aux fréquentations juvéniles appelle à l’aide : il se trouve entraîné à la soirée « Tokyo Décadance ». Bondage-SM, cosplay, manga, bidoche et électro, c’est le nec plus ultra de la soirée branchée-décalée, qui attire tout le gotha post-adolescent des capitales du monde occidentalisé.

FLYER TD HALLOWEEN 09 FRANCE

 Je déteste, en général, les boites de nuit. Mais impossible pour le chasseur d’étrange de décliner une telle mission, prometteuse en découvertes. Il s’agit d’éprouver une formule : un improbable no man’s land, un confluent culturel bizarre où se rencontrent des échantillons de tous « les styles identitaires » qui composent l’univers des jeunes « de 18 à 35 ans ».

Ces tribus culturelles transcendent les frontières, construisent une esthétique, s’adossent à des codes et des référents conceptuels. Depuis plusieurs décennies on les appelle, Biknits, Punks, Jet-Setters, Grunges, Hippies, Gothiques, Bimbos, Kogirl (« petite fille ») Batcaves, EMO, Skateurs, Surfeurs, Teuffeurs, Lolitas, Cosplays, Fetish, Cybers, Rastas, Tecktonik killers, Gangsta’s…

 

Voici bientôt 5 ans que les membres du groupe Tokyo Décadance semblent avoir mis le doigt sur ce dénominateur universel qui leur assure un succès croissant sur tous les continents. Ils parviennent à rassembler au cours de soirées animées un florilège de toutes ces sous-cultures.

Rassembler « tous » les genres

A l’heure des grands débats identitaires, je me dois d’y prêter attention. N’étant pas un « night clubber » invétéré, j’espère extraire de cette soirée un concentré de ce qui se fait d’original dans le monde de la nuit underground. La prudence m’impose quelques précautions d’usage : trouver un déguisement digne de ce nom, et prendre quelques renseignements au sujet de l’évènement.

Tout à germé sous la perruque d’un ex-Drag Queen Français de 29 ans, qu’incarnait Adrien Le Danois. Exilé volontaire au Japon, il est rapidement fasciné par la vigueur du phénomène social des « fashion tribes » (tribus de styles) qui habitent les nuits tokyoïtes. Il se fixe rapidement l’objectif mégalomane de réunir « tous les genres », sexuels, vestimentaires et culturels, au sein d’un même événement festif. Il monte une équipe à géométrie variable de performers, musiciens, Disk jockey’s et autre figures des milieux nocturnes japonnais.

 

Le projet paraît d’abord fantasque, chacune de ces sous-cultures se définissant notamment par exclusion des autres, particulièrement au Japon. Le coup d’envoi donné en octobre 2005 et débouche sur un énorme succès qui va faire tâche d’huile. Plus de 30 soirées sont organisées à Tokyo par la troupe itinérante, avant de prendre une dimension internationale à partir de 2007, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, dans les Balkans… Aujourd’hui la communauté des inconditionnels des soirées Tokyo Décadance atteint la dizaine de milliers de membres, et d’innombrables curieux.

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A l’instar du phénomène-jack-pot de la tecktonik, la Tokyo Decadance est avant tout une marque déposée, un business bien rodé. Quelle que soit la ville hôte, la recette du succès reste la même : une programmation musicale éclectique. Les soirée sont rythmées par diverses performances adaptées au thématiques du jour : strip-tease, bondage, pyrotechnie, animations vidéo, cirque, théâtre, opéra, danse…
Les dénominateurs communs : débauche et décadence
Tous les participants rejettent à leur façon une certaine norme, au minimum vestimentaire et comportementale. Paradoxalement beaucoup sont des produits marketings ambulants (voir par exemple certaines fans de Hello Kitty) tout en rejetant le consumérisme et l’uniformisation. Le credo de la « Tokyo Décadance » c’est qu’en assumant la superficialité, on passe du statut de fashion victim à celui de fashion maker. C’est une posture confortable et gratifiante.

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Adrien Le Danois l’affirme fièrement, Tokyo Décadence a dépassé son objectif de confluence des cultures urbaines underground, pour incarner un modèle de style à part entière : androgyne, bariolé, « japo-niais ». Le créateur déploie une cascade d’adjectifs édifiants pour définir son concept : absurde, bizarre, coûteux, extravagant, fou, exagéré, dispendieux, futile, excessif, exorbitant, extrême, irréel, flamboyant, voyeuriste, fantastique, abondant, impossible, immodéré, incongru, incroyable, ridicule, imprudent, désordonné, lubrique, improbable, irréfrénable… en un mot décadent. Et interdit aux moins de 18 ans.

On y retrouve le champs lexical des travers généralement prêtés à la société de consommation. Dans ces éphémères reconstructions d’une Sodome moderne, on les assume, on les incarne avec ironie, pour mieux dénoncer. Il s’agit surtout de soulager le mal être existentiel d’une jeunesse schizophrène, tiraillée entre un modèle intenable d’abondance perpétuelle dans lequel elle s’est construite, et l’émergence d’une nouvelle « norme raisonnée » : individualiste, mondialiste et communautaire … C’est le paradoxe de la fameuse génération Y, qui s’est notamment formée avec la prise de conscience du monde finit.

Quand le bizarre devient fashion
Ne sachant trop à quoi m’en tenir, j’opte pour l’uniforme de golden-boy assorti d’un savant maquillage de clown psychopathe. Le trader fou, c’est le monstre du moment, ça passe partout. Mon exploration se déroule au « Mix Club », une boite souterraine qui git au pied de la tour Montparnasse. La soirée commence à peine, les vigiles éloignent déjà un jeune en train de vomir.

Avant même d’avoir foulé la piste de danse, ce qui frappe se sont les prix. Tout est cher : l’entrée à 20 euros, les vestiaires, les boissons. D’ailleurs beaucoup de participants sont déjà ivres dès l’arrivée. Je me glisse dans un groupe de jeunes à la vingtaine branchée. Leurs pupilles très dilatées indiquent qu’ils sont probablement sous ecstasy. Pour 15-20 euros le cachet, ça les stimule pour la soirée, c’est à la mode, moins cher et plus efficace que de boire au bar, explique l’un d’eux.

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Dès la file d’entrée, Tokyo Décadance tient ses promesses : les ensembles moulants tout droit sortis d’un clip de Rn’B côtoient les jarretelles en dentelle, le cuir clouté, les dreadlocks plastifiées ou encore les panoplies de super-héros de mangas, bardées de circuits imprimés. Ici, tout est cybernétique.

A l’intérieur, la plupart des costumes forcent le respect. On sent qu’il y a de l’investissement, que la soirée est exceptionnelle et a été attendue. Pas d’araignées ni de squelettes en plastiques, cet halloween « niponnophile » est tout en néons et lasers roses, verts, rouges et bleus. Sur la scene un groupe d’ électro-punk torse-nu assène ses phrasés convulsifs, jouissifs comme un coup de masse dans une télé. La musique est puissante sans être assourdissante. C’est appréciable.

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La cyber-cour des miracles
Les performances du staff de Tokyo Décadance s’enchaînent toutes les heures, ainsi que les styles musicaux. Adrien en monsieur Loyal mène les festivités confuses en endiablées. Le groupe 8 bits project distord et décline avec brio le thème de Mario Bros. La gogo danseuse Coco, star du SM japonnais, enivre la salle par ses danse explicites et langoureuses, dans une combinaison féline toute en cuir rouge. Entre deux passes musicales de DJ Sissen, figure historique de Tokyo Décadance et avant-gardiste virtuose des platines, un happening surprise. Les acteurs dispersés dans le public répondent à ceux de la scène, à grand renfort d’effets de lumière. C’est abstrait et hermétique, je ne comprend pas tout. Il me manque certainement quelques codes et références. Mais qu’importe, pour ne pas me sentir inculte je me persuade que l’essentiel reste l’ambiance.

Vers deux heures du Matin me semble t-il, le bruit fracassant d’une tronçonneuse coupe la musique et impose le silence dans la foule surexcitée. Fly-tox de la compagnie Vatra, un sosie du célèbre catcheur américain Undertaker, fait usage de sa machine et découpe une victime face au public médusé. Le sang gicle par litres, les boyaux volent dans la salle. La victime se relève, la musique reprend. C’était impressionnant, mais les danseurs se déchaînent encore un peu plus, déjà habitués aux turpitudes de la maison. Un peu plus tard le transsexuel musculeux Hibari, nouvelle recrue de la troupe, s’illustrera au lancer de hachette avant d’enfourcher une barre de pole-dance et de défier la gravité.

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A l’occasion d’une pause-clope, je rencontre Maurice, un soumis parisien miniature. Un peu au dessus de la moyenne d’âge locale, cet adepte du SM bardé de chaînes cherche une jeune et jolie dominatrice pour le tenir en laisse. Il s’ennuie un peu et m’explique qu’il fait acte de présence, « juste pour voir ». Des ados tardifs, plus habitués aux clubs branchés-aseptisés, le dévisagent avec curiosité. C’est le cas de beaucoup des adeptes de Sade et autres cyber-goths en combinaison vinyle, qui donnent une touche inquiétante à l’événement.

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Je croise également quelques touristes japonnais, venus s’amuser de l’engouement que suscite leur culture. A l’étage plusieurs chefs préparent sur un stand makis et sushis, avec une gestuelle toujours impressionnante. Ici aussi, les tarifs sont corsés comme du wazabi. Dans quelques alcôves des couples échaudés par la promiscuité s’entrelacent. Cette petite note de luxure n’ira pas beaucoup plus loin.

Partout, des gorilles du staff veillent à prévenir les débordements. Plus bas, les toilettes prennent des allures de maladrerie. Les regards vitreux, les teints verdâtres encadrent la file d’attente. Les uns vont se poudrer le nez, les autres tenter de se rafraichir pour calmer les effets d’un quelconque psychotrope.

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Je commence à fatiguer. Un « club-kid » accoudé au bar m’explique qu’il ne rate jamais une édition de la Tokyo Décadance, et je comprend que c’est à cela qu’on reconnaît « les vrais ». Il n’a rien de « japonisant », mais c’est pour lui l’avant-garde. Sans terminer son propos, il se lève précipitamment et disparaît. Selia, « cantatrice atomique post-moderne » vient d’entrer en scène. Costume, éclairage et maquillage en font une sorte de personnage 3D incarné, tout droit sortit d’une scène cinématique du jeux vidéo best-seller Final Fantasy. La valse des couleurs et du son se mêle en un boutoir chaotique qui a raison de mes dernières forces. Il est bientôt 5 heures du matin, et je tire ma révérence pour revenir parmi les vivants. 

Il faut avouer que c’est très réussit, rien n’est laissé au hasard. La soirée suit son court comme une partition de musique expérimentale contemporaine. Mais c’est de l’underground codifié, de la culture de marge fabriquée, composée comme une vitrine. Une création sociale composite, qui à la faveur d’Halloween, a pris des airs de monstre de Frankenstein. Il manque peut-être un peu de sauvagerie et de spontanéité pour celui qui cherche l’authenticité. Par contre le jeune night-clubber en quête de sensations sortira comblé. Beaucoup auront côtoyé des univers qu’ils ignoraient et caricaturaient. Ces mêmes cultures de marge qui fournissent pourtant la matrice des courants de mode « grand public » de demain, et qui produiront certainement une bonne part des tragédies identitaires de nos futurs adolescents.

Marc de Boni

 Crédits photos : Bérengère Berra

6 commentaires pour “Que se passe t-il dans les soirées underground des jeunes d’aujourd’hui ?”

  1. Le thème de ton article et les références aux “tribus” japonaises m’incitent à t’envoyer ce lien vers l’article de mon blog, au sujet des tribus, même s’il ne s’agit plus de vêtements dans ce cas.

    http://japon.blog.lemonde.fr/2009/11/08/herbivores-gateau-vore-fous-de-hello-kitty-ou-maquilles-ces-nouveaux-japonais/

    take care

  2. […] Sur la SCÈNE…

  3. Merci pour la relecture 😀 et pardon pour mon erreur

  4. […] Chasseur d étrange » Que se passe t-il dans les soirées underground des jeunes d’aujourd’hui ? In Non classé on 11 novembre 2009 at 14:51 via blog.slate.fr […]

  5. Très bel article! Merci chasseur d’étrange!!

  6. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par de Boni et Vero marino, Marc K. Marc K a dit: Ça se drogues com aux infos TF1 RT @Eow Que se passe t-il dans les soirées underground des jeunes d’aujourd’hui ? http://trunc.it/38xzs […]

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